Roland furieux/Chant I

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Traduction par Francisque Reynard.
Alphonse Lemerre (Tome Ip. 1-21).

CHANT PREMIER


Argument. — Angélique, s’étant enfuie de la tente du duc de Bavière, rencontre Renaud qui est à la recherche de son cheval. Elle fuit de tout son pouvoir cet amant qu’elle hait, et trouve sur la rive d’un fleuve le païen Ferragus. Renaud, pour savoir à qui appartiendra Angélique, en vient aux mains avec le Sarrasin ; mais les deux rivaux s’étant aperçus de la disparition de la donzelle, cessent leur combat. — Pendant que Ferragus s’efforce de ravoir son casque qu’il a laissé tomber dans le fleuve, Angélique rencontre par hasard Sacripant qui saisit cette occasion pour s’emparer du cheval de Renaud. Celui-ci survient en menaçant.



Je chante les dames, les chevaliers, les armes, les amours, les courtoisies, les audacieuses entreprises qui furent au temps où les Maures passèrent la mer d’Afrique et firent tant de ravages en France, suivant la colère et les juvéniles fureurs d’Agramant leur roi, qui s’était vanté de venger la mort de Trojan sur le roi Charles, empereur romain.

Je dirai de Roland, par la même occasion, des choses qui n’ont jamais été dites en prose ni en rime ; comment, par amour, il devint furieux et fou, d’homme qui auparavant avait été tenu pour si sage. Je le dirai, si, par celle qui en a fait quasi autant de moi en m’enlevant par moments le peu d’esprit que j’ai, il m’en est pourtant assez laissé pour qu’il me suffise à achever tout ce que j’ai promis.

Qu’il vous plaise, race généreuse d’Hercule, ornement et splendeur de notre siècle, ô Hippolyte, d’agréer ce que veut et peut seulement vous donner votre humble serviteur. Ce que je vous dois, je puis le payer partie en paroles, partie en écrits. Et qu’on ne me reproche pas de vous donner peu, car tout autant que je puis donner, je vous donne.

Vous entendrez, parmi les plus dignes héros que je m’apprête à nommer avec louange, citer ce Roger qui fut, de vous et de vos aïeux illustres, l’antique cep. Je vous ferai entendre sa haute valeur et ses faits éclatants, si vous me prêtez l’oreille et si vos hautes pensées s’abaissent un peu, de façon que jusqu’à elles mes vers puissent arriver.

Roland, qui longtemps fut énamouré de la belle Angélique et pour elle avait dans l’Inde, en Médie, en Tartarie, laissé d’infinis et d’immortels trophées, était revenu avec elle dans le Ponant, où, sous les grands monts Pyrénéens, avec les gens de France et d’Allemagne, le roi Charles tenait campagne.

Pour faire repentir encore le roi Marsille et le roi Agramant de la folle hardiesse qu’ils avaient eue, l’un de conduire d’Afrique autant de gens qui étaient en état de porter l’épée et la lance, l’autre d’avoir soulevé l’Espagne, dans l’intention de détruire le beau royaume de France. Ainsi Roland arriva fort à point ; mais il se repentit vite d’y être venu ;

Car peu après sa dame lui fut ravie. — Voilà comme le jugement humain se trompe si souvent ! — Celle que, des rivages d’Occident à ceux d’Orient, il avait défendue dans une si longue guerre, maintenant lui est enlevée au milieu de tous ses amis, sans qu’il puisse tirer l’épée, dans son propre pays. Le sage empereur, qui voulut éteindre un grave incendie, fut celui qui la lui enleva.

Peu de jours avant, était née une querelle entre le comte Roland et son cousin Renaud, tous les deux ayant pour cette rare beauté l’âme allumée d’amoureux désirs. Charles qui n’avait pas un tel conflit pour agréable, car il lui rendait leur concours moins entier, enleva cette donzelle qui en était la cause et la remit aux mains du duc de Bavière,

La promettant en récompense à celui des deux qui, dans cette bataille, en cette grande journée, aurait occis une plus grande masse d’infidèles, et de son bras lui aurait le plus prêté l’appui. Mais le succès fut contraire à ses vœux, car en fuite s’en alla la gent baptisée, et, avec beaucoup d’autres, le duc fut fait prisonnier, laissant abandonné le pavillon.

Où était demeurée la donzelle qui devait être la récompense du vainqueur. En présence du danger, elle était sautée en selle, et dès qu’il fallut, elle avait tourné les épaules, prévoyant qu’en ce jour la fortune devait être rebelle à la foi chrétienne. Elle entra dans un bois, et, sur le sentier étroit, elle rencontra un chevalier qui s’en venait à pied.

La cuirasse au dos, le casque en tête, l’épée au flanc, l’écu au bras, il courait par la forêt, plus léger que le vilain à demi nu, vers le pallio rouge. La timide pastourelle ne se détourne pas si prestement devant un serpent cruel, qu’Angélique ne fut prompte à tourner bride dès qu’elle aperçut le guerrier qui s’en venait à pied.

Celui-ci était ce vaillant paladin, fils d’Aymon, seigneur de Montauban, auquel peu auparavant son destrier Bayard était, par cas étrange, sorti des mains. Sitôt qu’il eut levé les regards vers la dame, il reconnut, bien que de loin, l’angélïque semblance et le beau visage qui, dans leurs rets amoureux, le tenaient enlacé.

La dame tourne en arrière le palefroi, et, à travers la forêt, le chasse à toute bride. Par les clairières ou les taillis touffus, elle ne cherche pas la plus sûre et la meilleure voie ; mais pâle, tremblante et hors d’elle-même, elle laisse au destrier le soin de choisir sa route. En haut, en bas, dans la forêt profonde et sauvage, elle tourne jusqu’à ce qu’elle arrive à une rivière.

Au bord de la rivière se trouvait Ferragus, plein de sueur et tout poudreux. Hors de la bataille, l’avait poussé un grand désir de boire et de se reposer. Puis, malgré lui, il s’était arrêté là, parce qu’avide et pressé de goûter à l’eau, il avait laissé tomber son casque dans le fleuve et n’avait pas encore pu le ravoir.

Aussi fort qu’elle pouvait, la donzelle épouvantée s’en venait criant. À cette voix le Sarrasin saute sur la rive et la regarde au visage ; et aussitôt qu’elle arrive il la reconnaît, bien que pâle et troublée de crainte, et que depuis de longs jours il n’en eût pas eu de nouvelles, pour être sans doute la belle Angélique.

Et comme il était courtois, et qu’il n’en avait peut-être pas moins le cœur allumé que les deux cousins, il lui donna toute l’aide qu’il pouvait. Aussi courageux et hardi que s’il eût eu son casque, il tira l’épée, et, menaçant, courut sur Renaud qui l’attendait sans peur. Plusieurs fois déjà, ils s’étaient non pas seulement vus, mais reconnus à l’épreuve de leurs armes.

Là, ils commencèrent une cruelle bataille, à pied comme ils étaient, avec leurs glaives nus. Non seulement les plaques et les mailles de leurs armures, mais même des enclumes n’auraient pas résisté à leurs coups. Or, pendant qu’ainsi l’un contre l’autre travaille, le palefroi poursuit son chemin, car Angélique, autant qu’elle peut donner de l’éperon, le chasse à travers le bois et la campagne.

Après que les deux guerriers se furent longtemps fatigués en vain pour s’abattre réciproquement, tous les deux étant de forces égales les armes en mains et non moins habiles l’un que l’autre, le seigneur de Montauban fut le premier qui parla au chevalier d’Espagne, comme quelqu’un qui a dans le cœur tant de feu qu’il en brûle tout entier, et ne trouve pas le temps de l’exhaler.

Il dit au païen : « Tu auras cru nuire à moi seul, et pourtant tu te seras nui à toi-même avec moi. Si tout cela arrive parce que les rayons fulgurants du nouveau soleil t’ont allumé la poitrine, quel bénéfice auras-tu de me retarder ici ? Quand bien même tu m’aurais mort ou prisonnier, la belle dame n’en serait pas plus à toi, car pendant que nous nous attardons, elle va son chemin.

« Combien mieux vaudrait-il, si tu l’aimes aussi, de te mettre au travers de sa route pour la retenir et l’arrêter, avant que plus loin elle ne s’en aille ! Quand nous l’aurons en notre pouvoir, alors nous verrons avec l’épée à qui elle doit appartenir. Autrement, je ne vois pas, après une longue fatigue, qu’il puisse en résulter pour nous autre chose que du désagrément. »

La proposition ne déplaît pas au païen. Leur querelle est ainsi différée, et entre eux naît subitement une telle trêve, la haine et la colère s’en vont en tel oubli, que le païen, en s’éloignant des fraîches eaux, ne laisse pas à pied le brave fils d’Aymon. Avec prière il l’invite, puis le prend en croupe et, sur les traces d’Angélique, il galope.

Ô grande bonté des chevaliers antiques ! Ils étaient rivaux, ils étaient de croyance opposée et ils sentaient toute leur personne encore endolorie d’âpres coups ; pourtant, par les forêts obscures et les sentiers de traverse, ils vont ensemble, sans que le soupçon les détourne. De quatre éperons stimulé, le destrier arrive à un endroit où la route en deux se partageait.

Et comme ils ne savaient si la donzelle avait suivi l’une ou l’autre voie, — car sans différence aucune apparaissaient sur toutes deux les traces nouvelles — ils s’en remirent à l’arbitrage de la fortune, Renaud prenant l’une et le Sarrasin l’autre. Par le bois, Ferragus s’avança longtemps et, à la fin, se retrouva juste à l’endroit d’où il venait.

Il se retrouve encore au bord de la rivière, là où son casque était tombé dans l’eau. Puisqu’il n’espère plus retrouver la dame, pour avoir le casque que le fleuve lui cache, à l’endroit même où il était tombé, il descend sur l’extrême bord humide. Mais le casque était tellement enfoncé dans le sable, qu’il aura fort à faire avant de l’avoir.

Avec un grand rameau d’arbre émondé, dont il avait fait une longue perche, il sonde le fleuve et cherche jusqu’au fond, ne laissant pas un endroit sans le battre et le fouiller. Pendant qu’à sa plus grande colère son retard ainsi se prolonge, il voit du milieu du fleuve surgir jusqu’à la poitrine un chevalier à l’aspect hautain.

Il était, sauf la tête, complètement armé, et tenait un casque dans la main droite ; c’était précisément le casque que Ferragus avait longtemps cherché en vain. S’adressant avec colère à Ferragus, il dit : « Ah ! parjure à ta foi, maudit, pourquoi regrettes-tu encore de me laisser le casque que depuis longtemps tu devais me rendre ?

« Souviens-toi, païen, du jour où tu occis le frère d’Angélique. Ce frère, c’est moi. Avec le reste de mes armes, tu me promis de jeter, au bout de quelques jours, le casque dans la rivière. Or, si la fortune — ce que toi tu n’as pas voulu faire — a réalisé mon désir, ne t’en fâche pas ; et si tu dois te fâcher, que ce soit d’avoir manqué à ta parole.

« Mais si pourtant tu as envie d’un casque fin, trouves-en un autre et conquiers-le avec plus d’honneur. Le paladin Roland en porte un semblable ; un semblable, et peut-être encore meilleur, en porte Renaud. L’un appartint à Almont et l’autre à Mambrin. Acquiers l’un d’eux par ta valeur ; quant à celui-ci, que tu avais jadis promis de me laisser, tu feras bien de me le laisser en effet. »

À l’apparition que l’ombre fit à l’improviste hors de l’eau, tout le poil du Sarrasin se hérissa, et son visage pâlit. Sa voix qui était prête à sortir, s’arrêta. Puis, s’entendant ainsi reprocher par Argail qu’il avait tué jadis, — il se nommait Argail — son manque de parole, il se sentit brûler au dedans et au dehors de honte et de colère.

N’ayant pas le temps de chercher une autre excuse et reconnaissant bien qu’on lui disait la vérité, il resta sans réponse et la bouche close. Mais la vergogne lui traversa tellement le cœur, qu’il jura par la vie de Lanfuse ne vouloir jamais plus qu’un autre casque le couvrît, sinon celui si célèbre que jadis, dans Aspromonte, Roland arracha de la tête du fier Almont.

Et il observa mieux ce serment qu’il n’avait fait du premier. Puis, il s’en va si mécontent que, pendant plusieurs jours, il s’en ronge et s’en consume l’esprit, n’ayant d’autre préoccupation que de chercher le paladin, de çà de là, où il pense le trouver. Une aventure d’un autre genre arrive au brave Renaud qui avait pris des chemins opposés.

Renaud ne va pas loin, sans voir sauter devant lui son généreux destrier : « Arrête, mon Bayard ; arrête tes pas ; car être sans toi m’est trop nuisible. » À cet appel, le destrier reste sourd et ne vient pas à lui. Au contraire il s’en va plus rapide. Renaud le suit et se consume de colère. Mais suivons Angélique qui fuit.

Elle fuit à travers les forêts obscures et pleines d’épouvante, par des lieux inhabités, déserts et sauvages. Le mouvement des feuilles et de la verdure, s’agitant aux branches des chênes, des ormes et des hêtres, lui avait fait, par des peurs soudaines, tracer de çà de là d’étranges détours, car à toute ombre aperçue sur la montagne et dans la vallée, elle craint toujours d’avoir Renaud derrière les épaules.

Telle la jeune biche ou la jeune chèvre qui, à travers les feuilles du bois natal, a vu le léopard égorger sa mère, et lui ouvrir le flanc et la poitrine, de forêt en forêt, loin de la bête cruelle, s’échappe, tremblant de peur et de défiance. À chaque buisson qu’elle frôle en passant, elle croit être saisie par la gueule de la bête féroce.

Ce jour-là, et la nuit suivante et la moitié de l’autre jour, Angélique s’en va, tournant et ne sachant où. Elle se trouve à la fin dans un charmant petit bois, que doucement caresse une fraîche brise. Deux clairs ruisseaux murmurant tout autour, y tiennent les herbes toujours tendres et nouvelles, et font un doux concert à l’oreille, en se brisant et en courant lentement à travers de petites roches.

Là, pensant être en sûreté et à mille milles de Renaud, fatiguée de la route et brûlée par la chaleur, elle se décide à se reposer un peu. Elle descend de cheval parmi les fleurs, et laisse aller à la pâture le palefroi débarrassé de sa bride. Celui-ci s’en va errer autour des claires ondes dont les bords étaient remplis d’une herbe fraîche.

Non loin de là, Angélique voit un beau buisson d’épines fleuries et de roses vermeilles, qui se penche sur le miroir des eaux limpides, garanti du soleil par les grands chênes ombreux. Au milieu est un espace vide, de sorte qu’il forme comme une chambre fraîche parmi des ombres plus épaisses. Et les feuilles s’entremêlent aux rameaux, de façon que le soleil, ni le moindre regard, n’y peuvent pénétrer.

Au dedans, les herbes tendres y font un lit invitant à s’y reposer quiconque s’en approche. La belle dame se place tout au milieu. Là, elle se couche et s’endort. Mais elle ne reste pas longtemps ainsi, car il lui semble qu’un bruit de pas vient jusqu’à elle. Inquiète, elle se lève et, près de la rivière, elle voit qu’un chevalier armé est venu.

S’il est ami ou ennemi, elle l’ignore. La crainte, l’espérance, le doute lui secouent le cœur. Elle attend la fin de cette aventure, et d’un seul soupir se garde de frapper l’air. Le chevalier descend sur la rive du fleuve ; sur l’un de ses bras il laisse reposer sa joue, et il se plonge dans une si profonde rêverie, qu’il paraît changé en une pierre insensible.

Pensif, il resta plus d’une heure la tête basse, le dolent chevalier. Puis il commença, d’un ton affligé et bas, à se lamenter d’une si suave façon, qu’il aurait de pitié attendri un rocher et rendu clément un tigre cruel. Soupirant, il pleurait tellement que ses joues semblaient un ruisseau et sa poitrine un Mont-Gibel.

« Ô pensée, — disait-il — qui me glaces et me brûles le cœur, et causes la douleur qui sans cesse me ronge et me consume ! Que dois-je faire, puisque je suis arrivé trop tard, et qu’un autre, pour cueillir le fruit, est arrivé avant moi ? À peine en ai-je eu quelques paroles et quelques regards, et d’autres en ont toutes les dépouilles opimes. S’il ne m’en revient ni fruit, ni fleur, pourquoi mon cœur veut-il encore s’affliger pour elle ?

« La jeune vierge est semblable à la rose qui, dans un beau jardin, sur le buisson natal, pendant qu’elle est seule, repose en sûreté, alors que le troupeau ni le pasteur n’est proche. La brise suave et l’aube rougissante, l’eau, la terre, lui prodiguent leurs faveurs ; les jeunes amants et les dames énamourées aiment à s’en parer le sein et les tempes.

« Mais elle n’est pas plus tôt séparée de la branche maternelle et de sa tige verdoyante, que tout ce que des hommes et du ciel elle avait reçu de faveurs, de grâce et de beauté, elle le perd. La vierge qui laisse cueillir par un seul la fleur dont elle doit avoir plus de souci que de ses beaux yeux et de sa propre vie, perd dans le cœur de tous ses autres amants le prix qu’auparavant elle avait.

« Qu’elle soit méprisée des autres, et de celui-là seul aimée à qui d’elle-même elle a fait un si large abandon. Ah ! fortune cruelle, fortune ingrate ! Ils triomphent, les autres, et moi je meurs d’abandon. Mais peut-il donc arriver qu’elle ne me soit plus chère ? Puis-je donc abandonner ma propre vie ? Ah ! que plutôt manquent mes jours ; que je ne vive plus, si je ne dois plus l’aimer. »

Si quelqu’un me demande quel est celui qui verse tant de larmes sur le ruisseau, je dirai que c’est le roi de Circassie, Sacripant, qui est ainsi d’amour travaillé. Je dirai encore que de sa peine la seule et première cause était d’aimer Angélique et d’être un de ses amants ; et il fut bien reconnu par elle.

Aux pays où le soleil se couche, à cause de son amour il était venu du bout de l’Orient, car il apprit dans l’Inde avec une grande douleur comment elle suivit Roland dans le Ponant. Puis il sut en France que l’empereur l’avait séquestrée de ses autres prétendants et promise en récompense à celui d’entre eux qui, en ce jour, aiderait le plus les lis d’or.

Il avait été au camp et avait vu la défaite que subit le roi Charles. Il chercha les traces d’Angélique la belle et il n’avait pas encore pu les retrouver. C’était donc là la triste et fâcheuse nouvelle qui, d’amoureuse plainte, le faisait gémir, s’affliger, se lamenter et dire des paroles qui, de pitié, auraient pu arrêter le soleil.

Pendant qu’il s’afflige et se lamente ainsi, qu’il fait de ses yeux une tiède fontaine, et dit ces paroles et beaucoup d’autres qu’il ne me paraît pas nécessaire de répéter, sa fortune aventureuse voulut qu’aux oreilles d’Angélique elles fussent portées ; et c’est ainsi qu’il en vint, en une heure, à un point qu’en mille années et plus on ne saurait atteindre.

La belle dame prête une grande attention aux pleurs, aux paroles, aux gestes de celui qui ne veut pas cesser de l’aimer. Ce n’est pas le premier jour qu’elle l’entend ; mais plus dure et plus froide qu’une colonne de marbre, elle ne s’abaisse pourtant pas à en avoir pitié, semblable à celle qui a tout le monde en dédain et n’estime pas que personne soit digne d’elle.

Pourtant, l’idée de se trouver seule dans ces bois lui fait songer à prendre celui-ci pour guide. Celui qui est plongé dans l’eau jusqu’à la bouche est en effet bien obstiné s’il ne crie merci. Si elle laisse envoler cette occasion, elle ne retrouvera jamais escorte aussi sûre, car elle a jadis, par une longue épreuve, reconnu que ce roi était le plus fidèle des amants.

Elle ne forme cependant pas le projet de soulager celui qui l’aime de l’affliction qui le tue, et de récompenser le chagrin passé par ce plaisir que tout amoureux désire le plus. Mais elle ourdit et trame quelque fiction, quelque tromperie pour le tenir en espérance jusqu’à ce que, s’en étant servie suivant son besoin, elle redevienne ensuite pour lui dure et hautaine.

Hors du buisson obscur et impénétrable à l’œil elle se montre à l’improviste, belle comme Diane ou comme Cythérée sortant d’un bois ou d’une caverne ombreuse. Et elle dit en apparaissant : « La paix soit avec toi ; que par toi Dieu défende notre renommée. Il ne faut pas que, contre toute raison, tu aies de moi une opinion fausse. »

Avec moins de joie et de stupeur une mère lève les yeux sur son fils, après l’avoir pleuré mort, ayant vu les escadrons revenir sans lui, que le Sarrasin ne montre de stupeur et de joie en voyant apparaître à l’improviste devant lui cette noble attitude, ces manières charmantes et cette physionomie vraiment angélique.

Plein d’un doux et amoureux émoi, à sa dame, à sa déesse il court ; celle-ci, les bras autour du col, le tient étroitement serré, ce qu’au Cathay elle n’aurait sans doute jamais fait. Au royaume paternel, à son palais natal, l’ayant désormais avec elle, elle reporte son esprit. Soudain en elle s’avive l’espérance de revoir bientôt sa riche demeure.

Elle lui rend pleinement compte de ce qui lui est advenu à partir du jour où elle l’envoya demander du secours en Orient, au roi des Séricans et des Nabathéens ; et comment Roland la garda souvent de la mort, du déshonneur, de tous les mauvais cas ; et qu’elle avait ainsi sauvé sa fleur virginale, telle qu’elle la reçut du sein maternel.

Peut-être était-ce vrai ; pourtant, ce n’était pas croyable à qui de ses sens eût été le maître. Mais cela lui parut facilement possible, à lui qui était perdu dans une plus grande erreur. Ce que l’homme voit, Amour le lui rend invisible, et ce qui est invisible, Amour le lui fait voir. Cela fut donc cru, car le malheureux a coutume de donner facile créance à ce qu’il désire.

« Si, par sa sottise, le chevalier d’Anglante sut si mal prendre le bon temps, il en supportera le dommage ; car, d’ici à longtemps, la fortune ne l’appellera à si grand bien. — Ainsi, à part soi, parlait Sacripant. — Mais moi, je me garderai de l’imiter, en laissant un tel bien qui m’est advenu, car ensuite je ne pourrais m’en prendre qu’à moi-même.

« Je cueillerai la rose fraîche et matutinale, car en tardant, je pourrais perdre l’occasion. Je sais bien qu’à une dame on ne peut faire chose qui lui soit plus douce et plus plaisante, encore qu’elle s’en montre dédaigneuse et, sur le moment, en paraisse triste et tout en pleurs. Je ne me laisserai pas arrêter par une résistance ou un dédain simulés, que je n’aie déclaré et accompli mon dessein. »

Ainsi dit-il et pendant qu’il s’apprête au doux assaut, une grande rumeur qui résonne du bois voisin lui étourdit tellement l’oreille que, malgré lui, il abandonne son entreprise. Il prend son casque, car il avait la vieille habitude d’être toujours armé, il va à son destrier, lui remet la bride, remonte en selle et saisit sa lance.

Voici, par le bois, venir un chevalier dont la physionomie est celle d’un homme vaillant et fier. Blanc comme neige est son vêtement ; il a pour cimier un blanc panache. Le roi Sacripant, qui ne peut lui pardonner d’avoir, par sa venue importune, interrompu le grand plaisir qu’il avait, le regarde d’un air dédaigneux et courroucé.

Dès que le nouveau venu est plus près, il le défie au combat, car il croit bien lui faire vider l’arçon. Celui-ci, qui ne s’estime pas inférieur à lui d’un grain, en donne la preuve en coupant court à ses orgueilleuses menaces. Il éperonne rapidement son cheval et met la lance en arrêt. Sacripant se retourne avec l’impétuosité de la tempête, et ils courent l’un contre l’autre pour se frapper, tête contre tête.

Les lions et les taureaux, à se heurter de la poitrine et à s’étreindre, ne sont pas si féroces que les deux guerriers à s’assaillir ; du coup, ils se transpercent mutuellement leurs écus. La rencontre fit trembler, du bas en haut, les vallées herbeuses jusqu’aux collines dénudées. Et fort heureux il fut que leurs hauberts fussent bons et parfaits, pour préserver leurs poitrines.

De leur côté, les chevaux ne se détournèrent pas de la ligne droite, mais ils se cossèrent comme des moutons. Celui du guerrier païen fut tué du coup, et il était de son vivant au nombre des bons. L’autre tomba aussi, mais il se releva dès qu’il sentit au flanc les éperons. Celui du roi Sarrasin resta étendu, pesant sur son maître de tout son poids.

Le champion inconnu qui était resté debout voyant l’autre à terre avec le cheval, et estimant en avoir assez de cette rencontre, ne daigna point recommencer le combat ; mais, par l’endroit de la forêt où le chemin est ouvert, courant à toute bride, il s’éloigne. Et avant que le païen soit sorti de son embarras, il est déjà à la distance d’un mille ou à peu près.

Comme le laboureur étourdi et stupéfié, après que l’éclair est passé, se relève de l’endroit où le feu du ciel l’avait étendu près de ses bœufs morts, et aperçoit sans feuillage et déshonoré le pin que de loin il avait coutume de voir, tel se leva le païen ; remis sur pieds, Angélique étant témoin de sa rude aventure.

Il soupire et gémit, non qu’il se soucie d’avoir les pieds et les bras brisés et rompus, mais seulement par vergogne. Durant toute sa vie, ni avant, ni après, il n’eut le visage si rouge. En outre de sa chute, ce qui le fâchait, c’est que ce fut sa dame qui lui enleva ce grand poids de dessus les épaules. Il serait resté muet, je crois, si celle-ci ne lui avait rendu la voix et la langue.

« Eh ! — dit-elle — seigneur, ne vous tourmentez pas ; de votre chute, la faute n’est pas à vous, mais à votre cheval, auquel repos et nourriture convenaient mieux que joute nouvelle. Quant à ce guerrier, sa gloire n’en sera pas accrue, car il a donné la preuve qu’il est le perdant. Cela me semble en effet résulter, selon ce que je sais, de ce qu’il a été le premier à abandonner le champ de bataille. »

Pendant qu’elle réconforte le Sarrasin, voici venir, le cor et le havresac au flanc, et galopant sur un roussin, un messager qui paraît affligé et las. Dès qu’il fut près de Sacripant, il lui demanda s’il n’avait pas vu passer par la forêt un guerrier à l’écu blanc, avec un blanc panache sur la tête.

Sacripant répondit : « Comme tu vois, il m’a ici abattu, et il vient de partir tout à l’heure ; et pour que je sache qui m’a mis à pied, fais que par son nom je le connaisse encore. » Et le messager à lui : « Je te donnerai sans retard satisfaction sur ce que tu me demandes. Il faut que tu saches que c’est la haute valeur d’une gente damoiselle qui t’a enlevé de selle.

« Elle est vaillante et plus belle de beaucoup, et je ne te cacherai pas son nom fameux : c’est Bradamante, celle qui t’a ravi autant d’honneur que tu en as jamais gagné au monde. » Après qu’il eut ainsi parlé, il partit à bride abattue, laissant le Sarrasin peu joyeux, et ne sachant plus que dire ou que faire, la face tout allumée de vergogne.

Longtemps il réfléchit en vain sur le cas advenu, et finalement, songeant qu’il avait été battu par une femme, plus il y pensait, plus il ressentait de douleur. Il monta sur l’autre destrier, silencieux et muet, et prit Angélique en croupe, la réservant à plus doux usage en un lieu plus tranquille.

Ils n’eurent pas marché deux milles, qu’ils entendirent la forêt dont ils étaient entourés, résonner d’une telle rumeur, d’un tel vacarme, qu’il sembla que de toutes parts le pays désert tremblait. Et peu après, un grand destrier apparut, couvert d’or et richement harnaché, qui sautait buissons et ruisseaux, et faisait grand fracas à travers les arbres et tout ce qui arrêtait son passage.

« Si les rameaux entremêlés et l’air obscur — dit la dame, — à mes yeux ne font pas obstacle, c’est Bayard, ce destrier qui, au beau milieu du bois, avec une telle rumeur se fraye un chemin. C’est certainement Bayard ; je le reconnais. Eh ! comme il a bien compris notre embarras. Un seul cheval pour deux ne serait pas suffisant, et il vient juste à point pour nous satisfaire. »

Le Circassien descend de cheval et s’approche du destrier, pensant mettre la main sur le frein. De la croupe, le destrier lui fait riposte, prompt comme un éclair à se retourner, mais sans pouvoir l’atteindre avec les pieds. Malheur au chevalier si le cheval l’avait touché en plein, car il avait une telle force dans les jambes, qu’il aurait brisé une montagne de métal.

Cependant, il va, radouci, vers la donzelle, avec une humble contenance et un geste humain, comme le chien qui saute autour de son maître resté deux ou trois jours absent. Bayard se souvenait encore que c’était elle qui, dans Albraca, le servait jadis de sa main, au temps où elle avait tant aimé Renaud alors cruel, alors ingrat.

De la main gauche elle prend la bride, de l’autre elle touche et palpe le col et la poitrine, et ce destrier qui avait une intelligence étonnante, se soumet à elle comme un agneau. Pendant ce temps, Sacripant saisit le moment, saute sur Bayard et le tient serré de l’éperon. La donzelle abandonne la croupe du roussin allégé et se replace en selle. Alors, jetant les yeux autour d’elle, elle voit venir, faisant résonner ses armes, un piéton de haute taille. Elle devient toute rouge de dépit et de colère, car elle reconnaît le fils du duc Aymon. Plus que sa vie, celui-ci l’aime et la désire ; elle le hait et le fuit plus que la grue ne fuit le faucon. Jadis, c’était lui qui la haïssait plus que la mort et elle qui l’aimait. Maintenant, ils ont changé de rôle.

Et ceci a été causé par deux fontaines dont les eaux ont un effet contraire ; toutes deux sont dans l’Ardenne et non loin l’une de l’autre. D’amoureux désirs l’une emplit le cœur ; qui boit à l’autre, reste sans amour et change complètement en glace sa première ardeur. Renaud a goûté à l’une, et l’amour le ronge ; Angélique a bu à l’autre, et elle le hait et le fuit.

Cette eau, d’un secret venin mélangée, qui change en haine l’amoureux souci, fait que la dame que Renaud a devant les yeux subitement obscurcit ses regards sereins. D’une voix tremblante et le visage triste, elle supplie Sacripant et le conjure de ne pas attendre que ce guerrier soit plus proche, mais qu’il prenne la fuite avec elle.

« Je suis donc, — dit le Sarrasin — je suis donc en si petit crédit près de vous, que vous me regardiez comme inutile et incapable de vous défendre contre celui-ci ? Les batailles d’Albracavous sont donc déjà sorties de la mémoire, ainsi que la nuit où je sus, pour votre salut, vous défendre, seul et nu, contre Agrican et toute son armée ? »

Elle ne répond pas et ne sait plus ce qu’elle fait, car Renaud est désormais trop près d’elle. De loin, il menace le Sarrasin, dès qu’il voit le cheval et le reconnaît. Il reconnaît aussi l’angélique visage qui lui a mis au cœur l’amoureux incendie. Ce qui se passa ensuite entre ces deux chevaliers hautains, je veux que pour l’autre chant cela soit réservé.