Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868/Scène II
Scène II
— Montague est lié comme moi, — et sous une égale caution. Il n’est pas bien difficile, je pense, — à des vieillards comme nous de garder la paix (47).
— Vous avez tous deux la plus honorable réputation ; — et c’est pitié que vous ayez vécu si longtemps en querelle… — Mais maintenant, monseigneur, que répondez-vous à ma requête ?
— Je ne puis que redire ce que j’ai déjà dit. — Mon enfant est encore étrangère au monde ; — elle n’a pas encore vu la fin de ses quatorze ans : — laissons deux étés encore se flétrir dans leur orgueil, — avant de la juger mûre pour le mariage.
— De plus jeunes qu’elles sont déjà d’heureuses mères.
— Trop vite étiolées sont ces mères trop précoces… — La terre a englouti toutes mes espérances ; Juliette seule, — Juliette est la reine espérée de ma terre. — Courtisez-la, gentil Pâris, obtenez son cœur ; — mon bon vouloir n’est que la conséquence de son assentiment ; — si vous lui agréez, c’est de son choix — que dépendent mon approbation et mon plein consentement… (48) — Je donne ce soir une fête, consacrée par un vieil usage, — à laquelle j’invite ceux que j’aime ; vous — serez le très-bienvenu, si vous voulez être du nombre. — Ce soir, dans ma pauvre demeure, attendez-vous à contempler — des étoiles qui, tout en foulant la terre, éclipseront la clarté des cieux. — Les délicieux transports qu’éprouvent les jeunes galants — alors qu’Avril tout pimpant arrive sur les talons — de l’imposant hiver, vous les ressentirez — ce soir chez moi, au milieu de ces fraîches beautés en bouton. — Écoutez-les toutes, voyez-les toutes, — et donnez la préférence à celle qui la méritera. — Ma fille sera une de celles que vous verrez, — et, si elle ne se fait pas compter, elle peut du moins faire nombre. — Allons, venez avec moi…
Holà, maraud ! tu vas te démener — à travers notre belle Vérone ; tu iras trouver les personnes — dont les noms sont écrits ici, et tu leur diras — que ma maison et mon hospitalité sont mises à leur disposition.
Trouver les gens dont les noms sont écrits ici (49) ? Il est écrit… que le cordonnier doit se servir de sa verge, le tailleur de son alêne, le pêcheur de ses pinceaux et le peintre de ses filets ; mais moi, on veut que j’aille trouver les personnes dont les noms sont écrits ici, quand je ne peux même pas trouver quels noms a écrits ici l’écrivain ! Il faut que je m’adresse aux savants… Heureuse rencontre !
— Bah ! mon cher, une inflammation éteint une autre inflammation ; — une peine est amoindrie par les angoisses d’une autre peine. — La tête te tourne-t-elle ? — tourne en sens inverse, et tu te remettras… — Une douleur désespérée se guérit par les langueurs d’une douleur nouvelle ; — que tes regards aspirent un nouveau poison, — et l’ancien perdra son action venimeuse.
— La feuille de plantain est excellente pour cela (50).
— Pour quoi, je te prie ?
Pour une jambe cassée.
— Ça, Roméo, es-tu fou ?
— Pas fou précisément, mais lié plus durement qu’un fou ; je suis tenu en prison, mis à la diète, — flagellé, tourmenté et…
Bonsoir, mon bon ami.
Dieu vous donne le bonsoir !… Dites-moi, monsieur savez-vous lire ?
Oui, ma propre fortune dans ma misère.
Peut-être avez-vous appris ça sans livre ; mais, dites-moi, savez-vous lire le premier écrit venu ?
Oui, si j’en connais les lettres et la langue.
Vous parlez congrûment. Le ciel vous tienne en joie.
Arrête, l’ami, je sais lire.
« Le signor Martino, sa femme et ses filles ; le comte Anselme et ses charmantes sœurs ; la veuve du signor Vitruvio ; le signor Placentio et ses aimables nièces ; Mercutio et son frère Valentin ; mon oncle Capulet, sa femme et ses filles ; ma jolie nièce Rosaline ; Livia ; le signor Valentio et son cousin Tybalt ; Lucio et la vive Héléna. »
Voilà une belle assemblée. Où doit-elle se rendre ?
Là-haut.
Où cela ?
Chez nous, à souper.
Chez qui ?
Chez mon maître.
J’aurais dû commencer par cette question.
Je vais tout vous dire sans que vous le demandiez : mon maître est le grand et riche Capulet ; si vous n’êtes pas de la maison des Montagues, je vous invite à venir chez nous faire sauter un cruchon de vin… Dieu vous tienne en joie !
— C’est l’antique fête des Capulets ; — la charmante Rosaline, celle que tu aimes tant, y soupera, — ainsi que toutes les beautés admirées de Vérone ; — vas-y, puis, d’un œil impartial, — compare son visage à d’autres que je te montrerai, — et je te ferai convenir que ton cygne n’est qu’un corbeau.
— Si jamais mon regard, en dépit d’une religieuse dévotion, — proclamait un tel mensonge, que mes larmes se changent en flammes ! — et que mes yeux, restés vivants, quoique tant de fois noyés, — transparents hérétiques, soient brûlés comme imposteurs ! — Une femme plus belle que ma bien-aimée ! Le soleil qui voit tout — n’a jamais vu son égale depuis qu’a commencé le monde !
— Bah ! vous l’avez vue belle, parce que vous l’avez vue seule ; — pour vos yeux, elle n’avait d’autre contrepoids qu’elle-même ; — mais, dans ces balances cristallines, mettez votre — bien-aimée en regard de telle autre beauté — que je vous montrerai toute brillante à cette fête, — et elle n’aura plus cet éclat qu’elle a pour vous aujourd’hui.
— Soit ! J’irai, non pour voir ce que tu dis, — mais pour jouir de la splendeur de mon adorée.