Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868/Scène III
Scène III.
— Nourrice, où est ma fille ? Appelle-la.
— Eh ! par ma virginité de douze ans, — je lui ai dit de venir…
Allons, mon agneau ! Allons, mon oiselle ! — Dieu me pardonne !… Où est donc cette fille ?… Allons, Juliette !
— Eh bien, qui m’appelle ?
Votre mère.
Me voici, madame. — Quelle est votre volonté ?
Non, reviens, nourrice ; — je me suis ravisée, tu assisteras à notre conciliabule. — Tu sais que ma fille est d’un joli âge.
— Ma foi, je puis dire son âge à une heure près.
— Elle n’a pas quatorze ans.
Je parierais quatorze de mes dents, — et, à ma grande douleur je n’en ai plus que quatre, — qu’elle n’a pas quatorze ans… Combien y a-t-il d’ici à la Saint-Pierre-ès-Liens.
Une quinzaine au moins ?
— Au moins ou au plus, n’importe ! — Entre tous les jours de l’année, c’est précisément — la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens qu’elle aura quatorze ans. — Susanne et elle, Dieu garde toutes les âmes chrétiennes ! — étaient du même âge… Oui, à présent, Susanne est avec Dieu ; — elle était trop bonne pour moi ; mais, comme je disais, — la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens elle aura quatorze ans ; — elle les aura, ma parole. Je m’en souviens bien. — Il y a maintenant onze ans du tremblement de terre ; — et elle fut sevrée, je ne l’oublierai jamais, — entre tous les jours de l’année, précisément ce jour-là ; — car j’avais mis de l’absinthe au bout de mon sein, — et j’étais assise au soleil contre le mur du pigeonnier ; — Monseigneur et vous, vous étiez alors à Mantoue… — Oh ! j’ai le cerveau solide !… Mais, comme je disais, — dès qu’elle eut goûté l’absinthe au bout — de mon sein et qu’elle en eut senti l’amertume, il fallait voir comme la petite folle, — toute furieuse, s’est emportée contre le téton ! — Tremble, fit le pigeonnier ; il n’était pas besoin, je vous jure, — de me dire de décamper… — Et il y a onze ans de ça ; — car alors elle pouvait se tenir toute seule ; oui, par la sainte croix, — elle pouvait courir et trottiner tout partout ; — car, tenez, la veille même, elle s’était cogné le front ; — et alors mon mari, Dieu soit avec son âme ! — c’était un homme bien gai ! releva l’enfant : — Oui-dà, dit-il, tu tombes sur la face ? — Quand tu auras plus d’esprit, tu tomberas sur le dos ; — n’est-ce pas, Juju ? Et, par Notre Dame, — la petite friponne cessa de pleurer et dit : Oui ! — Voyez donc à présent comme une plaisanterie vient à point ! — Je garantis que, quand je vivrais mille ans, — je n’oublierais jamais ça : N’est-ce pas, Juju ? fit-il ; — et la petite folle s’arrêta et dit : Oui !
— En voilà assez ; je t’en prie, tais-toi.
— Oui, madame ; pourtant je ne peux pas m’empêcher de rire — quand je songe qu’elle cessa de pleurer et dit : Oui ! — Et pourtant je garantis qu’elle avait au front une bosse aussi grosse qu’une coque de jeune poussin — un coup terrible ! et elle pleurait amèrement. — Oui-dà, fit mon mari, tu tombes sur la face ? — Quand tu seras d’âge, tu tomberas sur le dos ; n’est-ce pas, Juju ? Et elle s’arrêta et dit : Oui (51) !
— Arrête-toi donc aussi, je t’en prie, nourrice !
— Paix ! j’ai fini. Que Dieu te marque de sa grâce ! — Tu étais le plus joli poupon que j’aie jamais nourri ; — si je puis vivre pour te voir marier un jour, — je serai satisfaite.
— Voilà justement le sujet — dont je viens l’entretenir… Dis-moi, Juliette, ma fille, — quelle disposition te sens-tu pour le mariage ?
— C’est un honneur auquel je n’ai pas même songé.
— Un honneur ! Si je n’étais pas ton unique nourrice, — je dirais que tu as sucé la sagesse avec le lait.
— Eh bien, songez au mariage dès à présent ; de plus jeunes que vous, — dames fort estimées, ici à Vérone même, — sont déjà devenues mères ; si je ne me trompe, — j’étais mère moi-même avant l’âge — où vous êtes fille encore. En deux mots, voici : — le vaillant Pâris vous recherche pour sa fiancée (52).
— Voilà un homme, ma jeune dame ! un homme — comme le monde entier… Quoi ! c’est un homme en cire !
— Le parterre de Vérone n’offre pas une fleur pareille.
— Oui, ma foi, il est la fleur du pays, la fleur par excellence (53).
— Qu’en dites-vous ? Pourriez-vous aimer ce gentilhomme ? — Ce soir vous le verrez à notre fête ; — lisez alors sur le visage du jeune Pâris, — et observez toutes les grâces qu’y a tracées la plume de la beauté ; — examinez ces traits si bien mariés, — et voyez quel charme chacun prête à l’autre ; — si quelque chose reste obscur en cette belle page, — vous le trouverez éclairci sur la marge de ses yeux. — Ce précieux livre d’amour, cet amant jusqu’ici détaché, — pour être parfait, n’a besoin que d’être relié !… — Le poisson brille sous la vague, et c’est la splendeur suprême — pour le beau extérieur de recéler le beau intérieur ; — aux yeux de beaucoup, il n’en est que plus magnifique, le livre — qui d’un fermoir d’or étreint la légende d’or ! — Ainsi, en l’épousant, vous aurez part à tout ce qu’il possède, — sans que vous-même soyez en rien diminuée.
— Elle, diminuer ! Elle grossira, bien plutôt. Les femmes s’arrondissent auprès des hommes !
— Bref, dites-moi si vous répondrez à l’amour de Pâris.
— Je verrai à l’aimer, s’il suffit de voir pour aimer : — mais mon attention à son égard ne dépassera pas — la portée que lui donneront vos encouragements.
Madame, les invités sont venus, le souper est servi ; on vous appelle ; on demande mademoiselle ; on maudit la nourrice à l’office ; et tout est terminé. Il faut que je m’en aille pour servir ; je vous en conjure, venez vite.
— Nous te suivons, Juliette, le comte nous attend.
— Va, fillette, va ajouter d’heureuses nuits à tes heureux jours.