Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868/Scène IV
Scène IV.
— Voyons, faut-il prononcer un discours pour nous excuser — ou entrer sans apologie ?
— Ces harangues prolixes ne sont plus de mode. — Nous n’aurons pas de Cupidon aux yeux bandés d’une écharpe, portant un arc peint à la tartare, — et faisant fuir les dames comme un épouvantail ; pas de prologue appris par cœur et mollement débité — à l’aide d’un souffleur pour préparer notre entrée. — Qu’ils nous estiment dans la mesure qu’il leur plaira ; — nous leur danserons une mesure, et nous partirons.
— Qu’on me donne une torche ! Je ne suis pas en train de gambader ! — Sombre comme je suis, je veux porter la lumière (54).
— Ah ! mon doux Roméo, nous voulons que vous dansiez.
— Non, croyez-moi : vous avez tous la chaussure de bal — et le talon léger : moi, j’ai une âme de plomb — qui me cloue au sol et m’ôte le talent de remuer.
— Vous êtes amoureux (55) ; empruntez à Cupidon ses ailes, — et vous dépasserez dans votre vol notre vulgaire essor.
— Ses flèches m’ont trop cruellement blessé — pour que je puisse m’élancer sur ses ailes légères ; enchaîné comme je le suis, — je ne saurais m’élever au-dessus d’une immuable douleur ; je succombe sous l’amour qui m’écrase.
— Prenez le dessus et vous l’écraserez : — le délicat enfant sera bien vite accablé par vous.
— L’amour, un délicat enfant ! Il est brutal, — rude, violent ; il écorche comme l’épine.
— Si l’amour est brutal avec vous, soyez brutal avec lui ; — écorchez l’amour qui vous écorche, et vous le dompterez.
— Donnez-moi un étui à mettre mon visage !
— Un masque sur un masque ! Peu m’importe à présent — qu’un regard curieux cherche à découvrir mes laideurs ! — Voilà d’épais sourcils qui rougiront pour moi !
— Allons, frappons et entrons ; aussitôt dedans, — que chacun ait recours à ses jambes (56) !
— À moi une torche ! Que les galants au cœur léger — agacent du pied la natte insensible. — Pour moi, je m’accommode d’une phrase de grand-père : — je tiendrai la chandelle et je regarderai… — À vos brillants ébats mon humeur noire ferait tache.
— Bah ! la nuit tous les chats sont gris ! — Si tu es en humeur noire, nous te tirerons, sauf respect, du bourbier — de cet amour où tu patauges — jusqu’aux oreilles… Allons vite. Nous usons notre éclairage de jour…
— Comment cela ?
Je veux dire, messire, qu’en nous attardant — nous consumons nos lumières en pure perte, comme des lampes en plein jour… — Ne tenez compte que de ma pensée : notre mérite — est cinq fois dans notre intention pour une fois qu’il est dans notre bel esprit.
— En allant à cette mascarade, nous avons bonne intention, — mais il y a peu d’esprit à y aller.
Peut-on demander pourquoi ?
— J’ai fait un rêve cette nuit.
Et moi aussi.
— Eh bien ! qu’avez-vous rêvé ?
Que souvent les rêveurs sont mis dedans !
— Oui, dans le lit où, tout en dormant, ils rêvent la vérité.
— Oh ! je le vois bien, la reine Mab vous a fait visite. — Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, — pas plus grande qu’une agate — à l’index d’un alderman, — traînée par un attelage de petits atomes — à travers les nez des hommes qui gisent endormis. — Les rayons des roues de son char sont faits de longues pattes de faucheux ; — la capote, d’ailes de sauterelles ; — les rênes, de la plus fine toile d’araignée ; les harnais, d’humides rayons de lune. — Son fouet, fait d’un os de griffon, a pour corde un fil de la Vierge. — Son cocher est un petit cousin en livrée grise, — moins gros de moitié qu’une petite bête ronde — tirée avec une épingle du doigt paresseux d’une servante. — Son chariot est une noisette, vide, — taillée par le menuisier écureuil ou par le vieux ciron, — carrossier immémorial des fées. — C’est dans cet apparat qu’elle galope de nuit en nuit — à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent d’amour, — sur les genoux des courtisans qui rêvent aussitôt de courtoisies, — sur les doigts des gens de loi qui aussitôt rêvent d’honoraires, — sur les lèvres des dames qui rêvent de baisers aussitôt ! — Ces lèvres, Mab les crible souvent d’ampoules, irritée — de ce que leur haleine est gâtée par quelque pommade. — Tantôt elle galope sur le nez d’un solliciteur, — et vite il rêve qu’il flaire une place ; — tantôt elle vient avec la queue d’un cochon de la dîme — chatouiller la narine d’un curé endormi, — et vite il rêve d’un autre bénéfice ; — tantôt elle passe sur le cou d’un soldat, — et alors il rêve de gorges ennemies coupées, — de brèches, d’embuscades, de lames espagnoles, — de rasades profondes de cinq brasses, et puis de tambours — battant à son oreille ; sur quoi il tressaille, s’éveille, — et, ainsi alarmé, jure une prière ou deux, — et se rendort. C’est cette même Mab — qui, la nuit, tresse la crinière des chevaux — et dans les poils emmêlés durcit ces nœuds magiques — qu’on ne peut débrouiller sans encourir malheur. — C’est la stryge qui, quand les filles sont couchées sur le dos, — les étreint et les habitue à porter leur charge — pour en faire des femmes à solide carrure. — C’est elle (57)…
Paix, paix, Mercutio, paix. — Tu nous parles de riens !
En effet, je parle des rêves, — ces enfants d’un cerveau en délire, — que peut seule engendrer l’hallucination, — aussi insubstantielle que l’air, — et plus variable que le vent qui caresse — en ce moment le sein glacé du nord, — et qui tout à l’heure, s’échappant dans une bouffée de colère, — va se tourner vers le midi encore humide de rosée !
— Ce vent dont vous parlez nous emporte hors de nous-mêmes : — le souper est fini et nous arriverons trop tard.
— Trop tôt, j’en ai peur ! Mon âme pressent — qu’une amère catastrophe, encore suspendue à mon étoile, — aura pour date funeste — cette nuit de fête, et terminera — la méprisable existence contenue dans mon sein — par le coup sinistre d’une mort prématurée. — Mais que celui qui est le nautonnier de ma destinée — dirige ma voile !… En avant, joyeux amis !
— Battez, tambours !