Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868/Scène VIII

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Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868
Traduction par François-Victor Hugo.
Œuvres complètes de ShakespearePagnerre7 (p. 285-289).
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Scène VIII.


[La cellule de frère Laurence.]


Entre frère Laurence, portant un panier.
laurence.

L’aube aux yeux gris couvre de son sourire la nuit grimaçante, — et diapre de lignes lumineuses les nuées d’Orient ; — l’ombre couperosée, chancelant comme un ivrogne, — s’éloigne de la route du jour devant les roues du Titan radieux. — Avant que le soleil, de son regard de flamme, ait ranimé le jour et séché la moite rosée de la nuit, — il faut que je remplisse cette cage d’osier — de plantes pernicieuses et de fleurs au suc précieux. — La terre, qui est la mère des créatures, est aussi leur tombe ; — leur sépulcre est sa matrice même. — Les enfants de toute espèce, sortis de son flanc, — nous les trouvons suçant sa mamelle inépuisable ; — la plupart sont doués de nombreuses vertus ; — pas un qui n’ait son mérite, et pourtant tous différent (78) ! - Oh ! combien efficace est la grâce qui réside — dans les herbes, dans les plantes, dans les pierres et dans leurs qualités intimes ! — il n’est rien sur la terre de si humble — qui ne rende à la terre un service spécial ; — il n’est rien non plus de si bon qui, détourné de son légitime usage, — ne devienne rebelle à son origine et ne tombe dans l’abus. — La vertu même devient vice, étant mal appliquée, — et le vice est parfois ennobli par l’action.


Entre Roméo.
laurence, prenant une fleur dans un panier.

— Le calice enfant de cette faible fleur — recèle un poison et un cordial puissants : — respirez-la, elle stimule et l’odorat et toutes les facultés ; — goûtez-la, elle frappe de mort et le cœur et tous les sens. — Deux reines ennemies sont sans cesse en lutte — dans l’homme comme dans la plante, la grâce et la rude volonté ; — et là où la pire prédomine, — le ver de la mort a bien vite dévoré la créature.

roméo.

— Bonjour père.

laurence.

Benedicite ! — Quelle voix matinale me salue si doucement ? — Jeune fils, c’est signe de quelque désordre d’esprit, — quand on dit adieu sitôt à son lit. — Le souci fait le guet dans les yeux du vieillard, — et le sommeil n’entre jamais où loge le souci. — Mais là où la jeunesse ingambe repose, le cerveau dégagé, — là règne le sommeil d’or. — Je conclus donc de ta visite matinale que quelque grave perturbation t’a mis sur pied. — Si cela n’est pas, je devine que — notre Roméo ne s’est pas couché cette nuit.

roméo.

— Cette dernière conjecture est la vraie ; mais mon repos n’en a été que plus doux.

laurence.

— Dieu pardonne au pécheur ! Étais-tu donc avec Rosaline ?

roméo.

— Avec Rosaline ! Oh non, mon père spirituel : — j’ai oublié ce nom, et tous les maux attachés à ce nom.

laurence.

— Voilà un bon fils… — Mais où as-tu été alors ?

roméo.

— Je vais te le dire et t’épargner de nouvelles questions. — Je me suis trouvé à la même fête que mon ennemie : — tout à coup cette ennemie m’a blessé, — et je l’ai blessée à mon tour : notre guérison à tous deux — dépend de tes secours et de ton ministère sacré. — Tu le vois, saint homme, je n’ai pas de haine ; car — j’intercède pour mon adversaire comme pour moi.

laurence.

— Parle clairement, mon cher fils, et explique-toi sans détour : — une confession équivoque n’obtient qu’une absolution équivoque.

roméo.

— Apprends-le donc tout net, j’aime d’un amour profond — la fille charmante du riche Capulet. — Elle a fixé mon cœur comme j’ai fixé le sien ; — pour que notre union soit complète, il ne nous manque que d’être unis par toi — dans le saint mariage. Quand, où et comment — nous nous sommes vus, aimés et fiancés, — je te le dirai chemin faisant ; mais, avant tout, je t’en prie, — consens à nous marier aujourd’hui même.

laurence.

— Par saint François ! quel changement ! — Cette Rosaline que tu aimais tant, — est-elle donc si vite délaissée ? Ah ! l’amour des jeunes gens — n’est pas vraiment dans le cœur, il n’est que dans les yeux. — Jesu Maria ! que de larmes — pour Rosaline ont inondé tes joues blêmes ! — Que d’eau salée prodiguée en pure perte — pour assaisonner un amour qui n’en garde pas même l’arrière-goût ! — Le soleil n’a pas encore dissipé tes soupirs dans le ciel : — tes gémissements passés tintent encore à mes vieilles oreilles. — Tiens, il y a encore là, sur ta joue, la trace — d’une ancienne larme, non essuyée encore ! — Si alors tu étais bien toi-même, si ces douleurs étaient bien les tiennes, — toi et tes douleurs vous étiez tout à Rosaline ; — et te voilà déjà changé ! Prononce donc avec moi cette sentence : — Les femmes peuvent faillir, quand les hommes ont si peu de force.

roméo.

— Tu m’as souvent reproché mon amour pour Rosaline.

laurence.

— Ton amour ? Non, mon enfant, mais ton idolâtrie.

roméo.

— Et tu m’as dit d’ensevelir cet amour.

laurence.

Je ne t’ai pas dit — d’enterrer un amour pour en exhumer un autre.

roméo.

— Je t’en prie, ne me gronde pas : celle que j’aime à présent — me rend faveur pour faveur, et amour pour amour ; l’autre n’agissait pas ainsi.

laurence.

Oh ! elle voyait bien que — ton amour déclamait sa leçon avant même de savoir épeler. — Mais viens, jeune volage, viens avec moi ; — une raison me décide à t’assister : — cette union peut, par un heureux effet, — changer en pure affection la rancune de vos familles.

roméo.

— Oh ! partons : il y a urgence à nous hâter.

laurence

— Allons sagement et doucement : trébuche qui court vite (79).

Ils sortent.