Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868/Scène X
Scène X.
— L’horloge frappait neuf heures, quand j’ai envoyé la nourrice ; — elle m’avait promis d’être de retour en une demi-heure… — Peut-être n’a-t-elle pas pu le trouver !… Mais non… — Oh ! elle est boiteuse ! Les messagers d’amour devraient être des pensées, — plus promptes dix fois que les rayons du soleil — qui dissipent l’ombre au-dessus des collines nébuleuses. — Aussi l’amour est-il traîné par d’agiles colombes ; — aussi Cupidon a-t-il des ailes rapides comme le vent. — Maintenant le soleil a atteint le sommet suprême — de sa course d’aujourd’hui ; de neuf heures à midi — il y a trois longues heures, et elle n’est pas encore venue ! — Si elle avait les affections et le sang brûlant de la jeunesse, — elle aurait le leste mouvement d’une balle ; — d’un mot je la lancerais à mon bien-aimé — qui me la renverrait d’un mot. — Mais ces vieilles gens, on les prendrait souvent pour des morts, à voir leur — inertie, leur lenteur, leur lourdeur et leur pâleur de plomb (85).
— Mon Dieu, la voici enfin… Ô nourrice de miel, quoi de nouveau ? — L’as-tu trouvé ?… Renvoie cet homme.
Pierre, restez à la porte.
— Eh bien, bonne, douce nourrice ?… Seigneur ! pourquoi as-tu cette mine abattue ? — Quand tes nouvelles seraient tristes, annonce-les-moi gaiement. — Si tes nouvelles sont bonnes, tu fais tort à leur douce musique — en me la jouant avec cet air aigre.
— Je suis épuisée ; laisse-moi respirer un peu. — Ah ! que mes os me font mal ! Quelle course j’ai faite !
— Je voudrais que tu eusses mes os, pourvu que j’eusse des nouvelles… — Allons, je t’en prie, parle ; bonne, bonne nourrice, parle.
Jésus ! quelle hâte ! Pouvez-vous pas attendre un peu ? — Voyez-vous pas que je suis hors d’haleine ?
— Comment peux-tu être hors d’haleine quand il te reste assez d’haleine — pour me dire que tu es hors d’haleine ? — L’excuse que tu donnes à tant de délais — est plus longue à dire que le récit que tu t’excuses de différer. — Tes nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises ? Réponds à cela ; — réponds d’un mot, et j’attendrai les détails. — Édifie-moi : sont elles bonnes ou mauvaises ? —
Ma foi, vous avez fait là un pauvre choix : vous ne vous entendez pas à choisir un homme : Roméo, un homme ? non. Bien que son visage soit le plus beau visage qui soit, il a la jambe mieux faite que tout autre ; et pour la main, pour le pied, pour la taille, bien qu’il n’y ait pas grand chose à en dire, tout cela est incomparable… Il n’est pas la fleur de la courtoisie, pourtant je le garantis aussi doux qu’un agneau… Va ton chemin, fillette, sers Dieu… Ah çà ! avez-vous dîné ici ?
— Non, non… Mais je savais déjà tout cela. — Que dit-il de notre mariage ? Qu’est-ce qu’il en dit ?
— Seigneur que la tête me fait mal ! Quelle tête j’ai ! — Elle bat comme si elle allait tomber en vingt morceaux… — Et puis, d’un autre côté, mon dos… Oh ! mon dos ! mon dos ! — Méchant cœur que vous êtes de m’envoyer ainsi — pour attraper ma mort à galoper de tous côtés !
— En vérité, je suis fâchée que tu ne sois pas bien : — chère, chère, chère nourrice, dis-moi, que dit mon bien-aimé ?
Votre bien-aimé parle en gentilhomme loyal, — et courtois, et affable, et gracieux, — et, j’ose le dire, vertueux… Où est votre mère ?
— Où est ma mère ? Eh bien, elle est à la maison : — où veux-tu qu’elle soit ? Que tu réponds singulièrement ! — Votre bien-aimé parle en gentilhomme loyal, — où est votre mère ?
Oh ! Notre-Dame du bon Dieu ! — Êtes-vous à ce point brûlante ? Pardine, échauffez-vous encore : — est-ce là votre cataplasme pour mes pauvres os ? — Dorénavant, faites vos messages vous-même !
— Que d’embarras !… Voyons, que dit Roméo ?
— Avez-vous la permission d’aller à confesse aujourd’hui ?
Oui.
— Eh bien, courez de ce pas à la cellule de frère Laurence : — un mari vous y attend pour faire de vous sa femme. — Ah bien ! voilà ce fripon de sang qui vous vient aux joues : — bientôt elles deviendront écarlates à la moindre nouvelle. — Courez à l’église ; moi, je vais d’un autre côté — chercher l’échelle par laquelle votre bien-aimé — doit grimper jusqu’au nid de l’oiseau, dès qu’il fera nuit noire. — C’est moi qui suis la bête de somme, et je m’épuise pour votre plaisir ; — mais, pas plus tard que ce soir, ce sera vous qui porterez le fardeau. — Allons je vais dîner ; courez vite à la cellule.
— Vite au bonheur suprême !… Honnête nourrice, adieu.