Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868/Scène XIII
Scène XIII.
— Retournez au galop, vous coursiers aux pieds de flamme, — vers le logis de Phébus ; déjà un cocher — comme Phaéton vous aurait lancés dans l’ouest — et aurait ramené la nuit nébuleuse… — Étends ton épais rideau, nuit vouée à l’amour, — que les yeux de la rumeur se ferment et que Roméo — bondisse dans mes bras, ignoré, inaperçu ! — Pour accomplir leurs amoureux devoirs, les amants y voient assez — à la seule lueur de leur beauté ; et, si l’amour est aveugle, — il s’accorde d’autant mieux avec la nuit… Viens, nuit solennelle, — matrone au sobre vêtement noir, — apprends-moi à perdre, en la gagnant, cette partie — qui aura pour enjeux deux virginités sans tache ; — cache le sang hagard qui se débat dans mes joues, — avec ton noir chaperon, jusqu’à ce que le timide amour, devenu plus hardi, — ne voie plus que chasteté dans l’acte de l’amour ! — À moi, nuit ! Viens, Roméo, viens : tu feras le jour de la nuit, — quand tu arriveras sur les ailes de la nuit, — plus éclatant que la neige nouvelle sur le dos du corbeau. — Viens, gentille nuit ; viens, chère nuit au front noir, — donne-moi mon Roméo, et, quand il sera mort, — prends-le et coupe-le en petites étoiles, — et il rendra la face du ciel si splendide — que tout l’univers sera amoureux de la nuit — et refusera son culte à l’aveuglant soleil… — Oh ! j’ai acheté un domaine d’amour, — mais je n’en ai pas pris possession, et celui qui m’a acquise — n’a pas encore joui de moi. Fastidieuse journée, — lente comme la nuit l’est, à la veille d’une fête, — pour l’impatiente enfant qui a une robe neuve — et ne peut la mettre encore ! Oh ! voici ma nourrice…
Elle m’apporte des nouvelles ; chaque bouche qui me parle — de Roméo, me parle une langue céleste… — Eh bien, nourrice, quoi de nouveau ?… Qu’as-tu là ? l’échelle de corde — que Roméo t’a dit d’apporter ?
Oui, oui, l’échelle de corde !
— Mon Dieu ! que se passe-t-il ? Pourquoi te tordre ainsi les mains ?
— Ah ! miséricorde ! il est mort, il est mort, il est mort ! — Nous sommes perdues, madame, nous sommes perdues ! — Hélas ! quel jour ! C’est fait de lui, il est tué, il est mort !
— Le Ciel a-t-il pu être aussi cruel ?
Roméo l’a pu, — sinon le ciel… Ô Roméo ! Roméo ! — Qui l’aurait jamais cru ? Roméo !
— Quel démon es-tu pour me torturer ainsi ? — C’est un supplice à faire rugir les damnés de l’horrible enfer. — Est-ce que Roméo s’est tué ? Dis-moi oui seulement, — et ce simple oui m’empoisonnera plus vite — que le regard meurtrier du basilic. — Je cesse d’exister s’il me faut ouîr ce oui, — et si tu peux répondre : oui, les yeux de Roméo sont fermés ! — Est-il mort ? dis oui ou non, — et qu’un seul mot décide de mon bonheur ou de ma misère !
— J’ai vu la blessure, je l’ai vue de mes yeux… — Par la croix du Sauveur !… là, sur sa mâle poitrine… — Un triste cadavre, un triste cadavre ensanglanté, — pâle, pâle comme la cendre, tout couvert de sang, — de sang caillé… À le voir, je me suis évanouie.
— Oh ! renonce, mon cœur ; pauvre failli, fais banqueroute à cette vie ! — En prison, mes yeux ! Fermez-vous à la libre lumière ! — Terre vile, retourne à la terre, cesse de te mouvoir, — et, Roméo et toi, affaissez-vous dans le même tombeau.
— Ô Tybalt, Tybalt, le meilleur ami que j’eusse ! — Ô courtois Tybalt ! honnête gentilhomme ! — Faut—il que j’aie vécu pour te voir mourir !
— Quel est cet ouragan dont les rafales se heurtent ? — Roméo est-il tué et Tybalt est-il mort ? — Mon cher cousin, et mon mari plus cher ! — Alors, sonne la trompette terrible du dernier jugement ! — Car qui donc est vivant, si ces deux-là ne sont plus ?
— Tybalt n’est plus, et Roméo est banni ! — Roméo, qui l’a tué, est banni.
— Ô mon Dieu ! Est-ce que la main de Roméo a versé le sang de Tybalt ?
— Oui, oui, hélas ! oui.
— Ô cœur reptile caché sous la beauté en fleur ! — Jamais dragon occupa-t-il une caverne si splendide ! — Gracieux tyran ! démon angélique ! — corbeau aux plumes de colombe ! agneau ravisseur de loups ! — méprisable substance d’une forme divine ! — Juste l’opposé de ce que tu sembles être justement, — saint damné, noble misérable (101) ! - Ô nature, à quoi réservais-tu l’enfer, — quand tu reléguas l’esprit d’un démon — dans le paradis mortel d’un corps si exquis ? — Jamais livre contenant aussi vile rhapsodie — fut-il si bien relié ? Oh ! que la perfidie habite — un si magnifique palais !
Il n’y a plus à se fier aux hommes ; — chez eux ni bonne foi, ni honneur, ce sont tous des parjures, — tous des traîtres, tous des vauriens, tous des hypocrites… — Ah ! où est mon valet ? Vite, qu’on me donne de l’eau-de-vie ! — Ces chagrins, ces malheurs, ces peines me font vieillir. — Honte à Roméo !
Que ta langue se couvre d’ampoules — après un pareil souhait ! Il n’est pas né pour la honte, lui. — La honte serait honteuse de siéger sur son front ; — car c’est un trône où l’honneur devrait être couronné — monarque absolu de l’univers. — Oh ! quel monstre j’étais de l’outrager ainsi !
— Pouvez—vous dire du bien de celui qui a tué votre cousin ?
— Dois-je dire du mal de celui qui est mon mari ? — Ah ! mon pauvre seigneur, quelle est la langue qui caressera ta renommée, — quand moi, ton épousée depuis trois heures, je la déchire ? — Mais pourquoi, méchant, as-tu tué mon cousin ? — C’est que, sans cela, ce méchant cousin aurait tué mon Roméo ! — Arrière, larmes folles, retournez à votre source naturelle : — il n’appartient qu’à la douleur, ce tribut — que par méprise vous offrez à la joie. — Mon mari, que Tybalt voulait tuer, est vivant ; — et Tyhalt, qui voulait tuer mon mari, est mort. — Tout cela est heureux : pourquoi donc pleurer ?… — Ah ! il y a un mot, plus terrible que la mort de Tybalt, — qui m’a assassinée ! je voudrais bien l’oublier, — mais hélas ! il pèse sur ma mémoire, — comme une faute damnable sur l’âme du pécheur. — Tybalt est mort et Roméo est… banni. — Banni ! ce seul mot banni — a tué pour moi dix mille Tybalt. Que Tybalt mourût, c’était un malheur suffisant, se fût-il arrêté là. — Si même le malheur inexorable ne se plaît qu’en compagnie, — s’il a besoin d’être escorté par d’autres catastrophes, — pourquoi, après m’avoir dit : Tybalt est mort, n’a-t-elle pas ajouté : — Ton père aussi, ou ta mère aussi, ou même ton père et ta mère aussi ? — Cela m’aurait causé de tolérables angoisses. — Mais, à la suite de la mort de Tybalt, faire surgir cette arrière-garde : — Roméo est banni, prononcer seulement ces mots, — c’est tuer, c’est faire mourir à la fois père, mère, Tybalt, Roméo et Juliette ! — Roméo est banni ! — Il n’y a ni fin, ni limite, ni mesure, ni borne — à ce mot meurtrier ! Il n’y a pas de cri pour rendre cette douleur-là. — Mon père et ma mère, où sont-ils, nourrice ?
— Ils pleurent et sanglotent sur le corps de Tybalt. — Voulez-vous aller près d’eux ? Je vous y conduirai.
— Ils lavent ses blessures de leurs larmes ? Les miennes, je les réserve, — quand les leurs seront séchées, pour le bannissement de Roméo. — Ramasse ces cordes… Pauvre échelle, te voilà déçue — comme moi, car Roméo est exilé : — il avait fait de toi un chemin jusqu’à mon lit ; — mais, restée vierge, il faut que je meure dans un virginal veuvage. — À moi, cordes ! à moi, nourrice ! je vais au lit nuptial, — et, au lieu de Roméo, c’est le sépulcre qui prendra ma virginité.
— Courez à votre chambre ; je vais trouver Roméo — pour qu’il vous console… Je sais bien où il est… — Entendez-vous, votre Roméo, sera ici cette nuit ; — je vais à lui ; il est caché dans la cellule de Laurence.
— Oh ! trouve-le ! Remets cet anneau à mon fidèle chevalier, — et dis-lui de venir me faire ses derniers adieux.