Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868/Scène XIV
Scène XIV.
— Viens, Roméo ; viens, homme sinistre ; l’affliction s’est énamourée de ta personne, — et tu es fiancé à la calamité.
— Quoi de nouveau, mon père ? Quel est l’arrêt du prince ? Quel est le malheur inconnu qui sollicite accès près de moi ?
Tu n’es que trop familier — avec cette triste société, mon cher fils. — Je viens t’apprendre l’arrêt du prince.
— Quel arrêt, plus doux qu’un arrêt de mort, a-t-il pu prononcer ?
— Un jugement moins rigoureux a échappé à ses lèvres : — il a décidé, non la mort, mais le bannissement du corps.
— Ah ! le bannissement ! Par pitié, dis la mort ! — L’exil a l’aspect plus terrible, — bien plus terrible que la mort. Ne dis pas le bannissement !
— Tu es désormais banni de Vérone. — Prends courage ; le monde est grand et vaste.
— Hors des murs de Vérone, — le monde n’existe pas ; — il n’y a que purgatoire, torture, enfer même. — Être banni d’ici, c’est être banni du monde, — et cet exil-là, c’est la mort. Donc le bannissement, — c’est la mort sous un faux nom. En appelant la mort bannissement, — tu me tranches la tête avec une hache d’or, — et tu souris au coup qui me tue !
— Ô péché mortel ! Ô grossière ingratitude ! — Selon notre loi, ta faute, c’était la mort ; mais le bon prince, — prenant ton parti, a tordu la loi, — et à ce mot sombre, la mort, a substitué le bannissement. — C’est une grâce insigne, et tu ne le vois pas.
— C’est une torture, et non une grâce ! Le ciel est là — où vit Juliette : un chat, un chien, — une petite souris, l’être le plus immonde, — vivent dans le paradis et peuvent la contempler, mais Roméo ne le peut pas. La mouche du charnier est plus privilégiée, — plus comblée d’honneur, plus favorisée — que Roméo ; elle peut saisir — les blanches merveilles de la chère main de Juliette, — et dérober une immortelle béatitude sur ces lèvres — qui, dans leur pure et vestale modestie, — rougissent sans cesse, comme d’un péché, du baiser qu’elles se donnent ! — Mais Roméo ne le peut pas, il est exilé. — Ce bonheur que la mouche peut avoir, je dois le fuir, moi ; — elle est libre, mais je suis banni. — Et tu dis que l’exil n’est pas la mort ! — Tu n’avais donc pas un poison subtil, un couteau bien affilé, — un instrument quelconque de mort subite, — tu n’avais donc, pour me tuer, que ce mot : banni !… banni ! — Ce mot-là, mon père, les damnés de l’enfer l’emploient — et le prononcent dans des hurlements ! Comment as-tu le cœur, — toi, prêtre, toi, confesseur spirituel, — toi qui remets les péchés et t’avoues mon ami, — de me broyer avec ce mot : bannissement ?
— Fou d’amour, laisse-moi te dire une parole.
— Oh ! tu vas encore me parler de bannissement.
— Je vais te donner une armure à l’épreuve de ce mot. — La philosophie, ce doux lait de l’adversité, — te soutiendra dans ton bannissement.
— Encore le bannissement !… Au gibet la philosophie ! — Si la philosophie ne peut pas faire une Juliette, — déplacer une ville, renverser l’arrêt d’un prince, — elle ne sert à rien, elle n’est bonne a rien, ne m’en parle plus !
— Oh ! je le vois bien, les fous n’ont pas d’oreilles !
— Comment en auraient-ils, quand les sages n’ont pas d’yeux !
— Laisse-moi discuter avec toi sur ta situation.
— Tu ne peux pas parler de ce que tu ne sens pas. — Si tu étais jeune comme moi et que Juliette fût ta bien-aimée, — si, marié depuis une heure, tu avais tué Tybalt, — si, tu étais éperdu comme moi et comme moi banni, — alors tu pourrais parler, alors tu pourrais t’arracher les cheveux, — et te jeter contre terre, comme je fais en ce moment, — pour y prendre d’avance la mesure d’une tombe !
— Lève-toi, on frappe… Bon Roméo, cache-toi.
— Je ne me cacherai pas ; à moins que mes douloureux soupirs — ne fassent autour de moi un nuage qui me dérobe aux regards !
— Entends-tu comme on frappe ?… Qui est là ?… Roméo, lève-toi, — tu vas être pris… Attendez un moment… Debout ! — Cours à mon laboratoire !…
Tout à l’heure !… Mon Dieu ! — quelle démence !…
J’y vais, j’y vais !
— Qui donc frappe si fort ? D’où venez-vous ? que voulez-vous ?
— Laissez-moi entrer et vous connaîtrez mon message. — Je viens de la part de madame Juliette.
Soyez la bienvenue, alors.
— Ô saint moine, oh ! dites-moi, saint moine, — où est le seigneur de madame, où est Roméo ?
— Là, par terre, ivre de ses propres larmes.
— Oh ! dans le même état que ma maîtresse, — juste dans le même état.
Ô triste sympathie ! — lamentable situation !
C’est ainsi qu’elle est affaissée, — sanglotant et pleurant, pleurant et sanglotant…
— Debout, debout. Levez-vous, si vous êtes un homme. — Au nom de Juliette, au nom de Juliette, levez-vous, debout ! — Pourquoi tomber dans un si profond désespoir ?
La nourrice !
— Ah ! monsieur ! ah ! monsieur !… Voyons, la mort est au bout de tout.
— Tu as parlé de Juliette ! en quel état est-elle ? — Est-ce qu’elle ne me regarde pas comme un assassin endurci, — maintenant que j’ai souillé l’enfance de notre bonheur — d’un sang si proche du sien ? — Où est-elle ? et comment est-elle ? Que dit — ma mystérieuse compagne de notre amoureuse misère ?
— Oh ! elle ne dit rien, monsieur ; mais elle pleure, elle pleure ; — et alors elle se jette sur son lit, et puis elle se redresse, — et appelle Tybalt ; et puis elle crie : Roméo ! — et puis elle retombe.
Il semble que ce nom, — lancé par quelque fusil meurtrier, — l’assassine, comme la main maudite qui répond à ce nom — a assassiné son cousin !… Oh ! dis-moi, prêtre, dis-moi — dans quelle vile partie de ce squelette — est logé mon nom ; dis-le moi, pour que je mette à sac — ce hideux repaire !
Retiens ta main désespérée ! — Es-tu un homme ? ta forme crie que tu en es un ; — mais tes larmes sont d’une femme, et ta sauvage action dénonce — la furie déraisonnable d’une bête brute. — Ô femme disgracieuse qu’on croirait un homme, — bête monstrueuse qu’on croirait homme et femme, — tu m’as étonné !… Par notre saint ordre, — je croyais ton caractère mieux trempé. — Tu as tué Tybalt et tu veux te tuer ! — tu veux tuer la femme qui ne respire que par toi, — en assouvissant sur toi-même une haine damnée ! — Pourquoi insultes-tu à la vie, au ciel et à la terre ? — La vie, le ciel et la terre se sont tous trois réunis — pour ton existence ; et tu veux renoncer à tous trois ! — Fi ! fi ! tu fais honte à ta beauté, à ton amour, à ton esprit. — Usurier, tu regorges de tous les biens, — et tu ne les emploies pas à ce légitime usage — qui ferait honneur à ta beauté, à ton amour, à ton esprit. — Ta noble beauté n’est qu’une image de cire, — dépourvue d’énergie virile : — ton amour, ce tendre engagement, n’est qu’un misérable parjure, — qui tue celle que tu avais fait vœu de chérir ; — ton esprit, cet ornement de la beauté et de l’amour, — n’en est chez toi que le guide égaré : — comme la poudre dans la calebasse d’un soldat maladroit, — il prend feu par ta propre ignorance — et te mutile au lieu de te défendre. — Allons, relève-toi, l’homme ! Elle vit, ta Juliette, — cette chère Juliette pour qui tu mourais tout à l’heure : — n’es-tu pas heureux ? Tybalt voulait t’égorger, — mais tu as tué Tybalt : n’es-tu pas heureux encore ? — La loi qui te menaçait de la mort devient ton amie — et change la sentence en exil : n’es-tu pas heureux toujours ? — Les bénédictions pleuvent sur ta tête ; — la fortune te courtise sous ses plus beaux atours ; — mais toi, maussade comme une fille mal élevée, — tu fais la moue au bonheur et à l’amour. — Prends garde, prends garde, c’est ainsi qu’on meurt misérable. — Allons, rends-toi près de ta bien-aimée, comme il a été convenu ; — monte dans sa chambre et va la consoler ; — mais surtout quitte-la avant la fin de la nuit, — car alors tu ne pourrais plus gagner Mantoue ; — et c’est là que tu dois vivre jusqu’à ce que nous trouvions le moment favorable — pour proclamer ton mariage, réconcilier vos familles, — obtenir le pardon du prince et te rappeler ici. — Tu reviendras alors plus heureux un million de fois — que tu n’auras été désolé au départ… (102) — Va en avant, nourrice, recommande-moi à ta maîtresse, — et dis-lui de faire coucher son monde de bonne heure ; — le chagrin dont tous sont accablés les disposera vite au repos… — Roméo te suit.
— Vrai Dieu ! je pourrais rester ici toute la nuit — à écouter vos bons conseils. Oh ! ce que c’est que la science !
— Mon seigneur, je vais annoncer à madame que vous allez venir.
— Va, et dis à ma bien-aimée de s’apprêter à me gronder.
— Voici, monsieur, un anneau qu’elle m’a dit de vous donner. Monsieur, — accourez vite, dépêchez-vous, car il se fait tard.
— Comme ceci ranime mon courage !
— Partez. Bonne nuit. Mais faites-y attention, tout votre sort en dépend ; — quittez Vérone avant la fin de la nuit, — ou éloignez-vous à la pointe du jour sous un déguisement. — Restez à Mantoue ; votre valet, que je saurai trouver, — vous instruira de temps à autre — des incidents heureux pour vous qui surviendront ici… — Donne-moi ta main ; il est tard : adieu ; bonne nuit.
— Si une joie au-dessus de toute joie ne m’appelait ailleurs, — j’aurais un vif chagrin à me séparer de toi si vite. — Adieu.