Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868/Scène XIX

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Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868
Traduction par François-Victor Hugo.
Œuvres complètes de ShakespearePagnerre7 (p. 346-348).
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Scène XIX.


[La chambre à coucher de Juliette.]


Entrent Juliette et la nourrice (113).
juliette.

— Oui, c’est la toilette qu’il faut… Mais, gentille nourrice, — laisse-moi seule cette nuit, je t’en prie : — car j’ai besoin de beaucoup prier, — pour décider le ciel à sourire à mon existence, — qui est, tu le sais bien, pleine de trouble et de péché.


Entre lady Capulet.
lady capulet.

— Allons, êtes-vous encore occupées ? avez-vous besoin de mon aide ?

juliette.

— Non, madame ; nous avons choisi — tout ce qui sera nécessaire pour notre cérémonie de demain. — Veuillez permettre que je reste seule à présent, — et que la nourrice veille avec vous cette nuit ; — car, j’en suis sûre, vous avez trop d’ouvrage sur les bras, — dans des circonstances si pressantes.

lady capulet.

Bonne nuit ! — Mets-toi au lit, et repose ; car tu en as besoin.

Lady Capulet sort avec la nourrice.
juliette.

— Adieu !… Dieu sait quand nous nous reverrons. — Une vague frayeur répand le frisson dans mes veines — et y glace presque la chaleur vitale… — Je vais les rappeler pour me rassurer… — Nourrice !… Qu’a-t-elle à faire ici ? — Il faut que je joue seule mon horrible scène !

Prenant la fiole que Laurence lui a donnée.

— À moi, fiole !… — Eh quoi ! si ce breuvage n’agissait pas ! — Serais-je donc mariée demain matin ?… — Non, non… Voici qui l’empêcherait… Repose ici, toi.

Elle met un couteau à côté de son lit.

— Et si c’était un poison que le moine — m’eût subtilement administré pour me faire mourir, — afin de ne pas être déshonoré par ce mariage, — lui qui m’a déjà marié à Roméo ! — J’ai peur de cela ; mais non, c’est impossible : — il a toujours été reconnu pour un saint homme… — Et si, une fois déposée dans le tombeau, — je m’éveillais avant le moment où Roméo — doit venir me délivrer ! Ah ! l’effroyable chose ! — Ne pourrais-je pas être étouffée dans ce caveau — dont la bouche hideuse n’aspire jamais un air pur, — et mourir suffoquée avant que Roméo n’arrive ! — Ou même, si je vis, n’est-il pas probable — que l’horrible impression de la mort et de la nuit — jointe à la terreur du lieu… — En effet, ce caveau est l’ancien réceptacle — ou depuis bien des siècles sont entassés — les os de tous mes ancêtres ensevelis ; — où Tybalt sanglant et encore tout frais dans la terre — pourrit sous son linceul ; où, dit-on, — à certaines heures de la nuit, les esprits s’assemblent !… — Hélas ! hélas ! n’est-il pas probable que, — réveillée avant l’heure, au milieu d’exhalaisons infectes — et de gémissements pareils à ces cris de mandragores déracinées — que des vivants ne peuvent entendre sans devenir fous… (113) — Oh ! si je m’éveille ainsi, est-ce que je ne perdrai pas la raison, — environnée de toutes ces horreurs ? — Peut-être alors, insensée, voudrai-je jouer avec les squelettes de mes ancêtres, — et arracher de son linceul Tybalt mutilé, — et, dans ce délire, saisissant l’os de quelque grand parent — comme une massue, en broyer ma cervelle désespérée ! — Oh ! tenez ! il me semble voir le spectre de mon cousin — poursuivant Roméo qui lui a troué le corps — avec la pointe de son épée… Arrête, Tybalt, arrête !

Elle porte la fiole à ses lèvres.

— Roméo ! Roméo ! Roméo ! voici à boire ! je bois à toi.

Elle se jette sur son lit, derrière un rideau.