Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868/Scène XVI

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Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868
Traduction par François-Victor Hugo.
Œuvres complètes de ShakespearePagnerre7 (p. 328-338).
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Scène XVI.


[La chambre à coucher de Juliette.]


Entrent Roméo et Juliette.
juliette.

— Veux-tu donc partir ? le jour n’est pas proche encore : — c’était le rossignol et non l’alouette — dont la voix perçait ton oreille craintive. — Toutes les nuits il chante sur le grenadier, là-bas. — Crois-moi, amour, c’était le rossignol.

roméo.

— C’était l’alouette, la messagère du matin, — et non le rossignol. Regarde, amour, ces lueurs jalouses — qui dentellent le bord des nuages à l’orient ! — Les flambeaux de la nuit sont éteints, et le jour joyeux — se dresse sur la pointe du pied au sommet brumeux de la montagne. — Je dois partir et vivre, ou rester et mourir.

juliette.

— Cette clarté là-bas n’est pas la clarté du jour, je le sais bien, moi ; — c’est quelque météore que le soleil exhale — pour te servir de torche cette nuit — et éclairer ta marche vers Mantoue. — Reste donc, tu n’as pas besoin de partir encore (103).

roméo.

— Soit ! qu’on me prenne, qu’on me mette à mort ; — je suis content, si tu le veux ainsi. — Non, cette lueur grise n’est pas le regard du matin, elle n’est que le pâle reflet du front de Cynthia ; — et ce n’est pas l’alouette qui frappe de notes si hautes — la voûte du ciel au-dessus de nos têtes. — J’ai plus le désir de rester que la volonté de partir. — Vienne la mort, et elle sera bienvenue !… Ainsi le veut Juliette… — Comment êtes-vous, mon âme ? Causons, il n’est pas jour.

juliette.

— C’est le jour, c’est le jour ! Fuis-vite, va-t’en, pars : — C’est l’alouette qui détonne ainsi, — et qui lance ces notes rauques, ces strettes déplaisantes. — On dit que l’alouette prolonge si doucement les accords ; —— cela n’est pas, car elle rompt le nôtre. — On dit que l’alouette et le hideux crapaud ont changé d’yeux : —— oh ! que n’ont-ils aussi changé de voix, — puisque cette voix nous arrache effarés l’un à l’autre — et te chasse d’ici par son hourvari matinal (104) ! — Oh ! maintenant pars. Le jour est de plus en plus clair.

roméo.

— De plus en plus clair ?… De plus en plus sombre est notre malheur.


Entre la Nourrice.
la nourrice.

— Madame !

juliette.

Nourrice ?

la nourrice.

Madame votre mère va venir dans votre chambre. — Le jour paraît ; soyez prudente, faites attention.

La nourrice sort.
juliette.

— Allons, fenêtre, laissez entrer le jour et sortir ma vie.

roméo.

— Adieu, adieu ! un baiser, et je descends.

Ils s’embrassent. Roméo descend.
juliette, se penchant sur le balcon.

— Te voilà donc parti ? amour, seigneur, époux, ami ! — Il me faudra de tes nouvelles à chaque heure du jour, — car il y a tant de jours dans une minute ! — Oh ! à ce compte-là, je serai bien vieille, — quand je reverrai mon Roméo.

roméo.

— Adieu ! je ne perdrai pas une occasion, — mon amour, de t’envoyer un souvenir.

juliette.

— Oh ! crois-tu que nous nous rejoindrons jamais ?

roméo.

— Je n’en doute pas : et toutes ces douleurs feront — le doux entretien de nos moments à venir.

juliette.

— Ô Dieu ! j’ai dans l’âme un présage fatal. — Maintenant que tu es en bas, tu m’apparais — comme un mort au fond d’une tombe. — Ou mes yeux me trompent, ou tu es bien pâle.

roméo.

— Crois-moi, amour, tu me sembles bien pâle aussi. — L’angoisse aride boit notre sang. Adieu ! adieu !

Roméo sort.
juliette.

— Ô fortune ! fortune ! tout le monde te dit. capricieuse ! — Si tu es capricieuse, qu’as-tu à faire avec un homme d’aussi illustre constance ? Fortune, soit capricieuse, — car alors tu ne le retiendras pas longtemps, j’espère, — et tu me le renverras (105).

lady capulet, du dehors.

— Holà ! ma fille ! êtes-vous levée ?

juliette.

— Qui m’appelle ? est-ce madame ma mère ? — Se serait-elle couchée si tard ou levée sitôt ? — Quel étrange motif l’amène ?


Entre lady Capulet.
lady capulet.

— Eh bien, comment êtes-vous, Juliette ?

juliette.

Je ne suis pas bien, madame.

lady capulet.

— Toujours à pleurer la mort de votre cousin ?… — Prétends-tu donc le laver de la poussière funèbre avec tes larmes ? — Quand tu y parviendrais, tu ne pourrais pas le faire revivre. — Cesse donc : un chagrin raisonnable prouve l’affection ; — mais un chagrin excessif prouve toujours un manque de sagesse (106).

juliette.

— Laissez-moi pleurer encore une perte aussi sensible.

lady capulet.

— Vous ne sentirez que plus vivement cette perte, sans sentir plus près de vous l’ami — que vous pleurez.

juliette.

Je sens si vivement la perte — de cet ami, que je ne puis m’empêcher de le pleurer toujours.

lady capulet.

— Va, ma fille, ce qui te fait pleurer, c’est moins de le savoir mort — que de savoir vivant l’infâme qui l’a tué.

juliette.

— Quel infâme, madame ?

lady capulet.

Eh bien ! cet infâme, Roméo !

juliette.

— Entre un infâme et lui il y a bien des milles de distance. — Que Dieu lui pardonne ! Moi, je lui pardonne de tout mon cœur ; — et pourtant nul homme ne navre mon cœur autant que lui.

lady capulet.

— Parce qu’il vit, le traître !

juliette.

— Oui, madame, et trop loin de mes bras. — Que ne suis-je seule chargée de venger mon cousin !

lady capulet.

— Nous obtiendrons vengeance, sois-en sûre. — Ainsi ne pleure plus. Je ferai prévenir quelqu’un à Mantoue, — où vit maintenant ce vagabond banni : — on lui donnera une potion insolite — qui l’enverra vite tenir compagnie à Tybalt, — et alors j’espère que tu seras satisfaite.

juliette.

— Je ne serai vraiment satisfaite — que quand je verrai Roméo… supplicié, — torturé est mon pauvre cœur, depuis qu’un tel parent m’est enlevé. — Madame, trouvez seulement un homme — pour porter le poison ; moi, je le préparerai, — et si bien qu’après l’avoir pris, Roméo — dormira vite en paix. Oh ! quelle horrible souffrance pour mon cœur — de l’entendre nommer, sans pouvoir aller jusqu’à lui, — pour assouvir l’amour que je portais à mon cousin — sur le corps de son meurtrier !

lady capulet.

— Trouve les moyens, toi ; moi, je trouverai l’homme. — Maintenant, fille, j’ai à te dire de joyeuses nouvelles.

juliette.

— La joie est la bienvenue quand elle est si nécessaire : — quelles sont ces nouvelles ? j’adjure votre Grâce.

lady capulet.

— Va, va, mon enfant, tu as un excellent père : — pour te tirer de ton accablement, — il a improvisé une journée de fête — à laquelle tu ne t’attends pas et que je n’espérais guère.

juliette.

— Quel sera cet heureux jour, madame ?

lady capulet.

— Eh bien, mon enfant, jeudi prochain, de bon matin, — un galant, jeune et noble gentilhomme, — le comte Pâris, te mènera à l’église Saint-Pierre, — et aura le bonheur de faire de toi sa joyeuse épouse.

juliette.

— Ah ! par l’église de Saint-Pierre et par saint Pierre lui-même, — il ne fera pas de moi sa joyeuse épouse. — Je m’étonne de tant de hâte : ordonner ma noce, — avant que celui qui doit être mon mari m’ait fait sa cour ! — Je vous en prie ; madame, dites à mon seigneur et père — que je ne veux pas me marier encore. Si jamais je me marie, je le jure, — ce sera plutôt à ce Roméo que vous savez haï de moi, — qu’au comte Pâris. Voilà des nouvelles, en vérité.

lady capulet.

— Voici votre père qui vient ; faites-lui vous-même votre réponse, — et nous verrons comment il la prendra.


Entrent Capulet et la nourrice.
capulet, regardant Juliette qui sanglote.

— Quand le soleil disparaît, la terre distille la rosée ; — mais, après la disparition du radieux fils de mon frère, — il pleut tout de bon. Eh bien ! es-tu devenue gouttière, fillette ? Quoi, toujours des larmes ! — toujours des averses ! Dans ta petite personne — tu figures à la fois la barque, la mer et le vent ; — tes yeux, que je puis comparer à la mer, ont sans cesse — un flux et un reflux de larmes ; ton corps est la barque — qui flotte au gré de cette onde salée, et tes soupirs sont les vents — qui, luttant de furie avec tes larmes, — finiront, si un calme subit ne survient, par faire sombrer — ton corps dans la tempête… Eh bien, femme, — lui avez-vous signifié notre décision ?

lady capulet.

— Oui, messire ; mais elle refuse ; elle vous remercie. — La folle ! je voudrais qu’elle fût mariée à son linceul !…

capulet.

— Doucement, je n’y suis pas, je n’y suis pas, femme. — Comment ! elle refuse ! elle nous remercie ! — et elle n’est pas fière, elle ne s’estime pas bien heureuse, — tout indigne qu’elle est, d’avoir, par notre entremise, obtenu — pour mari un si digne gentilhomme !

juliette.

— Je ne suis pas fière, mais reconnaissante ; — fière, je ne puis l’être de ce que je hais comme un mal. — Mais je suis reconnaissante du mal même qui m’est fait par amour.

capulet.

— Eh bien, eh bien, raisonneuse, qu’est-ce que cela signifie ? — Je vous remercie et je ne vous remercie pas… Je suis fière — et je ne suis pas fière !… Mignonne donzelle, — dispensez-moi de vos remercîments et de vos fiertés, — et préparez vos fines jambes pour vous rendre jeudi prochain — à l’église Saint-Pierre en compagnie de Pâris ; — ou je t’y traînerai sur la claie, moi ! — Ah ! livide carogne ! ah ! bagasse ! — Ah ! face de suif !

lady capulet.

Fi, fi ! perdez-vous le sens ?

juliette, s’agenouillant.

— Cher père, je vous en supplie à genoux, — ayez la patience de m’écouter ! rien qu’un mot !

capulet.

— Au diable, petite bagasse ! misérable révoltée ! — Tu m’entends, rends-toi à l’église jeudi, — ou évite de me rencontrer jamais face à face : — ne parle pas, ne réplique pas, ne me réponds pas ; — mes doigts me démangent… Femme, nous croyions notre union pauvrement bénie, — parce que Dieu ne nous avait prêté que cette unique enfant ; — mais, je le vois maintenant, cette enfant unique était déjà de trop, — et nous avons été maudits en l’ayant. — Arrière, éhontée !

la nourrice.

Que le Dieu du ciel la bénisse ! — Vous avez tort, monseigneur, de la traiter ainsi.

capulet.

— Et pourquoi donc, dame Sagesse ?… Retenez votre langue, — maîtresse Prudence, et allez bavarder avec vos commères.

la nourrice.

— Ce que je dis n’est pas un crime.

capulet.

Au nom du ciel, bonsoir !

la nourrice.

— Peut-on pas dire un mot ?

capulet.

Paix, stupide radoteuse ! — Allez émettre vos sentences sur le bol d’une commère, — car ici nous n’en avons pas besoin.

lady capulet.

Vous êtes trop brusque.

capulet.

— Jour de Dieu ! j’en deviendrai fou. — Le jour, la nuit, à tout heure, à toute minute, à tout moment, que je fusse occupé ou non, — seul ou en compagnie, mon unique souci a été — de la marier ; enfin je trouve — un gentilhomme de noble lignée, — ayant de beaux domaines, jeune, d’une noble éducation, — pétri, comme on dit, d’honorables qualités, — un homme aussi accompli qu’un cœur peut le souhaiter, — et il faut qu’une petite sotte pleurnicheuse, — une poupée gémissante, quand on lui offre sa fortune, — réponde : Je ne veux pas me marier, je ne puis aimer, — je suis trop jeune, je vous prie de me pardonner ! — Ah ! si vous ne vous mariez pas, vous verrez comme je vous pardonne ; — allez paître où vous voudrez, vous ne logerez plus avec moi. — Faites-y attention, songez-y, je n’ai pas coutume de plaisanter. — Jeudi approche ; mettez la main sur votre cœur, et réfléchissez. — Si vous êtes ma fille, je vous donnerai à mon ami ; — si tu ne l’es plus, va au diable, mendie, meurs de faim dans les rues. — Car sur mon âme, jamais je ne te reconnaîtrai, — et jamais rien de ce qui est à moi ne sera ton bien. — Compte là-dessus, réfléchis, je tiendrai parole.

Il sort.
juliette.

— N’y a-t-il pas de pitié, planant dans les nuages, — qui voie au fond de ma douleur ? — Ô ma mère bien-aimée, ne me rejetez pas, — ajournez ce mariage d’un mois, d’une semaine ! — Sinon, dressez le lit nuptial — dans le sombre monument où Tybalt repose !

lady capulet.

— Ne me parle plus, car je n’ai rien à te dire ; — fais ce que tu voudras, car entre toi et moi tout est fini.

Elle sort.
juliette.

— Ô mon Dieu !… Nourrice, comment empêcher cela ? — Mon mari est encore sur la terre, et ma foi est au ciel : — comment donc ma foi peut-elle redescendre ici-bas, — tant que mon mari ne me l’aura pas renvoyée du ciel — en quittant la terre ?… Console-moi, console-moi ! — Hélas ! hélas ! se peut-il que le ciel tende de pareils piégés — à une créature aussi frêle que moi ! — Que dis-tu ? n’as-tu pas un mot qui me soulage ! — Console-moi, nourrice (107).

la nourrice.

Ma foi, écoutez : Roméo — est banni ; je gage le monde entier contre néant — qu’il n’osera jamais venir vous réclamer ; — s’il le fait, il faudra que ce soit à la dérobée. — Donc, puisque tel est le cas, — mon avis, c’est que vous épousiez le comte. — Oh ! c’est un si aimable gentilhomme ! — Roméo n’est qu’un torchon près de lui !… Un aigle, madame, — n’a pas l’œil aussi vert, aussi vif, aussi brillant — que Pâris. Maudit soit mon cœur, — si je ne vous trouve pas bien heureuse de ce second mariage ! — il vaut bien mieux que votre premier. Au surplus, — votre premier est mort, ou autant vaudrait qu’il le fût, — que de vivre sans vous être bon à rien.

juliette.

— Parles-tu du fond de ton cœur ?

la nourrice.

Et du fond de mon âme ; — sinon, malédiction à tous deux !

juliette.

Amen !

la nourrice.

Quoi ?

juliette.

— Ah ! tu m’as merveilleusement consolée. — Va dire à madame — qu’ayant déplu à mon père, je suis allée à la cellule de Laurence, — pour me confesser et recevoir l’absolution.

la nourrice.

— Oui, certes, j’y vais. Vous faites sagement.

Elle sort.
juliette, regardant s’éloigner la nourrice.

— Ô vieille. damnée ! abominable démon ! — Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de souhaiter que je me parjure, — ou de ravaler mon seigneur de cette même bouche — qui l’a exalté au-dessus de toute comparaison — tant de milliers de fois… Va-t’en conseillère ; — entre toi et mon cœur il y a désormais rupture. — Je vais trouver le religieux pour lui demander un remède ; — à défaut de tout autre, j’ai la ressource de mourir.

Elle sort.