Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868/Scène XVII
Scène XVII.
— Jeudi, seigneur ! le terme est bien court.
— Mon père Capulet le veut ainsi, — et je ne retarderai son empressement par aucun obstacle.
— Vous ignorez encore, dites-vous, les sentiments de la dame. — Voilà une marche peu régulière, et qui ne me plaît pas.
— Elle ne cesse de pleurer la mort de Tybalt, — et c’est pourquoi je lui ai peu parlé d’amour ; — car Vénus ne sourit guère dans une maison de larmes. — Or, son père voit un danger — à ce qu’elle se laisse ainsi dominer par la douleur ; — et, dans sa sagesse, il hâte notre mariage — pour arrêter cette inondation de larmes. — Le chagrin qui l’absorbe dans la solitude — pourra se dissiper dans la société. — Maintenant vous connaissez les raisons de cet empressement.
— Hélas ! je connais trop celles qui devraient le ralentir !
— Justement, messire, voici la dame qui vient à ma cellule.
— Heureux de vous rencontrer, ma dame et ma femme !
— Votre femme ! Je pourrai l’être quand je pourrai être mariée.
— Vous pouvez, et vous devez l’être, amour, jeudi prochain.
— Ce qui doit être sera.
Voilà une vérité certaine.
— Venez-vous faire votre confession à ce bon père !
— Répondre à cela, ce serait me confesser à vous.
— Ne lui cachez pas que vous m’aimez.
— Je vous confesse que je l’aime.
— Comme vous confesserez, j’en suis sûr, que vous m’aimez.
— Si je fais cet aveu, il aura plus de prix — en arrière de vous qu’en votre présence.
— Pauvre âme, les larmes ont bien altéré ton visage.
— Elles ont remporté là une faible victoire : — il n’avait pas grand charme avant leurs ravages.
— Ces paroles-là lui font plus d’injure que tes larmes.
— Ce n’est pas une calomnie. monsieur, c’est une vérité ; — et cette vérité je la dis à ma face.
— Ta beauté est à moi, et tu la calomnies.
— Il se peut, car elle ne m’appartient pas… — Êtes-vous de loisir, saint père, en ce moment, — ou reviendrai-je ce soir après vêpres ?
— J’ai tout mon loisir, pensive enfant… — Mon seigneur, nous aurions besoin d’être seuls.
— Dieu me préserve de troubler la dévotion ! — Juliette, jeudi, de bon matin, j’irai vous réveiller. — Jusque-là, adieu, et recueillez ce pieux baiser.
— Oh ! ferme la porte, et, cela fait, — viens pleurer avec moi : plus d’espoir, plus de ressource, plus de remède.
— Ah ! Juliette, je connais déjà ton chagrin, — et j’ai l’esprit tendu par une anxiété inexprimable. — Je sais que jeudi prochain, sans délai possible, — tu dois être mariée au comte.
— Ne me dis pas que tu sais cela, frère, — sans me dire aussi comment je puis l’empêcher. — Si dans ta sagesse tu ne trouves pas de remède, — déclare seulement que ma résolution est sage, — et sur-le-champ je remédie à tout avec ce couteau.
— Dieu a joint mon cœur à celui de Roméo ; toi, tu as joint nos mains ; — et, avant que cette main, engagée par toi à Roméo, — scelle un autre contrat, — avant que mon cœur loyal, devenu perfide et traître, — se donne à un autre, ceci aura eu raison de tous deux. — Donc, en vertu de ta longue expérience (108), — donne-moi vite un conseil ; sinon, regarde ! — entre ma détresse et moi je prends ce couteau sanglant — pour médiateur : c’est lui qui arbitrera le litige — que l’autorité de ton âge et de ta science — n’aura pas su terminer à mon honneur. — Réponds-moi sans retard ; il me tarde de mourir — si ta réponse ne m’indique pas de remède !
— Arrête, ma fille ; j’entrevois une espérance possible, — mais le moyen nécessaire à son accomplissement — est aussi désespéré que le mal que nous voulons empêcher. — Si, plutôt que d’épouser le comte Pâris, — tu as l’énergie de vouloir te tuer, — il est probable que tu oseras affronter — l’image de la mort pour repousser le déshonneur, — toi qui, pour y échapper, veux provoquer la mort elle-même. — Eh bien, si tu as ce courage, je te donnerai un remède.
— Oh ! plutôt que d’épouser Pâris, dis-moi de m’élancer — des créneaux de cette tour là-bas, — ou d’errer sur le chemin des bandits ; dis-moi de me glisser — où rampent des serpents ; enchaîne-moi avec des ours rugissants ; — enferme-moi, la nuit, dans un charnier, — sous un monceau d’os de morts qui s’entre-choquent, — de moignons fétides et de crânes jaunes et décharnés ; — dis-moi d’aller, dans une fosse fraîche remuée, — m’enfouir sous le linceul avec un mort : — ordonne-moi des choses dont le seul récit me faisait trembler, — et je les ferai sans crainte, sans hésitation, — pour rester l’épouse sans tache de mon doux bien-aimé (109) !
— Écoute alors : rentre à la maison, aie l’air gai et dis que tu consens — à épouser Pâris. C’est demain mercredi. — Demain soir, fais en sorte de coucher seule ; — que ta nourrice ne couche pas dans ta chambre ; — une fois au lit, prends cette fiole — et avale la liqueur qui y est distillée. — Aussitôt dans toutes tes veines se répandra — une froide et léthargique humeur : le pouls suspendra — son mouvement naturel et cessera de battre ; — ni chaleur, ni souffle n’attestera que tu vis. — Les roses de tes lèvres et de tes joues seront flétries — et ternes comme la cendre ; les fenêtres de tes yeux seront closes, — comme si la mort les avait fermées au jour de la vie. — Chaque partie de ton être, privée de souplesse et d’action, — sera roide, inflexible et froide comme la mort (110). — Dans cet état apparent de cadavre — tu resteras juste quarante-deux heures, — et alors tu t’éveilleras comme d’un doux sommeil. — Le matin, quand le fiancé arrivera — pour hâter ton lever, il te trouvera morte dans ton lit. — Alors, selon l’usage de notre pays, — vêtue de ta plus belle parure, et placée dans un cerceuil découvert, — tu seras transportée à l’ancien caveau — où repose toute la famille des Capulets. — Cependant, avant que tu sois éveillée, — Roméo, instruit de notre plan par mes lettres, — arrivera ; lui et moi — nous épierons ton réveil, et cette nuit-là même — Roméo t’emmènera à Mantoue. — Et ainsi tu seras sauvée d’un déshonneur imminent, — si nul caprice futile, nulle frayeur féminine — n’abat ton courage au moment de l’exécution.
— Donne ! oh ! donne ! ne me parle pas de frayeur.
— Tiens, pars ! Sois forte et sois heureuse dans ta résolution. Je vais dépêcher un religieux — à Mantoue avec un message pour ton mari.
— Amour, donne-moi ta force, et cette force me sauvera. — Adieu, mon père !