Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868/Scène XXI
Scène XXI.
— Madame ! allons, madame !… Juliette !… Elle dort profondément, je le garantis… — Eh bien, agneau ! eh bien, maîtresse !… Fi, paresseuse !… — Allons, amour, allons ! Madame ! mon cher cœur ! Allons, la mariée ! — Quoi, pas un mot !… Vous en prenez pour votre argent cette fois, — vous dormez pour une semaine, car, la nuit prochaine, j’en réponds, — le comte a pris son parti — de ne vous laisser prendre que peu de repos… Dieu me pardonne ! — Jésus Marie ! comme elle dort ! — Il faut que je l’éveille… Madame ! madame ! madame ! — Oui, que le comte vous surprenne au lit ; — c’est lui qui vous secouera, ma foi…
Est-il possible ! — Quoi ! toute vêtue, toute parée, et recouchée ! — Il faut que je la réveille… Madame ! madame ! madame ! — Ô malheur ! faut-il ! que je sois jamais née !… — Holà, de l’eau-de-vie !… Monseigneur ! Madame !
— Quel est ce bruit ?
Ô jour lamentable !
Qu’y a-t-il ?
Regardez, regardez ! Ô jour désolant !
— Ciel ! ciel ! Mon enfant, ma vie ! — Renais, rouvre les yeux, ou je vais mourir avec toi ! — Au secours ! au secours ! appelez au secours !
— Par pudeur, amenez Juliette ; son mari est arrivé.
— Elle est morte. décédée, elle est morte ; ah ! mon Dieu !
— Mon Dieu ! elle est morte ! elle est morte ! elle est morte !
— Ah ! que je la voie !… C’est fini, hélas ! elle est froide ! — Son sang est arrêté et ses membres sont roides. — La vie a depuis longtemps déserté ses lèvres. — La mort est sur elle, comme une gelée précoce — sur la fleur des champs la plus suave (116) !
— Ô jour lamentable !
Douloureux moment !
— La mort qui me l’a prise pour me faire gémir — enchaîne ma langue et ne me laisse pas parler.
— Allons, la fiancée est-elle prête à aller à l’église ?
— Prête à y aller, mais pour n’en pas revenir !
— Ô mon fils, la nuit qui précédait tes noces, — la mort est entrée dans le lit de ta fiancée, — et voici la pauvre fleur toute déflorée par elle. — Le sépulcre est mon gendre, le sépulcre est mon héritier, — le sépulcre a épousé ma fille. Moi, je vais mourir — et tout lui laisser. Quand la vie se retire, tout est au sépulcre.
— N’ai-je si longtemps désiré voir cette aurore, — que pour qu’elle me donnât un pareil spectacle (117) !
— Jour maudit, malheureux, misérable, odieux ! — Heure la plus atroce qu’ait jamais vu le temps — dans le cours laborieux de son pèlerinage ! — Rien qu’une pauvre enfant, une pauvre chère enfant, — rien qu’un seul être pour me réjouir et me consoler, — et la mort cruelle l’arrache de mes bras (118) !
— Ô douleur ! ô douloureux, douloureux, douloureux jour ! — Jour lamentable ! jour le plus douloureux — que jamais, jamais j’aie vu ! — Ô jour ! ô jour ! ô jour ! ô jour odieux ! — Jamais jour ne fut plus sombre ! — Ô jour douloureux ! ô jour douloureux !
— Déçue, divorcée, frappée, accablée, assassinée ! — Oui, détestable mort, déçue par toi, — ruinée par toi, cruelle, cruelle ! — Ô mon amour ! ma vie… Non, tu n’es plus ma vie, tu es mon amour dans la mort !
— Honnie, désolée, navrée, martyrisée, tuée ! — Sinistre catastrophe, pourquoi es-tu venue — détruire, détruire notre solennité ?… — Ô mon enfant ! mon enfant ! mon enfant ! Non ! toute mon âme ! — Quoi, tu es mortel… Hélas ! mon enfant est morte, — et, avec mon enfant, sont ensevelies toutes mes joies !
— Silence, n’avez-vous pas de honte ? Le remède aux maux désespérés — n’est pas dans ces désespoirs. Le ciel et vous, — vous vous partagiez cette belle enfant ; maintenant le ciel l’a tout entière, — et pour elle c’est tant mieux. — Votre part en elle, vous ne pouviez la garder de la mort, — mais le ciel garde sa part dans l’éternelle vie. — Une haute fortune était tout ce que vous lui souhaitiez ; — c’était le ciel pour vous de la voir s’élever, — et vous pleurez maintenant qu’elle s’élève, — au-dessus des nuages, jusqu’au ciel même ! — Oh ! vous aimez si mal votre enfant — que vous devenez fou en voyant qu’elle est bien. — Vivre longtemps mariée, ce n’est pas être bien mariée ; — la mieux mariée est celle qui meurt jeune. — Séchez vos larmes et attachez vos branches de romarin — sur ce beau corps ; puis, selon la coutume, — portez-la dans sa plus belle parure à l’église. — Car, bien que la faible nature nous force tous à pleurer, — les larmes de la nature font sourire la raison.
— Tous nos préparatifs de fête — se changent en appareil funèbre : — notre concert devient un glas mélancolique ; — notre repas de noces, un triste banquet d’obsèques ; — nos hymnes solennels, des chants lugubres. — Notre bouquet nuptial sert pour une morte, — et tout change de destination.
— Retirez-vous, monsieur, et vous aussi, madame, — et vous aussi, messire Pâris ; que chacun se prépare — à escorter cette belle enfant jusqu’à son tombeau. — Le ciel s’appesantit sur vous, pour je ne sais quelle offense ; — ne l’irritez pas davantage en murmurant contre sa volonté suprême. —
Nous pouvons serrer nos flûtes et partir.
— Ah ! serrez-les, serrez-les, mes bons, mes honnêtes amis ; — car, comme vous voyez, la situation est lamentable. —
Oui, et je voudrais qu’on pût l’amender.
Musiciens ! Oh ! musiciens, vite Gaieté du cœur ! Gaieté du cœur ! Oh ! si vous voulez que je vive, jouez-moi Gaieté du cœur !
Et pourquoi Gaieté du cœur !
Ô musiciens ! parce que mon cœur lui-même joue l’air de Mon cœur est triste. Ah ! jouez-moi quelque complainte joyeuse pour me consoler.
Pas la moindre complainte ; ce n’est pas le moment de jouer à présent.
Vous ne voulez pas, alors ?
Non.
Alors vous allez l’avoir solide.
Qu’est-ce que nous allons avoir ?
Ce n’est pas de l’argent, morbleu, c’est une raclée, méchants racleurs !
Méchant valet !
Ah ! je vais vous planter ma dague de valet dans la perruque. Je ne supporterai pas vos fadaises ; je vous en donnerai des fa-dièses, moi, sur les épaules, notez bien.
En nous donnant le fa-dièse, c’est vous qui nous noterez.
Voyons, rengainez votre dague et dégainez votre esprit.
En garde donc ! Je vais vous attaquer à la pointe de l’esprit et rengainer ma pointe d’acier… Ripostez-moi en hommes.
Quand une douleur poignante blesse le cœur
Et qu’une morne tristesse accable l’esprit,
Alors la musique au son argentin…
Pourquoi son argentin ? Pourquoi la musique a-t-elle le son argentin ? Répondez, Simon Corde-à-Boyau !
Eh ! parce que l’argent a le son fort doux.
Joli !… Répondez, vous, Hugues Rebec !
La musique a le son argentin, parce que les musiciens la font sonner pour argent.
Joli aussi !… Répondez, vous, Jacques Serpent.
Ma foi, je ne sais que dire.
Oh ! j’implore votre pardon : vous êtes le chanteur de la bande. Eh bien, je vais répondre pour vous. La musique a le son argentin, parce que les gaillards de votre espèce font rarement sonner l’or.
Alors la musique au son argentin
Apporte promptement le remède.
Voilà un fieffé coquin !
Qu’il aille se faire pendre !… Sortons, nous autres ! attendons le convoi, et nous resterons à dîner.