Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868/Scène XXII
Scène XXII.
— Si je puis me fier aux flatteuses assurances du sommeil, — mes rêves m’annoncent l’arrivée de quelque joyeuse nouvelle. — La pensée souveraine de mon cœur siège sereine sur son trône ; — et, depuis ce matin, une allégresse singulière — m’élève au-dessus de terre par de riantes pensées. — J’ai rêvé que ma dame arrivait et me trouvait mort — (étrange rêve qui laisse à un mort la faculté de penser !) — puis, qu’à force de baisers elle ranimait la vie sur mes lèvres, — et que je renaissais, et que j’étais empereur. — Ciel ! combien doit être douce la possession de l’amour, — si son ombre est déjà si prodigue de joies (122) !
— Des nouvelles de Vérone !… Eh bien, Balthazar, — est-ce que tu ne m’apportes pas de lettre du moine (123) ? — Comment va ma dame ? Mon père est-il bien ? — Comment va madame Juliette ? Je te répète cette question-là ; — car, si ma Juliette est heureuse, il n’existe pas de malheur.
— Elle est heureuse, il n’existe donc pas de malheur. — Son corps repose dans le tombeau des Capulets, — et son âme immortelle vit avec les anges. — Je l’ai vu déposer dans le caveau de sa famille, — et j’ai pris aussitôt la poste pour vous l’annoncer. — Oh ! pardonnez-moi de vous apporter ces tristes nouvelles : — je remplis l’office dont vous m’aviez chargé, monsieur (124).
— Est-ce ainsi ? eh bien, astres, je vous défie !…
— Tu sais où je loge : procure-moi de l’encre et du papier, — et loue des chevaux de poste : je pars d’ici ce soir (125).
— Je vous en conjure, monsieur, ayez de la patience. — Votre pâleur, votre air hagard annonce — quelque catastrophe.
Bah ! tu te trompes !… — Laisse-moi et fais ce que je te dis : — est-ce que tu n’as pas de lettre du moine pour moi ?
— Non, mon bon seigneur.
N’importe : va-t’en, — et loue des chevaux ; je te rejoins sur-le-champ.
— Oui, Juliette, je dormirai près de toi cette nuit. — Cherchons le moyen… Ô destruction ! comme — tu t’offres vite à la pensée des hommes désespérés ! — Je me souviens d’un apothicaire — qui demeure aux environs ; récemment encore je le remarquais — sous sa guenille, occupé, le sourcil froncé, — à cueillir des simples : il avait la mine amaigrie, — l’âpre misère l’avait usé jusqu’aux os. — Dans sa pauvre échoppe étaient accrochés une tortue, — un alligator empaillés et des peaux — de poissons monstrueux ; sur ses planches, — une chétive collection de boîtes vides, — des pots de terre verdâtres, des vessies et des graines moisies, — des restes de ficelle et de vieux pains de rose — étaient épars çà et là pour faire étalage. — Frappé de cette pénurie, je me dis à moi-même : — « Si un homme avait besoin de poison, — bien que la vente en soit punie de mort à Mantoue, — voici un pauvre gueux qui lui en vendrait. » — Oh ! je pressentais alors mon besoin présent ; — il faut que ce besoigneux m’en vende… — Autant qu’il m’en souvient, ce doit être ici sa demeure ; — comme c’est fête aujourd’hui, la boutique du misérable est fermée… — Holà ! l’apothicaire (126) !
Oui donc appelle si fort ?
— Viens ici, l’ami… Je vois que tu es pauvre ; — tiens, voici quarante ducats (127) ; donne-moi — une dose de poison ; mais il me faut une drogue énergique — qui, à peine dispersée dans les veines — de l’homme las de vivre, le fasse tomber mort, — et qui chasse du corps le souffle — aussi violemment, aussi rapidement que la flamme — renvoie la poudre des entrailles fatales du canon !
— J’ai de ces poisons meurtriers. Mais la loi de Mantoue, — c’est la mort pour qui les débite.
— Quoi ! tu es dans ce dénûment et dans cette misère, — et tu as peur de mourir ! La famine est sur tes joues ; — le besoin et la souffrance agonisent dans ton regard ; — le dégoût et la misère pendent à tes épaules (128). — Le monde ne t’est point ami, ni la loi du monde ; — le monde n’a pas fait sa loi pour t’enrichir ; — viole-la donc, cesse d’être pauvre et prends ceci.
— Ma pauvreté consent, mais non ma volonté.
— Je paye ta pauvreté, et non ta volonté.
— Mettez ceci dans le liquide que vous voudrez, — et avalez ; eussiez-vous la force de vingt hommes, vous serez expédié immédiatement (129).
— Voici ton or ; ce poison est plus funeste à l’âme des hommes, — il commet plus de meurtres dans cet odieux monde — que ces pauvres mixtures que tu n’as pas le droit de vendre. — C’est moi qui te vends du poison ; tu ne m’en as pas vendu. — Adieu, achète de quoi manger et engraisse.
— Ceci, du poison ? non ! Viens, cordial, viens avec moi — au tombeau de Juliette ; c’est là que tu dois me servir.