Roméo et Juliette/Traduction Hugo, 1868/Scène XXIV
Scène XXIV.
— Page, donne-moi ta torche. Éloigne-toi et tiens-toi à l’écart… — Mais, non, éteins-la, car je ne veux pas être vu. — Va te coucher sous ces ifs là-bas, — en appliquant ton oreille contre la terre sonore ; — aucun pied ne pourra se poser sur le sol du cimetière, — tant de fois amolli et fouillé par la bêche du fossoyeur, — sans que tu l’entendes : tu siffleras, — pour m’avertir, si tu entends approcher quelqu’un… — Donne-moi ces fleurs. Fais ce que je te dis. Va.
— J’ai presque peur de rester seul — ici dans le cimetière ; pourtant je me risque.
— Douce fleur, je sème ces fleurs sur ton lit nuptial, — dont le dais, hélas ! est fait de poussière et de pierres ; — je viendrai chaque nuit les arroser d’eau douce, — ou, à son défaut, de larmes distillées par des sanglots ; — oui, je veux célébrer tes funérailles — en venant, chaque nuit, joncher ta tombe et pleurer (131).
— Le page m’avertit que quelqu’un approche. — Quel est ce pas sacrilège qui erre par ici la nuit — et trouble les rites funèbres de mon amour ? — Eh quoi ! une torche !… — Nuit, voile-moi un instant.
— Donne-moi cette pioche et ce crocheteur d’acier.
— Tiens, prends cette lettre ; demain matin, de bonne heure, — aie soin de la remettre à mon seigneur et père… — Donne-moi la lumière. Sur ta vie, voici mon ordre : — quoi que tu voies ou entendes, reste à l’écart — et ne m’interromps pas dans mes actes. — Si je descends dans cette alcôve de la mort, — c’est pour contempler les traits de ma dame, — mais surtout pour détacher de son doigt inerte — un anneau précieux, un anneau que je dois employer — à un cher usage. Ainsi, éloigne-toi, va-t’en… — Mais si, cédant au soupçon, tu oses revenir pour épier — ce que je veux faire, — par le ciel, je te déchirerai lambeau par lambeau, — et je joncherai de tes membres ce cimetière affamé. — Ma résolution est farouche comme le moment ; elle est plus terrible et plus inexorable — que le tigre à jeun ou la mer rugissante (132).
— Je m’en vais, monsieur, et je ne vous troublerai pas.
— C’est ainsi que tu me prouveras ton dévouement…
Prends ceci : — vis et prospère… Adieu, cher enfant.
— N’importe. Je vais me cacher aux alentours ; — sa mine m’effraye, et je suis inquiet sur ses intentions.
— Horrible gueule, matrice de la mort, — gorgée de ce que la terre a de plus précieux, — je parviendrai bien à ouvrir tes lettres pourries — et à te fourrer de force une nouvelle proie !
— C’est ce banni, ce Montagne hautain — qui a tué le cousin de ma bien-aimée : — la belle enfant en est morte de chagrin, à ce qu’on suppose. — Il vient ici pour faire quelque infâme outrage — aux cadavres : je vais l’arrêter…
— Suspends ta besogne impie, vil Montagne : — la vengeance peut-elle se poursuivre au delà de la mort ? — Misérable condamné, je t’arrête. — Obéis et viens avec moi ; car il faut que tu meures (133).
— Il le faut en effet, et c’est pour cela que je suis venu ici… — Bon jeune homme, ne tente pas un désespéré, — sauve-toi d’ici et laisse-moi…
Songe à tous ces morts, — et recule épouvanté… Je t’en supplie, jeune homme, — ne charge pas ma tête d’un péché nouveau — en me poussant à la fureur… Oh ! va-t’en. — Par le ciel, je t’aime plus que moi-même, — car c’est contre moi-même que je viens ici armé. — Ne reste pas, va-t’en ; vis, et dis plus tard — que la pitié d’un furieux t’a forcé de fuir (134).
— Je brave ta commisération, — et je t’arrête ici comme félon.
— Tu veux donc me provoquer ? Eh bien, à toi, enfant !
— Ô ciel ! ils se battent : je vais appeler le guet.
— Oh ! je suis tué !… Si tu es généreux, — ouvre le tombeau et dépose-moi près de Juliette.
— Sur ma foi, je le ferai.
Examinons cette figure : — un parent de Mercutio, le noble comte Pâris ! — Que m’a donc dit mon valet ? Mon âme, bouleversée, — n’y a pas fait attention… Nous étions à cheval… Il me contait, je crois, — que Pâris devait épouser Juliette. — M’a-t-il dit cela, ou l’ai-je rêvé ? — Ou, en l’entendant parler de Juliette, ai-je eu la folie — de m’imaginer cela ?
Oh ! donne-moi ta main, — toi que l’âpre adversité a inscrit comme moi sur son livre ! — Je vais t’ensevelir dans un tombeau triomphal… — Un tombeau ? Oh ! non, jeune victime, c’est un louvre splendide, — car Juliette y repose, et sa beauté fait — de ce caveau une salle de fête illuminée.
— Mort, repose ici, enterré par un mort. — Que de fois les hommes à l’agonie — ont eu un accès de joie, un éclair avant la mort, — comme disent ceux qui les soignent… Ah ! comment comparer — ceci à un éclair ?
Ô mon amour ! ma femme ! — La mort qui a sucé le miel de ton haleine — n’a pas encore eu de pouvoir sur ta beauté : — elle ne t’a pas conquise ; la flamme de la beauté — est encore toute cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues, — et le pâle drapeau de la mort n’est pas encore déployé là…
— Tybalt ! te voilà donc couché dans ton linceul sanglant ! — Oh ! que puis-je faire de plus pour toi ? — De cette même main qui faucha ta jeunesse, — je vais abattre celle de ton ennemi. — Pardonne-moi, cousin.
Ah ! chère Juliette, — pourquoi es-tu si belle encore ? Dois-je croire — que le spectre de la Mort est amoureux — et que l’affreux monstre décharné te garde — ici dans les ténèbres pour te posséder !… — Horreur ! Je veux rester près de toi, et ne plus sortir de ce sinistre palais de la nuit ; — ici, ici, je veux rester — avec ta chambrière, la vermine ! Oh ! c’est ici — que je veux fixer mon éternelle demeure — et soustraire au joug des étoiles ennemies — cette chair lasse du monde…
Un dernier regard, mes yeux ! — bras, une dernière étreinte ! et vous, lèvres, vous, — portes de l’haleine, scellez par un baiser légitime — un pacte indéfini avec le sépulcre accapareur !
— Viens, amer conducteur, viens, âcre guide. — Pilote désespéré, vite ! lance — sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente ! — À ma bien-aimée !
Oh ! l’apothicaire ne m’a pas trompé : — ses drogues sont actives… Je meurs ainsi… sur un baiser (135) !
— Saint François me soit en aide ! Que de fois cette nuit — mes vieux pieds se sont heurtés à des tombes (136) !
Qui est là ?
— Un ami ! quelqu’un qui vous connaît bien.
— Soyez béni !… Dites-moi, mon bon ami, — quelle est cette torche là-bas qui prête sa lumière inutile — aux larves et aux crânes sans yeux ? Il me semble — qu’elle brûle dans le monument des Capulets.
— En effet, saint prêtre ; il y a là mon maître, — quelqu’un que vous aimez.
Qui donc ?
Roméo.
— Combien de temps a-t-il été là ?
Une grande demi-heure.
— Viens avec moi au caveau.
Je n’ose pas, messire. — Mon maître croit que je suis parti ; — il m’a menacé de mort en termes effrayants, — si je restais a épier ses actes (137).
— Reste donc, j’irai seul… L’inquiétude me prend : oh ! je crains bien quelque malheur.
— Comme je dormais ici sous cet if, — j’ai rêvé que mon maître se battait avec un autre homme — et que mon maître le tuait (138).
Roméo !
— Hélas ! hélas ! quel est ce sang qui tache — le seuil de pierre de ce sépulcre ? — Pourquoi ces épées abandonnées et sanglantes — projettent-elles leur sinistre lueur sur ce lieu de paix ?
— Roméo ! Oh ! qu’il est pâle !… Quel est cet autre ? Quoi, Pâris aussi ! — baigné dans son sang ! Oh ! quelle heure cruelle — est donc coupable de cette lamentable catastrophe (139) ?…
Elle remue !
— Ô frère charitable, où est mon seigneur ? — Je me rappelle bien en quel lieu je dois être : — m’y voici… Mais où est Roméo ?
— J’entends du bruit… Ma fille, quitte ce nid — de mort, de contagion, de sommeil contre nature. — Un pouvoir au-dessus de nos contradictions — a déconcerté nos plans. Viens, viens, partons ! — Ton mari est la gisant sur ton sein, — et voici Pâris. Viens, je te placerai — dans une communauté de saintes religieuses ; — pas de questions ! le guet arrive… — Allons, viens, chère Juliette.
Je n’ose rester plus longtemps.
— Va, sors d’ici, car je ne m’en irai pas, moi. — Qu’est ceci ? Une coupe qu’étreint la main de mon bien-aimé ? — C’est le poison, je le vois, qui a causé sa fin prématurée. — L’égoïste ! il a tout bu ! il n’a pas laissé une goutte amie — pour m’aider à le rejoindre !… Je veux baiser tes lèvres ; — peut-être y trouverai-je un reste de poison — dont le baume me fera mourir…
— Tes lèvres sont chaudes !
Conduis-nous, page… De quel côté ?
— Oui, du bruit ! Hâtons-nous donc !
Ô heureux poignard ! — voici ton fourreau…
Rouille-toi là et laisse-moi mourir (140) !
— Voilà l’endroit, là où la torche brûle.
— Le sol est sanglant. Qu’on fouille le cimetière. — Allez plusieurs et arrêtez qui vous trouverez.
— Spectacle navrant ! Voici le comte assassiné… — et Juliette en sang !… chaude encore !… morte il n’y a qu’un moment, — elle qui était ensevelie depuis deux jours !… — Allez prévenir le prince, courez chez les Capulets, — réveillez les Montagnes… que d’autres aillent aux recherches.
— Nous voyons bien le lieu où sont entassés tous ces désastres ; — mais les causes qui ont donné lieu à ces désastres lamentables, — nous ne pouvons les découvrir sans une enquête.
— Voici le valet de Roméo, nous l’avons trouvé dans le cimetière.
— Tenez-le sous bonne garde jusqu’à l’arrivée du prince.
— Voici un moine qui tremble, soupire et pleure. — Nous lui avons pris ce levier et cette bêche, comme il venait de ce côté du cimetière.
— Graves présomptions ! Retenez aussi ce moine.
— Quel est le malheur matinal — qui enlève ainsi notre personne à son repos ?
— Pourquoi ces clameurs qui retentissent partout ?
— Le peuple dans les rues crie : Roméo !… — Juliette !… Pâris ! et tous accourent, — en jetant l’alarme, vers notre monument.
— D’où vient cette épouvante qui fait tressaillir nos oreilles ?
— Mon souverain, voici le comte Pâris assassiné ; — voici Roméo mort ; voici Juliette, la morte qu’on pleurait, — chaude encore et tout récemment tuée.
— Cherchez, fouillez partout, et sachez comment s’est fait cet horrible massacre.
— Voici un moine, et le valet du défunt Roméo : — ils ont été trouvés munis des instruments nécessaires pour ouvrir — la tombe de ces morts.
— Ô ciel !… Oh ! vois donc, femme, notre fille est en sang !… — Ce poignard s’est mépris… tiens ! sa gaine — est restée vide au flanc du Montague, — et il s’est égaré dans la poitrine de ma fille (141) !
— Mon Dieu ! ce spectacle funèbre est le glas — qui appelle ma vieillesse au sépulcre.
— Approche, Montagne : tu t’es levé avant l’heure — pour voir ton fils, ton héritier couché avant l’heure.
— Hélas ! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit. — L’exil de son fils l’a suffoquée de douleur (142) ! — Quel est le nouveau malheur qui conspire contre mes années ?
— Regarde, et tu verras.
— Ô mal appris ! Y a-t-il donc bienséance — à prendre le pas sur ton père dans la tombe ?
— Fermez la bouche aux imprécations, — jusqu’à ce que nous ayons pu éclaircir ces mystères, — et en connaître la source, la cause et l’enchaînement. — Alors c’est moi qui mènerai votre deuil, — et qui le conduirai, s’il le faut, jusqu’à la mort. En attendant, contenez-vous, — et que l’affliction s’asservisse à la patience… — Produisez ceux qu’on soupçonne.
— Tout impuissant que j’ai été, c’est moi — qui suis le plus suspect, puisque l’heure et le lieu — s’accordent à m’imputer cet horrible meurtre ! — me voici, prêt à m’accuser et à me défendre, — prêt à m’absoudre en me condamnant.
— Dis donc vite ce que tu sais sur ceci.
— Je serai bref : car le peu de souffle qui me reste — ne suffirait pas à un récit prolixe. — Roméo, ici gisant, était l’époux de Juliette ; — et Juliette, ici gisante, était la femme fidèle de Roméo. — Je les avais mariés : le jour de leur mariage secret — fut le dernier jour de Tybalt, dont la mort prématurée — proscrivit de cette cité le nouvel époux. — C’était lui, et non Tybalt, que pleurait Juliette.
— Vous, pour chasser la douleur qui assiégeait votre fille, — vous l’aviez fiancée et vous vouliez la marier de force — au comte Pâris. Sur ce, elle est venue à moi, — et, d’un air effaré m’a dit de trouver un moyen — pour la soustraire à ce second mariage : — sinon, elle voulait se tuer, là, dans ma cellule. — Alors, sur la foi de mon art, je lui ai remis — un narcotique qui a agi, — comme je m’y attendais, en lui donnant — l’apparence de la mort. Cependant j’ai écrit à Roméo — d’arriver, dès cette nuit fatale, — pour aider Juliette à sortir de sa tombe empruntée, — au moment où l’effet du breuvage cesserait. — Mais celui qui était chargé de ma lettre, frère Jean, — a été retenu par un accident, et me l’a rapportée — hier soir (145). Alors tout seul, — à l’heure fixée d’avance pour le réveil de Juliette, — je me suis rendu au caveau des Capulets dans l’intention de l’emmener — et de la recueillir dans ma cellule — jusqu’à ce qu’il me fût possible de prévenir Roméo. — Mais quand je suis arrivé, quelques minutes avant le moment — de son réveil, j’ai trouvé ici — le noble Pâris et le fidèle Roméo prématurément couchés dans le sépulcre. — Elle s’éveille, je la conjure de partir — et de supporter ce coup du ciel avec patience… — Aussitôt un bruit alarmant me chasse de la tombe ; — Juliette, désespérée, refuse de me suivre, — et c’est sans doute alors qu’elle s’est fait violence à elle-même. — Voilà tout ce que je sais. La nourrice était dans le secret — de ce mariage. Si dans tout ceci quelque malheur — est arrivé par ma faute, que ma vieille vie — soit sacrifiée, quelques heures avant son épuisement, — à la rigueur des lois les plus sévères.
— Nous t’avons toujours connu pour un Saint homme… — Où est le valet de Roméo ? qu’a-t-il à dire ?
— J’ai porté à mon maître la nouvelle de la mort de Juliette ; — aussitôt il a pris la poste, a quitté Mantoue — et est venu dans ce cimetière, à ce monument. — Là, il m’a chargé de remettre de bonne heure à son père la lettre que voici, — et, entrant dans le caveau, m’a ordonné sous peine de mort — de partir et de le laisser seul.
— Donne-moi cette lettre, je veux la voir… — Où est le page du comte, celui qui a appelé le guet ? — Maraud, qu’est-ce que ton maître a fait ici ?
— Il est venu jeter des fleurs sur le tombeau de sa fiancée — et m’a dit de me tenir à l’écart, ce que j’ai fait. — Bientôt un homme avec une lumière est arrivé pour ouvrir la tombe ; — et, quelques instants après, mon maître a tiré l’épée contre lui ; — et c’est alors que j’ai couru appeler le guet.
— Cette lettre confirme les paroles du moine… — Voilà tout le récit de leurs amours… Il a appris qu’elle était morte ; — aussitôt, écrit-il, il a acheté du poison — d’un pauvre apothicaire et sur-le-champ — s’est rendu dans ce caveau pour y mourir et reposer près de Juliette…
— Où sont-ils, ces ennemis ? Capulet ! Montagne ! — Voyez par quel fléau le ciel châtie votre haine : — pour tuer vos joies il se sert de l’amour !… — Et moi, pour avoir fermé les yeux sur vos discordes, — j’ai perdu deux parents. Nous sommes tous punis (144).
— Ô Montagne, mon frère, donne-moi la main.
— Voici le douaire de ma fille ; je n’ai rien — à te demander de plus.
Mais moi, j’ai à te donner plus encore. — Je veux dresser une statue de ta fille en or pur. — Tant que Vérone gardera son nom, — il n’existera pas de figure plus honorée — que celle de la loyale et fidèle Juliette (145).
Je veux que Roméo soit auprès de sa femme dans la même splendeur : — pauvres victimes de nos inimitiés !
— Cette matinée apporte avec elle une paix sinistre, — le soleil se voile la face de douleur. — Partons pour causer encore de ces tristes choses. — Il y aura des graciés et des punis. — Car jamais aventure ne fut plus douloureuse — que celle de Juliette et de son Roméo.