Romans et Contes de Théophile Gautier/Jettatura/08

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Jettatura
Romans et ContesA. Lemerre (p. 220-231).


VIII


M. d’Aspremont crut, en s’entendant injurier par la populace de Chiaja, qu’il était l’objet de ces litanies grossièrement burlesques dont les marchands de poisson régalent les gens bien mis qui traversent le marché ; mais une répulsion si vive, un effroi si vrai se peignaient dans tous les yeux, qu’il fut bien forcé de renoncer à cette interprétation ; le mot jettatore, qui avait déjà frappé ses oreilles au théâtre de San Carlino, fut encore prononcé, et avec une expression menaçante cette fois ; il s’éloigna donc à pas lents, ne fixant plus sur rien ce regard, cause de tant de trouble. En longeant les maisons pour se soustraire à l’attention publique, Paul arriva à un étalage de bouquiniste ; il s’y arrêta, remua et ouvrit quelques livres, en manière de contenance : il tournait ainsi le dos aux passants, et sa figure à demi cachée par les feuillets évitait toute occasion d’insulte. Il avait bien pensé un instant à charger cette canaille à coups de canne ; la vague terreur superstitieuse qui commençait à s’emparer de lui l’en avait empêché. Il se souvint qu’ayant une fois frappé un cocher insolent d’une légère badine, il l’avait attrapé à la tempe et tué sur le coup, meurtre involontaire dont il ne s’était pas consolé. Après avoir pris et reposé plusieurs volumes dans leur case, il tomba sur le traité de la Jettatura du signor Niccolo Valetta ; ce titre rayonna à ses yeux en caractères de flamme, et le livre lui parut placé là par la main de la fatalité ; il jeta au bouquiniste, qui le regardait d’un air narquois, en faisant brimbaler deux ou trois cornes noires mêlées aux breloques de sa montre, les six ou huit carlins, prix du volume, et courut à l’hôtel s’enfermer dans sa chambre pour commencer cette lecture qui devait éclaircir et fixer les doutes dont il était obsédé depuis son séjour à Naples.

Le bouquin du signor Valetta est aussi répandu à Naples que les Secrets du grand Albert, l’Etteila ou la Clef des songes peuvent l’être à Paris. Valetta définit la jettature, enseigne à quelles marques on peut la reconnaître, par quels moyens on s’en préserve ; il divise les jettatori en plusieurs classes, d’après leur degré de malfaisance, et agite toutes les questions qui se rattachent à cette grave matière.

S’il eût trouvé ce livre à Paris, d’Aspremont l’eût feuilleté distraitement comme un vieil almanach farci d’histoires ridicules, et eût ri du sérieux avec lequel l’auteur traite ces billevesées ; dans la disposition d’esprit où il était, hors de son milieu naturel, préparé à la crédulité par une foule de petits incidents, il le lut avec une secrète horreur, comme un profane épelant sur un grimoire des évocations d’esprits et des formules de cabbale. Quoiqu’il n’eût pas cherché à les pénétrer, les secrets de l’enfer se révélaient à lui ; il ne pouvait plus s’empêcher de les savoir, et il avait maintenant la conscience de son pouvoir fatal ; il était jettatore ! Il fallait bien en convenir vis-à-vis de lui-même : tous les signes distinctifs décrits par Valetta, il les possédait.

Quelquefois il arrive qu’un homme qui jusque-là s’était cru doué d’une santé parfaite, ouvre par hasard ou par distraction un livre de médecine, et, en lisant la description pathologique d’une maladie, s’en reconnaisse atteint ; éclairé par une lueur fatale, il sent à chaque symptôme rapporté tressaillir douloureusement en lui quelque organe obscur, quelque fibre cachée dont le jeu lui échappait, et il pâlit en comprenant si prochaine une mort qu’il croyait bien éloignée. — Paul éprouva un effet analogue.

Il se mit devant une glace et se regarda avec une intensité effrayante : cette perfection disparate, composée de beautés qui ne se trouvent pas ordinairement ensemble, le faisait plus que jamais ressembler à l’archange déchu, et rayonnait sinistrement dans le fond noir du miroir ; les fibrilles de ses prunelles se tordaient comme des vipères convulsives ; ses sourcils vibraient pareils à l’arc d’où vient de s’échapper la flèche mortelle ; la ride blanche de son front faisait penser à la cicatrice d’un coup de foudre, et dans ses cheveux rutilants paraissaient flamber des flammes infernales ; la pâleur marmoréenne de la peau donnait encore plus de relief à chaque trait de cette physionomie vraiment terrible.

Paul se fit peur à lui-même : il lui semblait que les effluves de ses yeux, renvoyés par le miroir, lui revenaient en dards empoisonnés : figurez-vous Méduse regardant sa tête horrible et charmante dans le fauve reflet d’un bouclier d’airain.

L’on nous objectera peut-être qu’il est difficile de croire qu’un jeune homme du monde, imbu de la science moderne, ayant vécu au milieu du scepticisme de la civilisation, ait pu prendre au sérieux un préjugé populaire, et s’imaginer être doué fatalement d’une malfaisance mystérieuse. Mais nous répondrons qu’il y a un magnétisme irrésistible dans la pensée générale, qui vous pénètre malgré vous, et contre lequel une volonté unique ne lutte pas toujours efficacement : tel arrive à Naples se moquant de la jettature, qui finit par se hérisser de précautions cornues et fuir avec terreur tout individu à l’œil suspect. Paul d’Aspremont se trouvait dans une position encore plus grave : — il avait lui-même le fascino, — et chacun l’évitait, ou faisait en sa présence les signes préservatifs recommandés par le signor Valetta. Quoique sa raison se révoltât contre une pareille appréciation, il ne pouvait s’empêcher de reconnaître qu’il présentait tous les indices dénonciateurs de la jettature. — L’esprit humain, même le plus éclairé, garde toujours un coin sombre, où s’accroupissent les hideuses chimères de la crédulité, où s’accrochent les chauves-souris de la superstition. La vie ordinaire elle-même est si pleine de problèmes insolubles, que l’impossible y devient probable. On peut croire ou nier tout : à un certain point de vue, le rêve existe autant que la réalité.

Paul se sentit pénétré d’une immense tristesse. — Il était un monstre ! — Bien que doué des instincts les plus affectueux et de la nature la plus bienveillante, il portait le malheur avec lui ; son regard, involontairement chargé de venin, nuisait à ceux sur qui il s’arrêtait, quoique dans une intention sympathique. Il avait l’affreux privilège de réunir, de concentrer, de distiller les miasmes morbides, les électricités dangereuses, les influences fatales de l’atmosphère, pour les darder autour de lui. Plusieurs circonstances de sa vie, qui jusque-là lui avaient semblé obscures et dont il avait vaguement accusé le hasard, s’éclairaient maintenant d’un jour livide : il se rappelait toutes sortes de mésaventures énigmatiques, de malheurs inexpliqués, de catastrophes sans motifs dont il tenait à présent le mot ; des concordances bizarres s’établissaient dans son esprit et le confirmaient dans la triste opinion qu’il avait prise de lui-même.

Il remonta sa vie année par année : il se rappela sa mère morte en lui donnant le jour ; la fin malheureuse de ses petits amis de collège, dont le plus cher s’était tué en tombant d’un arbre, sur lequel lui, Paul, le regardait grimper ; cette partie de canot si joyeusement commencée avec deux camarades, et d’où il revenu seul, après des efforts inouïs pour arracher des herbes les corps des pauvres enfants noyés par le chavirement de la barque ; l’assaut d’armes où son fleuret, brisé près du bouton et transformé ainsi en épée, avait blessé si dangereusement son adversaire, — un jeune homme qu’il aimait beaucoup : — à coup sûr, tout cela pouvait s’expliquer rationnellement, et Paul l’avait fait ainsi jusqu’alors ; pourtant, ce qu’il y avait d’accidentel et de fortuit dans ces événements lui paraissait dépendre d’une autre cause depuis qu’il connaissait le livre de Valetta : l’influence fatale, le fascino, la jettatura, devaient réclamer leur part de ces catastrophes. Une telle continuité de malheurs autour du même personnage n’était pas naturelle.

Une autre circonstance plus récente lui revint en mémoire, avec tous ses détails horribles, et ne contribua pas peu à l’affermir dans sa désolante croyance.

À Londres, il allait souvent au théâtre de la Reine, où la grâce d’une jeune danseuse anglaise l’avait particulièrement frappé. Sans en être plus épris qu’on ne l’est d’une gracieuse figure de tableau ou de gravure, il la suivait du regard parmi ses compagnes du corps de ballet, à travers le tourbillon des manœuvres chorégraphiques ; il aimait ce visage doux et mélancolique, cette pâleur délicate que ne rougissait jamais l’animation de la danse, ces beaux cheveux d’un blond soyeux et lustré, couronnés, suivant le rôle, d’étoiles ou de fleurs, ce long regard perdu dans l’espace, ces épaules d’une chasteté virginale frissonnant sous la lorgnette, ces jambes qui soulevaient à regret leurs nuages de gaze et luisaient sous la soie comme le marbre d’une statue antique ; chaque fois qu’elle passait devant la rampe, il la saluait de quelque petit signe d’admiration furtif, ou s’armait de son lorgnon pour la mieux voir.

Un soir, la danseuse, emportée par le vol circulaire d’une valse, rasa de plus près cette étincelante ligne de feu qui sépare au théâtre le monde idéal du monde réel ; ses légères draperies de sylphide palpitaient comme des ailes de colombe prêtes à prendre l’essor. Un bec de gaz tira sa langue bleue et blanche et atteignit l’étoffe aérienne. En un moment la flamme environna la jeune fille, qui dansa quelques secondes comme un feu follet au milieu d’une lueur rouge, et se jeta vers la coulisse, éperdue, folle de terreur, dévorée vive par ses vêtements incendiés. — Paul avait été très douloureusement ému de ce malheur, dont parlèrent tous les journaux du temps, où l’on pourrait retrouver le nom de la victime, si l’on était curieux de le savoir. Mais son chagrin n’était pas mélangé de remords. Il ne s’attribuait aucune part dans l’accident qu’il déplorait plus que personne.

Maintenant il était persuadé que son obstination à la poursuivre du regard n’avait pas été étrangère à la mort de cette charmante créature. Il se considérait comme son assassin ; il avait horreur de lui-même et aurait voulu n’être jamais né.

À cette prostration succéda une réaction violente ; il se mit à rire d’un rire nerveux, jeta au diable le livre de Valetta et s’écria : « Vraiment je deviens imbécile ou fou ! Il faut que le soleil de Naples m’ait tapé sur la tête. Que diraient mes amis du club s’ils apprenaient que j’ai sérieusement agité dans ma conscience cette belle question — à savoir si je suis ou non jettatore ! »

Paddy frappa discrètement à la porte. — Paul ouvrit, et le groom, formaliste dans son service, lui présenta sur le cuir verni de sa casquette, en s’excusant de ne pas avoir de plateau d’argent, une lettre de la part de miss Alicia.

M. d’Aspremont rompit le cachet et lut ce qui suit :

« Est-ce que vous me boudez, Paul ? — Vous n’êtes pas venu hier soir, et votre sorbet au citron s’est fondu mélancoliquement sur la table. Jusqu’à neuf heures j’ai eu l’oreille aux aguets, cherchant à distinguer le bruit des roues de votre voiture à travers le chant obstiné des grillons et les ronflements des tambours de basque ; alors il a fallu perdre tout espoir, et j’ai querellé le commodore. Admirez comme les femmes sont justes ! — Pulcinella avec son nez noir, don Limon et donna Pangrazia ont donc bien du charme pour vous ? car je sais par ma police que vous avez passé votre soirée à San Carlino. De ces prétendues lettres importantes, vous n’en avez pas écrit une seule. Pourquoi ne pas avouer tout bonnement et tout bêtement que vous êtes jaloux du comte Altavilla ? Je vous croyais plus orgueilleux, et cette modestie de votre part me touche. — N’ayez aucune crainte, M. d’Altavilla est trop beau, et je n’ai pas le goût des Apollons à breloques. Je devrais afficher à votre endroit un mépris superbe et vous dire que je ne me suis pas aperçue de votre absence ; mais la vérité est que j’ai trouvé le temps fort long, que j’étais de très mauvaise humeur, très nerveuse, et que j’ai manqué de battre Vicè, qui riait comme une folle — je ne sais pourquoi, par exemple.

« A. W. »

Cette lettre enjouée et moqueuse ramena tout à fait les idées de Paul aux sentiments de la vie réelle. Il s’habilla, ordonna de faire avancer la voiture, et bientôt le voltairien Scazziga fit claquer son fouet incrédule aux oreilles de ses bêtes qui se lancèrent au galop sur le pavé de lave, à travers la foule toujours compacte sur le quai de Santa Lucia.

« Scazziga, quelle mouche vous pique ? vous allez causer quelque malheur ! » s’écria M. d’Aspremont. Le cocher se retourna vivement pour répondre, et le regard irrité de Paul l’atteignit en plein visage. — Une pierre qu’il n’avait pas vue souleva une des roues de devant, et il tomba de son siège par la violence du heurt, mais sans lâcher ses rênes. — Agile comme un singe, il remonta d’un saut à sa place, ayant au front une bosse grosse comme un œuf de poule.

« Du diable si je me retourne maintenant quand tu me parleras ! — grommela-t-il entre ses dents. Timberio, Falsacappa et Gelsomina avaient raison, — c’est un jettatore ! Demain, j’achèterai une paire de cornes. Si ça ne peut pas faire de bien, ça ne peut pas faire de mal. »

Ce petit incident fut désagréable à Paul ; il le ramenait dans le cercle magique dont il voulait sortir : une pierre se trouve tous les jours sous la roue d’une voiture, un cocher maladroit se laisse choir de son siège, — rien n’est plus simple et plus vulgaire. Cependant l’effet avait suivi la cause de si près, la chute de Scazziga coïncidait si justement avec le regard qu’il lui avait lancé, que ses appréhensions lui revinrent :

« J’ai bien envie, se dit-il, de quitter dès demain ce pays extravagant, où je sens ma cervelle ballotter dans mon crâne comme une noisette sèche dans sa coquille. Mais si je confiais mes craintes à miss Ward, elle en rirait, et le climat de Naples est favorable à sa santé. — Sa santé ! mais elle se portait bien avant de me connaître ! Jamais ce nid de cygnes balancé sur les eaux, qu’on nomme l’Angleterre, n’avait produit une enfant plus blanche et plus rose ! La vie éclatait dans ses yeux pleins de lumière, s’épanouissait sur ses joues fraîches et satinées ; un sang riche et pur courait en veines bleues sous sa peau transparente ; on sentait à travers sa beauté une force gracieuse ! Comme sous mon regard elle a pâli, maigri, changé ! comme ses mains délicates devenaient fluettes ! Comme ses yeux si vifs s’entouraient de pénombres attendries ! On eût dit que la consomption lui posait ses doigts osseux sur l’épaule. — En mon absence, elle a bien vite repris ses vives couleurs ; le souffle joue librement dans sa poitrine que le médecin interrogeait avec crainte ; délivrée de mon influence funeste, elle vivrait de longs jours. — N’est-ce pas moi qui la tue ? — L’autre soir, n’a-t-elle pas éprouvé, pendant que j’étais là, une souffrance si aiguë, que ses joues se sont décolorées comme au souffle froid de la mort ? — Ne lui fais-je pas la jettatura sans le vouloir ? — Mais peut-être aussi n’y a-t-il là rien que de naturel. — Beaucoup de jeunes Anglaises ont des prédispositions aux maladies de poitrine. »

Ces pensées occupèrent Paul d’Aspremont pendant la route. Lorsqu’il se présenta sur la terrasse, séjour habituel de miss Ward et du commodore, les immenses cornes de bœufs de Sicile, présent du comte Altavilla, recourbaient leurs croissants jaspés à l’endroit le plus en vue. Voyant que Paul les remarquait, le commodore devint bleu : ce qui était sa manière de rougir, car, moins délicat que sa nièce, il avait reçu les confidences de Vicè…

Alicia, avec un geste de parfait dédain, fit signe à la servante d’emporter les cornes et fixa sur Paul son bel œil plein d’amour, de courage et de foi.

« Laissez-les à leur place, dit Paul à Vicè ; elles sont fort belles. »