Rose et Blanche/5/3

La bibliothèque libre.
B. Renault, éditeur (Tome Vp. 67-103).


CHAPITRE III.

L’amour d’un homme.


Votre bienfaiteur ! dit Horace, lorsqu’il put lui parler sans être entendu que d’elle seule, ne direz-vous pas plutôt votre ami ?

— J’y consens avec joie, dit-elle, d’autant plus qu’il y a si long-temps que j’ambitionne ce titre auprès de vous.

— Hélas ! dit Horace, je souffre d’en avoir été si peu digne. Je suis votre ami qui vous a méconnue, votre bienfaiteur qui vous a abandonnée.

— Je ne me rappelle rien de tout cela, reprit-elle, je ne me souviens que du souper de Tarbes. Mais nous nous reverrons, j’espère. Me pardonnez-vous de vous avoir trompé toute la journée ?

— Je suis trop heureux pour appeler cela une mystification.

— Mon intention était toute opposée à ce mot-là, dit Rose. Il est vrai que parmi les amis qui s’y sont prêtés, plusieurs n’y voyaient qu’une folie de campagne. Mais moi, quand j’ai su ce matin que, sans me reconnaître, vous demandiez à m’être présenté, j’ai voulu essayer de vous voir, en conservant toujours mon incognito. Je pensais que ce déguisement me cacherait pendant quelques instans ; mais votre erreur a duré toute la journée. Cela prouve que je suis bonne comédienne, ou que vous aviez complètement oublié ma figure.

Rose dit ces derniers mots avec une espèce d’indifférence ; mais sa fierté y cachait un reproche. Horace le comprit et il eût voulu se justifier, mais elle se leva et s’approcha de ce cercle de gens que, par usage ou par ton, les actrices appellent leurs amis, adorateurs fastidieux et pourtant nécessaires, qui ne se rebutent point des froideurs qu’ils appellent caprices, et qui se consolent de ne rien obtenir, pourvu qu’ils aient l’air d’être heureux.

Ceux-là aidaient Rose à vivre sans affection. Ils l’y aidaient merveilleusement sans s’en douter, par la froideur exquise de leur galanterie. Au milieu d’eux, elle restait sage malgré elle, car elle eût voulu aimer et ne le pouvait pas. Ils la forçaient à l’indifférence ; et en retour, elle les forçait au respect.

L’avocat, réellement amoureux, était jaloux ; mais la dignité de mademoiselle Coronari lui fit sentir le ridicule de cette prétention, et bientôt la gaîté régna facile et légère parmi tous les convives. Rose faisait les honneurs de chez elle avec l’aisance et la grâce d’une femme du monde. Horace retrouvait en elle la même décence dans les manières, la même élévation dans les idées, avec un esprit formé par l’expérience et l’aplomb que lui donnaient son talent et sa célébrité. Cette jeune fille qu’il avait cru perdue par le vice et par la misère, il la retrouvait brillante, entourée d’hommages, de gloire et de fortune. Il l’écoutait parler avec surprise, avec enchantement. Il se demandait si c’était bien la même qu’il avait vue pour la première fois, jouant le rôle de père noble, sous les auspices de l’infâme Primerose.

À la fin du souper, on pria Rose de chanter. Elle fit donner une guitare à un de ses camarades, dont la figure ombragée d’une barbe épaisse, frappait depuis quelque temps la mémoire d’Horace d’un souvenir confus. C’était le signor Firenzuola, basse-taille remarquable, jadis soprano, maintenant premier sujet au théâtre de Bordeaux. Il accompagna la cantatrice, qui choisit précisément la barcarole qu’elle avait chantée devant Horace au souper de Tarbes. Une profonde émotion s’empara de M. Cazalès. Dans la confusion qui suivit la sortie de table, il pressa vivement la main de mademoiselle Coronari contre ses lèvres. Bonne Rose ! lui dit-il, vous m’avez rajeuni de quatre ans. — Vous n’avez donc rien oublié de ce temps-là, lui dit-elle ?

— Je n’ai rien oublié de vous, et vous l’avez cru pourtant.

— Ne revenons pas trop sur le passé, dit-elle, j’étais jeune et romanesque.

Le lendemain, Horace eut un long entretien avec Rose. Elle lui raconta comment après la mort de sa mère elle s’était exposée seule aux hasards de la fortune. La protection de plusieurs artistes célèbres auxquels madame Pasta l’avait recommandée en Italie, lui avait fourni les moyens de perfectionner son talent ; douée des plus rares dispositions, et complètement absorbée par la passion de son art, elle avait fait d’assez rapides progrès pour être bientôt à même de s’acquitter envers ses amis, et de ne plus rien devoir qu’à elle-même.

Cependant, quelques jours après cet entretien, son avenir prit à ses yeux une teinte plus vague ; les triomphes de la scène ne lui apparurent plus que comme des accessoires à son bonheur. Une autre destinée, incertaine, trompeuse peut-être, mais enivrante et large, s’offrait à ses yeux éblouis. Cet homme, le premier, le seul qu’elle eût aimé, elle le voyait tous les jours ; il la suivait partout ; à la promenade, au théâtre, dans les salons, où elle était appelée à recueillir de nouveaux hommages ; partout Horace Cazalès, qu’elle avait toujours contemplé de si loin et à travers tant d’obstacles, l’objet de tant de rêves amers et de découragemens cruels, était maintenant à ses côtés, fier de ses triomphes, enivré de sa gloire, heureux des applaudissemens qu’elle recueillait. Que de fois, derrière les murs de glace de son couvent, Rose avait appelé sa fierté à son secours pour réprimer les mouvemens de son âme ardente prête à s’élancer vers le libérateur de sa vie ! Mais que de souffrances dans cette pensée qui venait toujours glacer son cœur : Il me méprise !…

Aujourd’hui, il m’estime, il m’honore, il me recherche, disait mademoiselle Coronari. Il se glorifie d’être mon soutien, mon ami. Devant toute une ville, devant toute une province, il m’offre sa voiture, son bras, ses services et ses hommages. Il m’aime peut-être ! oh ! s’il m’aimait d’amour, comme je l’aime depuis quatre ans, si un jour il était à mes pieds, s’il me disait : Rose, donne-moi du bonheur, donne-moi ton existence, ta gloire, tes triomphes, ta vie, avec quel bonheur je lui sacrifierais tout !

Horace s’abandonnait de son côté au charme entraînant de la société de Rose. Maintenant il n’était plus retenu par toutes ces considérations sociales qui l’avaient jadis empêché de la connaître et de l’apprécier. Jeune, riche et libre comme elle, il ne froissait personne, il n’exposait aucune réputation ; il ne contrariait aucun préjugé en consacrant tous ses instans à son aimable et généreuse amie. Mais Horace avait l’âme trop grande pour accepter un sacrifice qu’il n’eût pas récompensé d’un sacrifice semblable. Il ne voulait pas être l’amant de la femme qu’il aimait, non qu’il respectât beaucoup ces préjugés qui, dans la position indépendante de Rose, eussent eu moins de force encore que dans toute autre, mais parce que son cœur noble et large ne concevait pas l’amour autrement que comme un échange de dévoûment et de preuves. Si Rose se donnait à lui, lui aussi voulait se donner à elle, avec son nom, sa fortune et sa considération. Les inconvéniens du scandale disparaissaient avec elle : en thèse générale, c’était imprudence et folie que d’épouser une actrice. Rose était une exception.

Mais un événement inattendu vint jeter, au milieu de cette vie d’enchantemens, les froides considérations de la vie réelle. Sa sœur, mademoiselle Cazalès, arriva un matin inopinément, et avec sa douceur et sa grâce accoutumée, le pria de l’accompagner dans ses nombreuses visites. Ce fut l’affaire de plusieurs jours, pendant lesquels Horace n’eut pas un moment à consacrer à ses connaissances de théâtre. Le contraste de la société de sa sœur avec celle qu’il avait depuis quelque temps adoptée, se fit alors vivement sentir, et il semblait que le génie inventif de mademoiselle Cazalès sût amener et multiplier pour lui les occasions d’en souffrir. Les efforts qu’elle faisait pour le ramener à des goûts plus conformes aux siens devinrent bientôt une persécution occulte dirigée avec tant d’art et de finesse, que M. Cazalès ne pouvait s’en irriter. Quelque soin qu’il prît d’y échapper, une influence plus habile que la sienne, une volonté de femme, infatigable, perfide, insinuante, savait toujours ramener à son but les moindres circonstances de sa vie, et l’envelopper comme d’un réseau. Froissé, tourmenté par les mille contrariétés de chaque jour, Horace n’avait pourtant pas le droit de réclamer hautement sa liberté, car il avait accoutumé sa sœur à régner sur lui. Elle n’en avait jamais abusé, et maintenant, pour lui prouver qu’elle en abusait, il fallait se trahir, nommer Rose, avouer qu’il n’avait plus de bonheur qu’auprès d’elle, et que la vie de famille où il s’était montré jusque-là si religieusement aimable, si rigoureusement soumis, ne lui offrait plus qu’impatience et dégoût.

Horace ne manquait pas de caractère ; mais de quel droit blesser et affliger des parens si tendres, une sœur si affectueuse et si douce, des connaissances si respectables et si bienveillantes ! Tous ces gens-là étaient-ils coupables de l’aimer, de l’enlacer dans leurs caresses, de l’entourer d’attentions fatigantes, cruelles, mais chaudes et irrésistibles ? Tout était concerté avec un art incroyable, pour le rattacher à ces affections saintes qu’il avait tant négligées. Voulait-il accompagner Rose à la promenade, sa sœur lui demandait de la conduire dans sa voiture à une maison de campagne tout opposée où une vieille amie les attendait. Horace cédait avec la rage au cœur et le sourire sur les lèvres. Il arrivait préparé à un ennui mortel ; mais au lieu des reproches qu’il s’attendait à essuyer sur sa longue indifférence, il était reçu à bras ouverts, accablé de petits soins, de questions obligeantes et jamais indiscrètes. On faisait des frais pour lui plaire, on éloignait de la conversation tout ce qui pouvait le blesser, on s’emparait habilement de son amour-propre, on l’écoutait comme un oracle ; on le faisait valoir à ses propres yeux, et lorsqu’Horace quittait ces braves gens, il comprimait avec peine un sentiment de regret amer, en songeant que son hymen avec Rose lui aliénerait à jamais tant d’amitiés nées avec lui, et jusque-là fidèles et généreuses. Malgré lui, il frémissait de penser qu’il faudrait repeupler son existence, recommencer une carrière d’affections nouvelles, essayer des amis, lui qui en avait de si éprouvés et de si anciens : et où les prendrait-il, ces amis nouveaux, lorsqu’il serait l’époux de Rose ?

Il y avait sans doute bien du dévoûment pour son frère, dans la conduite de mademoiselle Cazalès. Elle savait tout ; elle avait été prévenue à temps. Elle arrivait résolue à déjouer les imprudens projets d’Horace. Il fallait une grande fermeté sans doute pour y parvenir sans qu’il s’en doutât ; mais mademoiselle Cazalès était dévote, et nous n’osons pas affirmer que tant d’efforts fussent faits dans l’intérêt seul de son frère. Il s’agissait bien de l’empêcher de se perdre dans l’opinion publique ; mais il s’agissait encore plus de ne pas devenir la belle-sœur d’une comédienne excommuniée.

De son côté, Rose était trop fière pour lutter ouvertement contre cet ascendant légitime. Dans les premiers jours, elle ne comprit pas ce qui se tramait contre elle, et s’affligea de la rareté de son ami, sans en être effrayée.

En apprenant l’arrivée de mademoiselle Cazalès, l’effroi de la famille, et la ligue défensive qui s’était formée contre ses prétendues intrigues ambitieuses, au lieu de s’en affliger, elle en tressaillit de joie. Les terreurs de mademoiselle Cazalès lui apprenaient ce qu’elle ignorait, l’amour et le dévoûment d’Horace : jusque-là, elle n’avait fait que soupçonner ses intentions, et maintenant elle le tenait quitte de cette haute marque d’estime ; elle en était reconnaissante et glorieuse comme si elle l’avait reçue.

Mais sa joie fut de courte durée. L’embarras d’Horace, l’espèce de faiblesse avec laquelle il se laissait circonvenir et éloigner d’elle, le changement qui, grâce à tant de menées habiles, s’opérait dans ses idées, n’échappèrent point à Rose. N’étant point sur le théâtre de cette guerre mystérieuse qu’il soutenait à tâtons, contre des attaques si bien cachées, elle fut peut-être injuste envers lui, en l’accusant de tiédeur et d’irrésolution. Il est vrai que, depuis cet instant, Rose était devenue si malheureuse ! ses journées si longues et ses joies si pâles et si insuffisantes. Elle était désormais sans plaisir et sans orgueil sur la scène. Horace n’était plus là pour partager sa gloire, et la recevoir toute émue, toute tremblante, brisée de fatigue et d’applaudissemens, s’appuyant sur son bras et reposant son cœur dans le sien ! Ah ! c’en était fait. Cette vie d’extase n’avait duré qu’un jour, et au milieu des hommages qui s’empressaient autour d’elle, Rose était seule et abandonnée. Quand venait le soir, les jours où elle ne paraissait point en public, elle se flattait qu’il échapperait plus facilement aux investigations et à la surveillance de ses proches. De la terrasse de sa maison, elle dominait le port, la Garonne jaune et rapide, avec ses rives de saules et de maisons, ses forêts de navires et sa population sur les eaux. D’abord cette ville active et belle lui avait semblé un séjour de plaisir et de fêtes. Et puis Horace avait encore embelli ce ciel, réchauffé ce climat, arrêté l’hiver qui s’en approchait. Tout était riant et suave, depuis qu’elle aimait et qu’elle était aimée. De cette terrasse, elle le voyait venir plusieurs fois le jour ; et le soir, lorsqu’il était resté le dernier près d’elle, long-temps encore elle le suivait des yeux dans la brume grisâtre des nuits, long-temps elle entendait ses pas retentir sur la grève. Mais maintenant, il ne venait plus. Elle passait des jours sans espoir, des nuits sans sommeil, sur cette terrasse où tant de fois, à son approche, son cœur avait battu d’une joie délirante, où toutes ses fibres s’étaient émues en respirant dans l’air, je ne sais quel parfum mystérieux qui le lui révélait avant que ses yeux pussent l’apercevoir. Cette ville si belle, sous un ciel enchanté, c’était pour elle une prison, un désert ; c’était pis encore, c’était le lieu où son cœur s’était brisé aux portes de l’espérance. Elle haïssait tout ce qui l’avait charmée et les cris des matelots toujours agités, et les saluts du canon, et les mille bruits du soir, quand les lumières, s’allumant sur les embarcations et brillant parmi les cordages, se mirent en tremblant dans l’eau sillonnée de feux. Collant durant des heures entières son front à la balustrade du balcon, respirant à peine, elle cherchait avec angoisse à reconnaître sa démarche et ses mouvemens dans cette foule d’indifférens, qu’elle voyait se presser au loin sur le chemin par lequel il venait jadis. Mais il ne venait pas. Ce n’était jamais lui. Combien alors, du sein de cette atroce souffrance de l’espoir trompé, son cœur s’élançait avec regret vers la liberté qu’elle avait perdue ! Combien elle s’affligeait de l’avoir rencontré de nouveau, cet homme qui deux fois avait gâté sa vie, et qui, semblable pour elle au génie du mal, venait la saisir au milieu d’une vie d’art, de mouvement et de plaisir, pour l’empoisonner encore des tourmens d’un misérable amour ! Elle le maudissait, elle l’accablait de reproches. Mais si, au fort de son désespoir et de sa colère, elle l’apercevait au loin, son cœur, palpitant de joie, était prêt à se briser. Elle était toute prête à se jeter à genoux et à tendre les bras vers lui, pour l’implorer, pour obtenir de lui un instant, un regard. Quelquefois il passait à ses pieds, mais il n’était pas seul. Il était accompagné de plusieurs amis sceptiques et railleurs, auxiliaires précieux que mademoiselle Cazalès employait, à leur propre insu, pour détourner Horace d’une folie qui les révoltait. Ou bien c’était une cousine nouvellement mariée, belle et pieuse personne, à qui on lui imposait de donner le bras à la promenade, tandis qu’une armée de neveux, d’arrière-cousins et de grands-oncles le circonvenaient de tous côtés et l’empêchaient de lever les yeux vers la maison où Rose souffrait et attendait. Sans doute, il souffrait amèrement lui-même ; mais Rose ne lui en tenait pas compte. Elle ne comprenait pas ces liens de la société qui jamais n’avaient pesé sur elle. Elle se sentait si forte, si ardente quand il s’agissait de lui ! Rien ne l’eût retenue, elle, la pauvre enfant. Elle eût tout quitté, sacrifié sa réputation, offensé toute une famille, révolté toutes les opinions, brisé toute espèce de liens, pour courir à lui, pour lui donner un instant de ce bonheur qu’il lui avait si cruellement retiré. Combien Rose souffrait, elle ne le voyait plus et elle le croyait coupable !

Ne l’était-il pas en effet cet homme, qui montrait une volonté forte dans les petites choses de la vie et qui n’en faisait point usage dans les grandes ? Chacun vantait son noble caractère, et Rose trouvait son cœur en défaut. Tous disaient : Il est grand et généreux. Elle seule le trouvait impitoyable et parjure. Une femme pardonne les torts dont elle ne souffre point ; le bandit a sa fiancée, le forçat conserve sa maîtresse, parce que la générosité de l’amour est une sorte d’égoïsme, parce que l’amour est de l’égoïsme à deux. Mais qu’importe à l’amante d’un héros qu’elle voie l’univers se courber devant lui, si elle ne trouve dans sa gloire qu’une rivale préférée ? c’est alors qu’elle commence à haïr tout ce qui l’avait séduite et qu’elle regrette d’aimer celui que la foule lui dispute et lui enlève.

Quelquefois encore il lui parlait de son amour, mais ce langage ne la rassurait plus. Elle avait perdu confiance en son cœur, et l’écoutait d’un air sombre qu’il prenait pour du dépit. De quel front venait-il lui jurer un attachement éternel, lorsqu’elle sentait tant de différence entre eux deux et qu’elle le voyait faiblir à la première épreuve ? Toutes les raisons qu’il lui donnait comme des excuses à sa négligence, le rendaient plus coupable à ses yeux. Tous les mots qu’il employait la blessaient. Lorsqu’il parlait de ses parens, de sa sœur, Rose était révoltée de voir combien il lui nommait d’obstacles entre elle et lui. Comment pourriez-vous m’aimer avec tant d’affections dans le cœur, lui disait-elle ? Quel besoin avez-vous de moi, vous dont la vie est si pleine et les amis si nombreux ? Je ne serais dans votre existence qu’un plaisir de plus, au lieu que moi je suis orpheline, je suis seule. Je n’aurais que vous à aimer, vous seriez ma famille, mon univers, et quand vous me négligeriez, l’ennui me dévorerait, le chagrin me tuerait, je vous serais un fardeau ; car vous avez trop d’amitiés à soigner pour vous consacrer exclusivement à une seule. Vous voyez bien que la mesure ne serait pas égale entre nous, et que pour me rendre heureuse il vous faudrait renoncer à tout le bonheur qui ne viendrait pas de moi.

Une fois, Horace passa huit jours entiers sans la voir, et il demeurait à dix minutes de chemin ! et tous les soirs, il allait dans le monde. Elle le voyait passer, elle le rencontrait, il vivait, il avait du temps, et pas de volonté pour venir jusqu’à elle. Mademoiselle Cazalès se disait malade, la promenade en voiture lui était prescrite, Horace l’accompagnait et ne la quittait pas. Mais la nuit, lui dit Rose, lorsqu’elle le vit, la nuit ne pouviez-vous venir frapper ici ? Vous savez bien qu’il n’est pas d’heure indue chez une actrice, qu’elle n’a autour d’elle ni parens, ni société à principes qui s’effarouche de voir entrer chez elle une visite après minuit ? Tout au plus quelques jaloux peuvent le trouver mauvais, mais elle n’a de comptes à rendre qu’à l’homme qu’elle préfère.

— Ma chère Rose, répondit Horace, vous ne prenez pas assez de soin de votre réputation…

Rose frémit de colère. Qu’avez-vous entendu dire de moi, monsieur, avant de me revoir ?

— Oh ! rien que du bien.

— En ce cas, si l’on en dit du mal aujourd’hui, c’est vous qui en êtes cause, et quand je vous sacrifie joyeusement cette vaine gloire, vous repoussez mon sacrifice et vous m’en faites un reproche.

Horace voulut la convaincre. Il lui dit à cet égard d’excellentes choses qui ne firent qu’aigrir sa blessure. Le langage de la froide raison à un cœur si passionné ! Les considérations sociales rappelées à une pauvre fille qui n’avait rien de commun avec la société ! Horace lui disait de la respecter, d’aimer ses lois qui l’arrachaient à elle, qui brisaient son âme désolée ! il le lui demandait au nom de sa sœur dont l’inquiétude détruisait le repos et altérait la santé de sa sœur, qu’il lui préférait, et à qui il n’osait pas demander d’épargner le repos et la santé de Rose !

Elle l’écouta en silence, les lèvres pâles, les mains serrées l’une contre l’autre. Et quand il eut fini cette exhortation qu’il se persuadait être faite dans un sentiment d’amour et de générosité pour elle, elle se leva et le reconduisit jusqu’à la porte. C’est bien, lui dit-elle ; je vois que vous ne m’aimerez jamais, car vous ne me comprenez pas encore. Adieu, monsieur, vivez tranquille, et n’ayez pas de remords ; je ne vous aime pas. J’avais rêvé en vous un autre homme, dont l’idéalité était dans ma tête. Mais je m’étais trompée. Adieu, pour jamais…

Il voulut répondre ; elle avait refermé la porte sur lui. Le lendemain, elle eut le rhume de circonstance, pour le directeur du théâtre, et quitta Bordeaux pour un voyage de quelques jours. Quand elle revint, sa porte fut défendue à toutes ses connaissances, et les lettres d’Horace furent renvoyées sans être ouvertes. Dans un moment de préoccupation douloureuse, elle en décacheta une qui commençait ainsi :

« Rose, vous m’aimez encore, je le crois, je le sais. J’espère toujours ; vous m’entendrez ce soir ; je serai à vos pieds ; vous ne me chasserez pas ».

Elle jeta la lettre au feu, écrivit à ses amis de venir la prendre pour la promenade ; et le soir, comme Horace se rendait chez elle, il la rencontra en voiture découverte, au milieu de ses adorateurs. Elle avait du rouge et paraissait fraîche et animée. Quand elle l’aperçut, elle affecta une gaîté vive ; mais quand elle eut assez joué le rôle que sa fierté outragée lui dictait, elle faillit s’évanouir.

Horace furieux de cette vengeance lutta de fierté avec elle, mais il n’était pas le plus offensé des deux, et il eût cédé, si Rose lui eût offert son pardon. Mais elle était forte, plus qu’une femme ordinaire. Elle avait le sentiment de sa propre dignité ; elle soutint son personnage jusqu’au bout. Souvent la nuit, en proie à d’horribles convulsions, elle se roula sur le parquet de sa chambre. Mais sa suivante vit seule ses souffrances, et eut ordre d’en garder le secret.

Horace, brisé de colère et de douleur, quitta Bordeaux sans avoir obtenu un regard ; et quand il fut parti, Rose tomba sérieusement malade ; mais elle donna à ses souffrances une toute autre cause que la véritable, et nul ne put dire à Horace qu’elle avait failli mourir en accomplissant le rigoureux sacrifice de leur rupture.