Rose et Blanche/5/5

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B. Renault, éditeur (Tome Vp. 152-190).


CHAPITRE V.

Le jour des Noces.


Rien ne résiste à la persévérance, et la persévérance c’est l’héroïsme des dévots. Circonvenu de tous côtés, Horace tomba entièrement dans les filets que sa sœur tendait autour de lui. La chose qu’il craignait le plus au monde, c’était le ridicule, et mademoiselle Cazalès le tenait par son côté le plus faible. Elle avait son secret ; elle pouvait le divulguer, elle le divulguait déjà. À Paris, cela avait peu d’inconvéniens. Horace n’y vivait point et n’y était pas fort répandu. Mais en province, où la raillerie est si grossière, si insoutenable, le scandale si impudent, l’indignation si furieuse, si implacable, chacun se croirait le droit de lui reprocher sa faute ou de le persiffler ; il lui faudrait vivre dans une irritation continuelle, être toujours sur la défensive, se nourrir de bile, d’ironie et de colère ; couper la gorge à ses meilleurs amis ; enfin renoncer à tout repos, à tout bonheur, s’il s’aliénait l’estime de sa sœur, et conséquemment celle de tout ce qui l’entourait ; car mademoiselle Cazalès était d’une humilité despotique, d’une douceur absolue ; elle feignait d’obéir à tout, et régnait sur tout ; elle n’avait pas une volonté apparente, mais rien ne résistait à sa volonté secrète. Horace courba sous le joug de sa bonne sœur, et la laissa maîtresse de son sort.

D’ailleurs il n’était pas éloigné du mariage, depuis long-temps il y songeait. Car il aimait maintenant la vie intérieure, la vie de famille que sa sœur avait le grand art d’embellir. Il était de ces hommes pour qui un engagement éternel n’a rien de terrible, parce qu’ils ont la force de le tenir. L’amour que Rose lui avait inspiré était venu se jeter à la traverse de cet avenir paisible qu’il s’était promis. En vain, il s’était flatté d’y associer Rose. Il avait senti presqu’aussitôt qu’il fallait abandonner l’un ou l’autre ; et, maintenant qu’il avait sacrifié son amour, il fallait bien recueillir les fruits d’un si pénible effort, et se rattacher à la vie par quelque lien. Denise était si belle et si bonne, qu’il y aurait eu de la mauvaise grâce à bouder l’avenir qu’il pourrait encore parcourir avec elle. Sans pousser trop loin l’enthousiasme des remords, il pouvait donc céder au désir de réparer sa faute, et trouver, dans sa raison, autant d’encouragemens que dans sa conscience.

S’il avait pu lire dans le cœur de Rose, s’il avait pu comprendre tout ce que son apparente fierté cachait de passion et de désespoir, il eût hésité sans doute à lui porter un coup aussi cruel que ce prompt mariage avec une autre, mais il ne le savait pas, et il croyait avoir autant à se plaindre d’elle, qu’elle avait eu à se plaindre de lui.

Mademoiselle Cazalès n’eut pas plutôt obtenu l’assentiment de son frère, qu’elle courut au couvent et chargea la supérieure de soumettre la demande d’Horace à sœur Blanche, mais le refus de Blanche fut absolu ; en vain Scholastique Throcmorton épuisa les menaces, les prières et les reproches, la novice resta calme dans sa volonté de se consacrer à Dieu. Alors on endoctrina le directeur et on envoya Blanche à confesse. Mais l’abbé de P. ne prit pas la chose à cœur ainsi qu’on l’aurait voulu. Il trouvait que la faute d’Horace était expiée par l’intention qu’il témoignait d’épouser Denise, et il ne jugeait pas le sacrement indispensable pour son salut, du moment que l’empêchement venait de la volonté de la personne outragée : celle-ci, pensait-il, n’avait rien à expier, n’était coupable de rien, et n’était forcée de rien réparer devant Dieu ni devant les hommes.

« Faites donc ce que votre bon ange vous conseillera, dit-il à sa pénitente. On peut faire son salut dans le monde tout aussi bien, peut-être mieux que dans le cloître. Si vous vous sentez lasse du couvent et que les devoirs de mère de famille vous semblent doux à remplir, mariez-vous, la personne qui se présente me paraît digne de toute votre estime ; si vous vous sentez de la répugnance pour elle, et que la vie douce du couvent vous plaise, restez au couvent. »

Blanche choisit de rester au couvent, mais sa faible et timide volonté était sous le coup d’une autorité puissante et infatigable. Scholastique répondit à mademoiselle Cazalès que Blanche demandait un mois pour se décider.

Et l’on mit en avant l’archevêque de V. Celui-ci donna ordre à l’abbé de P. de céder sa place de directeur à un jeune jésuite ascétique, sombre, enthousiaste de rigueurs et de sacrifices. Il fut chargé d’entretenir tous les jours la novice. Il lui fit un crime affreux de se refuser à réparer le péché qu’elle avait commis. En vain la pauvre enfant assura que ce péché n’était pas le sien : Taisez-vous, lui dit le prêtre, vous êtes au tribunal de la pénitence pour vous accuser et non pour vous défendre. Comment avez-vous l’orgueil de soutenir votre innocence quand votre mémoire ne peut vous seconder ? S’en suit-il que parce que vous avez oublié le passé, vous n’avez pas commis le crime ? c’est une absurdité, c’est un jansénisme de l’abbé P. D’ailleurs, quand vous ne seriez pas coupable, votre devoir n’est-il pas de seconder les intentions de votre complice, lorsqu’il veut rentrer dans la voie du salut et se laver de son crime en sanctifiant votre union impure avec lui ? De quel droit enlèverez-vous cette âme au ciel ? Et s’il vous plaît de vous plonger dans les tourmens éternels, de l’y entraîner avec vous ? De quel front vous présenterez-vous désormais devant le Seigneur pour être son épouse, souillée d’une tache ineffaçable, fiancée adultère de Jésus-Christ !

Ces paroles cruelles arrachèrent des sanglots amers à l’infortunée Blanche. En vain elle essaya de lutter avec les argumens que le bon abbé de P*** lui avait fournis, son nouveau confesseur lui prouva qu’elle était entachée d’hérésie par le seul fait qu’elle disputait avec le directeur de sa conscience.

Il n’en fallait pas tant pour réduire une âme si craintive. D’abord elle pleura et resta découragée, anéantie ; puis elle se crut sérieusement égarée par ce bon abbé qui lui avait inspiré tant de confiance et d’attachement. Elle se persuada tout ce dont il l’avait dissuadée avec tant de peine, savoir qu’elle était coupable et devait pleurer son crime involontaire. La malheureuse fille s’efforça d’avoir du repentir, et ne trouva dans son cœur innocent et faible, dans son imagination troublée, que des terreurs et des souffrances. On la sépara entièrement de sœur Adèle, dont les conseils eussent pu la fortifier ; on l’enferma dans sa chambre ; on la soumit à des pénitences, à des privations, à des affronts de tout genre ; enfin on lui rendit le couvent odieux et le mariage inévitable.

Elle céda, et le jour fut fixé où elle devait sortir avec mademoiselle Cazalès, dont la tendresse et la douceur s’efforçaient de répandre des consolations sur ce cœur brisé.

Avant de quitter cette cellule où depuis quatre ans (quatre ans qui faisaient presque toute sa vie) elle avait prié, aimé, souffert, dormi, cette cellule où Rose avait passé tant d’heures à ses côtés, lui parlant d’Horace et de Laorens, Blanche se jeta à genoux, et baignant de ses pleurs les pieds du crucifix d’ivoire attaché à la muraille blanche : Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle, peut-être n’es-tu pas inexorable, comme ils le disent. Si c’est un crime que de trop présumer de ta miséricorde, pardonne-le à un cœur si faible et qui a besoin de tant d’appui. Christ, dieu des malheureux, dieu de la souffrance, laisse-moi pleurer. Toi dont l’âme a été triste jusqu’à la mort ; je vais obéir, je vais quitter tes saints autels, je vais épouser l’homme que je crains le plus au monde. Je vais m’enrichir du nom et des honneurs que mon amie méritait mieux que moi. Hélas ! je vais porter peut-être un coup mortel à la pauvre Rose. Mon Dieu, mon Dieu !… elle n’est pas maudite, je ne le croirai jamais ; non, tu n’as pas maudit cette âme si chaste et si élevée, et tu ne me fais point un crime de t’implorer pour elle. Tu me permets de l’aimer encore et de pleurer les jours de bonheur qu’elle m’a donnés. »

Ensuite Blanche s’enferma et écrivit à Rose :

« Je vais être la femme de monsieur Cazalès. Rose, quand tu recevras cette lettre, il ne sera plus temps, peut-être.

» On achète des dispenses ; on se hâte comme si l’on craignait de me voir retrouver la force de résister ; on me traîne à ce mariage, il sera conclu dans huit jours, et je ne sais où tu es, je ne sais comment te faire parvenir cette nouvelle ! Oh ! je suis bien malheureuse ! Tu l’aimais autrefois cet homme que je ne puis aimer, et qui sera bientôt mon époux ; tu l’aimais et il t’a dédaignée, et maintenant c’est moi qu’on élève sur ta ruine, c’est moi qui profite de ton infortune, c’est moi qui te plonge dans l’abandon et peut-être dans la douleur ; car tu l’aimes peut-être encore : tu prononçais son nom dans le délire de la fièvre. Qui sait si depuis tu ne l’as pas revu ? Hélas ! je ne sais rien de toi. Je t’ai écrit souvent, tu ne m’as jamais répondu. Ici l’on te maudit, ta mémoire est honnie, c’est un crime que de prononcer ton nom : mais moi, Rose, je t’aime toujours ; je ne puis pas croire que tu aies cessé un instant de le mériter. Je t’aime comme aux plus beaux jours de mon postulat, quand nous causions le soir sur la terrasse et que nous regardions lever la lune derrière les grands marronniers. T’en souviens-tu, amie ? Ah ! quels doux et cruels souvenirs ! Maintenant c’est fini, nous ne nous reverrons peut-être jamais ; peut-être es-tu aussi à plaindre que moi. Le ciel nous bénissait, nous étions ses enfans, maintenant il nous éprouve cruellement. Moi, je me sens minée de douleur et de fatigue : je n’ai plus ma tête. Autrefois tu me soutenais dans mes chagrins, tu pleurais avec moi, tu étais ma consolation et ma force ; depuis trois ans je suis seule, toujours seule, et quand j’ai peur, quand je me sens mourir de chagrin et d’effroi, tu n’es plus là pour veiller avec moi. Oh ! j’ai bien souffert, va !

Mais ce n’est pas de cela qu’il faut te parler, c’est de ce mariage, de ce mariage qu’on m’impose, et sans lequel il n’est point de salut possible pour moi. S’il t’enlève quelque reste d’espérance, s’il froisse ton cœur, ne me le dis pas, Rose, respecte mon infortune, car il ne manque à mes douleurs que les tiennes ; laisse-moi croire que je ne t’ai rien enlevé, et surtout ne m’aime pas moins, car je crois que tu es le seul être qui m’ait jamais aimée : tous les autres me méconnaissent ou me sacrifient ; toi, tu étais si bonne ! ah Rose, si jamais je puis te voir un jour, une heure, tous mes maux seront oubliés… Mais j’entends venir quelqu’un ; il faut que je me cache pour t’écrire. Adieu, adieu, Rose ! Si je meurs avant toi, tu ne maudiras pas ma mémoire, n’est-ce pas ? tu auras quelques larmes pour ton amie : elle t’a tant pleurée, si tu savais !… »

Blanche ferma sa lettre à la hâte et la cacha en frémissant dans son sein en allant ouvrir la porte. Elle se rassura en voyant sœur Olympie. Eh bien ! ma chère enfant, lui dit la bonne sœur, que la nouvelle prospérité de sœur Blanche n’épouvantait point, te voilà riche, te voilà fiancée, grande dame, quasi princesse ! Je viens t’en faire mon compliment ; cela me fait grand plaisir ; vois-tu, moi, je ne suis pas bigote, je n’aime pas à voir une jeune et belle fille en cage comme un écureuil. Tu es bien contente, n’est-ce pas ? Va, ne rougis pas, et ne crains pas de paraître heureuse devant ta vieille amie…

Blanche soupira et se tut. Elle avait tant pleuré qu’elle ne pleurait plus. Elle embrassa la sœur de charité. — Est-ce que tu es malade, mon enfant, dit la bonne Olympie ? tu as les mains brûlantes et sèches comme si tu avais la fièvre ; voyons, donne-moi ton pouls.

— Oh ! ce n’est pas nécessaire, ma bonne mère ; je suis plus forte que vous ne pensez.

— Mais tu es abattue ; tu ne dors pas, je parie. Ah ! dame ! c’est une affaire sérieuse que le mariage, aussi sérieuse qu’une profession ; cela se ressemble plus qu’on ne pense ; mais, va, rassure ton pauvre cœur, tu es une bonne enfant, Dieu t’aidera ; repose-toi de tant d’agitations. Voyons, as-tu quelque peine ! puis-je t’être utile à quelque chose ?

— Oh ! oui, ma bonne sœur ! s’écria Blanche, en lui serrant les mains avec effusion. Dites-moi ce que Rose est devenue ?

— Rose ! Qu’est-ce que Rose ?… Attends !… Ah ! oui, je me rappelle cette jeune fille qui nous fut confiée à Tarbes, et qui depuis, je crois, a été pensionnaire ici ?… N’est-ce pas cela ?…

— Précisément.

— Eh bien, ma petite, je te dirai cela ; je le saurai, je te le promets ; car, pour le moment, je n’en sais rien.

— Et comment le saurez-vous ?

— Est-ce qu’une sœur de charité ne peut pas tout savoir, tout entendre, aller partout ?…

— Eh bien ! vous chargeriez-vous de lui faire parvenir une lettre ?

— Certainement, donne !

— Oh ! mais écoutez, bonne sœur, n’aurez-vous pas de scrupules ? Rose est comédienne…

— Ah ! tiens, c’est drôle, après ?

— Cela ne vous scandalise pas ?

— Non.

— Eh bien ! vous me garderez le secret, vous ne montrerez ma lettre à personne, car j’ai lieu de croire que toutes celles que j’ai écrites ont été violées.

— C’est fort mal… mais ça ne m’étonne pas. Ces béguines, c’est toujours malicieux en diable. Allons, tu peux être tranquille ; demain ta lettre sera en route, ou je ne m’appelle pas sœur Olympie.

En effet, avant de quitter le couvent, la sœur de charité savait déjà que Rose était à Bordeaux, et s’appelait Coronari. Elle n’eut qu’à faire jaser l’écouteuse qui se vengeait de l’ennui de son métier par le plaisir de parler elle-même quand ses fonctions lui en laissaient le temps. Le soir même, la lettre partit, et sœur Olympie fut muette comme la tombe sur cette démarche. Elle l’avait oubliée un quart-d’heure après. Sa vie était trop pleine pour que les petites choses y laissassent une empreinte.

Le lendemain, Blanche fut promenée dans Paris par sa future belle-sœur. Elle avait demandé en grâce de ne point revoir M. Cazalès avant le jour du mariage, et leur situation réciproque était assez gênante pour que cette grâce lui fût accordée. Elle vit avec surprise, mais sans plaisir, les merveilles du luxe qu’on étalait devant elle, les parures que lui offrait son nouvel époux, et les mille brimborions inutiles dont se compose à prix d’or le trousseau d’une riche fiancée. À force de souffrir, Blanche était presque blasée sur sa tristesse. C’était devenu sa nature d’être malheureuse ; elle ne se révoltait pas, et pliait avec inertie sous le poids de ses afflictions. Elle rentra au couvent, brisée de fatigue, et se laissant aller au sommeil avec l’insouciance du découragement.

Le bruit de ce mariage attira au couvent plusieurs anciennes pensionnaires maintenant établies dans le monde. Mademoiselle de Vermandois, malgré son esprit, était seule restée vieille fille. Elle faisait les honneurs du salon de sa grand’mère avec beaucoup de grâce et passait pour une personne des plus recommandables. Elle accabla d’amitiés la triste Blanche, voulut assister à sa noce, présider à sa toilette, faire connaissance avec toute sa nouvelle famille, afin d’avoir un ample sujet de conversation dans le monde pendant huit jours, et de se faire écouter en fournissant des détails authentiques sur l’étrange et romanesque mariage qui occupait tout le faubourg Saint-Germain.

Le matin de ce jour solennel, Blanche, parée comme au jour de sa profession, eut le fastidieux honneur de traverser une haie de pensionnaires, qui voulaient admirer ses diamans et se récrier sur sa beauté. Elle monta dans la voiture de mademoiselle Cazalès, pour aller droit à la municipalité, où l’attendait son époux avec le reste de la noce.

Depuis plusieurs jours, Blanche dormait beaucoup, et ne mangeait pas. Elle était distraite, oublieuse, son cerveau était embarrassé, ses forces l’abandonnaient, quand la voiture s’arrêta, elle regarda avec surprise autour d’elle, et tressaillit, comme si elle eût entièrement oublié sa situation. La vue de M. Cazalès lui rendit la mémoire de ses chagrins. Elle osa à peine jeter sur lui un furtif regard, et ne le trouva point beau. Il l’était cependant alors d’une manière remarquable ; l’effort qu’il faisait pour maîtriser l’embarras de sa position, donnait à sa physionomie un caractère de force et de noblesse que l’effrayée Blanche prit pour de la raideur et de la dureté. À l’église, elle fut calme et absorbée en apparence, par la prière et le recueillement. Mais il fallut l’aider à se relever, lorsqu’après la bénédiction nuptiale elle essaya de quitter le carreau où elle était agenouillée.

Pendant que le prêtre bénissait les nouveaux époux, que mademoiselle Cazalès priait, que sœur Olympie pleurait de joie de voir sa petite Blanche heureuse, que les cochers juraient dans la cour grillée de l’Assomption, et que les chevaux qui devaient ramener le cortége écumaient et piaffaient, une chaise de poste, couverte de boue et de poussière, entra dans la cour de la maison d’Horace, et un voyageur en descendit aussitôt : c’était Laorens qui revenait d’Italie, riche par hasard, sage par ennui, fatigué de plaisirs, rassasié de ses folies et de celles des autres. Le vieux Mathias, le seul des serviteurs d’Horace qui n’avait pas suivi son maître à l’église, s’avança lentement vers le voyageur, poussa un cri de joie en le reconnaissant, pour témoigner de celle qu’aurait Horace à le revoir, et le félicita d’une voix tremblante de l’à propos de sa bonne arrivée.

— Ah ! ah ! demanda Laorens, qui ne comprenait pas grand’chose au babillage du bon vieillard, est-ce qu’on s’amuse ici ?

— Non, monsieur, répondit Mathias ; on est à l’église, on se marie.

— On se marie ! s’écria le peintre étonné ; car son ami n’avait pas eu le temps de le prévenir des événemens si rapides qui venaient de se passer… Qui se marie ? Horace ?…

— Le digne jeune homme ! dit le vieillard, les larmes aux yeux ; je ne demande plus rien maintenant, je puis bien mourir ; une si bonne demoiselle ! un ange, monsieur Laorens, un ange de douceur et de beauté… et sage ! ah ! sage… ça été élevé au couvent…

— Au couvent !…

— Au couvent des Augustines, monsieur Laorens. Vous allez la voir, vous allez l’entendre ; une figure si jolie, une voix si douce ! Et puis c’est pas fière, voyez-vous ; tout le monde l’adore ici, jusqu’à mademoiselle Ursule qui l’aime, jusqu’à la Lenoir qui la souffre… Allez, allez, voilà du bonheur pour long-temps au château de Mortemont ! Mais, monsieur Laorens, venez donc ; vous devez avoir besoin de changer, de vous reposer ; ici comme à Mortemont il y a toujours une chambre toute prête pour vous recevoir… ma foi, M. Horace ne vous attend pas ; mais vous êtes toujours le bien-venu, et aujourd’hui plus que jamais.

Laorens ne répondait pas ; il suivait Mathias, et l’écoutait à peine, tant il était surpris, préoccupé de tout ce qu’il venait d’apprendre. Lorsqu’il se trouva seul dans sa chambre, il se rappela une lettre qu’Horace lui avait écrite de Bordeaux à Florence où il était alors, et il s’étonna moins de son mariage précipité. Dans cette lettre Horace lui parlait de son amour pour Rose, qu’il avait retrouvée plus belle que jamais, et l’expression de ce nouvel amour lui avait paru si vraie et si chaleureuse, qu’en apprenant le mariage qui le couronnait si promptement, Laorens s’imagina de suite qu’Horace venait de s’unir avec Rose. Le vieux Mathias avait achevé de le convaincre, en lui parlant de la beauté, de la douceur de la fiancée, et du couvent des Augustines où elle avait été élevée. — Son premier mouvement fut de l’humeur contre Cazalès, qui en finissait avec les plaisirs, les folies et l’ivresse, et qui l’abandonnait tout seul dans le chemin, où jusqu’alors il avait toujours marché près de lui ; puis il se souvint que bien des fois, il l’avait blâmé lui-même de n’avoir point épousé cette femme si belle et si vertueuse, si passionnée et si froide, et il l’approuva de l’avoir épousée ; puis enfin, après un triste retour sur sa vie, qu’il s’effraya de trouver si vide et si ennuyée, après tant de jouissances effrénées qu’il avait épuisées, pour la remplir et pour se distraire, il pensa que Cazalès avait sagement agi, en faisant du mariage le prosaïque dénouement de sa fougueuse jeunesse, et, après avoir vainement cherché dans sa jeunesse à lui, si dissipée et si capricieuse, quelques jours de bonheur qu’il put arracher au passé, il ne trouva, pour asseoir son âme lasse et dégoûtée du monde, que ceux de son amour du couvent ; jours si rapides, mais si purs, dont le souvenir lui revenait plein de toutes les joies et de tous les enchantemens qu’il avait presque méconnus, lorsqu’il les avait sous la main. Il revoyait Blanche ; il retrouvait ses premières impressions si fraîches et si naïves ; il sentait se glisser dans son cœur plus heureux et plus calme cet amour bienfaisant qu’il en avait cruellement exilé ; il pensait avec charme et presque avec délices à la fortune qu’un de ses oncles, armateur au Havre, venait de lui laisser, et qu’il avait reçue avec indifférence. Il se berçait de l’espoir de pouvoir l’offrir à celle qu’il avait aimée, et qui l’aimerait peut-être. Il tremblait en songeant que Blanche s’était peut-être enchaînée pour jamais, et il flottait depuis quelques instans entre la joie, la crainte et l’espérance, avide de ressaisir le seul bonheur qu’il avait trouvé, lorsque Horace entra dans sa chambre, en gants blancs, en cravate blanche, aussi embarrassé de sa cravate et de son costume que du rôle qu’il remplissait.

Laorens venait d’achever sa toilette ; il se jeta avec effusion dans les bras de son ami. Horace était heureux de le revoir ; mais il fut froid et contraint. Laorens savait son secret, et il lui répugnait d’entrer dans des explications qui depuis quelques jours le fatiguaient sans cesse. De plus, il ignorait les dispositions dans lesquelles il revenait de ses voyages ; il redoutait ses railleries, il voulait éviter ses sarcasmes ; le ridicule le tuait. Il abrégea donc, autant que possible, cette première entrevue ; et, après quelques questions qu’ils échangèrent, sans y répondre, Horace saisit le bras de son ami, et l’entraînant hors de sa chambre : Viens-donc, lui dit-il, que je te présente à Denise ; je l’ai retrouvée, c’est elle !

— Denise !… s’écria Laorens, en reculant de surprise… — Viens donc ! dit Horace avec un sourire forcé ; c’est une de tes élèves : tu la connais ; tu n’en as pas eu de plus belle.

Laorens était tremblant, agité ; il voulut retenir Horace ; mais celui-ci l’entraîna sans l’entendre ; ils entrèrent tous les deux dans le salon où la société était réunie. Laorens, les yeux troublés, le cœur palpitant, balbutia quelques mots de politesse devant mademoiselle Cazalès, qui s’était avancée vers lui avec bienveillance ; puis, se laissant traîner machinalement par son ami, qui le conduisait par la main, il s’arrêta sans voir et sans regarder Denise ; mais lorsqu’après s’être incliné, il leva ses regards sur elle, il reconnut Blanche, pâlit et s’efforça d’adresser à son ami quelques-unes de ces félicitations d’usage, si banales qu’on pourrait les prendre pour des complimens de condoléance. Pour Blanche, elle étouffa un cri qui vint expirer sur ses lèvres ; elle rougit, puis aussitôt l’éclat de ses joues s’effaça, et elle s’assit, pâle comme son voile, tremblante comme le bouquet d’oranger qu’agitaient les palpitations de son cœur. Horace, stupéfait, étonné de cette scène, qu’il ne pouvait s’expliquer et qu’il n’osait pas trouver étrange, n’eut pas un mot à répondre à Laorens, pas une parole à dire à Denise ; et il y eut un moment de glace qui pesa sur tous les esprits, et que toute l’aménité de mademoiselle Cazalès eut peine à dissiper.