Rose et Blanche/5/6

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B. Renault, éditeur (Tome Vp. 191-217).


CHAPITRE VI.

La Nuit des Noces.


Malgré tous les frais d’esprit de mademoiselle Cazalès pour jeter de la gaîté sur les visages, et pour vaincre la gêne qui régnait autour d’elle, la journée fut longue et triste ; elle sembla mortelle à Laorens ; Blanche fut la seule qui la trouva bien courte. Lorsque le soir fut arrivé, que les lustres étincelans au plafond et aux candélabres se reflétèrent dans les glaces, et que les équipages se pressèrent dans la cour de l’hôtel, trois physionomies qui tranchaient au milieu du bruit, du mouvement et des ennuis du bal, résumèrent à elles seules ce jour de contrainte, de déception et d’amertume dont chacune s’efforçait de cacher le secret.

Horace souffrait cruellement de la fade curiosité, de l’intérêt importun qui le pressaient de toutes parts ; la tristesse de Blanche le froissait ; la contrainte de Laorens lui faisait mal ; l’espèce de retenue respectueuse dans laquelle se renfermaient tous les invités, l’humiliait, le blessait au vif. Il eût voulu de la joie, du plaisir, de l’entraînement pour l’exciter et l’étourdir ; mais on connaissait les habits que Blanche avait quittés pour les habits de noce ; et par respect pour le voile et la guimpe de la novice, chacun se croyait obligé de se tenir raide et composé devant la couronne de fleurs et le voile de la mariée. Horace eût voulu même se voir poursuivi par les sottes plaisanteries, qui dans le monde bourgeois s’empressent toujours auprès des nouveaux époux, pour vouer l’un au ridicule et déflorer la candeur de l’autre ; mais son aventure était connue, répandue, expliquée, commentée ; on osait à peine lui parler de son mariage et de son bonheur ; et lorsque par hasard le nom de Blanche s’égarait sur quelques lèvres imprudentes, la rougeur du front lui demandait aussitôt excuse. Il fut vingt fois sur le point de s’épancher dans le cœur de son ami ; mais Laorens éludait ses confidences afin de ne pas en avoir à lui faire ; Blanche tremblait et baissait les yeux, pâle et muette comme une statue, lorsqu’il s’approchait d’elle ; mademoiselle Cazalès le priait d’être aimable lorsque son visage se laissait surprendre par la tristesse. Enfin il avait l’air d’un pénitent qui expie sa faute, et dont les assistans ménagent l’amour-propre en gardant devant lui leur sérieux.

Laorens était calme, mais le dépit le rongeait en secret ; tous ses projets d’avenir étaient renversés, toutes ses espérances déçues, toutes les joies qui lui avaient un instant souri, détruites, effacées comme un rêve ; il ne se rappelait plus qu’avec douleur cet amour dont le matin il se berçait encore ; cet amour si pur, si suave, si virginal, Horace en avait flétri le souvenir ; au lieu d’un jour de bonheur à réveiller dans sa morne jeunesse, ce n’était plus qu’une déception, qu’une misère à ajouter à tant d’autres : ce n’était plus Blanche qu’il avait aimée, c’était un des égaremens d’Horace. Horace, en un seul jour, avait pour lui renversé le présent, fermé l’avenir et désenchanté le passé ; et le dépit seul ne le torturait pas : ce n’était pas seulement son amour-propre offensé qui ne pardonnait pas à Cazalès ; non, par une bizarrerie de notre capricieuse nature, cet amour qu’autrefois il avait délaissé, et dont aujourd’hui il répudiait le souvenir, venait de surgir dans son cœur, soudain, imprévu, irrésistible, neuf, comme s’il n’eût fait que de naître ; il avait fui Blanche, lorsqu’il pouvait s’enchaîner à elle ; lorsqu’il pouvait l’aimer sans crime ; et l’épouser peut-être sans obstacles, il avait porté ailleurs les caprices de son cœur et de ses désirs ; lorsqu’il la vit enchaînée pour jamais à un autre, cet amour si tiède s’irrita par l’impossibilité, il grandit, il devint passion, mais passion injuste et colère ; et perdu dans le bal, assis dans l’embrasure d’une croisée, Laorens, triste et solitaire, s’enivrait de Blanche, qu’il dévorait de ses regards, et accusait avec amertume l’ami qui la lui ravissait.

Pour Blanche, la malheureuse créature semblait une victime offerte en expiation d’un crime qui n’était pas le sien, et, pendant qu’autour d’elle on vantait son bonheur, sa fortune nouvelle et son avenir si rapide, la douleur ravageait son âme, et elle cherchait en vain un appui pour reposer sa tête, un cœur ami pour recevoir le sien. Le matin, avant d’aller s’offrir à la bénédiction du prêtre, elle était calme encore, forte qu’elle était de sa conscience, plus tranquille et plus ferme, et de la voix du ciel qu’elle croyait entendre ; triste et découragée, elle se réfugiait dans son âme qu’elle trouvait si pure, dans le sein de Dieu qu’elle ne craignait pas d’implorer, et elle était revenue de l’église, moins effrayée de l’amour d’Horace et de la destinée qu’il ouvrait devant elle. Mais, lorsqu’après trois ans de combats et de luttes, de larmes et de souffrance, de silence et d’oubli, elle vit Laorens se dresser devant elle, ce fut fait du calme qui lui tenait lieu de bonheur : sa confiance fut ébranlée, sa conscience timorée se troubla, et le jour n’était pas achevé, qu’elle était épuisée de fatigues, de tourmens et de craintes. L’aspect de Laorens avait réveillé en elle toutes les terreurs, toutes les contradictions qui l’avaient si long-temps assaillie au couvent ; ses yeux la poursuivaient sans cesse ; elle tremblait sous son regard, elle tressaillait à ses paroles, elle frémissait au bruit de ses pas : Laorens lui faisait peur ; elle croyait le haïr, elle voulait l’oublier, mais son âme ne pouvait se défaire de l’image fatale qui s’attachait à elle : Laorens était toujours là, devant Horace qu’elle s’efforçait d’aimer, devant Dieu, vers qui sa voix plaintive voulait pousser un long cri de détresse ; toujours là, pâle, presque mourant, les cheveux en désordre et les yeux abattus, comme au jour où la pauvre fille trembla devant un homme pour la première fois ; chacune de ses pensées était une souffrance, chaque souffrance était pour elle un crime ; lorsque Horace venait lui parler de bonheur et d’amour, elle s’indignait de trouver son âme sèche et morte à tant d’espérances, elle s’irritait de rêver loin de lui l’accomplissement de tant de promesses, et, sans force comme sans courage, elle aggravait le mal en luttant contre lui.

Prête de succomber à tant d’émotions dévorantes, accablée de chaleur, de contrainte et d’ennui, Blanche s’échappa au milieu du tumulte du bal, et s’arrêta sur une terrasse déserte qui donnait sur le jardin de l’hôtel. C’était dans les premiers jours de l’hiver ; les arbres n’avaient plus de feuilles, la terre était humide, l’air froid : Blanche, égarée par la fièvre et le désespoir, se jeta sur un banc de pierre et tomba dans la rêverie en écoutant les dernières feuilles de l’automne qui se détachaient des branches avec un bruit sec et triste, et là, appuyant son front brûlant sur ses mains :

Oh ! mon Dieu, s’écria-t-elle avec angoisse, oh ! mon Dieu, pourquoi m’abandonnez-vous ? pourquoi vous retirez-vous de moi ? Est-ce que je me suis retirée de vous, oh ! mon Dieu ? ah ! vous le savez, je ne voulais être que votre servante, je ne voulais me vouer qu’à vos autels ; mais ils m’en ont arrachée, ils ont dit que vous ne vouliez pas de moi. Seigneur, ne m’abandonnez pas ; je suis à vos genoux, ne me repoussez pas, aidez-moi ; soutenez-moi plutôt, car je suis seule à souffrir, et je souffre tant ! oh ! je le sais, je suis bien coupable ; mais, avec vous, j’aimerai l’époux qu’on m’a donné, avec vous j’échapperai au démon qui s’attache à mes pas, je combattrai, je l’oublierai encore… Seigneur, Seigneur, vous le savez, vous savez bien que je ne l’aime pas, que je le haïrais si la haine n’était pas un crime… Mais, pourquoi me poursuit-il sans cesse, moi, faible fille, si facile à briser, que tout effraie, que tout épouvante ; pourquoi revient-il pour troubler mon repos, pourquoi me l’avez-vous renvoyé ? Hélas ! hélas ! je n’ai plus d’amie pour me soutenir, plus d’amie pour me consoler : je suis seule, toute seule au monde ; je suis sans force et sans vertu ; la fièvre m’égare, ma tête est en feu… Seigneur, Seigneur, que fera cette pauvre fille, si vous ne la secourez pas ?

La malheureuse éclatait en sanglots ; son âme, trop faible pour tant d’agitations tumultueuses, que pendant tout un jour la douleur et l’effroi y avait amassées, avait besoin de les répandre, et elle les confiait à Dieu, à l’air, au vent, aux arbres, qui semblaient gémir avec elle.

Oh, disait-elle ! je ne suis qu’une misérable folle ; mon Dieu, ayez pitié de moi, gardez de si rudes épreuves pour des âmes plus fortes : je sens la mienne qui se meurt. Hélas ! n’avais-je donc pas assez souffert, assez combattu ? ne m’étais-je pas assez prosternée au pied de vos autels pour vous demander la grâce et le repos ? n’avais-je pas assez étouffé dans mon cœur toutes les affections qui n’étaient pas à vous ? J’ai passé mes nuits dans les larmes et mes jours dans la prière. Je me suis agenouillée sur les dalles de votre temple : j’y ai courbé mon front repentant, je les ai arrosées de mes baisers et de mes larmes…

Ah ! je vous glorifiais dans ma torture, je vous bénissais dans ma misère ; mais, Seigneur, pour cette faible fille n’était-ce pas assez d’une fois ? ne l’avez-vous pas assez frappée de votre colère ? Seigneur, voudriez-vous l’éprouver encore ? Grâce, mon Dieu ? grâce pour elle !…

Il ne m’entend pas, s’écria-t-elle en se frappant la poitrine, et en effeuillant le bouquet d’oranger qui parait son sein. Il ne m’entend pas, il est sourd. Je suis maudite, j’étais maudite en naissant ! Rose ! Rose ! toi qui pleurais, qui souffrais avec moi ; Rose, où es-tu ? je te veux, je t’appelle : seras-tu donc, comme le ciel, insensible et sourde à tant de maux ? Rose, pourquoi m’as-tu quittée ? Cruelle ! je t’ai pleurée mourante ; et quand la vie t’est revenue, tu as été morte pour moi ! Viens ! oh ! reviens ! qu’on me rende ton amitié et tes caresses ; qu’on nous rende notre couvent, je veux y vivre, y mourir avec toi ; ton amitié seule fait vivre, tout le reste empoisonne et tue.

La pauvre Blanche priait à haute voix ; mais ses paroles étaient emportées par le vent du soir, et les branches desséchées qui s’étendaient autour d’elle répondaient seules, par leur murmure monotone, à ses prières déchirantes.

— Rien ! s’écria-t-elle en fondant en larmes, et en laissant tomber ses bras avec découragement, rien au ciel, rien sur la terre, rien que cet homme dont le regard me poursuit et m’assaille, dont je traîne l’image avec moi… J’aurai passé comme dans un désert, toute seule avec mes remords, sans une voix pour me répondre, sans une âme pour me voir souffrir et pour dire : Elle est bien malheureuse !

Blanche ne pleurait plus : les larmes étaient taries dans ses yeux, comme la force dans son cœur ; sans énergie pour se roidir contre le souffle de la destinée, elle ployait au vent qui la courbait, elle se laissait aller au flot de la fatalité sans essayer d’en remonter le cours ; elle était comme anéantie, lorsque le sable cria tout à coup à ses côtés ; elle se retourna, effrayée : c’était Laorens dont le regard semblait rivé sur elle.

Blanche crut qu’elle allait mourir ; tout son sang reflua vers son cœur, et elle resta muette devant Laorens, tremblante comme les feuilles qui tombaient autour d’elle.

— Mille pardons ! madame, si je trouble vos rêveries, dit Laorens d’une voix mal assurée, je me retire, je n’espérais pas vous trouver…

— Monsieur… balbutia Blanche, qui s’appuyait contre le mur de la terrasse pour se soutenir ; le reste de ses paroles expira sur ses lèvres. Laorens, avec une affectation visible d’usage et de bon ton, la félicita de son bonheur, vanta celui de son ami, et, comme il allait s’éloigner :

— Pour moi, dit-il à Blanche avec amertume, je pars demain, je vais retrouver à Bordeaux une amie qui vous fut bien chère.

— Rose ! s’écria Blanche qui se sentit revivre à ce nom.

— Rose, ajouta Laorens en soupirant, oui, madame ; oui, Rose, qui ne me repoussera pas : c’est la seule affection qui me reste, et je vais m’appuyer sur elle…

— Prenez, monsieur, prenez, dit Blanche avec vivacité, et en détachant de sa ceinture son bouquet de mariée, prenez ces fleurs, remettez-les à Rose, dites-lui que j’aurais voulu les attacher moi-même à son côté.

Et elle rentra dans le salon, où l’on venait de remarquer son absence, laissant Laorens seul sur la terrasse, pâle, ému, n’en pouvant plus et couvrant de baisers le bouquet d’oranger, froissé et brûlant comme la poitrine qu’il venait de quitter.

Deux heures après, mademoiselle Cazalès sortait de la chambre nuptiale ; Blanche était seule, assise devant la cheminée, pâle, glacée, les yeux morts ; une de ses mains, d’une blancheur mate, cherchait en vain à rendre quelque chaleur à son cœur, tandis que l’autre retenait à peine la couronne qui venait de tomber de sa tête. Sa respiration était faible et réglée ; elle n’avait plus de force pour souffrir ; le corps était épuisé, l’âme presque éteinte : Blanche ne souffrait plus, elle rêvait, la pauvre enfant, aux sons de l’orchestre qui venaient expirer près d’elle, au mouvement de la valse qui tournoyait dans le salon du bal ; elle rêvait de son enfance, toute d’oubli et de mystère. Elle aimait à se voir sur la chaloupe de son père, pauvre idiote, belle et insouciante, sans un rayon du ciel pour l’animer, sans une pensée pour en gémir, sans une larme pour en pleurer ; elle se voyait longeant la côte de Lormont, baignant ses pieds blancs dans le port, bercée par les flots de la mer ; un sourire mélancolique venait effleurer ses lèvres sèches et embrâsées ; ses yeux se mouillaient de pleurs, et si, par un triste retour sur elle-même, elle se retrouvait seule, malheureuse, dans la chambre d’Horace, après tant d’orages et de mauvais jours, elle baissait la tête, et elle se sentait bien misérable ; car, pour trouver du bonheur, elle était obligée de se réfugier dans une vie qui lui avait fait horreur, et de demander des souvenirs aux jours qui ne devaient pas lui en laisser.

Mais quand un léger bruit lui fit tourner la tête, et qu’elle vit derrière elle cet homme qui lui avait créé une vie de tourmens, cet homme qui l’avait poursuivie depuis comme un rêve affreux, inévitable ; quand elle le vit s’approcher d’elle, sa proie, sa victime, le chagrin fit place à la peur, à une peur d’enfant qui suffoque, qui ne raisonne plus. Elle tordit ses mains, et voulut crier ; mais elle ne trouva pas de voix dans son gosier desséché. Elle voulut se lever, et resta comme fascinée par le regard de cet être infernal, qui lui semblait venu sur la terre pour la réclamer et l’arracher au bonheur et à l’espérance. Il lui parla, elle ne l’entendit point ; il s’agenouilla devant elle, elle ne comprit point ce qui se passait en lui, ou ne crut pas possible qu’on vînt l’implorer, elle qui avait passé sa vie à obéir, elle que l’on avait sacrifiée, et que l’on sacrifiait encore.

— Remettez-vous, madame, ma chère Blanche, calmez votre effroi, lui dit Horace, je ne viens ici que pour demander mon pardon, accordez-le-moi ? et si ma présence vous est odieuse, je me retirerai… Pourquoi cette pâleur et ces regards égarés ! au nom du ciel, n’ayez pas peur de moi…, Denise.

Denise, fut tout ce qu’elle entendit des paroles d’Horace. Ce nom la fit douloureusement tressaillir ; il lui rappelait un moment terrible de sa vie, un moment qu’elle avait mal oublié ; qui souvent, au milieu de ses chastes méditations, était venu la glacer d’épouvante. Maintenant il sortait vif et frappant de l’abîme du passé ; elle avait déjà vu Horace ainsi à ses genoux, l’implorant, la nommant d’une voix ardente, entrecoupée ; elle l’avait vu suppliant, troublé, et, comme maintenant, tendre et soumis ; mais dans le même instant elle l’avait vu égaré, furieux ; elle l’avait trouvé insensible à ses larmes, sourd à ses gémissemens, et son humilité présente l’effrayait au lieu de la rassurer. Elle prenait sa prière pour des ordres, sa soumission pour de la violence ; elle sentit sa respiration devenir pesante et rare ; ses dents se serrèrent convulsivement, et tout son sang refluant à son front, battait ses tempes comme un marteau. Elle essaya d’y porter la main pour écarter cette atroce souffrance, sa main retomba lourde et paralysée. Un froid mortel gravit de ses jarrets à ses épaules, elle fit un effort, un dernier effort pour se lever ; elle y réussit ; mais tout à coup elle tomba sur le parquet. Par un instinct machinal, elle chercha à se retenir au rideau de mousseline du lit. Le rideau se déchira et laissa dans sa main un lambeau qu’elle pressa convulsivement, comme s’il pouvait lui servir d’appui, quoiqu’elle fût déjà étendue par terre, livide et sans mouvement.