Rosière malgré elle/04

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 95p. 16-23).

iv


Casimir Bourbeux, oisif à perpétuité, il l’espérait, du moins, avait sentencieusement déclaré :

— L’oisiveté est la mère de tous les vices, y compris nib dans la casterole et la souffrance par inanixion, qu’est l’ pire de tous les défauts… Si Zouzoune a eu l’indécence de se séditionner en rébellion contre un homme aussi riche que M. Hallebard, ce qu’est une conduite perturbante et dénigrable, c’est pas une raison pour qu’elle se dandine dans les douceurs de l’indolence et du fainéantage… Lui faut du boulot, et vivement !… Mais je m’incline à arbitrer que la couture n’est pas sa vacation indélébile… Et comme les mômes ça n’est pas encore assez perspicastre pour conjoncturer quel boulot qu’est compatible avec la bonification de leur avenir postérieur, c’est moi-même que je vais, sans me sourciller de mon exténuation, m’agonir de fatigue pour trouver à Zouzoune une situation congruante aux qualités de ses avantages corporatifs.

Et, dès le lendemain, l’air pas trop fatigué, somme toute, cet homme courageux réintégrait ses lares vénérés, en clamant d’une voix triomphante :

— J’ai rempli mon devoir d’être familial et dynastique !… Grâce à la prodigalité de mon dévouement, Zouzoune a le pied dans l’étrivière pour s’ascensionner, quand elle voudra, jusqu’à une situation équilatérale à celle de Cécile Tambour ou de Clara Sorel… La gosse est réceptionnée aux Folies-Sadiques, pour figurationner dans une revue qu’aura un succès indéboutable, vu que ce sera cochon comme tout…

Brandissant un lourd silex, menaçante… (page 12).

Quatre-vingt poules sur la scène, et trois mètres cinquante de tissu pour leur culottement collectiviste et général… Mon enfant, je n’ai plus qu’une observation à surajouter : quand tu nageras dans les trésors capitalistes de l’opulence, ne passe pas la réminiscence de tes père et mère à la gomme à effacer !

— C’est si sûr que ça, que Zouzoune va être miyonnaire ? demanda la méfiante Sophie.

— C’est une certitude déflagrante, pourvu qu’elle sache y faire, décréta Casimir… L’art dramatique, pour une môme équitablement balancée, c’est la route qui converge en ligne droite vers le petit hôtel particulier, avec des glaces partout, un garage, un vrai garde-manger, des larbins en culotte et des femmes de ménage à tire-l’haricot… Faut pas être feignante, comme de juste… Une jeunesse qu’a le sentiment de son honneur respectif et du dévouement patrimonial qu’elle doit à ses vénérables père et mère, la délicatesse de sa conscience lui stigmatise qu’elle doit rien refuser à messieurs les auteurs, directeur, régisseur, commanditaires, actionnaires, abonnés, ek cétéra, ek cétéra, qu’à la puissance discrétionnaire de l’érectionner jusqu’aux plus hautes protubérances de la richesse… C’est une loi de la décence théâtrale, de ne jamais leur affliger l’affront injurieux d’un refus rédhibitoire… T’as compris, Zouzoune ?… Tâche de te conduire en brave et honnête fille avec tous ces messieurs… Ainsi, le directeur des Folies-Sadiques, c’est d’une évidence alimentaire qu’y couche tous les jours avec toutes les poules de son établissement.

— Et tu dis qu’y en a quatre-vingts ! s’exclama la voix admirative de Sophie.

— Et puis après ? riposta Casimir… Pourquoi qu’y s’  gênerait, cet homme, puisque c’est l’habitude comme ça ?… Maintenant que je lui ai donné la marche à suivre et le programme de la cérémonie, Zouzoune n’a plus qu’à se laisser aller, pour démontrer bientôt la pureté de ses sentiments honorifiques aux auteurs de ses jours, qu’ils soient authentiques ou hypothécaires, par des générosités redondantes et pécuniatrices.

Deux heures plus tard, vigoureusement bourrée dans le dos par le poing paternel de Casimir, Zouzoune risquait ses premiers pas sur la scène des Folies-Sadiques, vouée, pour le moment, à une répétition du corps de ballet.

Un unique violon, grinçant sous les doigts gourds d’un grand gaillard à l’aspect famélique et blasé. Des poules de tout poil et de tout âge : des jeunes qui n’avaient pas plus de dix ou douze ans, des vieilles qui en avaient au moins dix-huit. Culottes et cache-corset à 4 fr. 95, ou économiques maillots de bains, pisseux, délavés, reprisés. Deux petites, au repos, enfouies ensemble dans la même fourrure pouilleuse, assises sur le bourrelet d’une baignoire d’avant-scène. Les autres se trémoussant avec activité, ou bien figée dans des poses hiératiques, cependant qu’une voix de rogomme, enrouée, graillonneuse, éraillée, scandée par de formidables coups de canne sur le plancher, hurlait des mots énigmatiques :

— Un deux !… Coupez !… Saut du chat !… Dessus dessous !… Foutre de Dieu ! Ce n’est pas ça, mesdames !… Stop ! Regardez-moi !

Le haut-de-forme en feutre mat planté de travers, une redingote graisseuse ceignant son bedon rondouillard, un vieux petit bonhomme, qui ressemblait à un officier de riz-pain-sel en retraite, bondit au milieu de la scène. Le gourdin sous l’aisselle, la moustache en brosse à dents rebroussée par un énorme cigare, tricotant de ses courtes jambes avec une agilité singulière, il mima l’émoi pudique de la vierge surprise au bain, ses mines effarouchées, ses menottes comprimant son petit cœur qui bat, puis sa curiosité qui s’éveille, sourit, n’ose plus, puis sourit mieux encore, à l’aspect du jeune et beau chasseur.

C’était beaucoup mieux fait, incontestablement, que par les petites poules bébêtes, indifférentes, excédées. Mais, mimé par ce pot-à-tabac surmonté d’une tête de grenouille alcoolique, ce travail perlé, intelligent, impeccable, était on ne peut plus cocasse, grotesque et rigolo.

Du reste, le petit vieux n’eut pas le temps d’achever sa démonstration. Casimir l’interrompit par un magnifique salut, très Régence, si large qu’il accrocha au passage une des gambettes frétillantes du maître de ballet, et faillit le flanquer les quatre fers en l’air.

— Mes excuses les plus congratulatoires, M. le directeur ! bredouilla Casimir… C’était à la seule fin de vous présenter ma fille Zouzoune, figurante néophyte, ici corporellement présente, dont je voudrais vous toucher deux mots, M. le directeur, sur la relativité de son brillant avenir et de ses…

— Quoi ?… Quoi ?… beugla le petit vieux… Qu’est-ce qu’il vient foutre ici, celui-là ?… Si c’est pour m’amener une figurante, qu’elle aille se coller là derrière, avec les autres, et qu’elle tâche de les imiter… Vous, le poivrot, fichez-moi le camp, et qu’on ne vous revoie plus !… Interrompre le travail de cinquante personnes pour une figurante !… Foutre du pape !. Au temps, mesdames !… Un deux !… Coupez ! Saut du chat !… Dessus, dessous !

Et le travail reprit, intense, trépidant, tandis que Casimir disparaissait on ne sait où, balayé, annihilé par la colère furibonde et gueularde du maître de ballet.

Zouzoune s’en fut compléter, dans le fond, une douzaine de pauvres filles, miteuses et résignées, sans talent, sans connaissances spéciales, engagées à bon compte pour grossir le copieux tas de viande qu’on présentait chaque soir aux spectateurs. Tout en imitant de son mieux leurs attitudes prétentieuses — malaisées et éreintantes, du reste, bien plus qu’il n’y paraissait à les voir — la petite se disait :

— Mais ils n’ont pas du tout l’air de songer à la rigolade, ces gens-là… On dirait qu’ils turbinent ferme pour gagner leur croûte, et plus durement encore qu’à l’atelier de couture.

Quand le maître de ballet accorda quelques minutes de répit à son troupeau, Zouzoune avait une crampe dans le mollet gauche, trois millions de fourmis dans le bras droit et une pénible sensation de lassitude inaccoutumée dans tout le reste du corps.

Mais déjà la voix du rogomme gueulait :

— La nouvelle figurante !… Où est-elle passée ?… La nouvelle figurante, foutre du Grand Mogol !

— Me v’là, m’sieur ! gazouilla Zouzoune en accourant.

— Viens par ici ! grogna le petit vieux, l’entraînant à l’écart… Voyons ta bobine… Pas mal du tout… Je crois que tu pourras me convenir, si tu n’es ni cagneuse ni bancale… Allons, montre-moi tes guibolles !

— Ça y est, ce coup-ci !… C’est lui qui va s’envoyer ma vertu ! pensa la petite.

Après les puissantes objurgations de Casimir Bourbeux, elle s’était bien promis de n’être plus aussi gourde qu’avec M. Hallebard, de s’affirmer docile autant que soumise. Pour donner une preuve certaine de sa bonne volonté, elle troussa très haut sa robe, découvrant ses jolis mollets, sa petite culotte bien remplie, puis demanda gentiment :

— C’est avec vous que je devrai coucher d’abord, M. le Directeur ?

La face habituellement violette du maître de ballet devint presque noire, tandis que ses gros yeux jaunâtres semblaient vouloir en sortir, comme deux bouts de bananes qu’on eût poussés par derrière.

— Coucher avec moi ! hurla-t-il… Voilà qu’elle veut coucher avec moi, foutre du czar !… De quel claque sors-tu, petit chameau… pour croire que l’on couche avec moi ?

Encore engueulée ?… Crotte alors !… Qu’elle dît oui ou non, ça finissait toujours sur le même air… C’était pas juste, tout de même ! pensait la pauvre Zouzoune.

— Coucher avec moi ! beuglait cependant l’autre… Sais-tu bien, petite garce, que Clovis Tournevire a quarante ans de métier, et qu’il n’a jamais touché une de ses élèves, si ce n’est pour lui flanquer des claques quand elle le méritait !… Sais-tu que je suis un brave et honnête bourgeois, qui possède quelque part une bonne vieille bourgeoise à qui il a fait huit enfants !… Crois-tu que je ne me fatigue pas assez, pour nourrir tout mon petit monde, sans m’esquinter encore à coucher avec des saletés de ton espèce !… Coucher avec moi, foutre du grand vizir !… Et si je t’envoyais coucher à la rue, pour t’apprendre ?

Désespérée, humiliée, Zouzoune sanglotait tout doucement, redevenue soudain, dans l’appréhension des taloches, la petite fille qu’elle était naguère encore. L’empoignant à pleine main par une boucle de cheveux, Clovis Tournevire, avec une douceur fort relative, la contraignit à relever la tête. Longuement il vrilla son regard perspicace dans les yeux purs et candides de la fillette. Puis il bougonna, baissant soudain le ton :

— Non, tu n’es pas une salope… Et je m’y connais, depuis le temps que j’en vois gambader… Toi, tu n’es qu’une pauvre petite bête qui ne sait rien encore de la vie, et qui se fabrique des tas d’illusions sur tout… Si c’est pas malheureux de ne pas même avoir le temps de faire un peu de morale à toutes ces idiotes qui viennent se pourrir ici, en y cherchant ce qu’on n’y trouve jamais… Pas le temps… Jamais le temps pour autre chose que pour trimer, quand on a huit gosses à nourrir…

Il resta songeur, un instant, l’air sincèrement apitoyé. Mais, ayant tiré sa montre, il bondit soudain en vociférant :

— Trois heures !… Et on n’a encore rien fichu de bon !… Au travail mesdames !… Au travail, foutre du mikado !

Et l’on se remit à turbiner ferme.

Au repos qui suivit, Zouzoune n’en pouvait plus. S’approchant d’une petite fille à mine d’angelot, qui semblait l’étoile du groupe enfantin de la troupe, et qui, pour le moment, mordait avec fierté dans un énorme chausson aux pommes, elle demanda, timide :

— Il y a longtemps que vous êtes danseuse ?

— Dix ans, répondit l’autre.

— Non !… Quel âge avez-vous ?

— Treize ans… J’en avais trois quand j’ai débuté.

— Et c’est toujours aussi fatigant que ça, la danse ?

— Y’ a des maisons où c’est plus dur… Tous les maîtres de ballet ne sont pas aussi doux, aussi gentils que Clovis Tournevire… Vous, on voit bien que vous n’avez jamais fichu les pieds dans un théâtre… Vous êtes beaucoup trop âgée pour commencer, ma chère, vous n’arriverez à rien… Laisser tomber ça, croyez-en ma vieille expérience… Vous n’y gagnerez jamais de quoi bouffer des chaussons aux pommes, comme moi, qui suis une étoile.

— Et si je fais la bombe ? risqua Zouzoune.

— Ça c’est un autre métier, affirma l’enfant d’un ton calme et péremptoire… Faire la bombe et faire du théâtre, c’est deux boulots en même temps… En général, quand on risque la combine, on ne réussit dans aucun des deux, ou bien on s’esquinte le tempérament, et on en claque… Vous pouvez pas savoir ce que j’en ai déjà connu, des pauvres petites punaises qui ont clamecé, pour avoir voulu faire la noce et du théâtre en même temps.

— Pourtant, dit l’autre, se raccrochant à un suprême espoir, celles qui couchent avec le directeur, avec les auteurs, avec les…

— Des bobards ! coupa dédaigneusement la petite fille… Y’a plus que les poires de la salle, pour croire encore à ces trucs-là… Auteurs, directeurs, tout le tremblement, vous imaginerez jamais quelles combines qu’ils savent inventer, ces vieux singes, pour se défendre contre celles qui tâchent de coucher avec eux… Car elles essayent toutes, comme de juste… Mais ils savent que ça leur coûterait plus cher qu’au marché à la bidoche… C’est bien rare s’il y a une vedette qui réussit à en aguicher un, ou même à le violer, comme ça s’est vu… Et encore, ces histoires-là finissent presque toujours très mal, pour la poule comme pour le monsieur… Sans compter que le théâtre est sûrement par terre, s’il y a une de ces dames qui a le droit de faire bisquer les autres.

— Alors, questionna Zouzoune, les figurantes comme moi, à quoi qu’elles ont des chances de parvenir ?

Indifférente et blasée, la petite fille à figure d’ange laissa tomber, simplement, du haut de sa longue expérience :

— Au bordel.

Puis, comme la voix tonitruante de Clovis Tournevire s’élevait, de nouveau, pour convier tout le monde au turbin, foutre des Pharaons ! l’enfant lança, vers le groupe de minuscules gosselines qu’elle commandait, un sec et impérieux : « À nous, mesdames ! »

Et toutes s’élancèrent vers le travail.

Le soir, Casimir Bourbeux fut bien péniblement affecté en apprenant que Zouzoune n’avait pas couché avec quatre ou cinq messieurs au moins.

— Si les choses s’y manipulent d’une aussi dégoûtante façon que tu dis, c’est que les Folies-Sadiques ne sont pas la maison austère et tranquille que j’avais préopiné pour ton avenir postérieur. Ce serait donc une superfétation incongrue que tu repiques demain à ce sale truc-là… Heureusement que je suis toujours debout, avec mon courage abnégatif et indéfectible, pour te trouver un autre boulot… C’est tout de même un travail indicible et un souci bien impérieux, d’être le père d’une jeunesse pas trop moche !

Zouzoune pensait, plus simplement :

— Avec tout ça, c’est encore raté… Sûr, elle doit être collée à la seccotine, ma vertu !