Rosière malgré elle/11

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 95p. 42-45).

xi


Sophie, Zouzoune et Casimir revêtaient leurs plus beaux habits pour se rendre chez la comtesse.

Graves et cérémonieux, comme s’ils allaient à une noce, — il y avait un peu de cela, somme toute — ils descendirent leurs six étages. Surprise énorme, événement extraordinaire dans leur vie, la concierge leur tendit une lettre, tout comme à des gens riches ! Sachant lire et écrire couramment, Zouzoune était, et de beaucoup, la personne la plus instruite de la famille. Ce qui lui conférait le droit imprescriptible de s’emparer de la missive.

— Quoi que ça veut dire ? fit-elle après avoir lu. Un notaire qui invite Mme Sophie Bourbeux, née Verduron, et sa fille Alexandrine — ça c’est Bibi —, à se présenter au plus tôt en son étude, pour assister à l’ouverture du testament de feu Alexandre Baliveau… Eh bien ! mémère, qu’est-ce qui te prend donc ?… Quoi qu’t’as, maman ?… Quoi qu’ t’as ?

Sophie s’était évanouie, tout simplement. Zouzoune et la concierge la soignèrent de leur mieux, tandis que Casimir se précipitait au petit bar du coin, pour se remettre de son émotion en buvant un verre ou deux.

Sortie enfin de sa syncope, Sophie hoqueta, avec force reniflements pour avaler ses larmes :

— Ton père, ma Zouzoune !… Alexandre Baliveau, c’était ton père !… Un pas grand’chose va !… Un pédezouille qui m’a salement plaquée, sans même dire au revoir et merci, le jour qu’il a su que j’avais un polichinelle de sa fabrication dans mon tiroir. J’l’ai jamais revu, j’ai jamais eu de ses nouvelles. J’comprends pas comment qu’il a pu savoir que j’t’ai nommée Alexandrine, et que je suis devenue Mme Bourbeux. C’est Pour ça que j’ai senti un coup… J’y avais plus jamais pensé, moi, à c’t homme qui m’avait si bien plaquée !

— Tout de même, insinua la concierge, s’il a fait un testament, et qu’on vous convoque à la lecture, c’est qu’il vous laisse quelque chose.

— Pas des masses, pour sûr, affirma Sophie… C’était tout ce qu’il y a de mieux comme purotin, d’abord… Et puis, il était si tellement égoïste et sur son quant à soi, qu’y s’aura bien su arranger pour boulotter l’ peu qu’y pouvait avoir, et laisser l’ moins possible aux autres.

— C’est à voir, insista la pipelette… On ne fait pas un testament rapport à soixante-quinze centimes, ni même à quarante sous. Si vous êtes sus l’papier, vous étonnez pas qu’ça soye pour une pièce de cinq cents francs, ou de mille, peut-être bien.

— Mille francs ! clama Casimir qui venait de rentrer… Je n’ai jamais eu l’honneur de les concentrer dans ma patte, d’un seul bloc homogène et simultané… Mes chattes, voici tout justement un autobus qui nous tend des bras opportuns, pour nous orienter accélérativement chez ce brave notaire !

Devant l’étude, on convint que Casimir attendrait là, puisqu’il n’était pas convoqué. Ça ne le gênait nullement, car il y avait un joli petit bar tout juste en face. Il attendit donc sans trop d’impatience, ne regardant pas à la dépense pour gober les consommations l’une sur l’autre, avec une hâte joyeuse, puisqu’on allait palper beaucoup de galette. Dans les rares moments, où il n’était pas occupé à porter son verre à ses lèvres, cet homme prévoyant s’efforçait d’établir le compte fabuleux des apéritifs qu’on peut se payer avec mille balles. Fort vainement, du reste, des calculs aussi ardus aussi vastes, étant par trop au-dessus de ses moyens.

Pas très bien dessoûlé de la veille, il était déjà reparti pour une nouvelle et superbe cuite, quand les deux femmes reparurent sur le trottoir d’en face, l’appelant avec de grands gestes éperdus.

— Combien ? hurle Casimir en traversant la chaussée au quintuple galop.

Mais il faut toujours que ces sacrées femmes mêlent d’absurdes histoires de sentiment aux questions les plus sérieuses. Au lieu de lâcher, sans lantiponnage, la seule réponse qui importât : un simple chiffre, elles s’empressèrent de débiter, toutes deux en même temps, volubiles et pathétiques, des tas de ragots oiseux, superflus, sans le moindre rapport avec le seul fait essentiel :

— C’est bien lui !… C’est bien le père de Zouzoune !

— Il est resté longtemps dans la purée, a dit le notaire.

— Combien ? interrompit Casimir.

— Le notaire a pas dit combien d’années… Mais il a fini par gagner des sous, pendant la guerre, comme tant d’autres.

— Combien, que j’vous dis !

— Combien d’ gens qui s’ont enrichi pendant la guerre ?… Tu sais bien qu’y en a des tas, voyons !… Il était marié, il avait un fils légitime.

— Combien, nom d’une cuite !

— Un seul, qu’on t’dit !… Un seul fils, et y n’pensait plus à l’enfant de l’amour, comme de bien entendu… Y s’a mis à faire de l’auto.

— Combien ?

— Ah ! le notaire a pas dit s’il avait une ou plusieurs voitures… Mais c’est bien assez d’une pour plus en avoir du tout, puisqu’y s’a fait amocher dans un accident, où qu’sa femme et son fils ont été tué nets… Lui, il était gravement blessé.

— Combien, nom de Dieu !

— Des tas de blessures, qu’il avait… j’sais pas combien au juste… Comme y s’remettait pas, qu’y s’voyait en train de clamecer, et qu’il avait plus d’héritier direct, ni même de famille, il a songé à son fruit illégitime…

— Allez-vous me dire combien !

— Combien d’bâtards ?… Y’ avait qu’Zouzoune, bien sûr, puisqu’il a pas pensé à des autres. Il a fait faire des recherches par une agence, il a su qu’on était toutes les deux vivantes, et y nous a mises sus son testament, Zouzoune et moi.

— Combien ?… Combien ?… Combien ?

— Six… Six… sanglota Sophie, suffoquée par l’émotion.

— Six francs ?… Le salaud !

— Non… Six… Six mille…

— C’est tout de même mieux, mais c’est pas lourdement excessif, fit Bourbeux, soudain devenu gourmand.

— Attends donc ! glapit Zouzoune… Tu ne nous laisses le temps de rien dire. Il y a six mille francs de rente viagère pour maman, et le reste de la fortune pour moi, à ma majorité… Malgré les frais qui seront énormes, comme de juste, paraît qu’il me testera plus d’un million. Alors, c’est pas encore aujourd’hui que j’irai la perdre chez ta comtesse, ma vertu !

— Un million ! râla Casimir, le visage soudain violet, les yeux hors de la tête… Un million, nom de cent mille cuites !… Par combien d’apéritifs que ça se démombre numéralement, un mill… un mill… un mi…

Puis, comme s’il eût été culbuté, soudain, par le choc formidable de l’immense vague d’alcool que croyaient voir déjà ses yeux émerveillés, Casimir Bourbeux s’affaissa sur le trottoir, foudroyé par une congestion.