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LES CHINEURS

Voici un métier plus connu et qui occupe beaucoup plus de bras. Il existe des chineurs en toutes choses ; ceux dont nous voulons parler aujourd’hui, et qui sont absolument des types locaux, pourraient aussi bien s’appeler les « Pirates de Robec. »

On sait qu’il y a des quantités d’objets dans la rivière de Robec ; qu’on y trouve de tout et même un peu d’eau. Lorsque cette eau est claire, on aperçoit dans le « lit du fleuve » des débris de porcelaine, des semelles de bottes, des morceaux de plomb, des chiffons, des chiens crevés et des petits chats en décomposition, enflés comme des outres.

On trouve… on trouve… l’énumération serait trop longue et finirait peut-être par devenir nauséabonde.

Or, ces eaux changeant de couleur à chaque instant, sont un véritable Pactole pour un certain nombre de pauvres diables ; c’est grâce au Robec qu’ils vivent ; c’est grâce à lui qu’ils mangent, qu’ils boivent et qu’ils peuvent coucher a la corde dans quelque taudis de la rue du Pont-de-l’Arquet ou de la rue du Ruissel. Maigres, efflanqués, avec leurs pantalons en loques et pour lesquels les « grands jours » qui se préparaient jadis sont arrivés depuis longtemps, ils pêchent à la ligne dans la riviére.

Les uns ont des ficelles au bout desquelles est attaché un fort hameçon ou un engin quelconque qui happe l’objet désiré reposant au fond de l’eau ; les autres sont armés de petits filets comme pour la chasse à la crevette ; d’autres enfin, plus ambitieux et plus téméraires, descendent simplement le soir au milieu de la rivière lorsque la nuit met son voile sur l’œil de la police, ainsi que l’aurait écrit Fénélon.

Et sait-on le parti que les chineurs retirent de ces amas d’ordures ?

Les vieilles semelles sont dépouillées de leurs clous : l’acier est revendu à des « gniafs » ainsi que le cuir qui, découpé par petites plaques, sert pour les réparations de talons.

Les débris de vaisselle sont donnés pour quelques sous aux habitans des communes voisines qui désirent hérisser leurs murs de coupans d’assiettes ou de culs de bouteilles.

Les morceaux de plomb, fondus et réunis, finissent par former des lingots respectables dont on se débarrasse à un prix qui défie la concurrence des marchands patentés.

Les chiffons sont soigneusement triés, les morceaux d’étoffe de laine servent à réparer les vêtemens ; les morceaux de toile trouvent leur place chez les brocanteurs.

Quant aux chiens et aux chats, on pense peut-être qu’ils sont abandonnés ? Point du tout.

Ces animaux en putréfaction fournissent, horresco referens, les meilleurs asticots grâce auxquels nos lectrices devront peut-être de manger un délicieux gardon ou une anguille savoureuse.

Mais toutes ces trouvailles rapportent peu ; il en est d’autres beaucoup plus importantes. C’est incroyable le nombre de couteaux, de bagues et de boucles d’oreilles en cuivre et en argent, de menues pièces de monnaie que les chineurs retirent par an de l’eau du Robec.

L’explication du fait n’est d’ailleurs pas difficile : une bonne secoue un tapis par une fenêtre, et cela suffit quelquefois pour qu’une pièce tombe a l’eau ; un enfant, en jouant. laisse choir par la fenêtre un couteau ou un objet quelconque qu’il a pris sur une table, et voilà autant de trouvé pour les chineurs. Il est bien difficile d’établir une moyenne de gain pour ces industriels du ruisseau ; d’ailleurs, peu leur importe, ils boivent généralement illicô le produit de leur pêche, sachant bien que le lendemain le « fleuve » roulera encore pour eux ses trésors.

En somme, le chineur est utile à la ville. Grâce à lui, le curage de Robec ne se fait pas seulement une fois par an, comme l’exige l’arrêté préfectoral, mais tous les jours, comme l’impose aux chineurs la dure loi de la lutte pour la vie.