Rouen Bizarre/Les soleils

La bibliothèque libre.

LES SOLEILS

Chaque grande ville engendre dans sa lie un type spécial qui varie suivant le rôle que cette cité joue au point de vue commercial ou industriel.

Rouen a donné naissance au soleil.

À quelle date se fixe l’origine du « soleil » ? C’est un mystère que les historiens n’ont jamais tenté d’éclaircir ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que le type, sans remonter aux époques préhistoriques, doit être très-ancien.

Quand l’ouvrier de Rouen, même le plus infime, veut designer un individu brutal, paresseux et ivrogne, vivant au jour le jour et tellement déclassé qu’il a fini par former une classe à part, il dit avec dédain : « C’est un soleil ! »

Quand un vol se commet sur les quais, les douaniers et les agents de police cherchent le « soleil » et ils ne se trompent jamais.

Le « soleil », c’est le pirate de la ville ; il a toujours soif, toujours faim, mais il n’a jamais de travail, jamais de domicile, jamais d’autre ambition que de trouver en hiver un rayon de l’astre auquel il a emprunté son nom ; en été l’ombrage des arbres de nos promenades publiques et le secours des bancs de la Petite-Provence ou du Pont-de-Pierre.

Chose curieuse : il vole souvent, il ne tue jamais. Il connaît à fond la correctionnelle, on ne le voit pas comme accusé à la cour d’assises. Il n’a généralement qu’une passion, l’alcool ; seulement le delirium tremens qui fait voir rouge aux autres, se contente de l’abrutir ou de le jeter, l’écume aux lèvres, en proie à l’épilepsie horrible, sur le pavé des rues noires, sales, étroites, où vivotent dans l’ombre les « caboulots » infects et les propriétaires de petites maisons à gros numéros.

Ce qui sert jusqu’à un certain point d’excuse au « soleil », c’est son originalité ; certes il ne pêche point par excès de banalité, et l’étranger qui arrive à Rouen pour visiter les superbes monumens gothiques de la ville de Rollon, est littéralement ahuri lorsqu’il voit défiler à certaines heures dans les voies les mieux fréquentées, ces individus noirs comme si on les avait taillés dans un bloc de charbon, vêtus ou plutôt dévêtus d’une façon si étrange, traînant des loques à travers lesquelles apparaît la nudité repoussante des corps maladifs, meurtris par toutes les intempéries des saisons, saignants des luttes dans les assommoirs, brûlés par le soleil, dévorés par les insectes.

Ils vont, avec le déhanchement particulier des gens toujours fatigués, les bras ballants, l’œil morne, cherchant dans le sable jaune des cafés les détritus de cigarettes et les « mégots » que les consommateurs ont jetés.

Rien de plus pittoresque et de plus troublant pour les voyageurs qui s’arrêtent à Rouen, que l’antithèse énorme entre ces cafés du quai aux terrasses desquels se réunit dans la journée ce que nous appellerions le high-life Rouennais, si nous n’avions en horreur les locutions anglaises et les bancs verts où s’étalent, en plein soleil, tous les misérables déguenillés, jetant philosophiquement un regard plein d’indifférence, un regard à la Diogène, sur les heureux de ce monde qui peuvent se payer des absinthes gommées à 50 c. et des Sherry-Goblers à 1 fr. 75.

Le Rouennais, lui, s’est tellement habitué au spectacle, qu’il ne s’en aperçoit plus. Le « soleil » est pour lui une chose, un décor compris dans le paysage. Il fait partie du cours Boieldieu comme les arbres, comme la statue de l’auteur de la Dame Blanche, comme les barriques qu’on aperçoit plus loin, comme les mâts des navires, comme les ministres protestans de l’hôtel d’Angleterre, comme les fiacres qui ne marchent pas, comme les tas d’ordures que la vigilance du service de voirie laisse accumulés dans les ruisseaux de la ville.

Comment la race des « soleils » se perpétue-t-elle ? ce n’est certainement pas par l’hérédité, car on voit fort peu de ces tristes individus capables de faire des enfans. La scrofule et l’alcool, les souffrances physiques endurées, les longs mois passés dans les maisons centrales, tout cela devient un empêchement à la paternité… sans parler des femmes ignobles, les seules qui puissent jamais consentir à ces accouplemens étranges sous les ponts ou sur la colline Sainte-Catherine.

D’ailleurs, le « soleil » meurt jeune ou il devient fou. C’est fatal ; il n’y a pas d’exception à la règle. Quand il commence son genre d’existence à dix-huit ans, il est « flambé, » c’est le cas de le dire, à trente ou trente-cinq ans. La pthisie enlève tous les ans aux hôpitaux de Rouen des centaines de jeunes hommes de cet âge qui succombent victimes d’eux-mêmes, de leur désœuvrement, de leur paresse, des habitudes de boire du poison, contractées dans les bouges immondes dont quelques-uns s’épanouissent dans les quartiers les plus fréquentés de la ville.

Non, ce qui assure la perpétuité de cette race, c’est la perpétuité assurée du vice ; c’est le contingent qu’apporte chaque année à cette population particulière le résultat des misères, des malheurs et des défaites dans cette grande lutte pour la vie, où les vaincus ne meurent pas toujours, — malheureusement pour eux !

En parcourant pour bien les étudier, toutes les catégories de « l’horrible » à Rouen, il nous a été donné de voir, de connaître quelques-uns de ces types embourbés petit à petit, s’enlisant chaque jour davantage, se voyant perdus et sachant très-bien qu’il leur était impossible de se sauver. Nous en avons vu qui, dans leurs heures de lucidité, acceptaient tranquillement, l’horreur de leur sort ; nous avons vu chez d’autres, lorsque la raison luttait encore contre l’abrutissement du fil-en-quatre, des désespoirs navrants, des révoltes superbes, mais hélas trop courtes et qui ne laissaient même plus à l’homme « vidé, » la force ou le courage de se tuer, à l’heure où l’écœurement de lui-même le prenait.

Car, parmi ces individus, il y a des êtres humains de toutes les catégories, qui ont roulé lentement jusqu’au gouffre final ; il y a des hommes qui ont occupé des fonctions civiles relativement importantes, qui jouissent, par conséquent, d’une certaine culture intellectuelle et se rendent compte de toute leur ignominie dans leurs momens de lucidité.

Un jour, un de ceux-là tomba foudroyé par l’apoplexie, en plein cabaret. On le transporta à la Morgue, et, quelque temps après, on apprit avec stupeur qu’il avait été notaire dans le Nord et qu’il était encore chevalier de la Légion-d’Honneur.

Une autre fois, cent cinquante « soleils » se trouvaient réunis en un banquet copieux, célébré dans un des « caboulots » de la rue de la Savonnerie, pour boire à la chance d’un de leurs camarades, un ancien fils de famille, qui venait d’hériter d’une fortune assez considérable. Celui-là s’est amendé et, après avoir fait ses adieux à ses compagnons de misère, il s’est retiré dans la province de Constantine.

Nous venons de parler de la rue de la Savonnerie ; on peut dire que c’est là le quartier général des « soleils ; » c’est là qu’ils se réunissent pour boire, pour chanter, et malheur aux sergents de ville qui viennent les déranger ! Ce n’est pas un des côtés les moins pittoresques de la cité que ce coin noir, sordide, cédé pour ainsi dire par les habitans à la partie honteuse de leurs concitoyens. Les malfaiteurs, aux premiers siècles de l’ère romaine, avaient leurs bois sacrés ; il semble que le « soleil » soit inviolable lorsqu’il ne franchit pas certaine zone, où d’ailleurs les autres personnes s’avisent rarement de mettre le pied.

Au centre de ce quartier général se trouve le rendez-vous où l’on boit, et qui mérite certainement une description exacte.

Les propriétaires ont changé ; ils y ont fait fortune, mais ils en sont morts. Le titre, cependant, a survécu invariable, et quoi qu’il advienne, tant que le cabaret existera, il conservera sa dénomination : « chez Alphonse. » D’ailleurs, cet Alphonse, dont le nom passe ainsi à la postérité, est l’inventeur d’une boisson très-alcoolique et qu’on ne débite que chez lui : le phonsot. Le phonsot, vendu chaque jour en quantité considérable dans l’assommoir en question, quoiqu’on ne lui ait jamais fait de réclame, est d’une teinte brunâtre et semble fabriqué avec un mélange d’absinthe, de bitter et de fil-en-quatre. On voit d’ici quel doit être le goût de cette mixture étrange, dont deux ou trois petits petits verres jettent un homme sous la table, et dont l’usage journalier peut tuer lentement, comme un de ces poisons dont les Vénitiens avaient jadis le secret.

C’est toujours plein, chez Alphonse, et on y boit depuis quatre heures du matin jusqu’à minuit ou une heure. On entre là dedans dès qu’on a quatre sous en poche, et grâce à la bonne confraternité des gens plus fortunés on en sort presque toujours ivre ; quelquefois mort.

Deux ou trois issues permettent au public spécial qui fréquente l’endroit de parvenir jusqu’au comptoir, sur lequel brillent des petits goblets d’étain qu’un employé ne cesse de remplir.

Pour un prix des plus modiques, les malheureux qui viennent échouer là peuvent se brûler à loisir la gorge et l’estomac. Les murs sont noircis par le contact des mains d’ivrognes qui s’y sont appuyées ; sous le plafond bas, enfumé, des rangées de bouteilles, et au fond un grand panneau terni par les nuages du tabac : une peinture assez réussie et représentant une vue du port de Rouen. Le port, les navires, le paysage du dernier plan sont perpétuellement dans un épais brouillard.

Il faut avoir l’habitude de fréquenter ce lieu pour pouvoir y respirer, pour ne pas être pris de malaise en sentant les odeurs écœurantes qui s’échappent comme par bouffées des portes entr’ouvertes.

Tandis que les plus pressés s’empilent aux comptoirs, formant un entassement hideux, un méli-mélo de chairs noires, de vêtemens en lambeaux, les autres, les sybarites de l’endroit, s’assoient dans un coin sur des escabeaux et jouent aux dés leurs horribles consommations. Les propos ignobles, les chansons obscènes entrecoupées de hoquets se succèdent. Les barbes hirsutes, les cheveux, parmi les broussailles desquels vivent des légions d’insectes, jettent le soir sur les murs, à la lumière des quinquets, des ombres fantastiques, tandis que l’odeur des détritus de toutes sortes accumulés pendant une journée de vingt heures, des chiques de tabac et des vomissemens d’hommes saoûls, monte lourde dans l’atmosphère corrompue.

Et c’est là le refuge de prédilection des soleils ! c’est là qu’ils trouvent leurs jouissances les plus raffinées ! c’est là le but auxquels tendent leurs efforts, lorsqu’ils travaillent ! c’est là qu’ils contractent les germes de l’alcoolisme qui les tue aussi sûrement qu’une balle de fusil ou qu’une chute d’un sixième étage !

Si cette clientèle n’est pas choisie elle est, en revanche, d’une fidélité à toute épreuve, et voici deux anecdotes assez curieuses qui suffisent amplement à le prouver :

Lorsque le créateur du cabaret et l’inventeur non breveté du phonsot vivait encore et qu’on célébrait sa fête ou celle de son fils, il était d’usage dans l’établissement d’offrir un cadeau à chaque client. Ce cadeau consistait en une pièce d’argent de vingt centimes. On en distribuait cinq cents environ, soit : cent francs.

La remise de cette médaille d’un nouveau genre se faisait le matin de la fête, entre sept et huit heures. Le soir, les cinq cents pièces de quatre sous s’étaient transformées en autant de petits verres et elles rentraient au bercail, c’est-à-dire dans le sac de toile du propriétaire du café, qui les faisait ressortir l’année suivante.

Une fois, il en manqua deux ; on les retrouvait quelques jours après à l’hôpital, dans l’estomac d’un alcoolique — un des clients — qui était mort deux jours après la fête et dont on avait fait l’autopsie !

Le second fait semble établir d’une manière indiscutable que les soleils ont la reconnaissance du gosier :

Quand ce même propriétaire, inventeur du phonsot, mourut, laissant à son héritier, qui devait le suivre de près dans la tombe, une fortune assez rondelette, l’enterrement eut lieu à la Cathédrale. On avait commandé un service de première classe ; le cercueil disparaissait sous les fleurs ; ceux qui n’avaient pu s’en procurer avaient apporté des couronnes de feuillage. Le cortége funèbre se mit en marche suivi des habitués de l’assommoir, et rien n’était plus pittoresque que le spectacle de ces trois ou quatre cents hommes dépenaillés, paraissant plus sordides encore derrière le char luxueux. — Quelques-uns n’avaient pas de souliers, mais tous, tous sans exception, portaient au cou une cravate déchirée dans un morceau de toile blanche ou bleue.

Ombre de Brummel, qu’en dis-tu ?

On sait maintenant comment boit le « soleil ; » on ne saura peut-être jamais comment il mange. Il mange d’ailleurs si peu : de la charcuterie au rabais, des atignolles, un hareng avec beaucoup de pain, voilà son menu habituel. En hiver, l’œuvre de la Bouchée de pain, la soupe de la caserne ou celle des refuges de nuit, les bons de pain municipaux, les produits culinaires du fourneau économique lui suffisent amplement. Il regretterait de mettre dans l’achat d’une nourriture plus recherchée les quelques sous avec lesquels il peut avoir du liquide. En été, les champs de pommes de terre ou de choux, les arbres fruitiers et principalement les pommiers deviennent sa Providence.

Quand il a trop faim, il boit. Et qu’on ne croie pas à une exagération de notre part, pour lui l’alcool est un baume universel ; c’est la panacée à laquelle aucun mal ne résiste. S’il est blessé, il se frictionne à l’alcool ; s’il a la fièvre, il prend de l’alcool comme tisane ; s’il a du chagrin, il se console avec de l’alcool ; s’il éprouve du bonheur, il l’arrose immédiatement avec de l’alcool. On voit quelquefois de ces ivrognes faire de l’eau-de-vie une boisson de table, ainsi que le rapporte, dans une étude très-intéressante sur l’alcoolisme dans la Seine-Inférieure, un spécialiste distingué de Rouen, le docteur Tourdot :

« Un de ces individus, qui portait le surnom mérité d’Hercule, buvait à chaque repas un ou deux grands verres d’eau-de-vie. Cet homme, d’une constitution remarquablement vigoureuse, tomba, vers 48 ans, dans un état de décrépitude effrayant. Il pouvait à peine marcher et se tenir debout ; il ne mangeait presque plus, puis il eut une toux fréquente et opiniâtre, des crachats abondans ; il entra à l’hôpital et mourut. Ce sort est du reste celui de la plupart de ces malheureux. Ceux que n’emporte pas une mort accidentelle ou violente, forment une grande partie de la clientèle des hôpitaux, où ils succombent dans un âge relativement peu avancé. C’est à eux que le célèbre chirurgien Flaubert, qui connaissait déjà très-bien leurs habitudes, administrait l’alcool dans une large mesure, ne voulant pas avec raison les sevrer de leur excitant habituel, alors qu’ils étaient malades dans son service. Leur genre de vie, les phénomènes morbides qu’ils présentaient les faisaient considérer par cet habile praticien comme des malades spéciaux qu’il fallait conséquemment traiter d’une façon aussi toute spéciale. »

Mais, demandera-t-on, où le « soleil » se procure-t-il l’argent avec lequel il vit ? — Le dernier chapitre de ce livre répondra amplement à la demande ; le « soleil » est le roi des Métiers bizarres, le prince de la Bohême ignoble, ainsi qu’on le verra, mais il a également le génie de la petite industrie. Pour satisfaire ses funestes habitudes, il arrive à des prodiges d’ingéniosité ; il ira jusqu’à faire un tri des balayures des quais, pour extraire, de toute cette poussière ou de cette boue, les grains de blé ou de maïs qu’il revendra à des petits propriétaires de Quevilly pour la nourriture de leurs poules.

Le « soleil, » le vrai, que nous distinguons complètement de l’ouvrier des quais vivant d’un travail à peu près régulier et d’un salaire assez rémunérateur ; le vrai « soleil, » disons-nous, n’est presque jamais marié ; comme il n’est pas jaloux et ne pourrait l’être, il mène la plupart du temps, avec quelques-uns de ses compagnons, la vie commune avec la même femme et quelle femme !

Cette association, aussi curieuse qu’immorale, comprend parfois sept ou huit membres qui se cotisent pour subvenir à l’entretien en alcool, en pain et en charcuterie, de l’Hélène d’égout qui ne sème jamais ou presque jamais la discorde parmi ses amoureux momentanés.

La première impression du touriste, à Rouen, c’est qu’avec cette lie de la population, les attaques nocturnes y doivent être nombreuses et les rixes fréquentes. Erreur ! les agents de police, fort peu nombreux pour une ville de plus de cent mille habitants, n’ont à intervenir qu’assez rarement dans des luttes sérieuses ; quant aux agressions nocturnes, elle sont si rares qu’on peut dire qu’elles n’existent pas.

Une fois, cependant, il y a trois ans de cela, les « soleils » se fâchèrent sérieusement ; les paisibles Rouennais furent tout étonnés de voir, pendant deux heures, des barricades sur les quais de la rive gauche ; il y eut même un coup de revolver tiré par… un commissaire de police corse, et le sang coula.

On se trouvait alors en pleine canicule, et les douaniers avaient eu la prétention d’empêcher les « soleils » de percer, pour étancher leur soif, des fûts de vin d’Espagne nouvellement débarqués sur les quais. Les maraudeurs tentèrent un système de conciliation, et déclarèrent que, si on leur octroyait seulement deux tonneaux, ils respecteraient les autres. On refusa, bien entendu ; ils plantèrent alors le drapeau rouge des revendications sociales sur une barrique de vin blanc, et attendirent l’attaque des douaniers, dont le premier fut saisi par eux et jeté à la Seine comme un paquet.

À la suite des arrestations, les « soleils » marchèrent en colonne serrée sur le commissariat de police de Saint-Sever, qui eut, — nouvelle Bastille, — à subir un assaut des plus sérieux.

Deux jours plus tard, les perturbateurs se soulevaient de nouveau, et toute la police de Rouen, à laquelle s’étaient joints les gendarmes, dut organiser sur les quais une chasse des plus excentriques, à travers les marchandises débarquées et qui servaient de barricades naturelles aux insurgés.

Enfin, force resta à la loi, et deux ou trois des maraudeurs moururent à l’hôpital des suites de leurs blessures, causées toutes par des chutes faites en fuyant.

Pendant le jour, on peut observer facilement le « soleil ». Il ne change pas beaucoup de place. Pendant la nuit c’est plus difficile, mais plus intéressant : plus difficile, parce qu’il faut faire provision de patience, de sang-froid, avoir la tête solide, car on ne doit pas hésiter à trinquer avec des « astres » qui boivent des « quarantes » ; avoir le cœur plus solide encore, car on soulève des fanges qui donnent la nausée ; plus intéressant, car dans la journée on ne voit le « soleil » qu’à la ville, tandis que dans la nuit on peut pénétrer chez lui et vivre sa vie pendant quelques heures.

Une blouse déchirée, des mains noires, un brûle-gueule, une vieille casquette couverte de taches de boue et de vin suffisent pour s’introduire partout sans éveiller de soupçons.

L’idéal est de posséder un pantalon de soldat acheté chez quelque revendeur, un veston anglais, jadis jaune, abandonné par quelque capitaine de bateau étranger. Celui qui, en outre, fera tenir ce pantalon avec des ficelles sera reçu comme un frère dans tous les assommoirs où il se présentera.

Le percement des nouvelles voies, la destruction des anciens quartiers ont porté un coup mortel à tous ces petits industriels chez lesquels les sous gagnés dans la journée venaient s’entasser le soir, en échange d’un certain nombre de petits verres. La pioche des démolisseurs a fait une trouée de lumière dans le centre obscur de ce vieux quartier Martainville à la fois si pittoresque et si hideux où l’on voyait grouiller pêle-mêle, des hommes, des femmes et des enfans vivant en cette espèce de cour des miracles sans presque jamais en sortir.

Seulement, comme malgré les travaux de voirie, il faut boire tout de même et comme on ne boit avec plaisir que lorsqu’on se trouve avec des semblables, les « soleils » se sont partagés en plusieurs groupes : Il y a les habitués des assommoirs de la rue du Pont-de-l’Arquet, de la rue des Arpens, de la rue de la Savonnerie. Ces derniers, nous en avons parlé déjà. Ce sont là les trois principales voies fréquentées par les « amateurs. »

Il est dix heures du soir, les maisons de la rue Eau-de-Robec se profilent noires, traçant une ligne de zigzags. Le col relevé, les mains dans les poches, un sergent de ville se promène mélancoliquement sur le petit carrefour formé par la jonction des rues Eau-de-Robec et du Pont-de-l’Arquet. À quelques pas de lui, un établissement mal éclairé, carreaux brouillés, à travers lesquels on aperçoit des ombres fantastiques qui s’agitent ; des profils barbus, des visières de casquettes jetées sur le derrière de la tête. On distingue une sourde rumeur. La porte s’ouvre, un « client » sort ; on entend alors un bruit de voix qui chantent, qui crient ; on entend des éclats de rire et des plaintes ; le vacarme des discussions avinées se mêle aux lazzis grossiers, aux jurons ronflans. On aperçoit, comme en vision, des bras qui se lèvent, des visages de femme, horribles, portant les traces des ravages de l’absinthe et du « quarante » Il y a des barbes blanches et des enfants de douze ans qui se tutoient ; tout ce monde est aligné devant le comptoir ; là on ne s’assied pas ; on n’a pas le temps de s’asseoir ; on s’alcoolise en masse ; on se repose quand on tombe.

En entrant dans la pièce enfumée on est saisi par une fade odeur. Le cœur se soulève ; c’est moins l’horrible émanation du vin frelaté, les senteurs de l’eau-de-vie, que celles du poisson. C’est là, en effet, que se réunissent les marchands et les marchandes de marée, dont les petites voitures encombrent la rue pendant la journée. Aussi, le vocabulaire poissard y est-il débité avec plus de « pureté » qu’ailleurs.

De temps en temps, les casquettes se soulèvent ; il y a même des mains qui se tendent pour souhaiter la bienvenue. C’est un agent de la sûreté qui fait sa ronde : Tous le connaissent ; ils ont eu plus ou moins affaire à lui ; mais ils ne lui en veulent pas. — « Ce n’est pas moi aujourd’hui que vous emmenez, monsieur X… — » — Non, mon brave, ce n’est pas ton tour. » — Prenez-vous un verre, sans façon. — Merci.

Pendant cette courte visite, il se fait un grand silence qui réveille les ivrognes endormis. Ils ouvrent des yeux ahuris, se de mandent quel incident se produit, et reprennent leur sommeil deux minutes après.

Nous avons dit qu’on ne s’asseyait presque pas dans la première pièce ; aussi, ceux qui ne peuvent plus se tenir sur leurs jambes se retirent-ils dans un second local, situé en arrière, où sont placés des bancs et des tables. Là, du reste, on est plus libre pour boire sa tasse de café, chanter à tue-tête ou dormir. Sous le plafond noirci par le gaz, et si bas, qu’il paraît comprimer encore le peu d’air respirable, les grosses voix d’hommes résonnent plus formidables, les cris des femmes plus perçans. Les scènes de pugilat sont si fréquentes, les « discussions de ménage » si ordinaires, que personnes ne s’en émeut. On s’assomme, on roule sous les tables, on crie, on menace ; les autres cliens ne disent rien, ils ne s’interposent que lorsqu’on voit briller les lames des couteaux, et encore pas toujours.

Ah ! quelle différence entre les luttes de Marseille jeune à la foire et celles qui ont lieu fréquemment dans ces « assommoirs ! » C’est là qu’on s’arrache véritablement les cheveux et qu’on se crève quelquefois un œil. La jalousie (qui le croirait, dans un tel milieu ?) est cause, la plupart du temps, de ces scènes auxquelles le sergent de ville, qui se promène dans le carrefour, met fin, quand il ne tourne pas le dos, pour aller un peu plus loin, afin de n’avoir pas à intervenir.

Il y a des bavards parmi les consommateurs ; ceux-là causent politique, et quelle politique ! Ceux-ci chuchotent entre eux ; que disent-ils ainsi a voix basse ! Quel « coup » préparent-ils ?

Du reste, c’est un argot qu’il faut saisir ; mais ce qui est plus difficile à comprendre que l’argot, c’est la voix avinée qui grince comme un instrument faux, ce sont les mots qui sortent difficilement de la gorge et n’ont presque plus de son en passant par des mâchoires édentées.

Un voisin nous adresse la parole ; il croit nous reconnaitre, ce qui nous flatte, et nous demande si nous venons de faire nos vingt-huit jours, parce qu’il ne nous a pas vu depuis longtemps. Nous répondons que nous n’appartenons pas à l’armée. L’interlocuteur nous regarde avec mépris et s’éloigne.

Nous avons su depuis que finir de faire ses vingt-huit jours signifiait sortir de prison. Nous ne sommes plus flatté, du tout.

Quelques instans après un grand gaillard s’approche de nous, et, a voix basse :

« Monsieur, vous avez beau faire, vous n’êtes pas des nôtres. Vous vous êtes noirci les mains et la figure, vous avez un pantalon déchiré ; mais cela ne suffit pas ; d’abord ce n’est pas ainsi qu’on porte la casquette. »

Avec deux petits verres, la conversation continue. L’interlocuteur est un ancien ouvrier forgeron ; c’était un garçon modèle, plein d’intelligence et d’habileté. Seulement, petit à petit, « il est tombé dans le vice, » il boit pour se consoler. « Histoires de femmes, » chuchote-t-il. Maintenant, il est « le coq » de la police. C’est un « sale » métier, il le sait bien, « il espionne, » mais que faire ? il faut manger et boire surtout. Ce soir il n’a absorbé qu’un nombre restreint de consommations. Il voudrait bien posséder une « roue de derrière » et nous ferait voir des choses curieuses. « Ici, dit-il, ce n’est pas drôle ; il n’y a que des gens du monde. »

Nous partons bras dessus, bras dessous.

Quelle singulière physionomie présente la nuit cette rue du Pont-de-l’Arquet. Le samedi on y danse toute la nuit, on s’y bat aussi. Il semble que cette voie jouisse d’une tolérance toute spéciale, au grand désespoir des habitans des rues voisines.

Notre cicerone nous conduit dans ce qu’il appelle « un refuge de nuit. » On y loge pour la nuit à « la corde » et à la « paille ». La « paille » a plus d’amateurs ! Les murs sont nus, crépis a la chaux ; ils ont jadis été blancs, mais ils ressemblent maintenant à leurs locataires. De tous les côtés on aperçoit dessinées des mains noires ; ce sont les ivrognes qui s’appuyaient aux murs en se couchant, et qui ont « déteint. » Ces traces, à force de se rapprocher, ont presque couvert les parois de la pièce.

« On se croirait dans l’antre des conspirateurs de la Main noire, » dit notre guide, qui s’est occupé autrefois de la politique espagnole.

Côte à côte, noirs, hideux, sous la lumière blafarde d’un quinquet, des tas d’hommes sont entassés sous des bottes de paille ; ça et là, des dessins obscènes tracés au charbon. Les pochards ronflent comme des toupies en faisant des rêves d’or. On paye deux sous pour passer ainsi la nuit. Dans ce fouillis d’êtres humains, on distingue des femmes, quelques-unes ont à la mamelle des enfans.

Quelques autres refuges plus curieux existent dans les petites ruelles du quartier des Arpens. On franchit plusieurs étages, on arrive par une échelle dans un grenier. On cherche la porte. — « Baissez-vous, » dit notre compagnon. Nous nous baissons, et nous trouvons, en effet, une ouverture un peu plus grande que celle de la niche d’un gros chien. On s’agenouille (nous allions dire qu’on se met à quatre pattes) pour entrer. Là, il y a des lits, ou, du moins, il y a un lit, un seul, mais fort vaste.

La pièce a un mètre quatre-vingts centimètres de hauteur. Les hommes de haute taille ne peuvent se tenir debout. Le drap est noir littéralement ; on le change tous les mois, c’est-à-dire lorsque, en moyenne, 150 hommes y ont couché. Chose curieuse, les épidémies ne sévissent jamais dans ces endroits. La maladie semble avoir peur d’entrer.

Il est onze heures et demie. Notre guide a un rendez-vous pour minuit et demi, c’est pour cela qu’il avait besoin de cinq francs. Il faut se hâter. « Je vais vous offrir le bouquet, nous dit-il, avant de m’en aller. »

Le « bouquet » nous a paru, en effet, fort réussi. Dans une toute petite rue obscure, habitée principalement par des femmes de mauvaise vie : une masure. Nous entrons et nous voyons à nos pieds une ouverture béante. C’est un sous-sol dans lequel on pénètre par une sorte d’échelle. En bas, sur des matelas sans draps bien entendu, sans oreiller, cinq ou six hommes noirs, déguenillés, dormant à poings fermés. Accroché à la muraille, sur laquelle on aurait récolté une ample provision de salpêtre, un tableau, une véritable toile assez grande et représentant un paysage ensoleillé du midi ; dans un coin, un vieux piano, et, assis sur l’unique chaise, un homme plus vieux encore. Il lit, détourne à peine la tête quand nous entrons, et reprend sa lecture.

Quand nous sortons, nous demandons à notre compagnon quel est ce singulier personnage.

— C’est un savant, répond-il, « il a écrit plus d’un livre, » et il nous dit tout bas un nom, un nom bien connu, imprimé sur un intéressant traité d’histoire naturelle que nos pères ont tous eu entre leurs mains. Le vieillard a près de quatre-vingts ans.

— Mais ces hommes qui sommeillaient ?

— Bah ! c’est un philanthrope et comme il ne dort jamais, il prête son lit à ceux qui n’en ont pas.

Et là-dessus, le « coq » partit, nous laissant tout abasourdi.

Puisque nous parlons de ces « couchers de soleil » d’un nouveau genre, nous sommes obligé, pour compléter le tableau, de donner la physionomie d’un autre coin de Rouen fréquenté par une population plus recommandable mais assez étrange également, et qui se rapproche le plus de la classe « soleil. » Ce sont les débardeurs des quais, les ouvriers de la « Carue, » comme on les désigne dans la ville.

Quand on aperçoit le matin, sur les quais, à l’heure où le travail va commencer, cette descente de la « carue, » qui n’a que fort peu d’analogie avec la descente de la Courtille, à Paris, on se demande d’où sortent ces individus noircis par le charbon, aux vêtemens en loques, plus bizarres les uns que les autres, avec leur façon lente, en ouvriers harassés, de trainer les pieds en marchant, leurs cheveux en broussailles, leurs yeux dont l’expression est singulièrement durcie par la teinte du visage.

Ils débouchent d’un certain nombre de petites rues aussi pittoresques, aussi délabrées, aussi noires que les hôtes qu’elles reçoivent ; ils sortent de guinguettes borgnes ou les « verres » sont souvent en étain, quelquefois en plomb, ce qui leur permet de servir de projectiles à l’occasion ; où le fil-en-quatre dessèche le gosier, comme si on y passait un fer chaud.

Il semble que ces gens-là ne doivent pas dormir et qu’ils ne se débarbouillent que lorsque, à la suite d’un faux pas, ils tombent à la Seine d’où ils sont d’ailleurs retirés sains et saufs par le « directeur » de la morgue, qui s’est créé cette noble spécialité de sauvetage.

Et pourtant, ces hommes ont parfois un domicile, une femme, des enfants ; d’autres couchent chez les logeurs qu’ils payent bien. N’allez-pas, surtout, les appeler « soleils, » ils seraient profondément froissés dans leur amour-propre. Le « soleil » est celui qui ne fait rien et qui vit en vagabond sur les quais ; le « soleil » est le parasite des rives de la Seine à Rouen, comme les moustiques sont les parasites des rives de certains fleuves d’Amérique.

Eux, les « chevaliers de la carue, » comme ils s’intitulent assez modestement, ils travaillent. Besogne faite au jour le jour, il est vrai, et qui permet, lorsque la recette a été grasse, de « lazzaroner » le lendemain, mais besogne honnête, dure, qui ensanglante souvent les mains, brise parfois une épaule ou une échine, bronze toujours le visage exposé aux poussières noires de la cale ou aux rayons du soleil.

Ils ont une sorte de quartier général près des quais ; les ivrognes, les paresseux, ceux qui, pour employer leur langage image, ont « un poil dans la main, » vont rechercher la mauvaise société qui se plait à fréquenter la rue des Arpents ou du Pont-de-l’Arquet.

Les autres s’éloignent peu du théâtre de leurs travaux.

Promenez-vous le soir, vers onze heures, dans tout ce quartier compris entre le boulevard de la Madeleine, l’extrémité de la rue des Charrettes et le dédale des petites rues qui serpentent autour de la douane. Vous entendrez sortir de certains cafés, dont la clientèle est spéciale, des mots étranges, une sorte de patois universel qui rendrait jaloux l’inventeur de la langue volapükite. À force de débarquer des navires anglais, italiens, espagnols, suédois, norvégiens, vénézuéliens même, ces « chevaliers de la carue » en sont arrivés à pouvoir causer avec les marins du monde entier ; et si quelquefois, comme argument principal, il y a un nez défoncé ou un œil poché, en général le rire et la gaîté dominent ; tous les consommateurs se comprennent et sympathisent, et c’est à qui offrira, de l’air le plus gracieux, aux caissières avenantes de l’établissement, le cassis à l’eau de rigueur, ou le kirsch fait avec les noyaux de toutes sortes ramassés dans la forêt Verte.

Puis, plus tard, vers minuit, devant quelques lanternes éclairant timidement la façade d’humbles maisons, on apercevra de petits groupes. Ce sont les travailleurs qui, trop nombreux pour aller se coucher tous, et n’ayant pas individuellement assez d’argent pour payer le logeur, réunissent leurs gros sous et tirent au sort les trois ou quatre « élus » qui se coucheront, ce soir-là, ailleurs que sur les bancs de fer du pont de pierre ou sous les arches de pierre du pont de fer.

Le peintre qui franchirait le seuil de ces retraites où l’hospitalité, sans être absolument écossaise, se débite à très-bas prix, jouirait d’un coup d’œil bien curieux. Ces établissemens ne sont pas très-nombreux à Rouen ; quelques-uns sont fort mal organisés, il y en a d’autres, au contraire, où la recherche du confortable par des patrons ingénieux et intelligens attire la clientèle. C’est dans le quartier de la rue des Charrettes que se trouve la maison modèle du genre. Belle maison à façade récrépie qui flatte l’œil de celui qui passe et qui fait la stupéfaction de celui qui entre.

Le directeur, un excellent homme tout rond, tout gai, un brave à trois poils, décoré de la médaille militaire, auquel nous soumettons notre sentiment de curiosité, sourit :
« — C’est pas drôle du tout, on se fait des idées comme ça ; mais, enfin, si vous voulez, je vous montrerai, vous verrez, ce n’est pas drôle du tout. »

Eh bien ! le brave homme est blasé, car c’est au contraire très-drôle.

De l’établissement proprement dit, nous n’en parlons pas ; non-seulement tout est d’un ordre parfait, mais encore les perfectionnemens les plus minutieux sont apportés dans l’emploi des ustensiles. De temps en temps, une ombre se glisse dans le couloir, on entend un bruit de sous tombant sur un petit comptoir ; après quoi, l’ombre disparait ; elle va se coucher dans les draps d’un individu qu’elle ne connait pas et qui, la veille, a apparu comme elle et s’est éclipsée comme elle.

— « Si vous voulez, je vous montrerai tout à l’heure un gaillard qui ferait fortune aux Folies-Bergère. On lui jette une aiguille sur un plancher, il la ramasse avec son œil. »

Le patron de l’établissement distingue un sourire d’incrédulité et reprend sur un ton philosophique : « Vous allez voir ! vous allez voir ! » Voici un grand et vieux escalier de bois sculpté et, au fur et à mesure qu’on le monte, on entend un bruit vague qui augmente, devient de plus en plus intense, se termine sur le palier par un ronflement gigantesque.

Dans une immense pièce où d’énormes solives coupent le plafond en longues tranches, cent hommes dorment à poings fermés, tandis que leurs ronflemens, auxquels l’oreille s’habitue petit à petit, produit une musique somnolente qui berce, endort, comme le bruit de la vague au bord de la mer.

Trois ou quatre lumignons plantés de distance en distance dans des chandeliers rivés à la tête du lit en fer, éclairent cette scène étrange. On dirait un dortoir de lycée ; mais quel dortoir ! Tous les lits sont semblables ; les tapis, ouatés, poétiquement taillés dans de la perse bleue où sont représentés des paysages romantiques recouvrent des draps, noirs, comme s’ils avaient été trempés dans un tonneau d’encre. On les change tous les mois ; c’est-à-dire lorsqu’une trentaine d’hommes y ont passé et que chacun d’eux a plus ou moins déteint et plus ou moins laissé un peu de la poussière récoltée sur les quais, dans le dur labeur de la journée. De distance en distance, un homme qui a déchargé de la farine, fait boule de neige au milieu de cette symphonie de noir et de bleu qui tenterait le pinceau d’un impressionniste. Quelques yeux s’ouvrent au bruit que font les curieux en pénétrant dans la pièce ; dans un coin, un pauvre vieux à barbe blanche, enlève ses chaussures et cache rapidement sous son lit, à la vue du « patron, » la pipe qu’il achevait de fumer.

— « Voyez comme les sommiers sont bons ; comme tout cela est bien organisé ! » et le directeur de l’établissement lève un drap et découvre un dormeur. Le pauvre diable est nu, mais nu comme la main, nu plus encore, s’il est possible, que le discours d’un académicien. Les règlemens de la maison sont formels ; on ne couche qu’en chemise ; les autres vêtemens ne sont pas assez propres pour se glisser sous les draps et, quand on n’a pas de chemise, ce qui arrive quatre-vingts fois sur cent, on est forcé d’adopter le costume de nuit de notre premier père.

Si quelques cliens ayant de la fortune ont des goûts plus relevés, s’il leur répugne de faire comme le commun des mortels et de dormir dans des draps qui ont déjà servi, ils peuvent se procurer du linge blanc. Coût : douze sous. Dans le cas contraire, c’est six sous et pas de crédit ; on sait qu’il est mort depuis que les mauvais payeurs l’ont tué. Le ronflement à les haut et les bas d’une marée. La série des pièces se succède ; partout le même tableau, quelques hommes ont roulé sur le sol et continuent de dormir, sans s’en apercevoir. Il y a des bouches ouvertes comme des trous, des rictus insensés, des cris de cauchemar et, de temps en temps, le hoquet d’un ivrogne qui fait tout son possible pour cuver le gros vin qui lui pèse sur l’estomac.

Les dortoirs s’étendent sur deux étages, et peuvent recevoir plus de 250 travailleurs. Le premier du mois, tous les lits sont généralement occupés, quelquefois retenus d’avance par les délicats qui aiment à coucher dans des draps blancs.

Et maintenant, dit le directeur, je vais vous faire voir mon musée de curiosité. Cela vous coûtera quelques petits verres, offerts aux « sujets. »

Une petite pièce, au rez-de-chaussée, prés d’une vaste cuisine. Il est onze heures du soir et, autour des tables, un certain nombre d’hommes de la grande carue, jouent aux cartes et boivent.

Silence complet puis, subitement, un juron et un coup de poing sur la table et le calme recommence pour être de nouveau interrompu de la même façon.

À la moindre rixe, au moindre scandale, on est flanqué à la porte. On n’est pas avec des « soleils », ici ; on est au cercle des « chevaliers de la carue. » Quelques-uns dorment dans des encoignures ; ils ont préféré boire leur argent et se reposent jusqu’à minuit, heure à laquelle ils seront impitoyablement expulsés à moins d’être des cliens bien connus, bien notés et jouissant de la considération de tous leurs confrères.

Grand-Louis, dit le patron, on ne veut pas croire que tu puisses ramasser une aiguille avec l’œil.

Grand-Louis lève la tête, hausse les épaules d’un air de pitié et ne répond pas.

— « Allons ! bois un petit verre et fais ton tour. »

Avec la docilité d’un chien de cirque, le gaillard boit, prend ensuite une aiguille, la jette sur le plancher. Puis, le voilà qui renverse la tête, qui se plie, qui se tord, qui se casse littéralement en deux. Il n’y a pas au cirque, à la foire, aux Folies-Bergère, d’homme qui se plie ainsi plus facilement ; les yeux presque fermés, se promènent pour ainsi dire par terre ; l’aiguille reluit, l’œil approche, v’lan ! « ça y est ! » s’écrie Grand-Louis, et il nous prie, après s’être redressé, de cueillir nous-même l’aiguille qu’il a saisie par le coin de l’œil droit.

Le patron nous regarde d’un air de triomphe :

— « Vous le voyez, on n’est pas de Marseille, ici. »

Les autres consommateurs sont indifférens ; ils ont vu la scène se répéter si souvent !

La représentation n’est pas finie ; alléché par la promesse d’une consommation, le baryton de l’endroit veut bien se faire entendre.

C’est un jeune homme trapu, noir comme ses autres compagnons, et cependant il n’a pas leur allure ni leur langage ; il boit beaucoup et ne se montre pas aussi familier avec les camarades ; un certain mystère plane autour de lui et il porte au doigt une bague en or dont il n’a jamais voulu se défaire, même quand il n’avait pas d’argent pour boire ni pour dormir. Il y a, surmontant le bijou, un cachet, peut-être une armoirie presque effacée par une couche de charbon.

Il se lève et nous chante un air d’Hamlet : « Comme une pâle fleur. » La voix est superbe, un peu éraillée cependant par l’alcool ; puis, il nous déclame un passage de Rolla ; ses camarades n’ont pas l’air de comprendre grand’chose, mais ils applaudissent à outrance ; l’un d’eux s’approche et nous dit à l’oreille, d’un air confidentiel : « Il a eu des malheurs, celui-là, allez ! » Nous le croyons sans peine. Cependant, minuit sonne.

« Allons ! les enfans, il faut partir ou monter vous coucher, » dit le directeur. Il n’y a pas de réclamation ; on paye, on se lève ; les uns gagnent leur lit, moyennant six sous ; les autres se décident à aller passer la nuit à la belle étoile jusqu’au moment où le soleil fera redescendre le lendemain matin les hommes de la carue sur le quai.

Ils ne se doutent pas, ceux-là, des envies qu’ils suscitent ; ils ne savent pas tout ce que leur mauvais lit et leurs couvertures sales ont de luxueux si on les compare au lit de camp des Chauffoirs publics, ces tristes asiles qui ne s’ouvrent qu’à la naissance de l’hiver. Tandis que le Rouen qui s’amuse ne craint plus d’avoir trop chaud au théâtre ou au café ; tandis que les bals s’organisent et que les sportsmen du patin attendent avec impatience l’abaissement de la température qui leur permettra de tracer des arabesques sur la glace, tout le Rouen qui souffre, le Rouen des gueux et des meurt-de-faim, le Rouen des sans-travail et des sans-domicile voit avec terreur commencer la saison où il fera froid, où le vent de la nuit mordra la chair à travers les déchirures des vêtemens en loques.

Sur les quais, la boue est dure ; les bâches se cassent comme du verre sous les doigts. Dans les interstices des pavés, comme sur les bancs du pont de pierre, il y a des scintillemens de glace. Plus moyen de dormir à la belle étoile ! Il faut marcher pour ne pas geler ; il faut errer la nuit en évitant les « appariteurs » qui dans le lointain, immobiles sous leur capuchon, ressemblent à des guérites ; il faut battre le pavé en attendant que le jour renaisse et que l’on puisse aller se reposer un peu à l’audience de la correctionnelle, ou à l’église lorsque les bouches du calorifère souffleront de la chaleur.

Alors, dans le silence de la ville endormie, à travers le brouillard qui voile la clarté des becs de gaz, le défilé commence, défilé sinistre, où l’on voit, comme dans les ombres chinoises, des silhouettes bizarres d’hommes, de femmes ou d’enfans, passer le long de la façade des maisons ; Parfois, une masse tombe dans un coin ; la fatigue, la faim, le froid, ont fait leur œuvre. Plusieurs individus meurent ainsi chaque année.

Il est vrai qu’aujourd’hui il y a un faible soulagement à tant de misères : les chauffoirs publics. Que celui qui veut se faire une idée de la promiscuité des infortunes pénètre un soir dans une de ces petites constructions jetées par la charité sur le pavé de Rouen ; que celui qui recherche le pittoresque, même dans l’horrible, frappe à cette porte, et tout ce que l’imagination d’un peintre, fût-il Goya, d’un poète, fût-il Baudelaire, peut enfanter, ne sera qu’une ombre à côté de cette réalité.

La construction, légèrement établie, est séparée en deux par un couloir au fond duquel se trouve la loge réservée à deux sergens de ville de garde. À droite, comme un guichet de prison, une lucarne s’ouvre sur le quartier des hommes ; à gauche, c’est le quartier des femmes.

À l’heure de l’ouverture on fait déjà queue devant la petite construction ; les lits de camp n’étant pas en nombre suffisant, c’est à qui arrivera le premier pour avoir le bonheur de dormir sur une planche inclinée au lieu d’être obligé de s’allonger par terre. Au milieu de la pièce, se trouve un poêle brûlant ; l’atmosphère est tiède, lourde, et comme imprégnée encore des émanations de la veille. Les portes s’ouvrent et chacun entre, après avoir, on ne sait trop pourquoi, donné son nom aux agens, qui l’inscrivent sur un registre. On entend quelques conversations à voix basse, quelques murmures, puis, un grand silence se fait et les ronflemens interrompent seuls le ronronnement du poêle et le bruit de la rafale qui passe. De temps en temps un retardataire se glisse timidement dans la salle, s’approche sur la pointe des pieds, se heurte aux corps qui gisent de droite et de gauche et ne tarde pas, lui aussi, à s’endormir comme les autres. À deux heures du matin, le coup-d’œil du chauffoir est étrange.

Pêle-mêle, des tas d’hommes éclairés par la lueur d’un bec de gaz « traînent » pour ainsi dire, côte à côte. Sur le lit c’est un méli-mélo indescriptible : chemises ouvertes, poitrines nues, pieds nus, torses puissans de débardeurs des quais, barbes blanches au milieu desquelles la bouche entr’ouverte fait un trou noir, gamins hâves, déguenillés, toute la misère réunie, toutes les souffrances physiques confondues et se reposant un moment dans le même sommeil de brute.

Il y a des enchevêtremens de bras et de jambes, des antithèses singulières, des « charbonniers, » noirs comme des nègres, s’inclinant vers des « fariniers, » blancs comme des pierrots. Puis, par terre, et tout autour du poêle, encore, toujours des hommes étendus les uns sur le dos, les autres sur le ventre ; les membres harassés se tordent dans des positions extravagantes ; on voit des visages ravagés par la maladie. Beaucoup de ces gens là sont déjà phthisiques au dernier degré, et l’on entend des respirations essoufflées qui ressemblent à des râles.

D’instans en instans, le sergent de ville passe la tête par la lucarne et contemple ce dortoir confié à sa garde. Il n’est pas encore blasé sur ce spectacle, et il murmure en tordant sa grosse moustache de guerrier en retraite : « Vrai ! on dirait un champ de bataille, » Puis, faisant glisser la porte du guichet de gauche, il ajoute : « Regardez par là, maintenant ! »

Plus terrible, plus navrante est la misère de la femme, parce que cette misère est souvent plus injuste et que l’être sur laquelle elle s’abat est moins fait pour la supporter. Le spectacle du quartier des hommes est lugubre ; celui du quartier des femmes est horrible. Elles sont là, échevelées, le corsage béant ; quelques-unes n’ont pas de souliers ; d’autres pressent dans leurs bras des marmots de trois, quatre ou cinq ans ; il y a des bébés maigres, rachitiques, qui oublient en dormant qu’ils ont eu faim dans le jour et qu’il faisait bien froid sur les quais. Comme dans la pièce d’en face, des malheureuses sont allongées par terre, autour du poêle ; les chevelures défaites trainent dans la poussière du sol.

On pouvait voir un soir, étendue sur le parquet, une pauvre septuagénaire, raide comme un cadavre et dont le visage était entouré d’une auréole de cheveux blancs.

« C’est le second soir, disait le sergent de ville, qu’elle vient ici avec son mari. Seulement, le vieux a en plus de chances, il a trouvé place sur le lit de camp. »

Faut-il avoir souffert, — ou quelle horreur faut-il avoir du travail — pour en arriver a escompter des bonheurs comme ceux-la !

Mais le jour parait, et, qu’il vente, qu’il neige ou qu’il pleuve, il faut partir. Le poêle ne chauffe plus ; l’air est vicié par l’entassement des dormeurs. Allons, dehors ! Et philosophiquement, avec cette démarche lourde de gens qui paraissent porter sur leurs épaules le fardeau de leurs infortunes ; eux, les meurt-de-faim et les gueux, les « sans-travail » et les « sans-domicile » recommenceront leurs longues promenades sans but, à travers les rues et les quais de Rouen, en attendant que le chauffoir leur serve nouveau d’asile le soir.

Une idée revient obsédante quand on quitte ce chauffoir : « N’y a-t-il que de la fatalité dans le sort de ces malheureux ? Ou bien, quels sont les fautes, les paresses, les vices ou les crimes qui ont pu conduire tant d’êtres humains à une pareille dégradation morale et physique ? »

Lorsque le chauffoir est plein, sait-on où va coucher le « soleil » — Au violon municipal ! Quel est le Rouennais qui n’a pas aperçu le soir, en hiver, en traversant la place de l’Hôtel-de-Ville, de dix heures à minuit, une ombre noire se dessinant dans le lointain sur la neige et s’étendant quelquefois de plusieurs mètres à partir de l’entrée du poste de police ?

En approchant, on reconnaît un entassement d’hommes et de femmes. On voit des pantalons en loques, des robes de toile usées, décousues, déchirées, sous lesquelles les membres amaigris par les privations de toutes sortes, par les jeunes désespérés et par les nuits passées sous les ponts, tremblent de froid.

Les femmes portent souvent dans un mouchoir quelques morceaux de pain sortis du bureau de bienfaisance ; les hommes, comme écrasés par une fatalité toujours renaissante, claquent des dents ou soufflent, pour se réchauffer, dans leurs doigts.

Ils sont ainsi cent, cent cinquante, parfois deux cents. Les chauffoirs débordaient, les asiles de nuit étaient combles, les bâches des quais étaient gelées ; le poste de police est devenu le dernier refuge. Le violon municipal s’est transformé en établissement de charité.

À dix heures et demie ou à onze heures, la lourde porte de la prison s’ouvre, et le flot humain s’engouffre dans l’édifice. On entend des soupirs de satisfaction, des rires de brutes produits par la sensation agréable d’une atmosphère tiède sur la peau presque nue.

« — Allons, les vagabonds ! couchez-vous ! » Et les hommes se précipitent dans la cellule no 1 qu’on leur ouvre ; les femmes se jettent dans la cellule no 2. La poussée est violente ; on se dispute une place sur les planches inclinées qui servent de lit de camp. Les faibles, les malades restent sur le pavé. C’est là qu’ils s’étendent, c’est là qu’ils dorment. La communauté de la souffrance éveille chez tous ces déclassés une sorte de sympathie. Pas de discussions, pas de bruit.

Au bout de peu de temps, un ronflement formidable répond au sifflement de la bise dans le vasistas grille qui donne à la pièce l’air et le jour.

Pendant quelques heures, la joie de ne pas souffrir épanouit ces visages ravagés par les désespoirs de toutes sortes. À six heures, la porte s’ouvre de nouveau.

— Allons, les vagabonds ! il est temps de détaler !

Dans la puanteur produite par cet entassement humain, ils se lèvent, les vagabonds, et, lentement, comme à regret, ils quittent la cellule qui les a abrités une nuit et qui les recevra peut-être un autre jour dans des conditions différentes, alors que la faim, cette mauvaise conseillère, les aura conduits fatalement au vol.

À un autre point de vue, le violon est gai et instructif. Si l’expression : « les murs parlent, » peut être appliqué à quelque chose, c’est bien à la prison municipale. En effet, on peut dire que chaque malfaiteur a laissé dans la cellule où il a été enfermé une trace de son passage. On retrouve là, en caractères tracés à la craie ou fouillés dans la pierre, toute la gamme des sentiments humains : cris de douleur, cris de désespoir, cris de rage, cris de haine, cris d’amour. Il y a de la prose et des vers. Des inscriptions naturalistes et d’autres d’un classique à faire honneur à Népomucène Lemercier ; des pensées d’une philosophie profonde ; on trouve de tout, jusqu’à de l’anglais de Biron et, ceci est absolument authentique, du grec ancien, du grec d’Homère !

Ces murs disent tout ce qui s’est passé là-dedans depuis bien longtemps, et toutes les classes de la société se touchent dans cette promiscuité du mal.

Mais, le croirait-on ? le mot que l’on retrouve le plus souvent partout, c’est amour. Les cœurs enflammés, percés de flèches, sont innombrables. Au-dessous de l’un de ces dessins, on lit : « L’amour m’a perdu ! » Le tout accompagné de grands points d’exclamation, gros comme des larmes.

Dans une encoignure, on déchiffre une petite écriture fine de femme :

Voilà huit jours que je suis sur la planche.

Je meurs d’envie d’être sortie pour avoir des nouvelles de celui que j’aime. — C’est X…, l’ange adoré de mes rêves, que je voudrais presser sur mon cœur. Mais ces murs bien hauts nous séparent. Nous nous retrouverons dans l’éternité d’un monde meilleur.

Ô influence du feuilleton sur les cerveaux faibles !

Nous donnons un exemple du style. Il y a sur tous les murs des spécimens nombreux de ce genre de littérature éplorée.

Voici, au milieu des regrets de toutes sortes, un remords sincère :

Je demande bien pardon des larmes que je cause à mon père, à ma mère, à mes sœurs. Au revoir ailleurs.

Le lendemain matin on retrouvait le jeune homme qui avait écrit ces trois lignes pendu au pêne de la porte des cabinets.

Ce qui est étonnant pour le milieu où nous nous trouvons, c’est la rareté, nous allions presque dire l’absence de dessins obscènes ou de termes orduriers. À part les inscriptions : « Mort aux vaches ! » (les vaches sont en termes d’argot les agens de police) — à part des malédictions contre les rouges (les conseillers à la cour et les avocats généraux), il n’y a rien de bien… corsé.

Quelques malfaiteurs sont gais, témoins ceux-ci qui s’expriment dans le langage des muses :

Par les mouchards sur le pont de pierre,
Pour vol qualifié, j’attrapais cinq ans.
Au revoir, adieu, Jeanne et Paul et Pierre,
Je pars pour Gaillon, adieu les enfans !

Voici l’autre spécimen :

Lebrasseur est mis au trou
Pour avoir tenté, en vain,
D’étrangler un gabelou
Qui voulait l’empêcher de boire du vin.

Le dernier vers est un peu long, mais il faut aussi faire la part de l’émotion de Lebrasseur.

Nous parcourons les quatre vastes cellules du violon. Partout, les mêmes inscriptions et les mêmes dessins. Encore des cœurs enflammés, des bateaux, des carrés imitant des cartes de visite. Au centre de l’un d’eux un nom et une adresse américains. N’est-ce pas le comble de la réclame ?

Dans la cellule no 3, à une assez grande hauteur, une croix tracée au crayon et au-dessous :

…Zeus basileus ton antropôn.

L’orthographe grecque est des plus correctes. Cette évocation de « Jupiter, roi des hommes, » dans un lieu pareil étonne et trouble.

D’ailleurs, une autre cellule a également les honneurs de la langue de Sophocle. Sur le mur, blanchi à la chaux, se détache un gros : Anankè ! qui prouve que le prisonnier avait lu Notre-Dame de Paris, ou qu’il s’est rencontré avec Victor Hugo.

Toujours des navires, toujours des cœurs, toujours des insultes aux commissaires de police, au procureur, aux juges, aux gendarmes ; toujours des menaces de vengeance… lorsque la canaille sera victorieuse.

Autre genre d’inscription qui pourrait s’appeler le tableau d’honneur des voleurs : les chevaux de retour, les escarpes de profession, les pantes à tout faire paraissent fiers de leur triste renommée et ils laissent sur les murs le souvenir et la date de leur passage.

Quelques-uns ont fait la courte échelle pour parvenir à tracer tout à fait au haut de la pièce, c’est-à-dire à quatre ou cinq mètres, leurs titres à la vénération des confrères moins célèbres.

Le roi du Bagne, le roi des Voleurs se distinguent au milieu des autres inscriptions. Partout, la fameuse bande à Corbin dont le chef a été, comme on s’en souvient, condamné récemment aux assises, donne de ses nouvelles.

Les surnoms les plus bizarres s’encadrent dans le même panneau. Florentine, dite la femme à Mandrin, coudoie au figuré l’Amour des Batignolles, Mort aux Vaches Ier et le Dab de la Bastille.

(En argot, père se dit Dab.)

Les Petits Godins, un vrai nom de vaudeville, font aussi beaucoup parler d’eux.

Ces malfaiteurs, fiers de leurs prouesses et en guerre perpétuelle contre la société, avec on ne sait quoi qui a la prétention d’être chevaleresque dans la lutte incessante du bien et du mal, ne font-ils pas un peu songer à ces chefs sauvages, dont Fenimore Cooper et Gustave Aimard nous ont raconté les histoires ?

Pour certains repris de justice, le mur de la prison peut servir de bureau de renseignemens.

Grâce à des signes particuliers, ils parviennent a se comprendre. Ils se donnent dans leur argot des indications ou des rendez-vous. Certains chiffres, qui ont peut-être été des nnméros de bagne, sont ajoutés à des mots bizarres, qui disent sans doute beaucoup plus de choses qu’ils n’en ont l’air.

Comme on le voit, le violon municipal ne manque pas d’intérêt ; il ne manque pas non plus de pensionnaires. Les assommoirs se chargent de cette fourniture peu recommandable.

Maintenant, si l’on nous demande pourquoi dans toute la France ce lieu de détention s’appelle un violon, nous répondrons que l’on discute sur la question depuis plus de cent ans et que l’Académie elle-même y perd son meilleur latin.

Ce qu’il y a de certain, c’est que les deux violons peuvent servir également à adoucir les mœurs.

Pour bien comprendre cette population il faut connaitre son langage. Car, le « soleil » a son argot particulier, imagé, original au possible ; on y trouve des expressions étranges dont, chose curieuse, quelques-unes dérivent du latin ; il semble que chacun des representans des différentes classes de la société, réunis dans la déchéance finale, ait mis, pour ainsi dire, le signe de ce qu’il fut autrefois dans le mot qu’il a créé. On découvre des expressions d’une crudité ignoble venues du bagne, des périphrases pleines d’images qui font rêver ; des définitions qu’un poëte envierait ; des mots qu’on ne serait pas étonné de trouver dans la bouche d’un philosophe ; l’ironie elle-même apparait quelquefois terrible dans des locutions courantes.

Mourir, cela s’appelle rire, parce que les défunts ont généralement la bouche ouverte.

L’image est partout, dans la conversation ; n’avertissez pas le procureur de la république si vous entendez deux « soleils » déclarer qu’ils viennent d’étouffer un douanier ; ils en étouffent plusieurs de la sorte chaque jour.

Étouffer un douanier, c’est boire un verre d’absinthe ; l’uniforme du douanier n’est-il pas vert comme la dangereuse liqueur ? D’un autre côté, si l’un de ces loqueteux fait à ses camarades une confidence et leur déclare qu’il vient de fumer une pipe, vous pouvez être à peu près certain qu’il a bu, à l’aide d’un chalumeau, du vin dans une barrique qu’il a percée.

Une pièce d’argent se nomme un blafard, ou la lune ; une pièce d’or, le soleil ; on dit que le soleil a des taches, lorsque la pièce est d’une provenance douteuse et qu’elle aurait pu être tachée du sang de celui à qui elle a été enlevée. Dans ce dernier cas, on se hâte de la laver au cabaret ou au garno, par crainte de la râclette, c’est-à-dire de la police, ou du bourreau (le juge des assises).

Si la robe rouge du conseiller à la cour lui vaut une dénomination aussi désagréable, l’exécuteur des hautes œuvres, au contraire, jouit d’une désignation bien simple, mélange d’ironie et de calembour facile. M. Deibler est le marchand de meubles, probablement parce qu’il tient les bois de justice. C’est peut-être pour une raison à peu près analogue que la place Bonne-Nouvelle, où l’on guillotine, lorsque par hasard la clémence présidentielle n’a pas fait grâce à un condamné à mort, s’appelle le chantier.

Cependant, qu’on n’exagère pas notre pensée et qu’on ne croie pas qu’il y ait même dans la partie la moins recommandable de ces « soleils » des assassins comme on en trouve dans la fange de Paris. Non, si de temps en temps un coup de couteau mortel est donné, ce n’est pas avec préméditation ; c’est encore moins dans un espoir de cupidité à assouvir. L’alcool frelaté et terrible, qu’on appelle cicasse, cissine ou malétra, et le phonsot, cette boisson spéciale dont le nous avons parlé, débités journellement par centaines de petits verres dans certains cabarets, poussent quelquefois le bras à frapper.

Les discussions et, le penserait-on ? la jalousie suscitent aussi de temps en temps un drame sanglant dans l’arrière-boutique d’un assommoir ; il y a parfois des rivalités « patriotiques » entre les divers nationaux, français et italiens, par exemple ; il arrive également au « soleil » de rouer de coups sa « marquise » (sa femme), mais jamais il ne tue pour retirer de son crime un profit. Il est sans haine pour tout le monde, excepté pour les roussins (la police), et surtout pour les curieux (les douaniers des quais). Si, de temps en temps, quelque échappé des prisons centrales lui propose de faire suer le chêne, c’est-à-dire de tuer, il le repousse avec mépris.

Il y a chez tout habitant du pays du « soleil » une nuance de mélancolie et une sorte de profond sentiment philosophique. Quand il n’a pas le sou, il serre la main des amis et leur dit tranquillement : « J’vas m’bâcher. »

Une demi-heure après, on aperçoit une espèce de grosse pelotte sous une bâche recouvrant des marchandises. C’est notre homme qui ronfle. Quelquefois, il ne ronfle plus et le lendemain on le retire mort !

Quand il est riche, quand il a fait un voyageur, c’est-à-dire lorsqu’il a réussi a trouver aux environs de la gare un colis a porter, le « soleil » avale une mitrailleuse ou souffle une chandelle ; c’est sa manière a lui de manger ou de boire. Il est au comble de la joie quand il s’est réchauffé avec un tout ensemble, mélange de café et d’eau-de-vie, ou qu’une main d’acier lui racle la gorge on y laissant cette odeur sui generis de grosse eau-de-vie de cidre mêlée parfois d’absinthe.

Gare, par exemple, au débitant qui se sert sans mesure de verres à la renache, ces récipiens semblables à ceux employés par les prestidigitateurs et remplissant à outrance, grâce à leurs parois épaisses, le rôle de trompe-l’œil.

Veut-on encore quelques-unes de ces expressions bizarres enfantées certainement par des penseurs déclassés ?

La neige s’appelle le tapis ; un notaire, un avoué, un homme d’affaires est une éponge d’or. Être à jeun, c’est faire ballon, parce que l’estomac n’est rempli que de gaz ; un pendu est un joueur de hautbois, et le haricot devient un bourre-coquin ; les jours où l’on ne travaille pas se nomment loupidi (jour où l’on flâne), ceux où l’on travaille s’appellent piochidi (jour où l’on pioche)

On conçoit que, dans cette population curieuse, il y ait des types plus curieux encore, Le « soleil » a ses poëtes, et quand ils ne chantent pas le grand-opéra, on peut les entendre le soir, lorsque le quarante a circulé, entonner quelque refrain pas plus inepte, en somme, que beaucoup de chansons de cafés-concerts et bien plus pittoresque.

Nous n’sommes pas des assassins ;
Si les caleux n’ont pas d’garnos,
Nous nous f…ichons des roussins,
Des douaniers et des sergos.

Les « poëtes » trouvent toujours à boire, même quand ils n’ont pas d’argent ; ils savent s’acquitter en chantant soit leurs œuvres, comme jadis Homère, soit quelques « scies » entendues au paradis des Folies-Bergère, et estropiées toujours d’une façon aussi amusante qu’inattendue :

Une taille de Suresnes,
Des cheveux en boîte d’épingles…

Les musiciens et les plongeurs sont aussi en grand honneur. Tout le monde à Rouen a entendu parler de Petit Jean, un brave homme, classé dans la catégorie la plus honorable des turbineurs (travailleurs) des quais, et qui se jette à l’eau en toute saison et à toute heure, pour repêcher la pièce de dix sous qu’on lance à la Seine. Tout le monde, également, a entendu le soir, de sept à neuf heures, en passant devant quelque gargotte, où les émanations du hareng qu’on grille se mêle aux fumées de la pipe et aux vapeurs de l’alcool, le bruit d’un violon qu’on râcle. C’est un pauvre diable qui n’a pas envie de faire ballon et gagne son dîner à coups d’archet.

Ceux-là sont les honnêtes, les tranquilles ; mais, à côté d’eux et les coudoyant, se trouvent aussi les dangereux qui s’évanouissent cinq, six mois, un an et reparaissent tout à coup complètement rasés. On n’a pas besoin de leur demander d’où ils viennent. Quelques-uns « jouissent » d’une réputation terrible et savent en tirer parti.

Il peut être mis au premier rang de cette catégorie, ce fameux malfaiteur connu sous le sobriquet de l’Épicier, et qui se trouva à la tête de la fameuse émeute dont le souvenir est encore présent à la mémoire de tous.

L’Épicier est légendaire ; il avait toujours de l’or dans ses poches, or qui lui était donné par certaines personnes recevant des marchandises par bateau et espérant de la sorte mettre leur bien à l’abri du vol. Ajoutons que l’Épicier était « honnête » jusqu’à un certain point, puisqu’il respectait les conventions… lorsqu’il n’avait pas trop soif.

Autrefois, les « soleils » avaient leur bal dans une cave des quais, et plus récemment encore sur la place Lafayette ; maintenant, chez eux, l’art de Terpsichore est en décadence et ils se contentent de battre la semelle, quand il leur en reste un morceau, pour résister à la neige, cette grande ennemie du « pays du soleil. »

Le lecteur nous saura-t-il gré de lui avoir ainsi présenté le long tableau de cette vie des « soleils ? » Peut-être, au contraire, nous en voudra-t-il de toute cette boue remuée et qui peut donner la nausée.

Nous avons éprouvé, pourtant, et nous n’hésitons pas à l’avouer, un charme étrange à parcourir ces bas-fonds peu connus d’une grande ville ; à vivre pendant quelques heures la vie de cette population, d’autant plus intéressante à étudier qu’elle fait tout son possible pour se tenir à l’écart. Nous y avons trouvé le piquant, la saveur particulière de l’énorme antithèse, et nous n’avons jamais respiré avec plus de volupté l’air pur et frais, qu’au sortir de ces bouges enfumés où l’atmosphère est viciée comme les individus qui les fréquentent.

Sur la vieille capitale normande, grande par ses souvenirs, grande par ses monumens, grande par la réputation de sagesse et d’intelligence de ses habitans ; sur cette terre que la pioche ne peut remuer sans ressusciter de l’histoire, tout a été dit. L’imagination des poètes a pu parcourir d’un immense coup d’aile les siècles glorieux, depuis Rollon jusqu’à Pierre Corneille ; les artistes ont pu trouver leurs inspirations les plus sublimes dans ce musée incomparable de monumens, qui fait dire tant de bêtises aux Guides, et qui pourrait à la longue faire naître la conception du beau, même dans l’âme d’un fils d’Albion.

Les flèches de nos églises, qui portent jusqu’au ciel le chant de triomphe des hommes qui les ont construites ; les splendeurs du passé jointes aux progrès du présent, tout ce qui est grand, tout ce qui est beau, tout ce qui est fait pour élever l’esprit, d’un côté !

De l’autre, la boue, l’immondice engendrant la larve horrible.

Le « soleil, » noir, déguenillé, atroce, souffletant du plat de sa sandale éculée la gloire de notre sol, et crachant sa chique sur nos vieux souvenirs.