Roxane/32

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Éditions Édouard Garand (13p. 50-52).

CHAPITRE IX

LE HUITIÈME JOUR


Tous les deux jours, Roxane avait des nouvelles de chez elle, par le père Noé. Tout allait bien. Sans doute, Rita s’ennuyait un peu, beaucoup même de sa chère grande sœur, mais Mme Dussol et Lucie entouraient la petite infirme de soins affectueux, et constants, ainsi que de distractions de toutes sortes.

Mme  Dussol ne parlait pas encore de revenir aux Peupliers ; en eut-elle parlé, que « cela aurait causé une vraie révolution aux Barrières-de-Péage » pour citer un des passages de la dernière lettre de Lucie à Roxane.

Lucie était toujours rieuse et gaie. Parfois, pourtant, en songeant à son fiancé, là-bas, sur l’Île Rita, des larmes coulaient sur ses joues ; mais, comme elle se livrait à ces pensées seulement que lorsqu’elle était seule dans sa chambre, le soir, sa tristesse passagère ne pouvait ennuyer celles avec qui elle vivait.

L’épidémie de fièvres typhoïdes ne diminuait pas ; au contraire ! Il y avait neuf malades à l’Hôpital Philibert maintenant : dont l’une : Angélique, servante aux Peupliers. Ce pauvre Justin était mort, et ce décès avait jeté une sorte de panique parmi le personnel des Peupliers. Pas seulement parmi le personnel cependant ; les maîtres, eux aussi étaient littéralement affolés de peur : Champvert pâlissait, quand il entendait parler d’un nouveau cas. Quand à Yseult, Roxane l’avait surprise mainte fois à pleurer, elle qui ne pleurait jamais. Quand Angélique avait été transportée à l’hôpital, Mme Champvert avait eu une crise de nerfs, durant laquelle elle répétait sans cesse :

— Nous allons tous y passer, tous, tous !

Le Docteur Philibert ne savait trop que faire, en face de l’épidémie ; il était seul, en fin de compte pour la combattre. En vain avait-il écrit à Lloydminster, à Fort Chipewyan, Alberta, à Régina même pour demander de l’aide ; ses appels étaient restés sans réponse. Sans Mlle Catherine, il eut été bien seul pour soigner ses malades. La figure joviale de « bon docteur » s’était peut-être un peu attristée ; cependant, il trouvait toujours quelques paroles consolantes pour tous.

Malgré le temps d’épreuves qu’on traversait, malgré le danger réel où étaient tous et chacun, et qui aurait dû inspirer un sentiment de tolérance et de charité universel, les époux Champvert continuaient à être à couteaux tirés. Plus d’une fois, Roxane les avait entendu se quereller, et toujours pour une question d’argent. Champvert, talonné par Henric Silverstien, faisait tout en son pouvoir afin de faire consentir sa femme à lui donner les vingt-mille dollars exigés par le juif pour le petit papier bleu ; mais Yseult restait sourde aux prières comme aux menaces de son mari ; de là des récriminations presque journalières. Inutile de dire que Roxane avait hâte de quitter cette maison et de retourner chez elle, aux Barrières-de-Péage, où régnaient tant de bonheur et de paix !

Silverstien ne s’ennuyait plus. Chaque soir, il rencontrait la douce Gretchen, dont il devenait de plus en plus amoureux à mesure que le temps s’écoulait. Quand il aurait vendu à Champvert le papier compromettant, il demanderait à Gretchen de l’épouser. Il la rendrait heureuse la charmante allemande. Elle était pauvre il le savait ; quel bonheur de pouvoir l’installer dans une confortable demeure cette dévouée Gretchen, l’aînée d’une nombreuse famille, l’esclave de ses petits frères et sœurs ! Pauvre Silverstien ! Pauvre petit juif ! On serait presque porté à le plaindre.

Roxane en avait assez, plus qu’assez du rôle qu’elle jouait auprès du juif. Combien elle avait hâte d’être rendue au dernier acte de cette tragi-comédie ! Ce papier bleu, si elle parvenait à s’en emparer, elle l’aurait bien gagné !

Souple-Échine, portier attitré des Peupliers maintenant, n’oubliait pas les dernières paroles du Docteur Philibert, lorsque celui-ci était allé le mener aux Peupliers.

— N’oublie pas, Souple-Échine, lui avait-il dit, que tu devras obéissance à « la belle dame » en premier lieu. Il y a deux papiers importants, dont elle veut s’emparer ; quand elle te dira : « J’ai besoin de toi », n’hésite pas un seul instant.

— Souple-Échine se souviendra ! avait répondu l’enfant.

Et l’heure était arrivée où Roxane allait avoir besoin de l’aide du jeune Sauvage ; car c’était le huitième jour, la limite qu’elle s’était fixée, pour enlever au juif Silverstien le petit papier bleu.

Il était quatre heures de l’après-midi. Roxane, entrant dans le corridor principal des Peupliers, s’approcha de Souple-Échine et lui dit tout bas ;

— Souple-Échine, j’aurai besoin de toi, ce soir.

— Oui, belle dame ? Qu’aurai-je à faire ?

Roxane allait lui donner quelques explications, quand, levant les yeux, elle vit Yseult, qui se dirigeait de son côté. Un certain étonnement se lisait dans ses yeux ; il était assez singulier aussi de voir Mme Louvier dans ce corridor, alors qu’elle était censée être dans sa chambre, à marquer des draps. Mais la jeune fille eut vite fait de sortir de là.

— Madame, dit-elle à Yseult, en désignant Souple-Échine, cet enfant est malade.

— Malade ! cria Yseult. Les fièvres…

— Pas du tout, répondit Roxane. Il n’a pas de fièvre ; je crois que c’est plutôt une indigestion. Il a failli s’évanouir, tout à l’heure. Si vous voulez me le permettre, je vais l’amener dans ma chambre et prendre soin de lui. J’aime les enfants, voyez-vous, et ne puis souffrir de les voir pâtir.

— Comme vous voudrez, répondit Yseult. Mais, qui s’occupera de la porte ?

— Je m’en occuperai, s’il y a lieu, dit Roxane. Viens, pauvre petit, ajouta-t-elle, en tendant la main à Souple-Échine, qui était entré admirablement dans son rôle.

Quand le jeune Sauvage fut rendu dans sa chambre, elle lui dit :

— Voici ce que tu auras à faire, Souple-Échine. À huit heures et quart ce soir, (il fera déjà noir) tu iras aux écuries et selleras Jupiter, puis tu le conduiras dans l’allée des pins. Tu m’attendras là. Vers les neuf heures probablement, j’irai te rejoindre. Je te remettrai une enveloppe, qui contiendra un papier précieux… si précieux, Souple-Échine, que si tu avais le malheur de le perdre, tu serais cause d’un grand malheur pour quelqu’un que ce papier concerne.

— Et qu’est-ce que Souple-Échine fera du papier, belle dame ?

— C’est juste ; il est bon que tu le saches, répondit, en riant la jeune fille. Ce papier que je te confierai, tu iras le porter au Valgai et le remettras au Docteur Philibert… à lui-même, tu comprends, Souple-Échine.

— Souple-Échine comprend bien, dit le petit Sauvage, et il demandera au Docteur Philibert d’écrire quelque chose sur un papier, pour que je le donne à la belle dame, comme preuve qu’il aura reçu son envoi.

— Bien ! Tu es vraiment intelligent, Souple-Échine, et j’ai toute confiance en toi… Tu devrais pouvoir aller au Valgai et en revenir dans une heure, tout au plus. Voilà trois jours que Jupiter est à l’écurie ; il sera donc frais et dispos et il ira comme le vent. Aussitôt que tu auras remisé le cheval, à ton retour, tu reviendras ici, dans cette chambre, je veux dire. Tu entreras par la petite porte dérobée : celle que je t’ai montrée, l’autre jour, et qui est cachée sous les lierres. Je t’attendrai, et tu passeras le reste de la nuit ici, sur ce canapé. Est-ce compris ?

— Oui, c’est compris, belle dame.

— Maintenant, tu ferais bien de te coucher sur ce canapé et…

— Mais, Souple-Échine n’est pas malade, pas malade du tout, belle dame ! s’écria le petit Sauvage. C’était pour faire croire à Mme Prévert…

Mme … Prévert ?… Champvert, tu veux dire, petit, dit Roxane, en riant. Mais Mme Prévert pourrait bien se mettre dans la tête de venir s’assurer que tu es réellement malade, tu sais, et si elle venait, tu devras faire semblant de dormir.

— Souple-Échine connaît son devoir qui est de vous obéir en toute lettre, belle dame, dit l’enfant, en s’étendant sur le canapé.

Roxane jeta une couverture légère sur le petit Sauvage, puis elle alla s’asseoir sur une chaîne berceuse et se mit à coudre ; mais à peine eut-elle piqué son aiguille dans la toile, qu’on frappa à la porte, et Yseult entra.

— Et ! bien, Mme Louvier, demanda-t-elle, avez-vous découvert ce qu’a Souple-Échine ?

— Oui, Madame. J’ai découvert qu’il avait mangé un morceau de tarte à la rhubarbe pour le dessert, à midi, et qu’il avait bu, par-dessus cela, deux verres de lait.

— Alors, c’est bien une indigestion ? Il n’a pas de fièvre ?

— Pas l’ombre.

— Tant mieux ! s’écria Yseult. Mon Dieu, Mme Louvier, ajouta-t-elle, je vous envie, vraiment !

— Vous m’enviez, Mme Champvert ? Je ne puis comprendre pourquoi.

— Oui, je vous envie… de n’avoir pas peur de cette épidémie de fièvres typhoïdes. C’est épouvantable de penser que… ce sera peut-être notre tour demain ! Elle se mit à frisonner, tandis que ses lèvres devenaient presque aussi blanches que la peau de son visage.

— Nous sommes entre les mains de Dieu, répondit simplement Roxane.

— Sans doute, mais… J’ai tellement peur de cette maladie, Mme Louvier !

— Alors, permettez-moi de vous dire que vous avez tort de ne pas contrôler cette peur. D’ailleurs, il faut se dire que nous ne serons frappés que si le bon Dieu le veut et… il faut se tenir prêt à répondre à son appel quel qu’il soit.

— Voulez-vous dire que, s’il plaît à Dieu de nous rappeler à lui… Oh ! taisez-vous ! Taisez-vous ! Comment pouvez-vous parler si froidement de la mort ! s’écria Yseult, les yeux remplis de frayeur.

— N’en parlons pas, alors, dit Roxane, en souriant. Je voulais vous demander, Madame, si je puis garder Souple-Échine avec moi, cette nuit ?… S’il allait être plus mal…

— Gardez-le si vous le désirez, consentit Yseult. Moi, je ne comprends pas ce culte que certaines femmes ont, ou semblent avoir pour l’enfant… Ainsi, ma mère, Mme Dussol, m’écrit… je ne sais trop d’où… en ces termes :  ; écoutez :

« J’espère, chère Yseult, que tu ne t’effraies pas inutilement, à cause de cette épidémie ? Il y a des précautions à prendre contre les fièvres typhoïdes, bien sûr ; mais il ne faut pas en avoir peur. Pour ma part, je ne tremble que pour toi ; pour moi-même, je ne crains rien. C’est que, nous sommes protégés dans cette maison où je suis (je le crois fermement) par la présence d’une mignonne fillette de huit ans, un ange aux yeux bleus, qui a nom Rita ».

Roxane sentit les larmes venir à ses yeux en entendant lire ces paroles de Mme Dussol. Chère, chère Rita ! Doux ange aux yeux bleus !

Yseult, après avoir lu le passage de la lettre de sa mère, ajouta :

— Au revoir, Mme Louvier. Et puisque vous êtes si pieuse et que votre confiance en Dieu est si grande, priez pour que la peur que j’éprouve de ces fièvres se passe au plus vite.

— Je n’y manquerai pas, Madame, promit gravement Roxane.

À huit heures et quart, ce soir-là, Souple-Échine se rendait aux écuries y remplir les ordres de « la belle dame », tandis que celle-ci se préparait à son rendez-vous avec Silverstien.

À neuf heures moins le quart, elle quittait furtivement les Peupliers. Quand elle y reviendrait, elle l’espérait fermement, la preuve de l’innocence d’Armand Lagrève serait entre les mains de Souple-Échine qui, lui, la remettrait fidèlement au Docteur Philibert.