Roxane/46

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Éditions Édouard Garand (13p. 72-74).

CHAPITRE XXIII

ARMAND ET LUCIE


C’était le soir de la mort si tragique de Champvert.

Dans le salon du Valgai, plusieurs de nos amis sont réunis : le Docteur et Mme Philibert, Lucie de St-Éloi, petite Rita, Hugues de Vilnoble et Armand Lagrève. On venait d’organiser le départ, à la rencontre de Roxane. Rita était loin de se douter du danger dans lequel était sa grande sœur ; on lui avait dit seulement que Roxane avait été obligée de partir en voyage et que le Docteur Philibert, Hugues et Armand allaient à sa rencontre.

Au moment où nous les retrouvons tous, Mme Philibert est assise dans un fauteuil, Lucie a ses pieds ; toutes deux brodent, tout en causant.

Célestin entre au salon et dit quelques mots au Docteur Philibert.

— Fais entrer, Célestin, répond le médecin.

Aussitôt, entra Nestor le policier.

— Vous m’avez fait demander, Messieurs ?

— Oui, Nestor, répondit le Docteur Philibert, parlant bas, afin de ne pas éveiller Rita, qui dormait, sur un canapé. Asseyez-vous, mon ami. Voici, continua-t-il ; nous partons en voyage de découverte, ou plutôt de recherches, cette nuit même. Il s’agit de trouver Mlle Monthy, la fiancée de M. de Vilnoble, qui a disparu. Enlevée par Champvert et entraînée… nous ne savons trop où, excepté que ce doit être dans la direction de l’ouest.

— Oui, M. le Docteur, je sais, répondit Nestor.

— Voulez-vous vous joindre à nous ? reprit le médecin. Vous m’avez dit déjà, connaître parfaitement les routes, sur tous les points cardinaux…

— Oui, Monsieur, je les connais toutes.

— Si vous acceptez de prendre la direction de nos recherches, Nestor, nous saurons reconnaître généreusement vos services. Acceptez-vous ?

— Si j’accepte ?… Dix fois plutôt qu’une ! s’écria Nestor. Quand partons-nous ?

— Cette nuit même ; dans moins de deux heures maintenant.

— Je serai des vôtres, M. le Docteur !

— Merci, mon brave ! Alors, venez vous choisir une monture, dit le Docteur Philibert, qui sortit du salon, suivi de Nestor, de Hugues et d’Armand.

Mme Philibert, dit Lucie, soudain, n’est-ce pas extraordinaire ce qu’a fait Roxane ?… Je veux dire de s’être emparée du testament de M. de Vilnoble, et aussi du petit papier bleu, preuve de l’innocence de M. Lagrève… Je devrais dire M. de Châteauvert… Armand dit…

— Chère Lucie, répondit Mme Philibert, assurément, Roxane a été admirable, admirable ! Ni Hugues, ni Armand n’oublieront, de leur vie, ce qu’ils lui doivent.

— Ni moi, Mme Philibert, ajouta Lucie, en souriant. Armand est mon fiancé, et tout ce qui le concerne m’intéresse au plus haut point.

— Ainsi, Lucie, demanda Mme Philibert, vos sentiments envers Armand n’ont pas changé ?

— Changé ! Certes non, Mme Philibert ! Et depuis que je sais tout ce qu’il a souffert, je l’aime plus que je l’aimais auparavant.

— Pourtant, ma chère enfant, Armand de Châteauvert est trop pauvre pour aspirer à votre main.

— Je suis riche pour deux, Mme Philibert, répondit la jeune fille.

— Sans doute ! Sans doute ! Mais…

Mme Philibert, demanda Lucie, pourquoi n’aimez-vous pas Armand ?

— Ne pas aimer Armand ! Moi !

— Armand doit être votre neveu… Je ne sais pas… Mais il est le cousin de Hugues…

— Armand de Châteauvert n’est pas mon neveu. Lucie.

— Non ?

— Non. Armand est mon… fils.

— Votre fils ! Votre fils, Mme Philibert ! Vraiment… je ne comprends pas du tout…

— Écoutez-moi bien, Lucie ; je vais tout vous dire.

Et Mme Philibert fit à la fiancée de son fils le récit qu’elle avait fait certain soir, à Hugues et au Docteur Philibert, dans son boudoir, aux Peupliers.

Lucie n’en revenait pas ! Armand de Châteauvert le fils de Mme Philibert !

— Alors, Mme Philibert, dit-elle, ce n’est certainement pas Armand que vous n’aimez pas… C’est donc moi ?

— Ne pas vous aimer, Lucie !… Si j’eusse pu choisir une femme pour mon fils, j’aurais choisi Lucie de St-Éloi. Non pas à cause de sa fortune, mais à cause de ses réelles qualités.

Le Docteur Philibert et Armand entrèrent au salon.

— Hugues est allé aux Peupliers, dit le médecin, et Nestor est allé faire ses préparatifs de départ ; dans moins d’une heure, nous partirons.

— Que Dieu vous guide vers celle que vous allez chercher ! s’exclama Mme Philibert.

Armand s’était approché de Lucie.

— La soirée est admirable, lui dit-il. Venez-vous faire une petite promenade dehors ?

— J’irai bien, répondit la jeune fille.

Ils se dirigèrent tous deux vers la rivière, en parlant de Roxane.

— Où est-elle, en ce moment cette pauvre Roxane ? soupira Lucie. Ô M. de Châteauvert, si elle…

— Lucie, fit le jeune homme, je me nomme Armand… Aurais-je eu le malheur de vous offenser, que vous me nommez cérémonieusement M. de Châteauvert, ma bien-aimée ?

— Certes, non, Armand ! répondit Lucie. Pendant combien de jours pensez-vous être absents ?

— Cinq jours, six jours au plus, d’après le calcul du policier Nestor. Hugues est très impatient de partir.

— Et aussitôt votre retour, ce sera à moi de partir, dit Lucie.

— Partir ! Partir ! Lucie ! Ô ma chérie !

— On requiert ma présence au château de St-Éloi…

— Mais vous reviendrez ? demanda Armand.

— Je ne sais… Si je reviens, ce ne sera pas avant le printemps prochain, dans tous les cas.

— Lucie ! Lucie ! s’écria le jeune homme. Comment puis-je vous laisser partir ?… Ô ma toute chérie !

— Armand, dit Lucie, d’une voix tremblante et en rougissant beaucoup, pourquoi me laissez-vous partir… seule ?

— Lucie ! cria Armand. Vous vous moquez sûrement de moi ! Vous savez bien que si j’étais en position de vous demander en mariage, je le ferais, même au risque d’essuyer un refus… Hélas ! je suis pauvre, très pauvre, tandis que vous, vous êtes Mlle de St-Éloi, la riche héritière… Vous retournez au château de votre ancêtre…

— Précisément ! Je retourne au château de St-Éloi qui, depuis bien des années n’a pas de châtelain, et qui aurait bien besoin d’une main de maître, Armand…

— Non ! Non ! Lucie, c’est impossible !… Pourtant, Dieu sait si je vous aime !… Je ne puis honorablement vous demander de m’épouser à cause de mon extrême indigence… Si j’osais…

— Osez ! répondit la jeune fille, entourant de ses bras le cou d’Armand. Armand, ne me laissez pas partir seule pour le château de St-Éloi ! !

— Mon ange ! Ô mon ange ! murmura le jeune homme, étreignant Lucie contre son cœur. Vous désirez vraiment que…

— Armand, fit-elle, en éclatant d’un joyeux rire soudain, est-ce la première fois qu’on vous demande en mariage ?

— Vous deviendrez ma femme, Lucie ? Nous nous marierons, en même temps que Hugues et Roxane, n’est-ce pas ?… Vous le savez, ils se marieront, aussitôt qu’ils seront réunis.

— Oui, nous nous marierons le même jour qu’eux et à la même messe ; nous aurons un mariage double, Armand… Et maintenant, retournons au Valgai ; Hugues serait en droit de nous en vouloir si, par notre faute, le départ était retardé même d’un quart d’heure. Allons !

— Lucie, me permettez-vous d’annoncer la grande, la belle, la douce nouvelle à ma mère ? Elle a tant souffert à cause de moi ! j’aimerais à l’associer à mon immense bonheur.

— Oui, Armand, vous pouvez annoncer la nouvelle à votre mère, avant votre départ, répondit Lucie.

Aussitôt arrivés dans le salon, Armand conduisit Lucie à Mme Philibert.

— Mère, dit-il, Lucie a promis de devenir ma femme.

Lucie s’agenouilla auprès de Mme Philibert et demanda :

— N’est-ce pas, Mme Philibert que vous m’aimerez un peu… à cause d’Armand ?

— À cause d’Armand, et à cause de vous Lucie, répondit, en pleurant de joie, Mme Philibert. Je n’aurais pu désirer avoir une fille qui me fût plus chère, et puisque vous voulez bien oublier que mon fils est pauvre…

— Chère… mère, dit Lucie en souriant à travers ses larmes, car elle ne pouvait être longtemps sérieuse la gaie enfant, je vais vous confier un secret… un grand secret…

— Un secret ! Qu’est-ce donc, ma chérie ?

— Voici, répondit la jeune fiancée, riant et rougissant : c’est moi qui ai demandé Armand en mariage.

— Voyons, ma chère fille ! s’écria Mme Philibert, riant à son tour. Je vois que vous ne pouvez être sérieuse longtemps, hein, petite imparfaite !

— Mais, c’est vrai, vous savez ! Demandez plutôt à Armand !

Armand ne fut pas dans l’embarras de répondre, car Hugues venait d’entrer, accompagné de Nestor.

On fut bientôt prêt à partir, et une véritable petite caravane allait quitter le Valgai, accompagnée des souhaits de bon voyage de Mme Philibert et de Lucie.

Célestin était allé sur l’Île Rita, l’avant-veille et il en avait ramené les deux chevaux, Bianco et Netta. Voici donc comment se composait la caravane : le Docteur Philibert venait le premier, monté sur Diavolo, puis venait Hugues, monté sur Bianco, puis Armand, monté sur Jupiter, Nestor, monté sur Mars. Mars, tout en étant un cheval de trait, faisait une excellente monture. Netta servait de monture à Souple-Échine. (Le petit Sauvage ne voulait plus quitter ’Tit maître d’une cheville, de plus, il avait tant insisté pour aller à la recherche de « la belle dame » qu’on aurait jamais eu le cœur de lui refuser). Souple-Échine était chargé de surveiller Vénus, l’autre cheval de trait, qui portait sur son dos les armes et les provisions de la caravane. Chacun était, en plus, armé d’un revolver à sept coups et d’un couteau à double tranchant.

Soudain, Mme Philibert et Lucie virent la petite caravane disparaître à l’un des détours du chemin, et toutes deux entrèrent à la maison, en priant tout bas pour le succès de l’expédition.