Roxane/47

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Éditions Édouard Garand (13p. 74-75).

CHAPITRE XXIV

SIX JOURS DURANT


Nous avons laissé Roxane suivant le chien, qui semblait vouloir la conduire assez loin, dans la direction de l’ouest. Si, par moments, elle s’arrêtait, pour se reposer un peu, le chien revenait vers elle, il saisissait entre ses dents le bas de sa robe, comme pour l’entraîner.

Enfin, le hennissement d’un cheval parvint à ses oreilles, et aussitôt, elle aperçut une superbe bête, à la robe blanche, tachetée de brun, qui piochait le sol avec ardeur, et Roxane comprit qu’il devait souffrir de la soif.

À quelques pieds du cheval, un homme était étendu par terre ; il était enveloppé dans une couverture de brillantes couleurs. Qu’était-il arrivé ?…

Roxane s’approcha et elle vit que cet homme était un Sauvage ; quelque chef, à en juger par sa coiffure en plumes de diverses couleurs, à en juger aussi par les nombreux tatouages dont ses mains, ses bras et son visage étaient couverts. Il portait aussi, à son cou, à ses bras et à ses doigts grand nombre de colliers, bracelets et bagues.

Mais, encore une fois, qu’était-il arrivé ?… Le Sauvage n’avait aucune blessure… Était-il mort ?…

Roxane écarta la couverture et elle posa sa main sur la poitrine de l’inconnu : son cœur battait, quoique faiblement. Il fallait se hâter de lui prodiguer des soins !… Cependant, la présence de cet homme ne comporterait-il pas pour elle un réel danger ?… Ces Sauvages n’étaient pas toujours des compagnons bien désirables… Qu’importait !… Son devoir, c’était de lui sauver la vie, si possible… « Devoir », était un mot rempli de sens pour notre héroïne ; en y ajoutant la devise de sa famille : « Rien ne craint », peut-on s’étonner qu’elle se hâta de prodiguer des soins au Sauvage, afin de le tirer de son évanouissement ?

Quand l’inconnu ouvrit les yeux, il parut, assurément, fort surpris d’apercevoir, penchée sur lui, une jeune fille de grande beauté. Aussitôt, il lui parla, et, heureusement, Roxane comprenait et parlait quelque peu le dialecte de certaines tribus sauvages.

— D’où vient ma sœur au visage pâle ? demanda-t-il.

— Je viens de par là… répondit Roxane, en montrant la direction de la croix. Que t’est-il arrivé ?

— Je me suis égaré, répondit le Sauvage. Cœur-Transpercé est mon nom. Je suis chef de la tribu des Navajo.

— Une fière tribu ! s’écria Roxane. Et comment se fait-il que je t’aie trouvé ici, évanoui ?

— Parti en chasse, j’ai parcouru la plaine, du nord au midi du levant au couchant, puis, étant à bout de provisions, je me suis laissé choir ici, pour y mourir, s’il en eut plu ainsi au Grand Manitou… Comment se nomme ma sœur au visage pâle ?

— Je me nomme Roxane… Ce cheval t’appartient, Cœur-Transpercé ?

— Oui, ce cheval m’appartient. Il a nom Arc-en-Ciel… Cœur-Transpercé se meurt de faim. Arc-en-ciel se meurt de soif, Roxane, ma sœur au visage pâle.

— Et ce chien ?… C’est lui qui m’a conduite vers toi.

— Il m’appartient ; il a nom Brou-Ha-Ha… Que j’ai faim !

— Viens, alors, Cœur-Transpercé, dit Roxane. Non loin d’ici j’ai établi mon campement ; il y a de la nourriture pour toi, et de l’eau pour ta monture. Viens !

Le Navajo ramassa sa couverture, dans laquelle il mit quelques ustensiles, tels que tasses, casseroles, couteaux, etc. etc. Il prit ensuite une ligne de pêche et aussi une toile à tente, puis, aidé de Roxane, il monta à cheval, et on se dirigea vers la croix, Brou-Ha-Ha aboyant joyeusement.

Tout en marchant à côté du cheval, la jeune fille raconta à Cœur-Transpercé comment elle avait été abandonnée dans la plaine, et le Sauvage promit de retrouver la piste du cheval de Champvert, dès le lendemain.

— Cœur-Transpercé, quand il ne souffre pas de la faim, dit-il, peut retrouver facilement la plus légère piste. Tu verras ! Tu verras, Roxane, ma sœur au visage pâle !

Ce soir-là, on eut à peine reconnu le campement de Roxane, car la tente de Cœur-Transpercé avait été dressée, ce qui les protégerait tous deux de la pluie et de la fraîcheur des nuits.

Jusqu’à une heure assez avancée, Roxane et le Sauvage firent des projets pour sortir de la plaine, et c’est le cœur rempli d’espoir que la jeune fille s’endormit.

Hélas ! Le lendemain, le Navajo était malade, si malade, que Roxane ne put le quitter pour faire la moindre excursion de découverte.

L’indisposition de Cœur-Transpercé dura deux jours. Heureusement, il était tombé malade durant son sommeil et ainsi, il se trouvait sous la tente et à l’abri de la pluie, qui s’était mise à tomber pendant la nuit et qui tomba par torrents toute la journée suivante. Roxane soignait le Sauvage de son mieux, lui faisant boire du thé bien chaud, pour apaiser sa fièvre, et lui tenant des compresses d’eau froide sur la tête.

La jeune abandonnée devait aussi pourvoir à sa propre nourriture ; mais cela ne lui causait aucune inquiétude, car avec la ligne de pêche qu’elle possédait maintenant, elle prenait autant de poissons qu’elle le désirait, et aux collets qu’elle avait tendus, plus d’un lièvre s’était laissé prendre. Brou-Ha-Ha n’avait pas l’air de trouver à redire sur le menu journalier, et Arc-en-Ciel broutait le fin foin et buvait au clair ruisseau jusqu’à satiété.

Enfin, Cœur-Transpercé reprit connaissance, dans l’après-midi du troisième jour et le lendemain, il se dit bien portant, comme il ne l’avait jamais été de sa vie. Même, il s’aventura, avec Roxane, dans la direction du nord ; mais ils ne trouvèrent aucune trace du passage de Champvert.

Trois jours durant, on essaya de trouver le moyen de sortir de ces interminables plaines, revenant, chaque soir, découragé et fatigué, à la croix.

Cœur-Transpercé avait cédé la tente à Roxane, il s’y tenait lui-même seulement les nuits où il pleuvait ; alors, il passait les heures de la nuit assis sur le sol, les jambes croisées sous lui son tomahawk des flèches et le revolver de Roxane passés à sa ceinture, ne dormant que d’un œil, écoutant les bruits de la plaine : le bruissement des lièvres, rats musqués, renards, porcs-épics etc, sous les broussailles, écoutant aussi le hurlement des coyotes. Jusqu’au jour, un feu était entretenu, à cause des bêtes fauves qui, parfois, s’approchaient assez près du campement. Roxane ne s’inquiétait plus à cause de sa mince provision d’allumettes, car Cœur-Transpercé savait fort bien battre le briquet.

Il y avait six jours que la fiancée de Hugues de Vilnoble menait la vie des Robinson, Cœur-Transpercé pour compagnon, quand celui-ci arriva au campement, après avoir été absent deux heures, avec cette nouvelle :

— Roxane au visage pâle, dans la direction du soleil levant, Cœur-Transpercé a trouvé une piste. Le terrain est humide, par là, et il a gardé les empreintes de fers à cheval. Viens !

Ce jour-là, ils quittèrent le campement, emportant la tente, les couvertures, la ligne de pêche, les ustensiles de cuisine et tout. Roxane prit place sur Arc-en-Ciel, à côté des effets de campement et Cœur-Transpercé marcha à côté du cheval. Brou-Ha-Ha les précédait ou les suivait.

Ce n’est pas sans un serrement de cœur, tout de même, que Roxane jeta un dernier regard sur la croix, au pied de laquelle elle avait placé un bouquet de fleurs sauvages.

Combien de fois perdirent-ils la piste du cheval de Champvert, pour la retrouver ensuite ?… Mais tout a une fin, et le lendemain soir, Roxane et Cœur-Transpercé mettaient le pied sur le grand chemin, au moment précis où le Docteur Philibert, Hugues, Armand, Nestor et Souple-Échine allaient s’aventurer sur les plaines de l’Alberta.

— Roxane !

— Hugues !

Et les fiancés tombèrent dans les bras l’un de l’autre.