Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/Ci encoumence li diz de Puille

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 143-147).

CI ENCOUMENCE


Li diz de Puille.


Ms. 7633.
Séparateur



Cil Damediex qui fist air, feu, et terre et meir,
Et qui por nostre mort senti le mors ameir,
Il doint saint paradix qui tant fait à ameir
A touz ceulz qui orront mon dit sans diffameir !

De Puille est la matyre que je vuel coumancier
Et dou Roi de Cézile, que Dieux puisse avancier !
Qui vodrat elz sainz cielz semance semancier
Voisse aider au boen roi qui tant fait à prisier.

Li boens Rois estoit cuens d’Anjou et de Provance,
Et c’estoit filz de roi, frères au roi de France.
Bien pert qu’il ne vuet pas faire Dieu de sa pance
Quant por l’arme sauveir met le cors en balance[1].

Or preneiz à ce garde, li groz et li menu,
Que puis que nos sons nei et au siècle venu,
S’avons-nos pou à vivre ; s’ai-je bien retenu,
Bien avons mains à vivre quant nos sommes chenu.

Conquérons paradix quant le poons conquerre ;
N’atendons mie tant meslée soit la serre.
L’arme at tantost son droit que li cors est en terre :
Quant sentance est donée noians est de plus querre.

Dieux done paradix à touz ces bien voillans :
Qui aidier ne li vuet bien doit estre dolanz.
Trop at contre le Roi d’Yaumons et d’Agoulans[2] :

Il at non li rois Charles : or li faut des Rollans[3].

Sains Andreuz savoit bien que paradix valoit
Quant por crucefier à son martyre aloit.
N’atendons mie tant que la mors nos aloit,
Car bien serions mort se teiz dons nos failloit.

Cilz siècles n’est pas siècles, ainz est chans de bataille,
Et nos nos combatons à vins et à vitaille.
Ausi prenons le tens com par ci le me taille ;
S’acréons seur noz armes et metons à la taille.

Quant vanra au paier coument paiera l’arme
Quant li cors selon Dieu ne moissone ne same ?
Se garans ne li est Dieux et la douce Dame,
Gezir les convanra en parmenable flame.

Pichéour vont à Roume querre confession
Et laissent tout encemble avoir et mansion.
Si vont fors pénitance, ci at confusion ;
Voisent .i. pou avant, s’auront rémission.

Bien est foulz et mauvais qui teil voie n’emprent
Por escheveir le feu qui tout adès emprant.
Povre est sa conciance quant de non reprent,
Pou prise paradix quant à ce ne se prent.

Gentilz cuens de Poitiers, Diex et sa douce Meire
Vous doint saint paradyx et la grant joie cleire !
Bien li aveiz montrei loiaul amour de frère,
Ne vos a pas tenu convoitize la neire.

Bien i meteiz le vostre, bien l’i aveiz jà mis ;
Bien monstreiz au besoing que vos iestes amis :
Se chacuns endroit soi c’en fust si entremis,
Ancor oan éust Charles mult moins d’anemis.

Prions por le roi Charle ; c’est por nos maintenir,
Por Dieu et sainte Églize c’est mis au convenir.
Or prions Jhésu-Crit que il puist avenir
A ce qu’il a empris, et son ost maintenir.

Prélat, ne grouciez mie dou dizèime paier,
Mais priez Jhésu-Crit qu’il pance d’apaier ;
Car se ce n’a mestier, sachiez sanz délaier,
Hom panrra à méimes : si porroiz abaier[4].


Explicit.

  1. Charles Ier d’Anjou, roi de Naples, né en 1220, fils de Louis VIII et de Blanche de Castille, reçut d’abord en apanage le comté d’Anjou. Il épousa ensuite Béatrix, quatrième fille de Raymond Béranger, dernier comte de Provence, ce qui lui assura la succession à ce comté. Lors de la première croisade il accompagna son frère (Louis IX), avec lequel il fut fait prisonnier. En 1264 Urbain IV l’appela au trône de Sicile, qu’il voulait ôter à Mainfroi. Charles partit donc immédiatement, entra dans Rome en 1265, et y fut déclaré roi de Naples par Clément IV, successeur d’Urbain. Aussitôt, à la tête d’une armée nombreuse, il envahit le royaume qu’on venait de lui donner et livra bataille à Mainfroi, qui fut tué dans le combat. Ceci eut lieu au commencement de janvier 1266.

    Mais peu après, les habitants des Deux-Siciles, irrités du joug que faisait peser sur eux leur nouveau souverain (voyez, pour la justification de cette opinion, la note R à la fin du volume), appelèrent à leur secours le jeune Conradin, neveu de Mainfroi, fils de l’empereur Conrad IV d’Allemagne et d’Élisabeth de Bavière. Ce prince, âgé de quinze ans, accourut en Italie à la tête d’une petite armée, fut vaincu le 23 août 1268 dans les plaines de Tagliacozzo (voyez pour ce combat, à la fin du volume, la note G, sur Érart de Valéry), et fait prisonnier avec son cousin Frédéric d’Autriche, fils d’Herman, marquis de Bade. L’histoire a flétri justement la cruauté de Charles d’Anjou, qui, peu touché de leur position et de leur âge, leur fit trancher la tête à Naples sur un échafaud, le 26 octobre de la même année. Cet assassinat politique ne porta point bonheur à son auteur : il devint odieux à ses sujets, et leur haine contre les Français éclata enfin comme un coup de tonnerre, en 1282. par le massacre des Vêpres siciliennes.

    Charles d’Anjou n’essuya plus dès-lors que des revers, et mourut en 1285. (Voyez, pour plus de détails sur ce prince, la note R, à la fin du volume.)

  2. Le roman d’Agoullant, d’Hyaumont ou d’Aspremont, car il porte ces trois noms, fait partie des romans des douze pairs. La bibliothèque royale en possède deux exemplaires, dont l’un est privé de son commencement. Cette chanson de geste, dont l’auteur est inconnu, s’ouvre par l’arrivée d’un messager envoyé à Charlemagne de la part d’Agoullant, roi d’Aspremont, ville située bien au-delà de la Pouille et de la Calabre, selon le romancier. Ce messager, qui a nom Relan, annonce à Charlemagne que s’il ne veut pas rendre hommage à Agoullant, celui-ci viendra le chercher, avec vii. c. m. Turquiens (sept cent mille Sarrasins), et qu’il ravagera toute la chrétienté, car
    Quanque Alixandre conquit en son aage,
    Viaut-il tenir ; c’est de son éritage.
    L’empereur, comme on le pense bien, reçoit ces paroles avec mépris ; il dit qu’il ira lui-même chercher Agoullant, traite fort généreusement le messager et le comble de présents. Cet usage, solennel alors, est encore de nos jours suivi dans les cours d’Orient ; c’est à lui que nous devons de voir porter tous les ans à notre budget, à cause des cadeaux d’échange qui sont assez considérables, un article ainsi conçu : Frais de présents diplomatiques

    De retour auprès de son maître, le messager rend compte de sa mission. Pendant ce temps Charlemagne, afin d’accomplir sa parole, écrit à tous les princes ses voisins, entre autres à Ogier-le-Danois, à Girart d’Euphraite, duc de bourgogne, etc., les priant de l’aider dans l’expédition qu’il projette, et leur faisant entendre que s’ils le laissent sans secours et qu’il soit vaincu par les Sarrasins, eux-mêmes ne tarderont pas à être subjugués. Cette idée, qui renferme le motif de toutes les croisades, obtient beaucoup de succès, et les princes auxquels Charlemagne s’adresse ne demandent pas mieux que de combattre les infidèles. Ils viennent en personne joindre l’empereur, et aussitôt que l’armée est réunie elle se dirige vers Aspremont, qu’elle assiège. Là de grands combats ont lieu. Roland, qui est jeune encore, se fait adouber chevalier par l’empereur son oncle : on lui ceint pour la première fois Durandart, cette épée, la plus belle et la meillure d’oevre qui oncques fust, selon la chronique de Turpin, et le héros ouvre la carrière de ses exploits en tuant Hyaumont, fils cadet d’Agoullant, dont celui-ci, dans son audacieux message, avait dit à Charlemagne qu’il ferait un roi de Rome.

    Enfin les troupes d’Agoullant sont vaincues ; lui-même est sur le point de périr quand le duc Clares, touché de pitié, lui offre de racheter sa vie en se faisant baptiser : Agoullant refuse, et, armé d’une hache, s’élance sur son ennemi, qu’il frappe violemment ; mais le coup, mal ajusté, ne brise que l’écu de Clares et ne tue que son cheval. Le duc, irrité, n’écoute plus alors que sa colère : il se précipite sur Agoullant et le perce de son épée. Telle est à peu près l’histoire d’Yaumons et d’Agoullant, à laquelle Rutebeuf fait allusion.

  3. Cette pensée est exactement la même que la suivante, qui termine un sonnet où Scévole de Sainte-Marthe parle du poëte Desportes :
    Il paroît bien qu’alors que ce poëte écrivoit

    Un prince tel qu’Auguste en la France vivoit,
    Puisqu’il fit de son temps renaître des Virgiles.

  4. Il y eut en effet un décime de levé, pour les frais de l’entreprise de Charles d’Anjou, par les soins de Simon de Brie, alors légat en France et cardinal, qui avait déjà conclu le traité qui donnait la Sicile à ce prince ; mais il paraît que, bien qu’à cette besogne on employât un prince de l’Église, le clergé n’en était pas trop content.