Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/La complainte de Constantinoble

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 100-109).

La Complainte de Constantinoble,
ou ci encoumence


LA COMPLAINTE DE CONSTANTINOBLE[1].


Mss. 7218, 7633.
Séparateur



Souspirant por l’umain lingnage
Et penssis au cruel domage
Qui de jor en jor i avient,
Vous vueil descouvrir mon corage[2],

Que ne sai autre laborage :
Du plus parfont du cuer me vient.
Je sais bien, et bien m’en sovient,
Que tout à avenir covient
Quan c’ont dit[3] li prophète sage :
Or porroit estre se devient
Que la foi qui foible devient
Porroit changer nostre langage.

Nous en sons bien entré en voie ;
N’i a si fol qui ne le voie,
Quant Constantinoble est perdue,
Et la Morée se r’avoie
A recevoir tele escorfroie
Dont sainte Yglise est esperdue !
Que l’ cors a petit d’atendue,
Quant il a la teste fendue.
Je ne sai que plus vous diroie[4] !
Se Jésu-Chris ne fet aïue
A la Sainte Terre absolue,
Bien li ert esloingnie joie !

D’autre part vienent li Tartaire,
Que l’en fera mès à tart taire,
C’on n’avoit cure d’aler querre :
Diex gart Jasphes, Acre, Césaire !
Autre secors ne lor pui faire,
Que je ne sui mès hom de guerre.
Ha, Antioche ! sainte terre,
Qui tant coustastes à conquerre,

Ainz c’on vous péust à nous traire !
Qui des ciex cuide ouvrir la serre
Comment puet tel dolor soufferre ?
Sil à Dieu cert dont par contraire ?

Isle de Cret, Corse et Sezile,
Chypre, douce terre et douce isle
Où tuit avoient recouvrance,
Quant vous serez en autrui pile
Li rois tendra deçà concile
Comment Aiouls[5] s’en vint on France ;
Et fera nueve remanance
A cels qui font nueve créance,
Novel Dieu et nueve Évangile[6] ;
Et lera semer par doutance,

Ypocrisie, sa semance
Qui est dame de ceste vile.

Se li denier que l’en a mis
En cels qu’à Dieu se font amis
Fussent mis en la Terre-Sainte,
Ele en éust mains d’anemis
Et mains tost s’en fust entremis
Cil qui l’a jà brisie et frainte ;
Mès trop à tart en faz la plainte,
Qu’ele est jà si forment empainte
Que ses pooirs n’est mès demis :
De légier sera mès atainte
Quant sa lumière est jà estainte
Et sa cire devient remis[7].

De la terre Dieu qui empire,
Sire Diex, que porront or dire
Li Rois et li quens de Poitiers ?
Diex resueffre novel martire.
Or facent large cimetire
Cil d’Acre, qu’il lor est mestiers :
Toz est plains d’erbe li sentiers
C’on soloit batre volontiers
Por offrir l’âme[8] en lieu de cire ;
Et Diex n’a mès nus cuers entiers
Ne la terre n’a nus rentiers,
Ainçois se torne à desconfire.

Jhérusalem, ahi ! ahi !
Com t’a blecié et esbahi
Vaine gloire, qui toz maus brasse,
Et cil qui seront envaï
Et charront là où cil chaï
Qui par orgueil perdi sa grâce !
Or du fuir la mort les chace
Qui lor fera de pié eschace :
Tart crieront : « Trahi ! trahi ! »
Qu’ele a jà entesé sa mache,
Ne jusqu’au férir ne manace ;
Lors harra Diex qui le haï.

Or est en tribulacion
La terre de promission,
A pou de gent tout esbahie :
Sire Diex ! porqoi l’oublion,
Quant por nostre redempcion
I fu la char de Dieu trahie ?
L’en lor envoia en aïe
Une gent despite et haïe,
Et ce fu lor destruction.
Du roi durent avoir lor vie ;
Li Rois ne l’a pas assouvie[9] :
Or guerroient sa nascion.

L’en sermona por la croiz prendre,
Que l’en cuida paradis vendre
Et livrer de par l’apostole :
L’en pot bien le sermon entendre,

Mès à la croiz ne vout nus tendre
La main por piteuse parole.
Or nous deffent-on la carole[10],
Que c’est ce qui la terre afole,
Ce nous vuelent li frère aprendre ;
Mès faussetez, qui partout vole,
Qui crestiens tient à escole,
Fera la sainte terre rendre.

Que sont les deniers devenuz
Qu’entre Jacobins et Menuz
Ont recéuz de testament[11],
De bougres por loiaus tenuz
Et d’useriers viex et chenuz

Qui se muèrent soudainement ;
Et de clers aussi fètement,
Dont il ont grant aünement,
Dont li ost Dieu fust maintenuz ?
Mès il le font tout autrement,
Qu’il en font lor grant fondement :
Et Diex remaint là outre nuz.

De Gresse vint chevalerie
Premièrement d’ancesserie ;
Si vint en France et en Bretaingne :
Grant pièce i a esté chiérie ;
Or est à mesnie eschérie,
Que nus n’est tels qui la retiengne.
Mort sont Ogier et Charlemaine :
Or s’en voist qui plus n’i remaingne.
Loiautez est morte et périe ;
C’estoit sa monjoie et s’ensaingne,
C’estoit sa dame et sa compaigne,
Et sa mestre herbregerie[12].

Coument amera sainte Esglize[13]
Qui ceux n’aimme pas c’on la prize ?
Je ne voi pas en queil menière :
Li rois ne fait droit ne justize
A chevaliers, ainz les desprize,
Et ce sunt cil par qu’ele est chière,
Fors tant qu’en prison fort et fière
Met l’un avant et l’autre arière,
Jà tant n’iert hauz hom à devise ;

En leu de Naimon de Bavière[14]
Tient li Rois une gens doublière

Vestuz de robe blanche et grize[15].

Tant faz-je bien savoir le roi,
S’en France sorsist .i. desroi,
Terre ne fust si orfeline,
Que les armes et le conroi,
Et le conseil et tout l’erroi,
Lessast-on sor la gent béguine[16].
Lors si véist-l’en biau couvine
De cels qui France ont en sesine,
Où il n’a mesure ne roi[17] ;
Se l’ savoient gent tartarine,
Jà por paor de la marine
Ne lesseroient cest enroi.

Li Rois qui paiens asséure
Pensse bien ceste encloéure :
Por ce tient-il si près son règne ;
Tels a alé simple aléure

Qui tost li iroit l’ambléure
Sor le destrier à lasche resne.
Coite[18] folie est plus saine
Que langue de fol conseil plaine.
Or se tiengne en sa tenéure :
S’outre mer n’éust fet estraine
De lui miex en vousist le raisne :
S’en fust la terre plus séure.

Mesire Giefroi de Surgines,
Je ne voi mès deçà[19] nus signes
Que l’en desormès vous seuqure.
Li cheval ont mal ès eschines
Et li riche homme en lor poitrines ;
Que fet Diex, qui ne’s par anqure[20] ?
Encor viendra tout à tens l’eure
Que li maufé noir comme meure
Les tendront en lor desciplines !
Cels apeleront Chantepleure[21],
Et sans sejor[22] lor corront seure
Qui lor liront longues matines.


Explicit la Complainte de Constantinoble.

  1. À la fin de ma Notice sur Rutebeuf, imprimée en 1834, et qu’accompagnait cette pièce ainsi que la précédente, j’ai dit que je plaçais la composition de La Complainte de Constantinoble à une date postérieure à l’année 1268. Je crois devoir modifier aujourd’hui cette opinion, et cela par plusieurs motifs. Le premier, c’est qu’une lecture attentive de la 3e strophe de cette pièce ne me permet pas de continuer à y voir une allusion à la perte d’Antioche, fait qui à lui seul empêchait de placer la date de notre pièce avant 1268, époque de la prise de cette ville par Bondoctar. Je trouve bien, il est vrai, dans la strophe en question, en y réfléchissant mûrement, une crainte vague sur les dangers que court cette sainte terre ; mais je vois par cela même la preuve qu’elle était encore aux mains des chrétiens. J’ai donc eu tort de reculer autant la date de la composition de La Complainte de Constantinoble.

    D’autre part, la prise de cette dernière ville par les Grecs hérétiques et sa séparation définitive de l’Église romaine avaient eu lieu la nuit du 25 juillet 1261, pendant laquelle Alexis Stratégopule, envoyé par Michel Paléologue contre Michel, despote d’Épire, se rendit maître du royaume de Baudouin avec autant de facilité que les croisés eux-mêmes en avaient trouvé à s’emparer, cinquante ans auparavant, de la cité reine du Bosphore. C’est donc peu de temps après 1261 que cette pièce dut être composée, et non après 1268. Cette opinion est d’autant plus probable que la 2e strophe de notre complainte, en disant que la Morée s’apprête à recevoir le choc, fait supposer qu’il n’y avait pas longtemps que Constantinople l’avait reçu.

  2. Corage, cœur, pensée ; animus.
  3. Quan c’ont dit, tout ce qu’on dit ; quod ou quantum dicerunt.
  4. Ce vers manque au Ms. 7633.
  5. Ms. 7633. Var. Ayoulz. — La bibliothèque royale possède sous le no 2732, un Ms. français in-4o, écriture du 13e siècle, qui contient les quatre romans dont voici les titres exacts : 1o Chi commenche la vraie estoire de Guion de Hanstone et de Bevon son fil, ensi com vous orés el livre chi en après ; 2o Chi commenche li vraie estoire de Juliens de Saint-Gille, le qués fu père Élye, duquel Aiols issi ensi com vous orés el livre ; 3o Chi commenche li droite estoire d’Aiol et de Mirabel sa feme, ensi com vous orés el livre ; 4o Chi commenche li romans de Robert le diable, ensi com vous orrés el livre. C’est justement à Aiol ou Aioul, héros du troisième roman, que Rutebeuf fait allusion. On peut voir à la fin du volume l’analyse fidèle mais raccourcie de ce poëme, qui se rapporte au cycle des chansons de geste carlovingiennes, puisque la scène se passe sous le règne de Louis-le-Débonnaire. (Voyez la note O.)
  6. Je crois que Rutebeuf veut désigner ici d’abord les Cordeliers, auxquels le roi venait d’accorder la reconstruction de plusieurs parties de leur couvent ; ensuite l’Évangile éternel ou pardurable, livre mystique cause de plusieurs querelles entre l’Université et les ordres religieux, qui commencèrent à en donner lecture et à le commenter dans leurs leçons vers 1254. (Voyez la Complainte de Guill. de Saint-Amour.) L’Université fit tant que le pape fut forcé de le condamner ; mais on ne le brûla qu’en secret, tandis qu’on livrait aux flammes avec pompe le livre des Périls des derniers temps, qui en était la contre-partie. (Voyez, à la fin du volume, la note K.)
  7. Remis, négligent, qui remet toujours à agir ; fatigué, harassé. — Il faudrait peut-être voir ici dans le mot cire, qui devient remis, une allusion au roi (sire), qui devient peu zélé.
  8. Ms. 7633. Var. S’arme.
  9. Ms. 7633. Var. A sa vie.
  10. Espèce de danse, chorea, qu’on accompagnait de paroles. Le vers de Rutebeuf prouve que les défenses de danser de nos curés ne sont pas nouvelles.
  11. Comme on le verra par la suite, Rutebeuf adresse fréquemment ces reproches aux Jacobins et aux Cordeliers, et il n’est pas le seul ; la plupart des écrivains contemporains font de même : l’auteur de Renart le nouvel, Jacques Gielée, qui termina son livre en 1288, se moquant de l’hypocrisie des Cordeliers, dit (voyez page 434, édition de Méon, tome IV, du Roman du renart) :

           ......Li frère Meneur
           Con li Jacobin s’acordèrent ;
           Renart requisent et rouvèrent
           De lor ordre presist les dras,
           Non ferai, dist Renart en bas,
           Mais mon fil i ferai entrer
           Roussiel, se il le viut gréer.
           Cius le gréa, lors l’ont viestu
           A guise de frère Menu.

    Plus loin le fils de Renart, prenant la parole, se plaint des prélats, qui veulent empêcher des Cordeliers

           De oïr les confessions
           Et de faire absolutions,
           Et d’engoindre penance as gent,
           Et d’estre aussi as testamens.
  12. Ms. 7633. Var. Habergerie.
  13. Cette strophe manque au Ms. 7218.
  14. Dans l’édition que j’ai donnée de La Complainte de Constantinoble en 1834, édition qui suit ma notice sur Rutebeuf, au lieu de Naimon de Bavière j’ai imprimé Raimon. Il ne me vint pas alors à l’idée qu’il pût être question ici du paladin de Charlemagne, lequel, ainsi que disent Les avisemenz du roi saint Louis, par Geffroy de Paris :

           ......Fu bon chevallier,
           Et sus touz sages empallier.

    C’est cependant de lui qu’il s’agit comme d’un type de sagesse et de bon conseil. Voici une très-petite portion de sa biographie, d’après les Romans des douze pairs. Naymes ou Naimon, duc de Bavière, était beau-frère ou serourge de Geoffroy de Danemarck, père d’Ogier-le-Danois. Il vint à la cour de Pépin, où ce roi l’arma chevalier et lui donna en Belgique un fief, au milieu duquel le duc construisit un fort qui du nom de son fondateur tira depuis le sien propre : Namur*. Quand Pépin mourut Naymes était déjà célèbre par sa sagesse. C’est ce qui engagea Charlemagne à lui conserver la faveur dont il avait joui sous son père, et à accorder à ses prières la vie du fils de Geoffroy de Danemarck. Plus tard Naymes accompagna le grand empereur dans toutes ses guerres et partagea tous ses périls. Aussi les romanciers, dans nos épopées carlovingiennes, célèbrent-ils ses hauts faits et le placent-ils parmi les sages conseillers de Charlon, sur la même ligne que Bazin et Turpin. Naymes, après avoir vaillamment combattu en Espagne, alla tomber à Roncevaux au milieu des douze pairs, ces grands chênes qui avaient résisté à tant de tempêtes, et que déracina enfin le vent de la trahison et de la félonie.

    Voici le rôle qu’il joue dans Le roman de Berte aus grans piés. Un jour que Pépin, désolé de la perte de sa femme, allait partir pour Angers, où il ne s’était pas rendu depuis longtemps, le duc Naymes vint à lui avec treize compagnons. Il s’agenouilla devant Pépin avec eux, et parla ainsi : « Bon roi, nous sommes nés en Allemagne, cette terre qui est par-delà, et nous venons vers vous. Mon père le duc de Bavière nous envoie pour que vous nous armiez chevaliers, et il nous a bien recommandé en partant de n’accepter cet honneur que de vous. Gentil roi débonnaire,

    * Cette origine de Namur est contestée par des personnes qui veulent que César ait parlé de cette ville dans ses Commentaires. Elle est cependant bien plus raisonnable que celle qui consiste à tirer l’étymologie de Namur du nom d’une idole appelée Nam, c’est-à-dire Neptune en langage du pays, et que saint Materne, apôtre des Namurais et disciple de saint Pierre, aurait fait taire, ce qui aurait valu au dieu le sobriquet de Nam mutum, d’où serait venu peu à peu Namurum, et enfin Namur. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce dernier nom était populaire dès le 12e siècle.

    cela aura lieu aussitôt qu’il vous plaira, et nous mettrons notre soin à vous bien servir. » Le roi répondit qu’il les ferait chevaliers à la Pentecôte, et qu’il les adouberait au Mans. En attendant, le duc Naymes demeura à la cour avec Pépin, et montra si bien ce qu’il valait qu’il devint maistre de France, c’est-à-dire grand-sénéchal. Il donna dans la suite maint bon conseil au roi Charlemagne. Il fut créé chevalier par Pépin au jour dit, et depuis par son courage furent maint Turc assailli. Plus tard, quand Pépin a retrouvé Berte et qu’il récompense le bon Symon et ses fils, sauveurs de la reine, c’est le duc Naymes qui leur chausse l’éperon. C’est aussi lui qui, lors de l’entrée de Berte au Mans, marche devant elle avec le roi Floires. Ici se borne son rôle dans Le roman de Berte.

    Celui des Enfances de Charlemaine continue l’histoire de Naymes.

  15. Ceci est une allusion à la faveur dont jouissaient auprès de saint Louis les Cordeliers.
  16. Ms. 7633. Var. Devine.
  17. Ms. 7633. Var. N’esroi. — Roi, règle ; d’où vient peut-être notre mot pied-de-roi.
  18. Ms. 7633. Var. Corte. — Coite, prompte.
  19. Ms. 7633. Var. Par desà.
  20. Par anqure, locution très-rare qui signifie : avoir en grande cure.
  21. Ms. 7633. Var. Lors auront-il non Chante-pleure. — Voyez la pièce intitulée De Monseigneur Anseau de l’Isle, et la note M, à la fin du volume.
  22. Ms. 7633. Var. Secours.