Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/La mort Rustebeuf

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 35-39).

La Mort Rustebeuf,


OU CI ENCOUMENCE


LA REPENTANCE RUTEBUEF ou RUSTEBUEF.


Mss. 7218, 7633, 198 N.-D.


Séparateur



Lessier m’estuet le rimoier,
Quar je me doi mult esmaier[1]
Quant tenu l’ai si longuement :
Bien me doit le cuer lermoier
C’onques ne me poi[2] amoier
A Dieu servir parfètement ;
Ainz ai mis mon entendement
En geu et en esbatement,
Qu’ainz ne daignai nès saumoier[3] :
Se por moi n’est au jugement
Cele où Diex prist aombrement,
Mau marchié pris au paumoier[4].

Tart serai mès au repentir.

Las moi ! c’onques ne sot sentir
Mes fols cuers quels est repentance,
N’à bien fère lui assentir !
Comment oseroie tentir[5]
Quant nès li juste auront doutance ?
J’ai toz jors engressié ma pance
D’autrui chatel, d’autrui substance.
Ci a bon cler au miex[6] mentir :
Se je di : « C’est par ignorance
Que je ne sai qu’est pénitance, »
Ce ne me puet pas garantir.

Garantir ! las ! en quel manière ?
Ne me fit Diex bonté entière,
Qui me dona sens et savoir,
Et me fist à sa forme fière ?
Encor me fist bonté plus chière,
Que por moi vout mort recevoir.
Sens me dona de decevoir
L’anemi qui me veut avoir
Et metre en sa chartre première,
Là dont nus ne se puet r’avoir :
Por prière ne por avoir,
N’en voi nus qui reviegne arrière.

J’ai fet au cors sa volenté ;
J’ai fet rimes, et s’ai chanté
Sor les uns por aus autres plère,

Dont anemis[7] m’a enchanté
Et m’âme mise en orfenté[8]
Por mener à félon repère.
Se cele en qui toz biens resclère
Ne prent en cure mon afère[9],
De male rente m’a renté
Mes cuers, où tant truis de contraire :
Fisicien, n’apoticaire,
Ne me puéent doner santé.

Je sai une fisiciene
Que à Lions, ne à Viane[10],
Ne tant comme li siècles dure,
N’a si bone serurgienne[11].
N’est plaie, tant soit anciene,
Qu’ele ne nétoie et escure
Puis qu’ele i veut metre sa cure.
Ele espurja de vie obscure
La bénéoite Egypciene ;
A Dieu la rendi nete et pure :
Si com c’est voirs, si praingne en cure

Ma lasse d’âme crestiene[12] !

Puis que morir voi foible et fort,
Comment prendrai en moi confort,
Que de mort me puisse défendre ?
N’en voi nul, tant ait grant effort,
Qui des piez n’ost le contrefort ;
Si fet le cors à terre estendre.
Que puis-je, fors la mort atendre ?
La mort ne lest ne dur ne tendre,
Por avoir que l’en li aport,
Et quant li cors est mis en cendre
Si covient à Dieu reson rendre[13]
De quanques fist dusqu’à la mort.

Or ai tant fet que ne puis mès,
Si me covient tenir en pès :
Diex doinst que ce ne soit trop tart !
Toz jors ai acréu mon fès,
Et oï dire à clers et à lès :
« Com plus couve li feus, plus art. »
Je cuidai engingnier Renart ;
Or n’i valent engin ne art,
Qu’asséur[14] est en son palès.

Por cest siècle qui se départ
M’en covient partir d’autre part :
Qui que l’envie, je le lès.



Ci faut la Mort Rustebuef, ou Explicit la Repantance Rustebuef.


(On lit en outre au Ms. 7218 : Expliciunt tuit li dit Rustebuef. Par la disposition matérielle des morceaux, c’est en effet ce dit qui termine dans ce Ms. les œuvres de notre trouvère.)

  1. Esmaier, étonner. — Il exprime ici un sentiment de surprise mêlé de crainte.
  2. Ms. 7633. Var. Soi.
  3. Saumoier, dire ses psaumes.
  4. Le poëte dit qu’il a eu tort de laisser Dieu pour le geu et l’esbatement, et que, si au jour du jugement la Vierge n’intercède pour lui, il aura fait à ce jeu-là un mauvais marché. — Le Ms. 7633 offre cette variante :

    Mon marchié pris à paumoier.
  5. Tentir, littéralement : retentir ; mais on pourrait traduire ce mot avec plus d’exactitude par cette locution vulgaire : souffler. (Comment oserais-je souffler, puisque les justes eux-mêmes ne seront pas exempts de crainte ?)
  6. Ms. 198 N.-D. Var. Au miens.
  7. Ms. 198 N.-D. Var. Dont aucuns.
  8. Orfenté, état d’un orphelin.
  9. Ms. 7633. Var. M’enfertei.
  10. Le Ms. 7633 donne ici cette version :

    Que à li Car ne à Vienne,
    Non tant com touz li siècles dure, etc.

    Ces deux mots li Car sont probablement une erreur : il faut lire, comme dans notre texte, Lions, pour désigner la ville de Lyon.
  11. Au lieu du mot serurgienne, qui appartient au Ms. 7633, le Ms. 7218 répète le mot fisicienne, ce qui semblerait faire croire qu’on peut regarder les expressions serurgien et fisicien comme synonymes. Il est certain cependant qu’il y eut entre elles une différence. (Voyez sur ce sujet la note B, à la fin du volume.)
  12. Ceci est une allusion à l’histoire de sainte Marie l’Égyptienne et de la Vierge. On professait au 13e siècle pour cette dernière un culte tout particulier, qui avait eu cependant encore plus de développement au 12e siècle. On trouvera dans la suite de ce livre quelques notes à ce sujet.
  13. Ms. 7633. Var. Si covient l’arme raison rendre (il faut que l’âme rende raison de, etc.).
  14. La copie du 7218, qui appartient à la Bibliothèque de l’Arsenal et qui provient, je crois, des Mss. de M. de Paulmy, contient ici en marge une annotation très-fautive. Elle traduit asséur par Assuérus. Je me trompe fort, ou, loin de prendre ce mot comme le nom du roi dont parle l’Écriture sainte, le poëte l’entend dans le sens de assuré, tranquille, ainsi qu’on le voit dans plusieurs autres passages de Rutebeuf, par exemple au 10e vers de la page 45, et à la 3e strophe de La roe de fortune, petite pièce qui se trouve dans mon recueil intitulé Jongleurs et trouvères (Paris, Merklein, 1835), page 178.

    En ce siècle n’a fors éur ;
    N’i doit estre nus asséur,
    Quar nus n’i a point de demain ;
    . . . . . . . . . .
    Que nus tant i ait seignorie,
    N’i est asséur de sa vie, etc.

    Rutebeuf a donc voulu dire qu’il espérait tromper Renard, mais que la ruse et l’adresse ne servent à rien pour cela, car Renard est à l’abri et sans crainte dans son palais.

    Pour faciliter l’intelligence de cette allusion touchant le héros de notre premier poëme satirique, il est bon de rappeler ici la définition du mot renart, donnée par l’auteur même de ce roman, vers 107e et 108e de l’édition de M. Méon :

    Tot cil qui sont d’engin et d’art
    Sont mès tuit appelé Renart.