Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/C’est la complainte au roi de Navarre

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 40-47).

C’est la Complainte au Roi de Navarre[1].


Ms. 7633.
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Pitiez à compleindre m’enseigne
D’un home qui avoit seur Seine
Et sor Marne maintes maisons ;
Mais à teil bien ne vint mais hons
Comme il venist, ne fust la mort
Qui en sa venue l’amort.
C’est li rois Thiebauz de Navarre[2].

Bien a sa mort mis en auvarre[3]
Tout son roiaume et sa contei
Por les biens c’on en a contei.
Quant li rois Thiebaus vint à terre
Il fut asseiz, qui li mut guerre
Et qui mout li livra entente,
Si que il n’ot oncle ne tente
Qui le cuer n’en éust plain d’ire[4] ;
Mais je vos puis jureir et dire
Que c’il fust son éage en vie
De li cembleir éust envie
Li mieudres[5] qui orendroit vive,
Que vie si nete et si vive
Ne mena n’uns qui soit ou monde.

Large, cortois et net et monde,
Et boen au chans et à l’ostei,
Tel le nos a la mort ostei[6].
Ne croi que mieudres crestiens,
Ne jones hom ne anciens,
Remainsist la jornée en l’ost ;
Si ne croi mie que Dieux l’ost[7]
D’avec les sainz, ainz l’i a mis,
Qu’il at toz jors estei amis
A sainte Eglize et à gent d’ordre[8].
Mout en fait la mors à remordre
Qui si gentil mortel a mors ;
Piesà ne mordi plus haut mors :
Jamais n’iert jors que ne s’en plaigne
Navarre et Brie et Champaingne.
Troie, Provins, et li dui Bar[9],
Perdu aveiz vostre tabar[10],
C’est-à-dire vostre secours.
Bien fustes fondei en décours[11] ;

Quant teil seigneur aveiz perdu,
Bien en deveiz estre esperdu.

Mors desloauz, qui rienz n’entanz,
Se le laissasses .lx. anz
Ancor vivre par droit aage,
Lors s’en préisses le paage
Si n’en péust pas tant chaloir[12] ;
Or estoit venuz à valoir.
N’as-tu fait grant desconvenue
Quant tu l’as mort en sa venue ?
Mors desloiaux, mors de pute aire,
De toi blameir ne me puis taire
Quant il me sovient des bienz faiz
Que il a devant Tunes faiz,
Où il a mis avoir et cors !
Li premiers issuz estoit fors
Et retornoit li darreniers.
Ne prenoit pas garde au deniers
N’auz garnizons[13] qu’il despandoit ;
Mais saveiz à qu’il entendoit,
A viseteir les bones genz.
Au mangier estoit droiz serjenz,
Après mangier estoit compains

De toutes bones teches plains,
Pers aus barons, aus povres peires[14],
Et aus moiens compains et frères ;
Bons en consoil et bien méurs,
Auz armes vistes et séurs,
Si qu’en tout l’ost n’avoit son peir.
Douz foiz le jor faisoit trampeir[15]
Por repaistre les familleuz.
Qui déist qu’il fust orguilleuz
Et il le véist au mangier,
Il se tenist por mensongier.
Sa bataille estoit bone et fors,
Car ces semblanz et ces effors
Donoit aux autres hardiesse.
Onques home de sa jonesse
Ne vit n’uns contenir si bel[16],
En guait, en estour, en cembel.

Qui l’ot en Champagne véu,
En Tunes l’ot desconnéu :
Qu’au besoing connoît-hon preudome ;
Et vos saveiz, ce est la somme,
Qui en pais est en son païs

Tenuz seroit por foux nayx
C’il s’aloit auz paroiz combatre.
Par ceste raison vuel abatre
Vilonie, s’on l’en a dite,
Que sa vaillance l’en acquite.
Quant l’aguait faisoit à son tour,
Tout ausi come en une tour
Estoit chacuns asséureiz,
Car touz li oz estoit mureiz :
Lors estoit chascuns aséur[17]
Car li siens gaiz valoit .i. mur.

Quant il estoient retornei,
Si trovoit-hon tot atornei
Tables et blanches napes mises !
Tant avoit laians de reprises[18]
Donées si cortoisement
Et roi de teil contenement,
Qu’à aise sui quant le recorde,
Por ce que chascuns c’en descorde
Et que chascuns le me tesmoingne
De ceulx qui virent la besoigne,
Que n’en truis contraire nelui
Que tout ce ne soit voirs de lui.

Roi Hanrris, frères au bon roi[19],

Dieux mète en vos si bon aroi
Com en roi Thiebaut vostre frère !
Jà fustes-vos de si boen peire !
Que vos iroie délaiant
Ne mes paroles porloignant ?
A Dieu et au siècle plaisoit
Quanque li rois Thiébauz faisoit :
Fontaine estoit de cortoisie ;
Toz biens iert sanz vilonie,
Si com j’ai oï et apris
De maître Jehan de Paris[20],
Qui l’amoit de si bone amour
Com preudons puet ameir seignor.
Vos ai la matière descrite
Qu’em troiz jors ne seroit pas dite.
Messire Erars de Valeri[21],
A cui onques ne s’aferi
N’uns chevaliers de loiautei,
Diex, par vos, si l’avoit fait teil
Qui mieudres n’i est demoreiz
Et au loing fust tant honoreiz.

Prions au Peire glorieuz
Et à son chier Fil précieus
Et le Saint Esperit encemble
En cui toute bonteiz s’asemble,
Et la douce Vierge pucele
Qui de Dieu fu mère et ancele[22],
Qu’avec les sainz martirs li face
En paradix et leu et place.


Explicit.

  1. J’ai fait imprimer cette pièce, avec une traduction en regard, dans le deuxième No de l’année 1834 du Journal de l’Institut historique. Depuis le 13e siècle jusqu’à ce moment elle était restée manuscrite.
  2. Thibaut V, comte de Champagne et roi de Navarre, fils de Thibaut IV, dit le Chansonnier, et de Marguerite de Bourbon, fille d’Archambault VIII, naquit en 1240. Il n’avait encore que treize ans lorsqu’il fut appelé au trône sous la tutelle de sa mère. En 1255, et non en 1258 comme on l’a écrit, il épousa à Melun, après avoir, moyennant 3000 livres de rente, fait sa paix avec le duc de Bretagne, Isabelle, fille aînée de saint Louis, dont il n’eut point d’enfants. En 1268 il rejeta les propositions de Baudouin, empereur de Constantinople, qui lui promettait le quart de son empire s’il voulait l’aider à réconquérir ses états sur Michel Paléologue et ceux qui les lui avaient ravis sept années auparavant.

    Ce prince, qui était un homme de bon conseil, fort libéral et ami des lettres, ainsi que le prouvent l’érection qu’on lui dut de l’académie de Tudéla en Navarre et les nombreux priviléges qu’il accorda à ceux qui en fréquentaient les écoles, fit composer par Vincent de Beauvais un traité sur les devoirs des grands et de ceux qui ont des charges considérables dans l’état. Il partit en 1270 pour la seconde croisade, et écrivit de Tunis, le 25 août de la même année, sur le trépas de saint Louis, une lettre remarquable qui nous est restée. D’aucuns prétendent au contraire qu’elle lui fut adressée par l’évêque de Tunis. On la trouve dans la Bibliographie des croisades, par M. Michaud. Thibaut V mourut, à son retour de l’expédition, à Trapani en

    Sicile, où il s’était arrêté. Son corps fut apporté dans l’église des Cordeliers de Provins et son cœur dans celle des Jacobins de la même ville.
  3. Auvarre, désolation, chagrin violent ; adversum.
  4. Thibaut V, dès sa naissance, compta beaucoup d’ennemis parmi ses proches, dont la troisième union du vieux comte de Champagne était venue renverser tous les projets au sujet des riches domaines qu’il possédait. Celui d’entre eux qui dut en être le plus vivement contrarié fut sans contredit Jean 1er, dit le Roux, duc de Bretagne, mari de Blanche de Champagne, alors fille unique de Thibaut IV et d’Agnès de Beaujeu sa deuxième femme. Cette alliance, par laquelle Jean 1er espérait, si Thibaut mourait sans autre postérité, hériter du royaume de Navarre, excita plus tard entre Thibaut V et le duc de Bretagne des dissensions que saint Louis ne put calmer qu’en faisant dépendre de leur cessation son consentement au mariage de sa fille Isabelle avec le premier de ces princes. (Voyez Joinville.) Mais l’animosité générale contre Thibaut V se montra surtout lorsqu’il parvint au trône. Tout le monde à cette époque se ligua contre lui, et sa mère Marguerite, qui mourut en 1258, se trouva vis-à-vis de ses égaux et de ses sujets dans la position critique où la reine Blanche s’était vue, durant la minorité de saint Louis, à l’égard de Thibaut IV et des autres grands vassaux. Grâce à son habileté et à son adresse elle se tira pourtant de ces circonstances difficiles avec le même bonheur que la veuve de Louis VIII.
  5. Li mieudres, le meilleur ; melior.
  6. Voyez la note C, à la fin du volume.
  7. L’ost pour l’ôte.
  8. C’est-à-dire : aux ordres religieux.
  9. Voyez à la fin du volume, sur ces villes, la note D.
  10. Le tabar était une espèce de manteau qui se mettait par-dessus l’armure. Ici, comme le poëte l’explique lui-même, il l’entend dans le sens figuré de protection, soutien. On lit dans le roman du petit Jehan de Saintré : « Et quant mes lettres furent faites, il me mena prendre congié du Roy, qui me fit très-bonne chière, et, pour l’amour de notre sire le Roy, aussi de vous, me fit donner un tabar de velours figuré, noir, fourré de martres zebelines, et cent florins d’Aragon. » On trouve dans le roman de sir Walter Scott, Quentin Durward, quelques détails sur le tabar. M. le docteur Meyrick, membre de la Société royale des Antiquaires de Londres, a fait imprimer dans les Mémoires de cette Société une savante dissertation sur les vêtements de guerre, où il parle de celui-là.
  11. Cette expression, fondei en décours, est plus facile à entendre qu’à commenter. Décours signifie : décroissance (decrescentia). Or, comme on ne peut pas dire en français fondé en décroissance, il faut nécessairement paraphraser pour traduire.
  12. Chaloir, importer ; de calere.
  13. Garnizons, frais, dépenses, achats de vivres et de provisions de toute espèce. L’exemple suivant est tiré de l’Esbatement du mariage des quatre fils Hémon, que j’ai publié dans les notes du premier de mes deux volumes de Mystères (Paris, 1837 in-8o ; au bureau des Anciennes Tapisseries) : « Et prendra ses garnisons en la granche à Petit-Pont ; c’est assavoir : buche, charbon, foin et avoine. »
  14. Je ne puis m’empêcher de faire remarquer ici quelle finesse il y a dans ce jeu de mots entre pers (égal), par, et peires, père ; pater.
  15. Ce mot trampeir, qu’on ne trouve dans aucun glossaire, répond parfaitement à notre terme populaire tremper la soupe. Il est employé quelquefois comme marque de temps. Un de nos anciens chroniqueurs dit, en parlant d’une armée en marche, que de tel endroit à tel autre « les soldats trempèrent vingt soupes. » À deux par jour, je suppose, il est facile de voir tout de suite combien le total offre de journées ; mais ce n’en est pas moins, il faut en convenir, un assez surprenant calendrier.
  16. Contenir si bel, avoir si belle contenance.
  17. Voyez la note 3, page 38.
  18. Reprises, parties de jeu, revanches.
  19. Ce prince, comte de Rosnay, succéda en 1270, dans le titre de comte de Champagne et de roi de Navarre, à Thibaut V son frère, qui l’avait déclaré son héritier avant de partir pour la seconde croisade. Il porta le nom de Henri III et le surnom de le Gros ou le Gras. Il eut pour femme Blanche d’Artois, fille de Robert, frère de saint Louis, qui lui apporta en dot 25,000 livres tournois, et qui épousa en secondes noces Edmond de Lancastre, frère du roi d’Angleterre. Elle fut très-liée avec Marie de Brabant, reine de France, deuxième femme de Philippe-le-Hardi. (Voyez sur cette princesse la note E, à la fin de volume.) Le règne de ce prince, qui fut court, n’offre aucun événement remarquable. Henri fut comme ses deux prédécesseurs très-libéral envers les églises de ses états. Il mourut en 1274 à Pampelune, dans la grande église de laquelle il fut enterré ; mais son cœur fut déposé dans le couvent des Sœurs-Mineures de Provins. Il laissa une fille nommée Jeanne, née à Bar-sur-Aube en 1272, qui hérita des états de son père, et les porta dans la maison de France par le mariage qu’elle contracta en 1284 avec Philippe-le-Bel, qui devint roi de France l’année suivante.
  20. Voyez la note F, à la fin du volume.
  21. Voyez la note G, à la fin du volume.
  22. Ancele, servante ; ancilla.