Ruy Blas, drame de Victor Hugo

La bibliothèque libre.


RUY-BLAS
DRAME DE M. VICTOR HUGO.

Nous sommes habitué depuis longtemps à voir M. Hugo traiter l’histoire de la façon la plus cavalière ; car depuis qu’il écrit pour le théâtre, il ne lui est pas arrivé une seule fois de respecter la tradition. Il se contente d’emprunter au passé le nom de ses principaux personnages, et ne consulte en les dessinant que sa fantaisie. Aussi, nous croyons-nous dispensé de répéter à propos de Ruy-Blas ce que nous avons déjà dit si souvent en jugeant les précédens ouvrages dramatiques de l’auteur. M. Hugo ignore, oublie, ou méprise l’histoire ; quelle que soit la conjecture à laquelle les spectateurs s’arrêtent, il est évident que l’histoire ne joue aucun rôle dans les drames de M. Hugo ; essayer de démontrer cette vérité serait perdre son temps, et faire injure au bon sens du lecteur. En parlant de Ruy-Blas, il faut donc laisser de côté toutes les querelles, toutes les intrigues qui se rattachent à la succession d’Espagne, à la déchéance de la maison d’Autriche, à l’avénement de la maison de Bourbon. Quoique M. Hugo n’oublie, dans aucune de ses préfaces, de compter Shakespeare parmi ses ancêtres, il ne se croit pas obligé d’imiter le respect de son illustre aïeul pour les affirmations de l’histoire. Un homme de guerre qui voudrait, à l’exemple de Marlborough, apprendre les grands évènemens du passé en assistant aux drames de M. Hugo, serait étrangement désappointé. Il sortirait du théâtre plus ignorant qu’un écolier de douze ans. Le mépris de l’auteur d’Hernani pour tous les faits inscrits dans la mémoire des hommes studieux est trop bien avéré pour qu’il soit utile d’y insister ; notre seul devoir est d’estimer les personnages de Ruy-Blas d’après les données ineffaçables de la conscience. Notre tâche, ainsi comprise, présente de nombreuses difficultés ; mais menée à bout sans découragement, sans dépit, elle donne à la critique plus de valeur et de portée. Comme il serait absurde de chercher dans la poésie dramatique autre chose que la vérité historique ou la vérité humaine, et comme M. Hugo ne tient aucun compte de la première, nous n’avons à nous occuper que de la seconde. Chacun pourra sans peine contrôler ce que nous dirons de la vérité humaine des personnages de Ruy-Blas ; car pour savoir si nous avons tort ou raison, si nous sommes juste ou injuste, il suffira de descendre en soi-même et d’interroger sa conscience.

Le sujet du nouveau drame de M. Hugo est, comme il était facile de le prévoir, une antithèse. Après avoir opposé le roi au bandit dans Hernani, après avoir réhabilité la courtisane dans Marion de Lorme, après avoir placé la hache du bourreau dans l’alcôve de Marie Tudor, l’auteur devait naturellement chercher, dans une antithèse nouvelle, le pivot de son nouvel ouvrage. Cette fois-ci, nous devons l’avouer, il s’est montré plus hardi que dans ses autres drames. Placer l’amour maternel dans le cœur de Lucrèce Borgia, entre l’inceste et l’adultère, pouvait passer pour une tentative audacieuse ; mais la donnée de Ruy-Blas laisse bien loin derrière elle Lucrèce Borgia et Marie Tudor. Une reine amoureuse d’un laquais, tel est le sujet choisi et traité par M. Hugo. Les marquises du XVIIIe siècle se faisaient mettre au bain par leurs laquais, et donnaient pour raison qu’un laquais n’est pas un homme ; M. Hugo a trouvé dans un laquais l’étoffe d’un amant pour la reine d’Espagne. Certes, une pareille donnée possède au moins le mérite de la singularité.

Le drame se noue et se dénoue entre trois personnages : un grand seigneur disgracié, le laquais du grand seigneur et la reine d’Espagne ; don Salluste, Ruy-Blas et Marie-Anne de Neubourg. Don Salluste était chef du cabinet de Madrid ; mais il a eu l’imprudence de séduire une des filles attachées au service de la reine ; sa maîtresse, pour se venger de son abandon, a traîné, selon l’expression de M. Hugo, son enfant dans les chambres du roi, et Marie de Neubourg a disgracié le premier ministre pour punir le libertin. Il est difficile de comprendre comment une reine, habituée à gouverner l’Espagne, ne se décide pas à fermer les yeux sur une faute grave sans doute, mais dont le châtiment ne saurait entrer en balance avec l’intérêt général du pays. Si don Salluste a été jugé par Marie de Neubourg digne de présider le cabinet de Madrid, c’est, pour elle du moins, un habile homme d’état ; la femme peut voir avec indignation, avec mépris, les dérèglemens de don Salluste, mais la reine doit pardonner au premier ministre, car, dans la pensée de la reine, l’intérêt de l’Espagne passe avant les plaintes d’une fille déshonorée. M. Hugo dit, il est vrai, que Marie de Neubourg a proposé à don Salluste d’épouser sa maîtresse, et lui a promis, à cette condition, de lui conserver sa faveur ; mais comme il donne à entendre que la fille séduite appartient aux dernières classes du peuple, une pareille proposition équivaut à une disgrace. Le moraliste peut juger sévèrement la conduite de don Salluste ; quant au poète, puisqu’il met en scène une reine et un grand d’Espagne, il doit leur prêter des sentimens conformes à leur position. Or, la rigueur de la reine n’est pas admissible ; si étroite que soit son intelligence, Marie de Neubourg doit craindre, en proposant à don Salluste une mésalliance, de se faire de lui un ennemi irréconciliable. Oublions cependant la maladresse de la reine, et voyons quelle vengeance médite don Salluste.

Le premier ministre disgracié n’imagine rien de mieux que d’infliger à Marie de Neubourg la peine du talion. Elle a voulu lui faire épouser une servante, il veut lui donner pour amant un laquais. Elle a tenté d’humilier l’orgueil d’un grand d’Espagne, il foulera sous ses pieds l’orgueil de la reine. Une pareille pensée est certes singulière ; mais les moyens mis en œuvre par don Salluste, pour la réaliser, ne sont pas moins singuliers. Il prend le nom et les titres d’un de ses parens pour les donner à son laquais ; il fait son laquais grand d’Espagne, comte, duc, et le présente à la cour ; et quand Ruy-Blas, étonné de ces faveurs subites, lui demande ce qu’il doit faire pour lui prouver sa reconnaissance, don Salluste lui répond avec une effronterie qui peut passer pour de l’ingénuité : Plaisez à la reine et soyez son amant. Et pour concevoir, pour prononcer ces étranges paroles, il lui a suffi d’entendre son laquais parler à un de ses anciens camarades de son amour pour la reine. En confiant à Ruy-Blas le soin de sa vengeance, quelles garanties prend-il contre lui ? Deux billets écrits par Ruy-Blas, sous sa dictée : un rendez-vous demandé à une femme qu’il ne nomme pas, et la promesse de le servir en toute occasion comme un bon et loyal domestique. Est-il possible de croire qu’un premier ministre disgracié prépare sa vengeance avec une telle gaucherie ? Conçoit-on qu’il donne à son laquais le nom et les titres d’un de ses parens, et qu’au lieu de tuer l’homme qu’il dépouille de son nom et de ses titres, il se contente de l’embarquer et de le vendre aux corsaires d’Afrique ? Ne devrait-il pas comprendre, une fois résolu à se venger, que la mort seule est discrète, et que l’homme qu’il dépouille de son nom et de ses titres, libre ou esclave, sera toujours à craindre ? Comment un homme rompu à la pratique des affaires, habitué à calculer le danger des demi-mesures, peut-il hésiter à tuer l’homme qui a refusé de servir sa vengeance et qui sait son secret ? Comment ne devine-t-il pas que l’amour de Ruy-Blas pour la reine, loin de faire de lui un instrument docile, doit au contraire l’associer étroitement à toutes les haines de Marie de Neubourg, et lui donner pour ennemis les ennemis de la reine ? Il serait certes impossible à M. Hugo de résoudre aucune de ces questions. Et cependant ces questions valent la peine d’être discutées ; car, une fois posées, elles deviennent contre le drame entier autant d’argumens impitoyables. Si elles demeurent sans réponse, un des personnages principaux de la pièce, celui qui tient dans ses mains tous les ressorts de la machine dramatique, le personnage de don Salluste, paraît aux yeux de tous tel qu’il est, c’est-à-dire absolument impossible. Comme les autres acteurs n’agissent que par lui, par sa volonté, comme ils ne font pas un mouvement qu’il n’ait prévu, avec lui, avec sa volonté s’évanouissent tous les acteurs. Il est le pivot de la pièce ; le pivot une fois détruit, tous les rouages sont condamnés à l’immobilité.

Le personnage de Ruy-Blas n’est pas conçu moins singulièrement que celui de don Salluste. Ruy-Blas est arrivé, c’est lui-même qui nous le dit, à la domesticité par la rêverie. À force de bâtir des châteaux en l’air, de se réciter des poèmes sans nombre qu’il n’écrivait pas, de s’affliger du sort de son pays, de prévoir les dangers de sa patrie, sans avoir l’espérance ou la force de les prévenir, il a passé à son insu de l’oisiveté à l’avilissement ; de rêveur il est devenu laquais. Je sais que M. Hugo peut invoquer, à l’appui de cette étrange création, l’exemple de Rousseau, qui a porté la livrée avant d’écrire Émile et la Nouvelle Héloïse ; mais il me semble que la domesticité de Rousseau ne justifie pas le personnage de Ruy-Blas, car Rousseau, dans ses Confessions, se montre à nous presque aussi fier que blessé de la livrée qu’il porte : il s’est mis aux gages d’un grand seigneur moins par nécessité que pour se donner le cruel plaisir de mépriser à l’office les paroles qu’il aura recueillies dans la salle à manger. L’avilissement n’est, chez lui, qu’une nouvelle forme de l’orgueil. Il rêve, il est fier de sa rêverie, il comprend les intérêts publics, il se sent appelé au gouvernement de la société, et il s’indigne d’être méconnu sans se résigner aux épreuves lentes, mais sûres, qui doivent le mettre en évidence et forcer la société à l’estimer, à l’employer selon son mérite. Pour se venger, il se fait laquais. C’est là, si je ne me trompe, le vrai sens de la livrée endossée par Rousseau. Celui qui devait un jour écrire un traité d’éducation, un traité de politique dont on peut contester les données, mais dont on ne peut nier la rare éloquence, croyait presque châtier la société en se dégradant. En se mêlant aux valets, il croyait acquérir le droit de maudire et de mépriser ceux qui ne demandaient pas à l’entendre avant qu’il eût parlé. Mais la livrée endossée par Ruy-Blas n’a rien de commun avec la livrée de Rousseau. Ruy-Blas nous dit lui-même qu’il est devenu laquais par oisiveté. Il a dévoré son patrimoine en quelques années ; puis, sans prévoir dans quel lit il dormirait, à quelle table il irait s’asseoir, il s’est mis à rêver la gloire d’Homère et de Charles-Quint, à construire des projets de poète et d’homme d’état. Le découragement éteignant une à une toutes ses nobles facultés, il s’est fait laquais pour continuer paisiblement sa rêverie, pour se consoler de son impuissance et persévérer dans son oisiveté. S’il y a quelque part un tel personnage, il est certain du moins qu’un tel personnage n’a rien de dramatique. Que le goût de la rêverie mène à l’oisiveté, je le veux bien ; que l’oisiveté conduise à l’avilissement, je le conçois sans peine ; mais l’avilissement, pour être poétique, pour exciter notre sympathie, a besoin de s’expliquer, de se justifier par une passion violente. S’il n’a d’autre excuse que l’oisiveté, loin de nous inspirer le moindre intérêt, il n’éveille en nous que le dégoût. Ruy-Blas, amené par la rêverie à endosser une livrée, n’est qu’un homme sans courage, sans dignité, entièrement dépourvu d’intérêt dramatique.

Cependant M. Hugo a cru pouvoir placer dans le cœur de Ruy-Blas un amour violent pour la reine d’Espagne. Il lui a semblé poétique de réhabiliter la livrée comme il avait réhabilité la courtisane, par la passion. L’amour de Ruy-Blas pour Marie de Neubourg est timide, réservé, tel que doit être l’amour d’un poète. Il n’a jamais fait à la reine l’injure d’un aveu. Il a découvert que Marie de Neubourg regrette les fleurs de son pays, et chaque jour il fait une lieue pour cueillir une fleur bleue dont M. Hugo ne nous dit pas le nom, et la place sur un banc du parc royal. Personne, s’il faut en croire M. Hugo, ne soupçonne l’existence de cette fleur en Espagne, et la reine, en retrouvant chaque jour une fleur de sa patrie, remercie l’ami mystérieux qui devine ses goûts, qui s’attache à les contenter sans se nommer. Une telle preuve d’amour indique chez Ruy-Blas une rare délicatesse, et se concilie difficilement avec la lâcheté qui a fait du rêveur un laquais. Cette fleur bleue, déposée sur un banc par un homme en livrée, est, je l’avoue, une singulière antithèse, et pour que rien ne manque au caractère poétique de l’amour de Ruy-Blas, il ne dépose cette fleur sur un banc du parc royal qu’au péril de sa vie. Il escalade les murs hérissés de fer, il met ses mains en lambeaux. Il n’est pas facile de comprendre comment l’homme qui veut donner à la reine cette mystérieuse preuve de sympathie ne trouve pas moyen de pénétrer dans le parc royal par la voie commune, par la porte. S’il est surpris dans cette enceinte sacrée, il sera puni de mort ; mais qu’il entre par la porte ou qu’il escalade le mur, qu’il se procure une fausse clé ou qu’il mette ses mains en lambeaux, le châtiment sera le même ; il s’expose donc inutilement à un double danger. M. Hugo nous répondra qu’il avait besoin d’une escalade pour amener la reine à reconnaître la main qui lui apporte chaque jour une fleur bleue d’Allemagne. Si la manchette de Ruy-Blas n’eût pas été déchirée, s’il n’eût pas été blessé, la reine n’eût pas deviné le nom de son adorateur. Mais cette excuse n’a pas grande valeur, car le moyen même auquel l’auteur a eu recours pour amener cette découverte est d’une extrême puérilité. Marie de Neubourg a trouvé près de sa fleur chérie un lambeau de dentelle ; elle a saisi et gardé ce lambeau comme une relique, et elle s’aperçoit que la dentelle des manchettes de Ruy-Blas est précisément pareille à celle qu’elle a ramassée sur le banc du parc. Une telle sagacité ferait honneur au plus habile juge d’instruction ; elle étonne dans une reine. Sans cette dentelle, la fleur bleue ne servirait à rien, et Marie de Neubourg serait encore à deviner le nom de son amant. Voilà bien des ressorts employés pour désigner à la reine l’homme qui brûle pour elle d’un amour respectueux.

Mais la niaiserie de Ruy-Blas mérite des reproches plus sévères que les moyens employés par le poète pour le désigner à la reine. Il accepte le nom et les titres d’un homme qu’il connaît, d’un de ses camarades, et il ne demande pas à don Salluste ce qu’est devenu cet homme avec lequel il s’entretenait tout à l’heure ; il se laisse faire grand d’Espagne, et il ne s’inquiète pas des motifs de cette métamorphose. Il écrit deux billets sous la dictée de son maître ; il ne signe pas le premier, il signe le second, et il ne devine pas que ce double billet cache un piége. Qu’un laquais porte les billets doux de son maître, cela se conçoit ; qu’il lui prête sa main pour écrire une adresse, afin de dérouter les curieux, c’est possible. Mais qu’il écrive sous sa dictée le corps d’un billet, c’est ce que le bon sens ne peut admettre. Encore moins est-il permis de croire qu’un laquais s’engage par écrit à servir fidèlement son maître. Depuis quand les grands seigneurs exigent-ils de pareils engagemens ? Une telle promesse, signée ou non signée, est-elle une garantie contre l’insolence ou l’improbité ? Si Ruy-Blas consent à écrire sous la dictée de don Salluste, il est impossible qu’il ne pèse pas la valeur des mots qu’il écrit, qu’il ne cherche pas à deviner, en traçant ces deux billets, l’usage que son maître en veut faire ; et lors même qu’il serait assez étourdi, assez mal avisé pour abandonner à don Salluste ces deux billets inexplicables, ne devrait-il pas ouvrir les yeux lorsque son maître lui dit de plaire à la reine et d’être son amant ? Il ne peut ignorer la disgrace de don Salluste, ni les motifs de cette disgrace. Il ne peut ignorer la colère de don Salluste contre la reine. Comment donc se résout-il à prendre le nom, les titres et le manteau que don Salluste lui donne, sans l’interroger ? S’il aime sincèrement la reine, il doit craindre pour elle la colère et les projets de don Salluste ; il ne peut l’aimer sans se défier de l’homme qu’elle a chassé. Et cependant il se laisse débaptiser, travestir comme un enfant. Comment M. Hugo excusera-t-il une pareille niaiserie ? Don Salluste, en voyant l’étrange docilité de son laquais, ne doit-il pas comprendre qu’un tel homme ne réussira jamais près de la reine ? Ou s’il le croit capable de réussir, la première condition du succès n’est-elle pas de lui laisser ignorer ses projets de vengeance ? N’est-ce pas les dévoiler que de lui dire : « Maintenant que vous êtes grand d’Espagne, que vous avez le droit de vous couvrir devant votre souveraine, arrangez-vous pour lui plaire et pour entrer dans son lit ? » L’homme le moins clairvoyant, encouragé par l’ennemi de sa maîtresse, se tiendrait sur ses gardes et reculerait au lieu d’avancer. Loin de se sentir enhardi, il ne manquerait pas de craindre un danger nouveau ; et pourtant Ruy-Blas obéit à don Salluste, comme si son maître lui commandait de porter une lettre ou de lui donner un manteau. Don Salluste lui ordonne de plaire à la reine, et il se résigne à cette tâche comme pourrait le faire un espion payé pour découvrir un secret d’état. En vérité, on a peine à comprendre qu’un tel personnage ait pu être conçu par M. Hugo, car un tel personnage est absolument impossible. L’étonnement redouble quand on voit Ruy-Blas, pendant toute la durée de son rôle, demeurer fidèle au type rêvé par le poète. Il s’efforce de plaire à la reine comme s’il l’aimait, et il obéit à don Salluste comme s’il la méprisait assez pour la flétrir sans remords.

La reine, placée entre la haine de don Salluste et l’amour de Ruy-Blas, se prête aux projets du ministre disgracié aussi docilement que si elle eût répété son rôle. Ruy-Blas lui apporte une lettre de son mari, elle reconnaît en lui, grace au morceau de dentelle dont nous avons parlé, l’adorateur mystérieux qui, chaque matin, dépose une fleur sur un banc du parc, et il n’en faut pas davantage pour l’enflammer. Elle devine, nous ne savons comment, que Ruy-Blas est doué d’un génie politique du premier ordre, et elle se décide à lui confier le gouvernement des affaires. Ruy-Blas, qui n’a d’autre mérite à nos yeux que d’avoir fait une lieue chaque jour pour cueillir une fleur, et d’avoir accepté la grandesse comme un vêtement neuf, Ruy-Blas devient premier ministre six mois après son entrée à la cour. Voilà ce qui s’appelle faire un chemin rapide. Parlez-moi des monarchies absolues pour abréger le noviciat politique. Dans un gouvernement parlementaire, Ruy-Blas aurait eu besoin de faire ses preuves à la tribune, sur le champ de bataille, ou dans les négociations ; mais dans l’Espagne du XVIIe siècle, il lui suffit d’aimer la reine et de lui plaire. Marie de Neubourg est une femme étrangement passionnée, une reine qui se soucie bien peu du sort de ses sujets, car elle n’hésite pas à voir dans l’homme qu’elle aime l’étoffe d’un premier ministre. Comment arrive-t-elle à cette conviction ? M. Hugo ne se donne pas la peine de nous l’apprendre. La reine se cache derrière une tapisserie pour écouter les paroles prononcées par Ruy-Blas dans le conseil ; lorsqu’il est demeuré seul, lorsqu’il a chassé, en les flétrissant, les ministres qui se partageaient l’Espagne comme le butin d’une victoire, elle n’hésite pas à lui avouer qu’elle l’aime. Ainsi la passion a fait de Marie de Neubourg une reine infidèle à ses devoirs politiques ; l’admiration de la reine pour son premier ministre efface de sa mémoire le serment qu’elle a fait à Charles II.

Il y aurait de l’injustice à ne pas reconnaître que la passion peut justifier la conduite de la reine ; bien des catastrophes politiques n’ont eu d’autre cause que la faiblesse d’une femme. Mais pour qu’une femme, fût-elle reine, nous intéresse après sa défaite, il faut qu’elle soit sincèrement passionnée. Or, Marie qui, par amour, a méconnu ses devoirs de reine, qui a fait de l’homme qu’elle aime son premier ministre, et qui, par admiration, est devenue la maîtresse de son premier ministre, n’a plus que de la haine et du mépris pour lui dès qu’elle apprend qu’il a porté la livrée six mois auparavant. L’amour qui ne résiste pas à une pareille épreuve est un amour menteur, et n’a rien de poétique. Ou elle trouvait Ruy-Blas assez beau pour l’aimer, et, dans ce cas, laquais ou grand d’Espagne, elle doit continuer de l’aimer ; ou elle était convaincue de son génie politique, et, dans ce cas, comment cesse-t-elle d’admirer Ruy-Blas parce qu’il a porté la livrée ? Le personnage de Marie de Neubourg n’est donc pas conçu d’une façon plus naturelle que don Salluste et Ruy-Blas.

Don César de Bazan, dont le nom et les titres sont donnés à Ruy-Blas par don Salluste, a le malheur de ressembler au type le plus populaire des théâtres de boulevard. Il est taillé sur le patron de Robert Macaire, et paraît prendre à tâche d’exagérer le modèle qu’il copie. Il se vautre dans la fange, il s’avilit, il se dénonce au mépris public, comme s’il craignait d’être confondu avec les honnêtes gens. Il fait d’incroyables efforts pour appeler le rire sur ses lèvres, pour égayer l’auditoire ; mais ses railleries grossières sur les hommes qu’il a tués et dépouillés, sur les grands seigneurs dont il porte le manteau et le pourpoint, sur les évêques dont il a dérobé la bourse, n’excitent que le dégoût et ne dérident personne. Un tel personnage égaierait peut-être le bagne ou la geôle ; mais je ne crois pas qu’il se rencontre parmi les spectateurs un seul homme capable de le comprendre et de l’applaudir. Tuer, piller, se réjouir, se glorifier du meurtre et du vol, n’a jamais été, ne sera jamais le moyen de plaire à une assemblée venue pour assister au développement des passions humaines. Or, tout le mérite de don César se réduit à exposer magistralement la morale que nous avons quelquefois entendue à la cour d’assises. Il fait la poétique du meurtre et du pillage, comme il établirait les lois de la tragédie ou de l’épopée. Il prend une à une toutes les facultés qui honorent la personne humaine pour les souiller, pour les couvrir de boue. Il traite son cœur et son intelligence comme des haillons peuplés de vermine, et célèbre la débauche et la gourmandise comme s’il craignait de ressembler encore à quelque chose d’humain. À chaque verre qu’il vide, à chaque morceau qu’il avale, il prend soin de nous dire qu’il compte sur sa gloutonnerie pour s’abrutir et se faire l’égal du pourceau. Il faut que le goût de l’antithèse soit enraciné bien profondément dans la pensée de M. Hugo, pour qu’un tel personnage lui ait paru digne de la poésie dramatique. L’amour de Ruy-Blas et de Marie de Neubourg n’avait pas besoin pour ressortir d’un tel repoussoir.

Don Guritan paraît avoir la même destination que don César ; il partage avec lui l’emploi de gracieux. Heureusement il n’est que ridicule. Il est impossible de voir en lui autre chose qu’une caricature grossièrement dessinée, mais du moins il n’est qu’ennuyeux à force de vulgarité. C’est une de ces figures qui traînent depuis long-temps sur les tréteaux forains et qui ont le privilége d’égayer les marmots et les nourrices. Il faut plaindre l’auteur qui, pour accomplir la fusion du sérieux et du comique, se croit obligé de présenter sur la scène des personnages pareils à don Guritan. Contre une telle bévue, il n’y a rien à dire. Le blâme hésite, la colère balbutie ; on se résigne à la pitié.

Étant donnés les personnages que nous venons d’analyser, il était difficile que M. Hugo construisît une fable acceptable ; et en effet, depuis qu’il écrit pour le théâtre, il ne lui est jamais arrivé d’inventer un poème dramatique qui blesse aussi cruellement le goût et le bon sens. Hernani, Marion de Lorme et le Roi s’amuse ne sont que des odes dialoguées ; mais du moins le mérite lyrique de ces ouvrages nous rappelle à chaque instant que nous écoutons un poète. Si les personnages ne vivent pas, ils parlent une langue pleine de grandeur et d’énergie. Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo ne sont que des mélodrames où la pompe du spectacle remplace perpétuellement le développement des passions ; mais une fois résigné à nous contenter du plaisir des yeux, tout en nous affligeant de la vulgarité de ces ouvrages, nous ne pouvons contester l’habileté matérielle que l’auteur y a déployée. Dans Ruy-Blas, nous ne retrouvons ni le mérite lyrique d’Hernani, de Marion de Lorme et du Roi s’amuse, ni le mérite mélodramatique de Lucrèce Borgia, de Marie Tudor et d’Angelo. Toute la pièce n’est qu’un puéril entassement de scènes impossibles. Il semble que l’auteur se soit proposé de prendre la mesure de la patience publique. Il est vrai qu’il n’a pas abordé cette épreuve avec une entière franchise, car l’auditoire de la première représentation n’était pas composé au hasard. Pour être admis à l’inauguration du Théâtre de la Renaissance, il a fallu produire des certificats de moralité, d’orthodoxie ou de tolérance littéraire. C’est, à mon avis, un calcul très maladroit. Puisque M. Hugo, en écrivant Ruy-Blas, était résolu à montrer que la rime peut se passer du bon sens, il devait ouvrir à la foule les portes du théâtre et ne pas escamoter furtivement des applaudissemens que la foule ne confirmera pas. L’auditoire de la première représentation a fait preuve, nous l’avouons, d’une rare longanimité. Il a écouté sans murmurer une pièce qui ne relève ni de la réalité historique, ni de la réalité humaine, ni de la poésie lyrique, ni du mélodrame, dont les acteurs se traitent mutuellement comme autant de pantins incapables de sentir et de penser. Mais cette longanimité, nous l’espérons, ne sera pas imitée par la foule ; car si Ruy-Blas était applaudi, il faudrait proclamer la ruine de la poésie dramatique.

Chacun des actes de cette pièce, que nous ne savons de quel nom appeler, se compose de scènes impossibles. Au premier acte, nous avons le contrat passé entre don Salluste et Ruy-Blas et l’embarquement de don César de Bazan. Si Ruy-Blas était autre chose qu’un pantin, il est évident qu’il n’accepterait pas le nom et les titres de don César, qu’il n’écrirait aucun des deux billets que lui dicte don Salluste. Or, s’il refusait d’écrire ces deux billets, la pièce s’arrêterait. M. Hugo a donc passé outre sans hésiter. Des obstacles si mesquins ne sont pas faits pour ébranler sa volonté. Il avait besoin de ces deux billets pour construire sa pièce, et, pour les obtenir, il n’a pas craint de violer les plus simples notions du bon sens.

Le second acte est consacré tout entier à la peinture de la cour d’Espagne. Cette peinture, qui devait être sérieuse, dont Schiller a tiré un si beau parti dans Don Carlos, est devenue, sous la plume de M. Hugo, une caricature puérile. Dans la pièce de Schiller, Élisabeth de Valois demande à voir sa fille, et la grande maîtresse de la cour, la duchesse d’Olivarès, lui répond que l’heure d’embrasser sa fille n’a pas encore sonné. Au second acte de Ruy-Blas, Marie de Neubourg veut se mettre à la fenêtre pour voir une fille qu’elle ne connaît pas, qui chante en passant, et la grande maîtresse lui rappelle que l’étiquette lui défend de se mettre à la fenêtre. La reine, pour se distraire de son ennui, demande à goûter, et la grande maîtresse lui répond que l’heure de son goûter n’est pas encore venue. Est-il possible de pousser plus loin la passion de la puérilité ? La reine reçoit une lettre de Charles II. Que contient cette lettre ? Une ligne qui résume en douze syllables tout ce que l’imagination peut rêver de plus ridicule et de plus niais : « Madame, il fait grand vent, et j’ai tué six loups. » Quelle que soit la sévérité du jugement porté par les historiens sur Charles II, il est absurde de lui prêter une pareille lettre. Quel a pu être le dessein de M. Hugo en traçant ce billet inconcevable ? A-t-il voulu justifier l’infidélité de la reine en démontrant l’imbécillité du roi ? Si tel a été son dessein, nous croyons qu’il s’est trompé ; car une femme mariée à un homme capable d’écrire une telle lettre oublie trop facilement le serment qu’elle a prononcé. Pour choisir un amant, pour se donner à lui, elle n’a pas besoin d’être emportée par la passion. Son mari n’a rien d’humain ; pour l’oublier, elle n’a pas de lutte à soutenir. La dentelle ramassée sur le banc du parc, la blessure de Ruy-Blas et son évanouissement sont des ressorts tellement mesquins, que je crois inutile de les discuter.

Le troisième acte est certainement le meilleur de la pièce ; c’est le seul qui rappelle les précédens ouvrages dramatiques de M. Hugo. La séance du conseil de Castille n’est qu’une bouffonnerie digne tout au plus des tréteaux de boulevard ; mais l’apostrophe de Ruy-Blas aux conseillers épouvantés est calquée habilement sur le discours de Saint-Vallier aux courtisans du Louvre, dans le Roi s’amuse. Quoique le discours de Saint-Vallier soit très supérieur à l’apostrophe de Ruy-Blas, nous devons tenir compte à M. Hugo de ce dernier morceau ; il conviendrait cependant de l’abréger un peu. Il est évident que l’auteur attache une grande importance à cette apostrophe, et qu’il a voulu y déployer, comme dans le monologue de Charles Quint, ce qu’il prend pour de la science politique. Cette fois-ci du moins il n’a pillé que lui-même, tandis que le monologue de Charles Quint, si vanté par les amis de M. Hugo, appartient presque tout entier au Fiesque de Schiller. La scène où Marie de Neubourg avoue son amour à Ruy-Blas n’est pas un seul instant passionnée ; c’est un échange de grands mots, de phrases inachevées, et rien de plus. Cette scène se trouve, d’ailleurs, dans tous les drames précédens de M. Hugo. Le cœur ne joue aucun rôle dans ce dialogue emphatique et sonore ; Marie de Neubourg et Ruy-Blas se divinisent mutuellement, échangent des prières, au lieu de s’adresser des paroles de tendresse, et n’émeuvent personne. Le retour inattendu de don Salluste affublé d’une livrée, les insultes qu’il prodigue à son ancien laquais, et l’étrange docilité de Ruy-Blas, ont excité dans l’auditoire un étonnement, un frisson d’indignation, où les amis de l’auteur verront sans doute une preuve de la puissance dramatique de M. Hugo. Pour notre part, nous n’hésitons pas à déclarer que cette scène est tout à la fois impossible et révoltante. Personne ne conçoit comment Ruy-Blas, premier ministre, aimé de la reine, tout puissant à la cour d’Espagne, se laisse insulter par don Salluste, venu sans armes, et qu’il peut égorger sans résistance. Si M. Hugo a cru obtenir un effet dramatique en faisant dire à Ruy-Blas par don Salluste : Il fait froid, fermez la fenêtre, ramassez mon mouchoir, il s’est trompé complètement. Pour obéir à ces ordres insultans, il faut plus que de la lâcheté, il faut de la folie. Pour châtier l’insolence de don Salluste, Ruy-Blas n’a pas même besoin de courage, il n’a besoin que de bon sens. S’il se défie de son bras, il est sûr de trouver un bras prêt à le venger. Ainsi ce troisième acte, le meilleur de la pièce, ne résiste pas à l’analyse. Ruy-Blas se résigne à l’avilissement, comme s’il avait hâte d’accomplir la vengeance méditée par don Salluste. Il quitte la cour où il devrait rester ; il écoute les ordres de son ancien maître, qu’il devrait chasser et livrer aux bâtons de ses laquais, ou poignarder de sa main, et il va dans un faubourg de Madrid attendre que don Salluste dispose de lui selon son caprice. La mesure de l’absurde est comblée.

Le quatrième acte est le plus hardi défi que M. Hugo ait jamais adressé au bon sens et au goût de son auditoire. L’arrivée de don César par la cheminée, le pillage de la garde-robe et du buffet de Ruy-Blas, le dialogue de don César et de la duègne, sont dignes de Bobèche et de Galimafré, à la gaieté près ; car il nous est impossible de trouver dans ce quatrième acte autre chose qu’un cynisme révoltant. Don Japhet d’Arménie et le Roman comique, comparés au quatrième acte de Ruy-Blas, sont des chefs-d’œuvre de décence et de délicatesse. Si M. Hugo a voulu surpasser Scarron en grossièreté, nous devons l’avertir qu’il a réussi au-delà de ses souhaits. Jamais Scarron n’a fait de la personne humaine ce que l’auteur de Ruy-Blas a fait de don César. Les acteurs forains qui échangent entre eux des coups de latte et des soufflets, peuvent seuls donner une idée de cet incroyable intermède. Nous savons maintenant pourquoi M. Hugo refuse à la poésie grecque la connaissance du grotesque. Il n’y a rien en effet dans les comédies d’Aristophane qui puisse se comparer aux cyniques railleries prononcées par don César. Toutes les fois qu’Aristophane parodie la vie athénienne ou le polythéisme de la Grèce, il cache un conseil sous chacune de ses railleries. Mais il est impossible d’attribuer aucun sens aux quolibets de carrefour récités par don César. Il est donc vrai que la Grèce n’a pas connu le grotesque ; elle a été assez heureuse pour ne pas se complaire, comme l’auteur de Ruy-Blas, dans l’avilissement de la personne humaine.

Il est inutile de raconter comment don Salluste attire la reine chez Ruy-Blas. Un des deux billets écrits dans le premier acte suffit à réaliser ce projet. Marie de Neubourg arrive chez son amant, seule, sans que personne la retienne ou l’arrête en chemin. Cette femme, qui tout à l’heure ne pouvait ni manger un fruit, ni se mettre à la fenêtre, traverse librement les salles de son palais ; et les rues de Madrid. Elle vient au rendez-vous que Ruy-Blas lui a donné avant de lui déclarer son amour. Don Salluste paraît, et sa vengeance est consommée. Telle est du moins la pensée de M. Hugo, car il semble naturel à l’auteur de cet inconcevable ouvrage que Ruy-Blas se laisse effrayer par la présence de don Salluste, au point d’avouer à la reine qu’il a été laquais, quand il peut, quand il doit le poignarder pour sauver l’honneur de la reine et conserver son amour. Ici l’horreur le dispute à l’absurde. Don Salluste menace Marie de Neubourg de la déshonorer aux yeux de toute l’Europe, si elle refuse de signer son divorce avec Charles II, et de fuir en Portugal avec Ruy-Blas. La reine va signer, quand Ruy-Blas l’arrête en lui montrant sous son manteau ducal sa livrée de laquais. Pour hâter la vengeance de son ancien maître, il a eu soin de se munir de cette pièce de conviction ; il est impossible de se montrer plus complaisant. Ruy-Blas se souvient enfin qu’il doit sauver l’honneur de la reine, et se décide à tuer don Salluste. Par une fausse sortie très adroitement conçue, il dérobe l’épée de son adversaire, qui a la bonhomie de ne pas se tenir sur ses gardes, comme s’il venait d’accomplir une action inoffensive et toute naturelle, et don Salluste désarmé trouve enfin le châtiment qu’il aurait dû recevoir au troisième acte. Rassuré désormais sur le sort de la reine, après avoir vainement essayé d’obtenir son pardon, Ruy-Blas s’empoisonne, et la reine, qui tout à l’heure l’accablait de son mépris, dépose un baiser sur ses lèvres mourantes.

Voilà pourtant ce que M. Hugo ne craint pas d’appeler du nom de poème dramatique. Nous sommes malheureusement forcé d’avouer qu’il se rencontre aujourd’hui des esprits assez peu éclairés pour nier la valeur dramatique de cette pièce sans se croire dispensés d’en affirmer la valeur poétique. Pour les esprits dont nous parlons, Ruy-Blas est une pièce absurde ; ils en conviennent volontiers. Mais ce qu’ils condamnent comme drame, ils l’approuvent, ils l’admirent, ils le vantent comme poème. Je conçois très bien cette distinction lorsqu’il s’agit d’Hernani, de Marion de Lorme, du Roi s’amuse ; j’accorderai la valeur poétique de ces ouvrages, pourvu qu’il ne soit question ni d’ordonnance, ni d’unité. Il est facile de trouver dans ces ouvrages, sinon des poèmes sagement conçus, habilement composés, du moins de très beaux morceaux poétiques. On ne peut contester le mérite lyrique de ces fables dialoguées, injustement appelées drames. Mais il y a un abîme entre le style d’Hernani et le style de Ruy-Blas. Non-seulement le souffle lyrique d’Hernani n’anime aucun des personnages de Ruy-Blas, si ce n’est peut-être le laquais premier ministre ; mais la langue de Ruy-Blas n’est plus la langue d’Hernani. L’auteur fouille dans le vocabulaire comme dans la roue d’une loterie. Les mots ne lui coûtent rien, et il les entasse avec une profusion sans exemple. Il fait de la verbosité la première loi du style. Il réduit à néant l’analogie des images, qu’il avait si heureusement respectée dans ses premiers ouvrages dramatiques. Il fait dire à Ruy-Blas, lorsqu’il gourmande le conseil de Castille, que le globe impérial de Charles-Quint est un soleil. Un soleil, je le veux bien ; ce n’est pas trop de la droite profonde de Charles-Quint pour tenir un soleil. Puis tout à coup le soleil devient lune, et cette lune se laisse échancrer par l’aurore des nations jalouses de la gloire espagnole. M. Hugo sait pourtant que la lune n’est pas de la même famille que le soleil, car c’est lui qui a nommé Virgile la lune d’Homère. Aurait-il vu dans Philippe II la lune de Charles-Quint ? Mais lors même que nous accepterions cette comparaison, nous ne pourrions consentir à la métamorphose exprimée par Ruy-Blas. L’amant de Marie de Neubourg veut-il peindre la profondeur de sa passion pour la reine ? il se donne pour un ver de terre amoureux d’une étoile. Jamais Scudéry ni La Calprenède n’ont inventé une comparaison plus ambitieusement ridicule. La correction grammaticale n’est pas plus respectée que l’analogie des images. M. Hugo, agenouillé devant la toute-puissance de la rime, traite la langue en pays conquis. Il fait exécuter, je l’avoue, à l’idiome que nous parlons des manœuvres qui peuvent passer pour de véritables tours de force ; mais la langue, en sortant de ses mains, ressemble aux enfans qu’un saltimbanque impitoyable dresse à coups de bâton aux tours de souplesse. Les ligamens finissent par se prêter aux mouvemens les plus contraires ; le corps, en s’assouplissant, perd sa forme et sa beauté. La langue n’accomplit pas impunément les manœuvres que lui commande l’auteur de Ruy-Blas. Elle rivalise de souplesse avec Mazurier, mais elle a tout juste autant de grace que lui. La versification, telle que la pratique aujourd’hui M. Hugo, n’est plus un art, mais un métier. Il ne s’agit plus pour lui de dompter la langue, mais de la rouer si elle refuse de plier.

Une fois résolu à bâtonner la syntaxe, comment l’auteur de Ruy-Blas conserverait-il quelque respect pour l’idéal ? Jusqu’à présent, dans ses écarts les plus malheureux, il avait compris la nécessité d’idéaliser les sentimens et les paroles de ses personnages. En écrivant Ruy-Blas, il a traité l’idéal avec le même dédain que la langue ; car je ne puis consentir à prendre pour l’expression idéale de la passion le couplet où Ruy-Blas se donne pour un ver de terre amoureux d’une étoile. Or, dès que l’idéal disparaît, la poésie s’évanouit.

La valeur poétique et la valeur dramatique de Ruy-Blas sont donc à peu près sur la même ligne. Sans doute on reconnaît, dans la versification de Ruy-Blas, un homme habitué à manier la langue, initié à toutes les ruses de la rime ; mais il est impossible de ne pas déplorer l’incroyable usage que M. Hugo fait de son habileté. J’aimerais mieux cent fois un poète moins familiarisé avec les difficultés de la versification ; car il trouverait dans la langue une résistance salutaire, et ne soumettrait pas sa pensée à l’attraction magnétique de la rime. M. Hugo, décidé à ne tenir aucun compte de la syntaxe ni de l’idéal, dit si facilement tout ce qu’il veut, qu’il n’a pas le temps de vouloir et qu’il prend le cliquetis de ses rimes pour le bruit de sa pensée.

Il y a trois ans, lorsque nous parlions d’Angelo et que nous reprochions à M. Hugo de substituer la pompe du spectacle au développement des passions, nous ne pensions pas qu’il pût si rapidement faire d’Angelo un ouvrage presque humain. Ruy-Blas nous oblige à voir dans Tisbe, dans Catarina, des prodiges de vérité ; car ces deux femmes sont assurément plus près de la famille humaine que Ruy-Blas et don César. Comment le poète, sur qui la France de la restauration avait fondé de si magnifiques espérances, est-il arrivé si vite à démentir ses promesses ? Comment, après nous avoir donné les Feuilles d’automne et Marion de Lorme, a-t-il oublié une à une toutes les facultés dont se compose la conscience humaine ? Comment est-il descendu jusqu’à confondre l’homme et la chose, la vie et la pierre, le cœur et l’étoffe ? Ne faut-il pas chercher dans l’isolement la solution de ce problème ? M. Hugo a connu la gloire de trop bonne heure. Il s’est enivré d’applaudissemens à l’âge où les poètes les plus illustres tâtonnaient encore dans l’obscurité. Il s’est vu fêté, admiré, avant d’avoir mesuré le danger de la louange ; et lorsque des voix sévères se sont élevées pour lui signaler l’abîme où il allait tomber, il a fermé son oreille aux remontrances, aux conseils. Il s’est enfermé dans l’adoration de lui-même comme dans une citadelle. Il a nommé sincères toutes les paroles qui exprimaient pour lui une admiration sans bornes ; il a nommé méchantes toutes les paroles qui signifiaient le doute et la défiance. Les préfaces où il raconte la marche de sa pensée, comme Jules César racontait ses campagnes, en parlant de lui-même à la troisième personne, sont là pour attester l’isolement dont nous parlons. M. Hugo consentait à écouter le bruit de la foule quand la foule n’avait pour lui qu’une louange unanime, ou que du moins le bruit de la louange étouffait le bruit des sifflets et des railleries. Mais quand la foule s’est mise à douter de lui, à discuter la grandeur et la portée de son génie, à lui demander compte de ses promesses, à l’interroger sur ses projets, il n’a pu voir sans colère cette défiance et cette curiosité. Pour échapper aux questions indiscrètes, il s’est réfugié dans la solitude. À l’abri des regards indiscrets, libre de s’admirer, de s’adorer à toute heure, il est arrivé, en peu d’années, à l’oubli complet de tout ce qui n’est pas lui-même. Or, la résistance n’est pas moins nécessaire au développement de la pensée que le choc des corps au développement de la force musculaire. Le bras qui n’a jamais de poids à soulever s’énerve bien vite ; l’intelligence qui ne rencontre jamais la contradiction sur sa route perd sa vigueur avec la même rapidité. Privée de toutes les chances de renouvellement qu’elle trouverait dans la discussion, elle n’a plus d’autre plaisir, d’autre but que l’adoration de soi-même. En suivant cette pente fatale, M. Hugo ne pouvait manquer d’arriver à cette religion égoïste ; et, en effet, nous savons par les Voix intérieures comment il se console des conseils sévères qu’il appelle les cris de l’envie. Il affirme et il chante sa divinité ; il célèbre son génie tout-puissant dans des hymnes où la rage se cache sous le masque du mépris.

De cette piété constante envers soi-même, de cet orgueil démesuré à la folie il n’y a qu’un pas, et ce pas, M. Hugo vient de le franchir en écrivant Ruy-Blas. Désormais M. Hugo ne relève plus de la critique littéraire, car la critique n’a plus de conseils à lui donner. Il y a quelques années, il se plaisait à créer des monstres comme s’il eût craint, en copiant les modèles qu’il avait sous les yeux, d’être accusé de stérilité ; aujourd’hui, nous en avons l’assurance, il est arrivé à ne plus même savoir si les personnages nés de sa fantaisie appartiennent ou n’appartiennent pas à la famille humaine. Il n’y a plus pour lui ni types vrais, ni types monstrueux. Tout ce qu’il écrit est plein de sagesse, toutes les antithèses qu’il baptise d’un nom humain sont des hommes. Son intelligence n’est plus qu’un chaos ténébreux où s’agitent pêle-mêle des mots dont il a oublié la valeur. Nous sommes certain que notre conviction sera partagée par tous les hommes sérieux. M. Hugo s’est enfermé dans un dilemme impitoyable : ou Ruy-Blas est une gageure contre le bon sens, ou c’est un acte de folie. Si c’est une gageure, nous nous récusons, car la critique littéraire n’est pas appelée à juger de telles parties.


Gustave Planche.