Ségur et ses Mémoires

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Ségur et ses Mémoires
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 5-14).
SÉGUR ET SES « MÉMOIRES »[1]

Le matin du 18 Brumaire an VII, — 9 novembre 1799,— un jeune homme de dix-neuf ans se tenait appuyé contre la grille du jardin des Tuileries, à l’endroit où le Pont-tournant faisait communiquer l’ancien jardin royal à la place de la Révolution, aujourd’hui de la Concorde. L’adolescent regardait avec une curiosité hostile les mouvemens des troupes qui se massaient sous les arbres, les allées et venues des officiers généraux qui se hâtaient vers la rue Chantereine ou en arrivaient, précédant ou suivant le général Bonaparte. — L’élu du Destin parut, harangua les soldats dans le jardin, dirigea son cheval sur le palais des Tuileries où il allait dicter ses volontés au Conseil des Anciens. — Dans le cœur de l’enfant qui regardait passer l’avenir, il n’y avait qu’orages et détresse, furieux conflits de sentimens. Son âme vide et tourmentée de l’être reflétait le trouble de la ville où s’élaborait une révolution, de la foule qui affluait sur la place ; âme lasse de ses propres agitations comme cette foule, et comme elle prête à se donner à un maître, celui qui donnerait en retour une raison de vivre, une direction aux activités inutiles.

Pauvre, inoccupé, malheureux, tout bouillant des grands rêves où sa nature ardente s’enflammait tour à tour pour les succès mondains et pour ceux de la politique, pour la gloire des lettres et pour celle des armes, ce jeune homme portait, comme un fardeau qui ne servait qu’à le meurtrir, un des beaux noms de l’ancienne société détruite. Petit-fils d’un maréchal de France ministre de la Guerre sous Louis XVI, le Ségur illustré par sa conduite héroïque à Laufeld et à Closterkampf, fils de ce comte Louis-Philippe de Ségur, ambassadeur en Russie, qui avait donné le ton du bel esprit et de l’élégance à la cour de Versailles, séduit la grande Catherine à Pétersbourg, rivalisé chez elle de grâce et de faveur avec l’étincelant prince de Ligne, — le pauvre hère collé à la grille des Tuileries gagnait péniblement son pain en écrivant des vaudevilles, en rimant des petits vers pour les gazettes.

Né en 1780, le garçonnet de douze ans avait vu tous les siens ruinés et proscrits par la Terreur, son grand-père le maréchal jeté dans un cachot de La Force, — le vieillard n’échappa que par miracle à la guillotine, — son père menacé chaque jour du même sort dans la maison villageoise de Chatenay où le comte s’était réfugié, où il élevait ses fils dans la gêne et l’appréhension du lendemain. L’enfant s’éveillait à la vie au bruit de l’écroulement d’un monde, d’un ordre social dont il devait être l’un des plus heureux privilégiés. La Révolution grondait à ses oreilles comme une bête monstrueuse, incompréhensible ; douée d’ailleurs d’un tel pouvoir de destruction qu’il en subissait l’influence en la haïssant, et qu’il sentait son monde intérieur s’écrouler comme celui du dehors, se vider de toutes les certitudes du passé, de tous les points d’appui de la conscience et de la raison.

Dans l’admirable préambule de ses Mémoires, Philippe de Ségur analyse avec une sagacité éloquente cette crise morale de son adolescence ; et il nous dit que beaucoup de ses contemporains l’avaient traversée comme lui : « Toute croyance était ébranlée, toute direction effacée ou devenue incertaine ; et plus les âmes neuves était pensives et ardentes, plus elles erraient et se fatiguaient sans soutien dans ce vague infini ; désert sans limites, où rien ne contenait leurs écarts, où beaucoup s’affaissant enfin, et retombant désenchantées sur elles-mêmes, n’apercevaient de certain, au travers de la poussière de tant de débris, que la mort pour borne ! Bientôt, à mes regards, son spectre grandissant dans le vide m’apparut comme la seule vérité qui en ressortait incontestable. Je ne vis plus qu’elle en tout et partout... Ainsi mon âme s’usait, emportait tout le reste : je languissais, j’allais misérablement et ridiculement finir... »

Singulière coïncidence ! Tout près de la petite maison de Chatenay où le jeune désespéré analysait sa vague souffrance et n’y voyait plus d’autre remède que le suicide, un autre naufragé de la Révolution, le vicomte de Chateaubriand, allait bientôt s’enfermer dans la maison de Savigny où il achèverait de composer son René, l’autobiographie à peine déguisée qui décrit en termes identiques « le mal du Siècle. » Comparez René au premier livre des Mémoires de Ségur : vous croirez voir deux portraits d’un même personnage. Le plus sincère et le plus pathétique des deux n’est peut-être pas le plus fameux.

Ce dégoût de la vie qui n’était qu’une soif d’action inapaisée grandissait dans l’âme de Philippe aux derniers jours du Directoire. En vain il avait essayé de s’étourdir avec une gloriole littéraire flattée par quelques essais applaudis, avec les passions réactionnaires des muscadins dont il outrait la violence ; les crises de découragement revenaient toujours plus accablantes.il était en proie à l’un de ces accès, le matin de Brumaire où il vint s’échouer devant le jardin des Tuileries. — Soudain, la grille du Pont-tournant s’ouvrit, un régiment sortit au galop, les dragons de Murat, qui allaient occuper Saint-Cloud. Cette vision eut sur le jeune homme l’effet foudroyant de celle qui terrassa Paul sur le chemin de Damas, Il se sentait soulevé, emporté par une force irrésistible derrière ces soldats révolutionnaires qu’il détestait quelques heures plus tôt. Le magnétisme du héros agissait à travers eux sur ce cœur qui s’élançait vers lui, et toutes les voix de sa race criaient à Philippe que la rédemption était là, dans ce régiment où elles l’appelaient : « À cet aspect martial, le sang guerrier que j’avais reçu de mes pères bouillonna dans toutes mes veines. Ma vocation venait de se décider : dès ce moment, je fus soldat ; je ne rêvai que combats et je méprisai toute autre carrière. »

Peu de jours après, malgré l’opposition de ses proches et les rebuffades de ses amis scandalisés, il s’engageait dans le corps nouvellement créé des hussards de Bonaparte. Un instant, il y porta l’espoir chimérique de « royaliser » l’armée consulaire ; bientôt, il se donna corps et âme au prestigieux général.

Le Premier Consul, satisfait d’avoir arraché cette recrue au camp adverse, le fit d’emblée lieutenant. Les grades supérieurs lui vinrent en peu d’années, avec les batailles où il payait largement de sa personne. Grièvement blessé à Sommo-Sierra, le commandant de Ségur fut rapporté d’Espagne sur un lit de drapeaux, les étendards qu’il eut l’honneur de présenter au Corps législatif. Aide de camp le l’Empereur, général à trente ans, presque toujours rapproché de Napoléon, Ségur le servit jusqu’au dernier jour et put l’étudier de près. L’Empire tomba, il déposa son épée, reprit la plume de ses jeunes années, non plus pour écrire des fictions légères, mais pour raconter l’épopée dont il avait été témoin et acteur. Son Histoire de la campagne de Russie, parue en 1824, eut tout d’abord le vif succès que méritait cette poignante évocation de l’héroïsme et des souffrances de la Grande Armée. Dix éditions se succédèrent en moins de trois ans. L’auteur fut élu membre de l’Académie française en 1830 ; il y retrouvait son père, dont les nombreux ouvrages historiques étaient alors fort goûtés. Pendant les quelques mois que le vieux comte avait encore à vivre, les deux confrères, le père et le fils, purent se croire reportés à ces jours du Directoire où, dans la maisonnette de Chatenay, ils collaboraient aux travaux qui assuraient leur subsistance. Philippe devait siéger quarante-trois ans à l’Académie. Le soldat laissé pour mort sur tant de champs de bataille atteignit l’extrême vieillesse ; il mourut en 1873. il avait employé ces longs loisirs à rédiger les sept volumes de Mémoires qui embrassent toute la période de l’Empire.

Ces Mémoires ne furent publiés qu’au lendemain de la mort du général, en 1873. Si tous les ouvrages que nous possédons sur Napoléon et son temps devaient disparaître demain et si l’on n’en pouvait conserver qu’un seul, je n’hésite pas à dire qu’il faudrait choisir la déposition capitale de Ségur comme la plus instructive, la plus représentative des sentimens d’une époque et de la grande figure qui remplit cette époque.

Pourtant, l’œuvre totale n’eut pas d’abord la fortune brillante qui avait souri à la partie publiée sous la Restauration, l’Histoire de Napoléon et de la Grande Armée pendant l’année 1812. Je consulte l’excellent Guide bibliographique de la littérature française de 1800 à 1906, que nous devons au professeur Hugo Thieme, de l’Université de Michigan. Nous ne saurions assez rendre hommage à l’information presque infaillible de l’érudit américain : son répertoire mentionne les moindres productions de notre littérature ; les omissions qu’on y peut relever sont extrêmement rares. M. Hugo Thieme donne une longue liste des ouvrages du comte Louis-Philippe de Ségur, le père du général ; il fait une large place aux livres publiés par d’autres membres de cette famille. (On sait qu’elle est représentée aujourd’hui à l’Académie française par mon confrère le marquis Pierre de Ségur, l’historien du XVIIIe siècle, qui s’est acquis rapidement une réputation européenne.) Un seul des écrivains du nom est absent du Guide bibliographique, le général : ses Mémoires y sont ignorés. L’inadvertance du bibliographe étranger est bien excusable ; la volumineuse Histoire de la littérature française publiée naguère, sous la direction de feu Petit de Julleville, par une réunion de savans professeurs de la Sorbonne, nomme une seule fois le général Philippe de Ségur, pour lui accorder cinq lignes, à propos de Napoléon et la Grande Armée. Elle aussi ignore les Mémoires.

On peut donner de cette injustice diverses explications plausibles. Quand l’ouvrage parut, en 1873, Adolphe Thiers vivait, gouvernait la France. Son grand nom faisait loi pour tout ce qui touche à l’époque napoléonienne ; il régnait despotiquement sur cette période de notre histoire, il n’y souffrait aucune usurpation, aucune nouveauté. Il était d’avis, et on l’en croyait, que son livre avait clos les études sur ce sujet. La critique ne se souciait pas de déplaire à un personnage aussi puissant dans la république des lettres. D’autre part, le premier Empire n’était pas en faveur, trois ans après la chute désastreuse du second. Douze ou quinze années encore devaient passer, avant que l’aversion, ou tout au moins l’indifférence pour le nom des Napoléons, cédassent la place à l’engouement renaissant pour la Légende épique, à la vogue des Mémoires militaires exhumés en si grand nombre durant les dernières années du XIXe siècle, alors que ce siècle finissant se retournait avec une curiosité passionnée vers son berceau. Enfin le style un peu suranné du général eût fait sourire les lecteurs d’Emile Zola, s’ils en avaient pris connaissance ; ils l’eussent traité de poncif, et je crois bien qu’ils eussent dit : pompier. Leur impression n’eût pas été la même devant la prose vieillie d’un ancêtre déjà classé, accrédité depuis trois quarts de siècle ; mais paraître comme une nouveauté en plein triomphe du réalisme, du naturalisme ! Imaginez les Martyrs, ou même l’Itinéraire de Chateaubriand, révélés pour la première fois au public français à ce moment !

Nourri des auteurs classiques, Ségur aspire visiblement à s’approprier la manière de Thucydide et de Tite-Live. Il a le tour oratoire, il met parfois des discours fictifs dans la bouche de ses personnages. Il était de plus, comme tous les hommes de sa génération, un lecteur fervent et un disciple inconscient de Rousseau. De là dans ses récits, un peu d’emphase, un apprêt trop solennel, des réflexions à la Jean-Jacques. Il veut être historien, et l’historien d’un très grand homme, il ne se laisse jamais aller à l’aisance familière des mémorialistes sans prétentions. Mais sous le vêtement passé de mode, un œil attentif discerne vite la vie intense, le mouvement dramatique, le réalisme profond de ces témoignages authentiques ; l’esprit s’y attache avec un intérêt croissant.

L’injustice est aujourd’hui réparée. Notre nouvelle école historique a compris l’importance et goûte l’attrait de ce document hors de pair ; elle l’a remis en honneur, elle l’impose chaque jour davantage à un public mieux averti. Sans vouloir comparer deux œuvres très dissemblables, on ne peut s’empêcher de penser qu’il a fallu près d’un siècle pour que l’histoire de Louis XIV fût renouvelée par la diffusion des Mémoires de Saint-Simon. Lu d’abord sous le manteau, par quelques privilégiés, — « Cette lecture vous amuserait, écrivait en 1770 Mme du Deffand, quoique le style en soit abominable, les portraits mal faits ; l’auteur n’était point un homme d’esprit..., » — le chef-d’œuvre déconcertant, d’une langue si bizarre dans sa magnificence, ne conquit la popularité qu’avec l’édition de 1829. — Le regretté Albert Sorel, l’un des hommes qui ont eu la plus sûre connaissance et la plus vive intelligence de l’histoire napoléonienne, disait souvent que les récits de Ségur éclairaient pour lui cette époque mieux que tous les documens d’archives. Je sais que mon confrère Albert Vandal souscrirait à ce jugement avec sa haute autorité.

Les narrations limpides d’Adolphe Thiers nous apprennent les faits, elles nous montrent à merveille les ressorts de l’Empire, la grandeur et les détails des constructions civiles, militaires, diplomatiques, du Consul et de l’Empereur. Mais le for intérieur du génial constructeur, pourquoi et comment il put fonder l’édifice nouveau, en si peu de temps, dans un vaste champ de ruines, sur l’agitation d’un peuple soumis par enchantement, Thiers ne nous en instruit que par des déductions raisonnées. Ségur nous le fait voir d’une vision rapide, intuitive ; il nous refait contemporains du miracle et participans aux sentimens qui le rendirent possible. Car le grand miracle, celui qu’aujourd’hui encore nous comprenons difficilement et qui nous intéresse plus que le récit des batailles, c’est le revirement subit et total d’une nation qui venait de ruiner furieusement tous les abris séculaires, c’est l’abdication enthousiaste de la liberté entre les mains d’un petit officier corse, l’acclamation du nouveau César cinq ans à peine après les dernières saturnales révolutionnaires, prolongées dans l’anarchie du Directoire. Ségur nous donne le mot de l’irritante énigme en nous livrant son propre secret. Je me suis étendu largement, on me le pardonnera, sur la jeunesse du soldat-écrivain, sur sa préparation mentale, sur l’instant décisif où son âme fut soudainement renouvelée, sa vie fixée dans une direction contre laquelle il eût protesté la veille. J’y ai insisté, parce qu’il m’apparaît à cet instant comme un symbole, parfaitement représentatif de la nation comme lui métamorphosée, ravie et jetée d’un seul élan, par les forces ancestrales, aux pieds de son ravisseur. Nous surprenons dans ce cœur le changement de tous les cœurs.

Sur l’Empereur lui-même, Ségur nous renseigne mieux et plus complètement que tous les autres témoins. Rapproché de lui, dans une place d’où il pouvait tout voir, il l’observe pendant quinze ans, d’un regard sympathique, mais lucide ; il nous permet de tâter à chaque moment, si je peux dire, les pulsations du génie, tantôt accélérées, tantôt plus rares, jusqu’au jour où le bon serviteur en constate avec chagrin l’affaiblissement progressif chez le maître. Pour ceux qui demandent avant tout à l’histoire d’être une science psychologique, révélatrice du mystère des foules et de l’âme des grands hommes, les Mémoires du général sont un incomparable instrument de connaissance.

J’espère et je crois savoir que la « Collection Nelson » en tirera plus tard un autre volume, où seront groupés les chapitres les plus intéressans. Elle débute aujourd’hui en offrant au public international la partie capitale, publiée en France dès 1824, devenue aussitôt classique pour nos pères : cette Histoire de Napoléon et de la Grande Armée en 1812 qui forma d’abord un livre distinct. 1812 ! La retraite de Russie ! C’est le point culminant et tragique de l’épopée, l’immortel effroi des imaginations, attirées et révoltées par l’héroïque folie, transportées d’admiration devant le sublime du courage militaire, saisies d’horreur devant le spectacle de souffrances et de misères auxquelles on s’étonne que des hommes aient pu survivre. Ségur fut un de ces survivans. Il était de trop bonne compagnie pour entretenir ses lecteurs de son rôle personnel ; mais ses camarades d’infortune ont dit avec quel stoïcisme il traversa la grande épreuve, le général qui faisait chaque main sa barbe dans la neige du bivouac, qui soutenait les autres par l’exemple de sa force d’âme. Elle lui permit de garder intactes ses facultés habituelles d’observation ; il vit bien et il put raconter les scènes atroces que la plupart de ses compagnons apercevaient dans une brume de cauchemar.

Dès la première page, sa narration est emportée par un souffle dramatique qui ne se démentira pas un instant. C’est l’ébranlement formidable de la Grande Armée, partie pour renouveler les exploits fabuleux d’Alexandre, entraînant derrière elle les contingens de toutes les nations de l’Europe qu’elle veut conduire jusqu’aux frontières de l’Asie. Ce sont bientôt les premières déceptions, les résistances farouches des hommes et des élémens russes, la poursuite décevante de l’ennemi fugace qui oppose le vide à l’impétuosité française. Dans Smolensk, les hésitations commencent, et les murmures des chefs raisonnables, les aigres compétitions des maréchaux, Berthier, Ney, Davout, Murat. Napoléon feint de céder aux sages remontrances, il dissimule avec des ruses tout italiennes, finement devinées par Ségur, sa volonté d’aller de l’avant. Elle l’emporte, il obéit aux fascinations du mirage qui l’attire à l’horizon de la steppe vide où il se promet d’écraser enfin l’adversaire. Et c’est la Moskowa, l’interminable bataille, la victoire indécise, le champ de carnage où chacune des deux armées couche le soir sur ses monceaux de cadavres. On pourra comparer au récit français, qui groupe les faits par larges masses, les tableaux minutieux et réalistes de Tolstoï, dans le chapitre de Guerre et Paix où il décrit les péripéties de la journée avec les procédés d’un autre art. — Je causais un jour avec le prêtre russe de Borodino, il me parlait des espérances de la prochaine moisson, sujet ordinaire des préoccupations rurales. Elle ne s’annonçait pas très belle cette année-là. Le prêtre remarqua négligemment : « Dans mon enfance, les blés étaient beaucoup plus drus, ici ; notre terre avait été si bien engraissée, pour longtemps. »

Ségur note chez l’Empereur certaines défaillances de l’attention aux instans les plus critiques, une sorte de résignation fataliste, une irrésolution toute nouvelle avant de donner l’ordre urgent ; déjà un obscurcissement de ce coup d’œil si prompt qui décidait la victoire à Marengo, à Austerlitz. — Effets du mal physique dont Napoléon souffrait, nous dit l’historien qui en diagnostique les premières atteintes. Puis, un éclair de satisfaction, l’entrée à Moscou, l’émerveillement de l’armée devant la cité orientale qu’elle a conquise, l’espoir de la paix que le tsar russe ne pourra plus différer de signer ; et bien loi la muraille de flamme rabattue sur les conquérans, la ville de rêve s’effondrant dans le brasier allumé par Rostoptchine. Ségur parle avec admiration de cet homme singulier ; il tranche résolument une question toujours controversée en Russie, il fait honneur au gouverneur général du forfait patriotique dont Rostoptchine, retranché dans son silence énigmatique, ne voulut jamais s’avouer l’auteur. Rapprochement piquant ! La fille de l’incendiaire allait devenir, quelques années plus tard, nièce par alliance du général français qui avait violé la sainte Moscou ; la comtesse de Ségur devait ajouter un fleuron de plus à la couronne littéraire de la famille où elle entrait, avec les agréables livres qui ont enchanté plusieurs générations d’enfans...

C’est enfin la longue retraite, la fonte de la Grande Armée dans la neige sanglante, la procession chaque jour réduite des spectres affamés, leur détresse croissante et leur morne désespoir, le cercle glacé de l’enfer dantesque qui s’élargit à l’infini devant eux ; jusqu’au passage de la Bérésina, le fleuve traître où beaucoup de ceux qui ont échappé aux balles des Cosaques trouvent un affreux tombeau. C’est l’abandon par Napoléon de ces tronçons d’armée, qui vont achever de s’enlizer dans les marais de la Pologne... — Les descriptions de l’historien témoin reflètent fidèlement les couleurs de plus en plus sinistres des scènes qu’il retrace ; elles donnent la sensation continue de cette navrance que Meissonier a su rendre sur la toile fameuse où les maréchaux cheminent derrière l’Empereur, tête basse, dans la boue glaciale, sous un ciel hostile. Je voulais citer quelques lignes choisies sur les pages où la vigueur du pinceau s’accuse le mieux : à quoi bon ? Toutes se valent, on va les lire, et je ne doute pas que l’émotion du lecteur ne justifie l’éloge préventif que j’ai fait de ce beau livre.

Il y verra l’Empereur tel que le voyait l’observateur sagace, indulgent sans illusions, qui nous inspire une pleine confiance dans la vérité de ses jugemens, un Napoléon que la légende n’a pas encore déformé, humain et sensible à certaines heures, inhumain et surhumain quand il s’abandonne au démon de l’orgueil, à la folie de son rêve ; un génie tantôt égal à lui-même et aux difficultés de la tâche insensée qu’il s’est volontairement créée, fort encore de son prodigieux ascendant sur les victimes qu’il sacrifie ; tantôt inférieur à ce qu’attendaient de lui ses anciens serviteurs, démonté par la tempête sans vouloir l’avouer, déclinant déjà, guetté par la maladie, se dérobant enfin par la fuite à ses sujets, à des soldats qui commençaient de se dérober à cet ascendant diminué dans la défaite. Devant ces portraits qui nous donnent l’impression de la vie, d’une vie exceptionnelle, mais réelle et bien intelligible, le lecteur estimera sans doute que le peintre ne présumait pas trop de son œuvre, quand il écrivait, dans la conclusion de l’avant-propos placé en tête des Mémoires : « On y verra le héros dans l’homme, l’homme dans le héros, et sa puissante influence sur les générations dont les derniers restes vont s’éteindre, »


E.-M. DE VOGÜÉ.

  1. Ces pages, les dernières qu’ait écrites le vicomte E.-M. de Vogüé, doivent servir de préface à une édition nouvelle de la Campagne de Russie, qui paraîtra prochainement à la librairie Thomas Nelson, à Edimbourg.