Sabine/02/02

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Grande Imprimerie (p. 221-231).


II


Au sixième étage d’une maison située au no 126 du faubourg Saint-Antoine, cinq ou six personnes se relayaient depuis deux heures auprès de la couche infecte où était étendue une femme morte, d’à peu près trente-cinq ans. Le décès remontait à la veille au soir. Les voisines s’empressaient de leur mieux pour emmener l’enfant de la défunte, petite fille de treize ans, qui, plus impassible qu’on ne l’est à cet âge en présence d’une situation pareille, ne sanglotait ni ne pleurait. Seulement, un tremblement agitait ses membres et faisait souvent claquer ses dents, comme si le froid du dehors l’eût atteinte ; mais l’enfant, quelques sollicitations que l’on tentât, s’obstinait à demeurer là jusqu’à l’arrivée des croque-morts. Lasse de l’appeler, une des braves locataires du palier avait fini par lui apporter une assiettée de soupe et un verre de vin, qu’elle déposait sur la table :

— Tiens, ma fille, lui dit-elle amicalement, mange un peu de cette soupe et bois une gorgée.

— C’est vrai, ajouta la concierge arrivée à son tour ; quand tu resterais à jeun, ma pauvre Frissonnette, ça ne te la rendra pas. Faut des forces, si tu veux aller jusqu’au cimetière, pauvre petite ! À treize ans… vrai, c’est trop jeune.

Et elle ajoutait en aparté :

— Heureusement qu’à son âge l’chagrin dure pas longtemps.

L’enfant entendit, et regarda fixement celle qui émettait ce jugement.

Quelques minutes après, la concierge s’étant retirée, Frissonnette rompit le silence :

— Madame Lebas, j’ai un grand service à vous demander.

— Parle, ma fille.

— Je voudrais bien que vous me prêtiez vos grands ciseaux.

— Qué’que tu en veux faire, de mes ciseaux ?

— Madame Lebas, je voudrais… Eh bien, oui… là… je voudrais couper les deux belles boucles de ma pauvre maman, pour les conserver.

Et cette fois les larmes de l’enfant, longtemps contenues, coulèrent de ses yeux fermés, pendant qu’elle tenait son cou raide.

— Bon, bon, ma p’tite, j’vas les chercher ; pleure pas, ma mie, pleure pas, tu les auras.

Mme Lebas sortit pour entrer chez elle prendre l’objet demandé. La jeune fille s’approcha du cadavre, et dénoua les brides du bonnet ; en sorte que le menton cessant d’être soutenu à l’aide de la ligature formée par les minces bandelettes du linge, les articulations de la mâchoire se détendirent, et la bouche de la morte bâilla subitement. Frissonnette recula un instant en proie à une vague terreur qu’elle s’efforça de maîtriser. Le tremblement nerveux qui agitait son corps, et auquel la petite fille devait son sobriquet de Frissonnette, ce tremblement la reprit de plus belle ; mais, enfin, ses doigts réussirent à aller chercher derrière la tête de sa mère une gerbe de cheveux refoulés sous le bonnet encore humide des sueurs de l’agonie. À ce moment Mme Lebas reparut.

— Tiens, v’là les ciseaux. T’as dénoué le bonnet ? ça va être tout un attirail pour l’remettre. T’aurais dû penser à ça, hier. Voyons, veux-tu que j’t’aide ?… Tourne-la du côté du mur. Tu vois bien que tu couperas de travers sans ça.

Mais, en offrant ses services, Mme Lebas restait à l’écart ; une répugnance invincible la clouait à sa place.

Le bruit des branches des ciseaux s’ouvrant, se rejoignant dans la chevelure, annonça que l’opération était achevée.

— Rends-moi mes ciseaux, fit Mme Lebas à Frissonnette, en train de tirer délicatement les deux longues et larges tresses qui bouclaient du bout.

La jeune fille obéit, et Mme Lebas s’empara de ses ciseaux, se disant, en elle-même :

— Il ne faut pas que j’les laisse ici ; demain, quand on procédera à l’inventaire pour le terme à échoir, on pourrait les saisir comme ayant appartenu à Mme Durieu. La concierge serait capable de me jouer un pareil tour.

Et elle alla reporter les ciseaux chez elle.

Pendant ce temps, Frissonnette essayait de recoiffer sa mère du bonnet enlevé ; mais quand il s’agit de renouer les brides, le menton était trop descendu ; la rigidité de la pierre ossifiait la mâchoire, il fut impossible de rapprocher les os maxillaires et de remonter la partie inférieure de la face ; en sorte que le masque de la morte continuait à bâiller horriblement.

— Là, observa Mme Lebas en haussant les épaules, tu avais joliment besoin de dénouer les brides de ce bonnet pour couper les plus longues mèches ; tu aurais pu te contenter de celles du front. Maintenant ça ne servirait à rien de replacer un bandeau, jamais on ne lui fera fermer la bouche.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria l’enfant, prise de sanglots, est-ce que son menton va continuer à descendre comme cela ? Est-ce qu’on l’ensevelira la bouche grand’ouverte ?…

— Sûrement, qu’on l’ensevelira ainsi, repartit brutalement la vieille femme. C’est pas moi qui y toucherai, certes ! C’est ta faute ; pourquoi t’avises-tu de déranger ce que j’avais attaché ? À quoi qu’ça t’avance, maintenant ?

— Madame Lebas, madame Lebas ! reprit l’enfant affolée, je ne veux pas qu’on l’emporte ainsi. Oh ! je vous en conjure… trouvons moyen de rapprocher les lèvres… non, il ne faut pas…

Elle n’acheva point, pensant subitement que c’était par cette ouverture affreusement béante que les vers se couleraient.

Il y eut un silence ; la vieille femme, fatiguée de sa journée, exprimait dans le ton et l’allure une irritation sourde. — Quand on était pauvre, est-ce que l’on devait avoir des fantaisies comme les riches ? Est-ce qu’on mettait à contribution le temps des voisins comme cette petite le faisait ? Qu’est-ce que ça signifiait ces sentimentalités-là, de couper les cheveux à un mort. Avait-elle de quoi donner à encadrer les boucles de sa mère, dans une baguette en bois noir, sous un verre bombé, entre de grandes marges de papier blanc ? Cela se passait chez les gens très comme il faut, qui se commandaient des médaillons ornementés de sculptures en pâte, et surmontés d’une inscription moulée en belle écriture gothique comme par exemple : « — Regrets et souvenirs », — et autres choses semblables, ainsi que le mari de la mercière d’en face s’en était payé le luxe pour une mèche de cheveux de sa défunte femme. Elle, Frissonnette, gagnait trois francs chaque semaine ; presque rien sans doute, mais enfin on la nourrissait ; avec du temps et beaucoup d’économie, elle pourrait s’acquitter envers les voisins qui apportaient quelques petits secours depuis deux mois. Il ne fallait pas croire qu’elle, Mme Lebas, réclamât rien, quoiqu’elle en fût pour sept francs cinquante de sa bourse. — Oh ! mon Dieu, elle les abandonnait de bon cœur, ses sept francs ; ce qu’elle en disait n’avait pas pour but de rappeler les privations que ça lui causait de renoncer à une somme qui lui aurait permis de s’acheter une bonne jupe de futaine. — Frissonnette lui revaudrait cela, elle en était sûre. Mais, enfin, les tresses si longues, si lourdes de cette pauvre Mme Durieu…

— Eh bien, quoi ? demanda subitement la fillette en regardant son interlocutrice.

Mme Lebas se tut un instant et se décida à insinuer que les cheveux valaient de l’argent ; qu’on pouvait les porter à un coiffeur qui les achèterait toujours ; quand Frissonnette n’en aurait tiré qu’une pièce de quarante sous, dame, ça servirait à payer une couronne ou quelque chose en verre filé sur le corbillard qui emmènerait cette pauvre Mme Durieu. Elle se chargerait volontiers de cette commission ; justement elle connaissait un garçon…

Mais l’enfant l’interrompit résolument.

— Madame Lebas, maman n’a besoin de rien maintenant ; moi, je veux conserver ses cheveux ; mais je vous promets de vous rendre vos sept francs, si vous n’en parlez à personne.

Ces paroles rassérénèrent Mme Lebas, qui se préparait à répondre, lorsque la porte s’ouvrit et donna passage à un menuisier portant une bière en bois blanc. Faute de place dans la chambre, il déposa le coffre le long du mur ; ensuite il partit. Un autre homme entra ; l’enfant comprit ce qu’il se proposait d’accomplir ; elle le regarda disposer la bière et s’emparer du corps enveloppé d’un drap, puis se frotter les mains — ça allait tout seul ; — restait à apposer la planche de dessus ; soudain, une petite main s’appuya au bras de l’ouvrier.

— Non, je vous en prie, monsieur, pas maintenant, ne clouez que demain matin, que je puisse encore la regarder cette nuit.

Il se retourna vers l’enfant, ne comprenant rien à ce qu’on lui murmurait. Qu’est-ce qu’elle réclamait, c’t’innocente ?

Elle voulut s’expliquer plus clairement, parler comme une grande fille, posément, sans pleurer… mais la mère Lebas s’interposa. Devenait-elle folle, à la fin ? s’imaginait-elle qu’on pouvait revenir deux fois pour un mort ? où prenait-elle tous ces caprices ?

— Allons, allons, interrompit l’homme, à c’t’âge-là, ça pleure comme ça pisse.

Et, mettant des clous dans sa bouche, il ajusta le couvercle et s’agenouilla pour clouer. Sa besogne achevée, Mme Lebas crut devoir l’inviter poliment à entrer chez elle boire un verre de vin. On était pauvre, quoi, mais on savait pourtant faire ce qu’on devait. L’homme accepta en s’essuyant la bouche, et sortit avec Mme Lebas.

La porte resta entrebâillée, la bière en bois blanc demeurait poussée prés du lit ; mais à cause de la petitesse de la chambre elle se trouvait, par le fait, presque au milieu de la pièce. La nuit tombait, Frissonnette alluma un petit bout de chandelle, et se rassit sur sa chaise, évitant de regarder la bière ; un commencement de crainte vague l’atteignait, cette crainte de l’enfance crédule, superstitieuse ; elle n’osait se permettre un mouvement. Quelqu’un se serait avisé d’entrer, qu’elle eût été très heureuse ; Mme Lebas ayant jugé à propos de descendre en reconduisant l’homme, ne revenait pas ; la chandelle brûlait, figeant de la graisse autour du chandelier sale. La jeune fille, les mains croisées, songeait à un singulier incident qui la préoccupait depuis l’avant-veille : comme elle remontait dans la mansarde où gisait sa mère malade en rapportant des médicaments, un homme de trente à trente-deux ans, qui suivait derrière elle, l’avait interpellée et presque caressée. Elle se rappelait son sourire bizarre, son geste qui l’attirait à lui. Elle le voyait sonner à la porte du troisième, chez Mlle Léa, après lui avoir répété à l’oreille des mots incompréhensibles ; et l’enfant étonnée de ses demi-sourires et de ses attouchements s’était gardée de parler à personne de cet incident. Que pouvait-il lui vouloir ? Que signifiait son regard étrange ? S’il allait se montrer ? Oh ! certainement, elle s’en trouverait heureuse ; chacun l’abandonnait ; lui, paraissait si bon, si affable… un peu drôle, pourtant. Mais les gens bien devaient être tous ainsi. Ah ! il lui aurait fallu un monsieur aussi comme il faut dont elle aurait été la bonne. Cela eût mieux valu que de rester chez une fabricante de perles fausses où l’on s’exténuait. Mais ce monsieur si correct ne courait pas après des domestiques. Il n’en manquait certes pas. Et, dans l’obscurité, se remémorant la scène précédente, elle se souvenait qu’il lui avait promis de passer un soir.

— S’il pensait à venir maintenant ? se disait-elle très émue. Oh ! s’il pensait à venir, rien qu’une minute ?

Depuis quelques instants, elle entendait des pas discrets dans l’escalier ; ce ne pouvait être Mme Lebas, ni la concierge ; il ne restait rien à faire pour sa mère. Si c’était lui, cependant ? Ah ! il arriverait trop tard, mais ce serait toujours cinq minutes qu’elle causerait avec une grande personne, sans être molestée par les voisins.

Elle ne se trompait point, pourtant ; les pas se rapprochaient… on entrait dans l’allée de sa chambre… on se dirigeait de son côté.

La porte fut poussée, et la personne qu’elle attendait apparut soudain. Un cri étouffé sortit de la bouche de Frissonnette, qui se leva tremblante.

Le nouvel arrivé eut un geste étrange en rencontrant la petite fille seule ; il regarda la bière, poussa la porte et la ferma à clef. Frissonnette, étonnée, l’examinait. Alors il prit la chaise de paille, s’assit et attira l’enfant entre ses genoux. Ne comprenant rien à ce qu’il voulait d’elle, Frissonnette écoutait cette voix murmurant de douces paroles. Un homme si richement mis, décoré, qui lui parlait si affectueusement, ne représentait pour elle qu’un bienfaiteur attiré par sa misère, qui pensait autrement que les autres. À l’atelier, on l’entretenait souvent de gens très riches, qui, pour accomplir le bien, s’introduisaient chez les malheureux, juste au moment où ils étaient désespérés. Peu à peu elle éprouvait une singulière détente de tous ses membres, elle se laissait aller à se coucher sur la poitrine de son bienfaiteur inconnu. Dieu, si elle avait eu un père comme ce monsieur-là, avec quel plaisir elle fût restée près de lui !

— M’aimez-vous un peu, ma chère petite ? lui demanda l’étrange visiteur en la serrant très vivement entre ses bras.

Elle ouvrit la bouche pour lui assurer que, l’instant d’avant, elle souhaitait vivement sa visite, mais elle ne sut comment s’exprimer et s’arrêta honteuse. Bientôt les caresses de l’individu devinrent très vives, très capiteuses. Frissonnette ne comprenait même pas confusément ce qui se passait en elle ; seulement elle oubliait la bière gisant à quelques pas… elle y voyait à peine, elle ne savait ce qu’on l’obligeait à subir.

Tout à coup, en apercevant sa jupe relevée de chaque côté de ses jambes écartées, elle eut honte et voulut se dégager ; il répondit à ce geste en l’enlaçant plus étroitement. Il lui sembla qu’une partie d’elle-même se déchirait, et qu’on trouait violemment son corps, comme si on avait voulu le séparer en deux. Elle crut un instant qu’on allait l’assassiner et jeta un cri terrible. Une main se posa contre sa bouche et la bâillonna presque. Alors elle se sentit prise de suffocation, en même temps que l’étrangeté du mouvement qui l’accaparait, l’effroyable torture qui entrait dans sa jeune chair et la scellait à celle d’un autre, faisait croire à la pauvrette à je ne sais quelle machination diabolique dont elle ne sortirait pas en vie. Une cuisson ardente la mordait, comme si l’incision d’un instrument tranchant lui eût traversé les entrailles, et elle retomba pâmée sur l’épaule de son séducteur…

Aux gémissements qu’exhalait sa victime, l’homme se demanda s’il fuirait… en la laissant derrière lui. Une seconde après, il la soulevait dans ses bras, sous l’empire d’une résolution décisive.

La chandelle s’écrasait, aucune lueur ne le trahissait ; il sortit de la chambre, et redescendit, non sans de grandes précautions, jusqu’au troisième étage où il sonna.

La domestique jeta une exclamation en voyant l’attitude de l’enfant.

— Ce n’est rien, fit le ravisseur en affectant la tranquillité ; c’est une crise de nerfs qui a saisi cette petite il y a quelques minutes en se voyant seule à garder sa mère qu’on vient d’ensevelir, vous savez, Mme Durieu ? Si je n’avais pas eu l’idée de monter pour lui donner quelque secours, elle aurait pu rester ainsi jusqu’à demain matin.

Et, en habitué qui connaissait l’appartement, il se dirigea vers une pièce voisine et coucha lui-même, dans un grand lit, l’enfant complètement privée de connaissance.