Saint-Just (Lenéru)/6

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Grasset (p. 160-181).

VI

SAINT-JUST ET ROBESPIERRE

Il s’en était fait craindre peut-être encore plus qu’il n’avait désiré s’en faire aimer. Levasseur.


Dans sa belle étude dramatique des révolutionnaires, M. Romain Rolland nous montre un Robespierre intime et se livrant une fois. Le « tyran » compte ses amis : « Mon frère, Couthon ; un enfant, un infirme. » Alors Mlle  Duplay : « Et Saint-Just ? — Celui-là, je le crains[1]. »

Ce n’est pas cette impression que les historiens se sont efforcés de nous communiquer. L’inféodation de Saint-Just à Robespierre est pour eux chose acquise. Michelet dit couramment « Robespierre employa Saint-Just » et s’il ébauche un vague roman d’énigmes et de sphynx, entrevoyant des ruptures et des catastrophes, c’est par manière de pressentiments, avec des mots troubles, sans analyse et sans faits. Nous voudrions oublier les ensembles, ne voir un moment que les rapports de deux hommes entre eux. Encore plus que son histoire politique, l’histoire intime de cette liaison serait émouvante, seulement, pour mener profondément une telle recherche, où se prendre ? que croire de ces âmes fermées, difficiles, qui n’avaient pas à nous entretenir d’elles-mêmes ? Nous n’avons pas ici l’équivalent des lettres de Camille Desmoulins. « Mirabeau que j’aimais avec passion, comme on aime une maîtresse… » Il faut attendre le dernier jour et le dernier mot pour avoir, de la main de Saint-Just, une allusion à cette amitié dans un acte qui reste au fond comme un aveu de dissidence.

Commençons par les faits : Le 8 thermidor, pendant cette violente fin de séance où l’on discuta, décréta l’impression, rapporta le décret d’impression du discours de Robespierre, tandis que les choses s’aggravaient d’opinant en opinant, Robespierre jeune, plus fidèle à son aîné qu’un frère de roi, avait pris la parole ; Couthon, Lebas avaient pris la parole ; et puis c’est tout. De Saint-Just nulle intervention, nulle mention au procès-verbal ou dans les journaux. Était-il présent ? Cette incroyable abstention est la raison, sans doute, qui fit croire à tant d’historiens qu’il n’était pas encore arrivé de l’armée, que Robespierre ne l’attendait que dans la nuit. Or, Saint-Just fut au Comité en même temps que les courriers de Fleurus (11 messidor) ; il devança l’estafette de Jourdan.

Le 9, pendant ces quatre heures de séance où Barras le voit rougir et pâlir alternativement, il assiste à la catastrophe de Robespierre, à la sienne, sans un mot, un geste :

Saint-Just, depuis qu’il était monté à la tribune ne l’avait point quittée, malgré l’interruption qui en aurait précipité tout autre. Il était seulement descendu de quelques degrés, puis il y était remonté pour reprendre fièrement son discours ; il n’avait pu ajouter un mot aux deux seuls qu’il avait fait d’abord entendre ; immobile, impassible, inébranlable, il semblait tout défier par son sang-froid ; lorsque le terrible décret d’accusation fut prononcé, il fallut bien changer d’attitude[2].

Ne fut-ce que du dédain ? n’y eut-il pas une volonté d’isolement dans cette allure singulière ? Dans ce discours qu’il allait prononcer « pour la défense de Robespierre », parlant des menées du Comité, il dit : « Pour moi je n’ai point à m’en plaindre, on m’a laissé paisible comme un citoyen sans prétentions et qui marchait seul ». Ainsi, dans cette défense de l’ami, il a soin de marquer leur écart politique. On les confondait si peu qu’après les disputes de la nuit et la grosse affaire, pourtant, de son rapport dissimulé, ce ne sont pas les comités qui songent à l’impliquer dans la défaite de Robespierre, mais un certain Louchet, qui fit preuve ce jour-là d’un remarquable esprit de suite et, quand on s’égarait, n’oublia rien ni personne. Il eut soin de rappeler qu’en votant l’arrestation des deux Robespierre, on avait également entendu voter celle de Saint-Just et Couthon. Bien plus, quand Billaud-Varennes monte à la tribune, Barère s’approche de lui : « Ne t’en prends qu’à Robespierre, laisse là Couthon et Saint-Just[3]. » Il ne se croit pas compromis par Robespierre, c’est sans nul intérêt, je dirais même de parti, c’est librement qu’il le défendit.

Il faut l’avouer, ce discours du 9 thermidor est un acte d’héroïque abnégation. Si l’homme qui avait restauré la discipline militaire et forcé la victoire avait seulement gardé le silence, nul doute qu’il n’eût sauvé sa tête. Il ne craignit pas de parler, de se mettre entre Robespierre et les conjurés, sans daigner même justifier sa propre conduite[4].

Malgré tout, quand il vit Robespierre l’entraîner, quand il vit que le lendemain tous deux ne seraient plus là, n’a-t-il pas trouvé le sacrifice démesuré et que la chute de Robespierre ne valait pas celle de Saint-Just ? Il n’a jamais aimé les héroïsmes de parade. « On a beau dire qu’ils mourront pour la patrie, il ne faut pas qu’ils meurent, mais qu’ils vivent[5] ! » En tous cas, s’il n’eut pas un mouvement pour se rattacher à l’avenir, pas même une révolte à la Commune, à peine un haussement d’épaules, il n’a rien fait comme Lebas, par exemple, comme Robespierre jeune, qui le solidarise avec le premier proscrit, témoigne de son acceptation du sort commun.

Et ce n’est pas encore ici qu’il faudrait rechercher le secret de cette mort silencieuse qu’on a tant remarquée en Saint-Just ? Saint-Just, dès qu’il est vaincu, entre dans un silence dont il n’y a pas d’exemple, il n’a rien exprimé de sa défaite, « ni indignation, ni regret, ni remords ». Le silence extraordinaire du 10 thermidor, alors que seul au dernier jour il pouvait encore parler, est-ce l’isolement du 8 et du 9 qui persiste, isolement allant jusqu’à l’équivoque ? Saint-Just dévorait-il le secret d’un malentendu, le regret d’un supplice où il n’était pas le premier ?

On pourrait dater cet écart de plus haut. Le 6 prairial, Saint-Just, alors à la Sambre, était rappelé par une lettre signée de tout le Comité. Robespierre fit signer les autres, mais c’est bien lui seul qui désirait revoir Saint-Just, on avait déjà éprouvé ce que signifiaient de tels retours et les comités trouvaient leur collègue parfaitement à sa place aux armées. Que venait-il faire à Paris, que lui confia Robespierre ? Billaud-Varennes nous apprend que l’affaire n’eut pas de suites. « Saint-Just s’en alla comme il était venu cinq ou six jours après. » Exactement le 19 au soir c’est Élie Lacoste qu’on chargea d’un rapport sur les factions. En partant la veille de la fête à l’Être suprême il emportait bien des plaintes et des confidences, il dut passer outre aux objurgations de Robespierre. Celui-ci, sans nul doute, aurait trouvé normal de lui confier les destinées de la loi de prairial. S’il faut en croire un ami, cette loi révolta Saint-Just, et qui dira s’il partit uniquement par devoir, laissant, abandonnant Robespierre à une heure déjà si difficile ? Lebas, lui, ne repart pas. Ne prévoyait-il pas dès lors la possibilité de séparer un jour sa cause de celle de Robespierre ? Prieur l’a bien pensé quand il a dit que Saint-Just ne pouvait se taire sa supériorité et qu’il avait probablement des vues personnelles. Tous ces témoignages de collègues déjà rapportés quand nous cherchions à montrer combien ils l’ont plus estimé que Robespierre, serviraient à nouveau pour rendre compte de son détachement, car la supériorité d’un homme est encore la plus grande épreuve à ses loyalismes. « Il est observateur et taciturne, il y a en lui du Charles IX », disait Robespierre qui, sans doute, se sentait jugé.

Un fait caractéristique est l’abstention de Saint-Just en ce qui concerne les Jacobins. Tout-à-fait aux débuts — fin 92 — on le trouve président de la Société, mais il n’y parla jamais — à peine quelques motions — et la jugea plus tard très sévèrement alors que la condamner était douter de Robespierre. Un compatriote qui le suit en mission laisse un aveu qui nous renseigne encore sur leur indépendance, et même leurs divergences politiques, mais en insistant sur une amitié dont peut-être on doutait déjà :

J’ai été témoin de son indignation à la lecture de la loi du 22 prairial dans le jardin du quartier-général de Marchiennes-au-Pot devant Charleroi. Mais je dois le dire, il ne parlait qu’avec enthousiasme des talents et de l’austérité de Robespierre et il lui rendait une espèce de culte[6].

On ne peut nier qu’au début, surtout avant de le connaître, il est subjugué : « Vous que je ne connais que comme Dieu par des merveilles… » Plus tard les quelques lignes écrites d’Alsace au bas des lettres de son collègue ont un caractère presque officiel, elles ressemblent à des ordres :

On fait trop de lois, trop peu d’exemples… engage les comités à donner beaucoup d’éclat à la punition de toutes les fautes du gouvernement… Je t’invite à faire prendre des mesures pour savoir si toutes les manufactures & fabriques de France sont en activité, et à les favoriser, car nos troupes dans un an se trouveraient sans habits… Je t’embrasse toi et nos amis communs.

C’est tout. Nous n’avons donc bien que le discours du 9 thermidor, avec le témoignage des plus intimes collègues, quelques indications prises aux notes de Saint-Just, et l’étrangeté, l’équivoque des derniers jours, pour aider aux interprétations.

Ce discours du 9 thermidor n’est pas dénué de réserve et c’est bien une attitude de protection, de supériorité qu’il assume, envers « le membre qui a parlé longtemps hier à cette tribune ».

Si l’on réfléchit attentivement sur ce qui s’est passé dans votre dernière séance, on trouve l’application de tout ce que j’ai dit ; l’homme éloigné du Comité par les plus amers traitements, lorsqu’il n’était plus composé, en effet, que de deux ou trois membres présents, cet homme se justifié devant vous ; il ne s’explique point, à la vérité, assez clairement, mais son éloignement et l’amertume de son âme peuvent excuser quelque chose ; il ne sait point l’histoire de sa persécution, il ne connaît que son malheur.

Il s’anime bien, mais sur une discussion d’ordre assez général :

On le constitue en tyran de l’opinion ; il faut que je m’explique là-dessus et que je porte la flamme sur un sophisme qui tendrait à faire proscrire le mérite. Et quel droit exclusif avez-vous sur l’opinion, vous qui trouvez un crime dans l’art de toucher les âmes ? Un tyran de l’opinion ? Qui vous empêche de disputer l’estime de la Patrie, vous qui trouvez mauvais qu’on la captive ?… Ainsi la médiocrité jalouse voudrait conduire le génie à l’échafaud ! Eh bien, comme le talent d’orateur que vous exercez ici est un talent de tyrannie, on vous accusera bientôt comme des despotes de l’opinion… Mais qu’avons-nous donc fait de notre raison ? On dit aujourd’hui à un membre du souverain : Vous n’avez pas le droit d’être persuasif.

D’ailleurs, c’est à peu près toute sa défense. Les attaques à Billaud-Varennes et à Carnot, des projets très sages de réforme du Comité et des plaintes d’ordre général tiennent infiniment plus de place dans ce discours qui, malgré son exorde, ne semble pas croire au danger et qu’on intitulerait plus exactement « discours sur de nouvelles factions ». Il n’y a pas un éloge, un jugement de Robespierre dans ces pages un peu décevantes. On n’y sent pas l’homme atteint dans son respect. Il défend « l’innocence » et la liberté de la parole.

Ne croyez pas au moins qu’il ait pu sortir de mon cœur l’idée de flatter un homme ! Je le défends parce qu’il m’a paru irréprochable et je l’accuserais lui-même s’il devenait criminel.

Et voici de quel ton il en parlait au Comité :

J’éprouve de sinistres présages ; tout se déguise devant mes yeux ; mais j’étudierai tout ce qui se passe ; je me dirai tout ce que la probité conseille pour le bien de la Patrie ; je me tracerai l’image de l’honnête homme et de ce que la vertu lui prescrit en ce moment ; et tout ce qui ne ressemblera pas au pur amour du peuple et de la liberté aura ma haine[7].

Cette raide homélie ne pouvait que répondre à des plaintes sur Robespierre. Saint-Just se souvenait-il d’avoir écrit, récemment peut-être : « Le bien est parfois un moyen d’intrigue, soyons ingrats si nous voulons sauver la Patrie[8] ? » Il a toujours eu des mots de ce genre : « Je suis las d’entendre appeler Aristide juste, disait un Grec de bon sens[9]… » Enfin il y avait de la rudesse monastique en Saint-Just, une foi de dominicain au néant de la personne humaine, et je ne crois pas que les « patriciats de renommée » le choquaient uniquement chez ses adversaires :

Les honneurs et la confiance aveugle que s’accordent les magistrats entre eux sont une tyrannie ; nul individu ne doit être ni vertueux, ni célèbre devant vous, car un peuple libre et une assemblée nationale ne sont point faits pour admirer personne… Il faut qu’il n’y ait plus rien de grand parmi vous que la Patrie.

Conscient ou non, Saint-Just pensait dangereusement pour Robespierre :

La modestie d’un héros ne m’en impose pas. Si vous louez la modestie d’un homme, que ferait-il de plus dangereux pour la liberté s’il montrait de l’orgueil ?[10]

Cette petite étude me semble éclairer le mot surprenant de Levasseur, « il s’en était fait craindre peut-être encore plus qu’il n’avait désiré s’en faire aimer », avec cette réserve que, s’il y eut calcul d’amitié, il ne put jamais y avoir calcul d’ascendant. Si l’un a dominé l’autre, c’est parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. Malgré sa morgue et sa clairvoyance, il y a une simplicité déconcertante en Saint-Just : de la juvénilité. Il demeure « dévoué » selon la fiche de Robespierre[11] et le silence qui pèse sur les dernières heures de leur association contient peut-être un héroïsme intime, une fidélité à demi-surprise, à demi-consentie qu’on n’a pas encore bien démêlés. Il est assez probable que Saint-Just est mort pour une idole jugée. Ses droits personnels à la proscription rétablissent l’équilibre des choses.

Étudions-les une bonne fois, ces responsabilités. De ses biographes, M. Hamel semble avoir seul disposé d’une information relativement complète, mais son désintéressement n’allait pas à en user jusqu’au bout, et c’est de source contre-révolutionnaire que nous tenons les plus intéressants et les derniers témoignages, telle, par exemple, une lettre de cet Augustin Lejeune mis par Saint-Just à la tête du Bureau de Police générale et dont la date — 1812 — comme le ton, présentent des garanties de sincérité. Même dans son mémoire justificatif de l’an III, Lejeune paraît véridique. Il use bien des flétrissures obligatoires, Saint-Just est l’un de « ces deux anthropophages qui ne pouvaient lentement dévorer des victimes » mais, somme toute, il le charge peu : « Saint-Just reste constamment aux armées. Il n’est pas cinq décades au Comité pendant l’existence des bureaux de la Police générale ». Plus tard, il écrira : « L’âme de Robespierre offre de la prise au discernement de l’observateur, toujours constant dans le crime, on découvre en lui un goût inné du désordre, une nature essentiellement malfaisante. — Mais Saint-Just m’a souvent paru être un composé d’éléments qui se choquaient. Un jour on pensait bien de lui et le lendemain il fallait le haïr. Saint-Just n’était point un homme ordinaire, il pouvait, mieux dirigé, devenir un sujet utile[12]… » Il semble donc qu’on puisse croire Lejeune quand il vous dit :

J’organise les bureaux : Saint-Just en détermine les fonctions. Il donne les ordres nécessaires pour que les dénonciations faites au Comité de Salut Public nous soient renvoyées. Il nous recommande la concision. Il faut, dit-il, que l’on consacre trois mots qui seront pour moi la base des mesures à prendre : modérés, aristocrates et contre-révolutionnaires, ces mots me suffisent pour faire un arrêté.

Lejeune ajoute qu’il demanda à son chef la liberté de quelques personnes, dont il certifiait l’innocence et que toujours il éprouva un refus. « Le moment de révolution où nous sommes, me répondit-il une fois, est trop orageux pour nous occuper de justice distributive, avant de penser à la cause des particuliers, nous devons penser à la cause de l’État ». C’est toujours le Saint-Just des rapports officiels. Lejeune qui lui rappelle des conversations anciennes et des rêves d’existence champêtre reçoit cette réponse : « Autres temps, autres discours. Quand il faut se modeler sur l’ennemi des Tarquins, on ne lit plus les idylles de Gesner ».

Que ce soit ou non par son Bureau de Police — que le mémoire de Fouquier-Tinville semble beaucoup décharger — nous trouvons généralement Saint-Just en grande humeur de sévir, depuis les mandats contre Hoche jusqu’à l’incarcération de cette citoyenne Lambert, sa cousine, qui étant venue lui faire des remontrances sur sa manière de gouvernement, eut « après une querelle bien vive » son mandat d’arrêt expédié de la main de Lejeune avec la complaisance de Collot-d’Herbois. Pour donner meilleure satisfaction à Saint-Just — la pièce ne portant ni signalement, ni prénom — on joignit à la dame quelques autres citoyennes Lambert. Pourtant Saint-Just, comme tous ses collègues, a des élargissements à son actif, entre autres celui du père de Thorin, le mari de Thérèse Gellé. On remarque, d’ailleurs, que les emprisonnements qui semblent émaner de sa défiance particulière ou de son bon plaisir ne furent pas mortels. S’il avait bien désiré la tête de Hoche, le temps ne lui eût pas manqué pour l’obtenir. Le chevalier d’Évry, celui-là un ennemi bien personnel, arrêté dès ventôse, lui survit également. Il y a dans cet arbitraire excessif avec lequel il enferme les gens, plus d’impatience autoritaire et de goût de l’intimidation, que de férocité dangereuse.

Restent les signatures : « On en a peu de Robespierre. Saint-Just écrit et signe encore moins, on n’a de lui que des arrêtés concernant l’armée et pour des incarcérations de généraux[13] ». Il y a pourtant ce décret écrit et signé de sa main :

Le Comité de Salut public met en liberté le citoyen Drouot, ci-devant chef de brigade au 6e régiment de chasseurs à cheval, détenu injustement à l’Abbaye.

Il était absent quand fut autorisée l’installation de la commission populaire d’Orange et quand, par arrêté du 14 floréal, les deux comités organisent en exécution d’un décret du 28 ventôse la commission populaire du Museum dont le président est, paraît-il, son ennemi personnel[14]. Le Comité signa dans la suite, presque sans examen, les listes émanant du Museum. Il n’a pas « signé seul une liste de 159 détenus qu’il a renvoyés au tribunal révolutionnaire[15] » car cette petite signature abrégée de Saint-Just au court paraphe retourné sur le T n’avait pas seule force de loi ; il y fallait au moins la ligne droite si fort appuyée de Billaud-Varennes et la gigantesque et mince fioriture du B. de Barère. Cette liste, car elle existe bien, est le duplicata d’une autre supprimée. Elle prouverait cependant qu’il fut le signataire en premier, c’est-à-dire responsable, selon la thèse de Carnot. Il n’a pas signé la pire de ces listes, celle des 218 noms et là, peut-être, y eut-il refus — on sait par Billaud-Varennes qu’il était présent. Elle rappelait les petits gradins de Fouquier, cette liste encombrée, et Saint-Just n’était pas de ceux qui « démoralisent » le supplice. À remarquer toutefois que, dans son rapport du 9 thermidor, s’en prenant si violemment à Billaud, signataire de cette liste, il ne songea pas à la lui reprocher. Nous tenons à bien le dire comme le fait la candide plaidoirie de M. Hamel. Aujourd’hui les responsabilités sont, en effet, moins circonscrites, mais en gagnant tous les autres nous croyons qu’elles ne déchargent personne. Si les survivants ont fait disparaître les listes, sans doute parce qu’elles n’impliquaient pas assez le triumvirat, s’ensuit-il que les plus coupables soient les signataires ? Comme l’observe Michelet ce sont les membres présents qui signent, par conséquent « les travailleurs » qui, du reste, bien que travailleurs, n’étaient pas des âmes tendres, encore moins des modérés. Tous accomplissaient la Terreur sans trop de dégoûts, la croyant bonne encore, persuadés surtout de leur incapacité à l’enrayer. Des uns aux autres, la nuance est celle-ci : Carnot, Lindet, Prieur, Barère, ont un désir, c’est que les coups n’arrivent pas trop près d’eux, qu’on respecte « le dogme de l’intégrité de la représentation nationale ». On finit par sourire à leurs professions de foi réitérées et sincères.

On ne conclura rien des signatures, sinon l’absence en la présence. Il est impossible, sachant ce que Saint-Just a fait, ce qu’il a dit publiquement à la tribune et secrètement dans ses papiers, d’attacher la moindre importance à telle signature absente de tel arrêté. Comment, d’ailleurs, l’avoir si peu compris que d’oser, et pour sa gloire, réclamer en faveur de son humanité ? Nous savons qu’entre collègues, il s’emportait quand on abordait la question de la guillotine, « il s’écriait que la République était perdue, si les hommes chargés de la défendre se livraient à des récriminations de ce genre ». Là réside pour nous, de ses collègues à lui, de Robespierre à lui, la distinction spécifique : il voulut la Terreur, toute la Terreur, avec une loyauté, avec une impudeur absolues. Interrogé sur ses actes, et ceux du gouvernement, on ne peut douter qu’il eût assumé, eût revendiqué le maximum de responsabilités.

Au fond, l’on ne retrouve guère la mentalité révolutionnaire en Saint-Just. Il n’eut jamais à faire d’opposition et ce n’est pas des robespierristes que se réclament aujourd’hui nos partis de l’extrême-gauche ; Desmoulins et Danton, les modérés, leur sont autrement chers, leur représentent leur propre tempérament mieux que ces faux aristocrates qu’étaient en somme Robespierre et Saint-Just. Celui-ci n’est pas même un élève de Rousseau — si l’on excepte les idées obligatoires de son temps — il n’est pas déiste et se montra toujours très réservé à l’égard de l’Être suprême. Il est l’élève d’un homme de l’ancien régime, style et tournure d’esprit, tout lui vient de Montesquieu. C’était « un homme d’ordre », sa manie d’institutions et de lois en témoignerait moins que son attitude si réservée à l’égard du peuple et par exemple, aux Jacobins, et surtout son incomparable foi au châtiment. Il y a quelque satisfaction de nos jours à rencontrer un homme croyant si fortement à la guillotine.

Quels que soient les sentiments d’horreur, de haine et d’ironie qu’inspire, à l’heure actuelle, notre Révolution, il restera, du moins, qu’elle fut « une école d’énergie[16] » et il suffit à la mémoire de Saint-Just, pour la préserver de toute banalité, de s’être identifié à cette crise jusqu’à l’incomparable, avec un luxe inouï de prédestination. Il arrive neuf et n’a qu’un usage : tyranniser. À vingt ans, il connaît tous les secrets des dominateurs : il sait vouloir, fournir plus d’activité que les autres, il sait se tenir, commander et se taire. On l’a jugé dédaigneux, sans doute parce que les hommes ont leurs raisons de croire la hauteur faite, avant tout, pour les mépriser.

Maintenant, fut-il très intelligent ? L’intelligence est un mot si souple, si peu ramené au système métrique… Il y a de grandes niaiseries dans l’œuvre de Saint-Just. Ses Institutions, ses projets de Constitution, sont parfois très près de l’enfance. Mais cela ne doit pas faire illusion car certaines phrases, à leur tour, sont si fines et si réfléchies qu’elles sont vraiment de la pensée et la pensée d’un homme très distingué. Aujourd’hui nous exigeons de l’intelligence d’autres attitudes, toutefois Saint-Just s’est assimilé les idées de son temps, il les a exploitées, à tout le moins, avec une virtuosité, qui donne à penser qu’au nôtre nous ne l’eussions pas trouvé en médiocre posture. À la conviction près, Saint-Just restera le chef inégalé des arrivistes, celui dont la jeune statue fait pleurer les Césars. Et le fanatisme même qui fonda son activité pourrait ne pas déplaire aux raffinés, il donne la plénitude à cette carrière dominatrice.



  1. Danton, trois actes.
  2. Barras, Mémoires.
  3. Second rapport de Courtois.
  4. Aulard. Les Orateurs de la Convention.
  5. Institutions républicaines.
  6. Note reproduite en tête des œuvres de St-Just.
  7. Cité par Saint-Just dans son discours du 9.
  8. Institutions.
  9. L’esprit de la Constitution et de la Révolution de France.
  10. Institutions républicaines.
  11. « Grands talents, pur, dévoué. »
  12. Bégis. St-Just et le Bureau de Police générale. Pour la société des amis des livres, 1896.
  13. Aulard. Histoire politique de la Révolution.
  14. Hamel. Saint-Just.
  15. Barère. Mémoires.
  16. M. Rémy de Gourmont.