Saint-Just (Lenéru)/Introduction

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Grasset (p. 7-12).


INTRODUCTION


Quand Mademoiselle Lenéru eut écrit ce Saint-Just, elle me fit l’honneur de me l’apporter. C’était au début de l’année 1906. Son journal garde une trace de cette visite. Je fus frappé par ces pages si passionnément volontaires et par la situation pathétique de celle qui me regardait les lire, sans pouvoir m’en donner aucun commentaire, sinon par l’expression violente de sa physionomie. C’était un vrai spectacle de tragédie de voir avec quelle décision cette jeune fille disait « non » aux injustices de son destin, et réclamait, exigeait toute la part que la vie doit au génie. Cette magnifique attitude, cette volonté de faire front et de nier l’arrêt du sort explique son Saint-Just.

Et vraiment il y fallait une explication !

J’ai vu bien des êtres subir l’empreinte des héros de la Révolution. À l’heure où je suis entré dans la vie politique, les Robespierre, les Danton, les Saint-Just, qui maintenant, ce me semble, gisent dégonflés sur la grève, avaient encore leur force créatrice. Je songe à George Laguerre, à son port de tête arrogant, à son audace quotidienne, à son inoubliable parole tranchante qu’il soulignait d’un geste de guillotine ; je songe, plus près de nous, au jeune royaliste Henri Lagrange, à ses aphorismes ténébreux et denses, à sa volonté implacable. Que ces âmes tendues, l’ayant ou non voulu, reproduisent quelque chose du jeune Saint-Just, frénétique et glacé, c’est intelligible. Mais une jeune fille ! Comment concevoir qu’une Marie Lenéru se soit abreuvée à cette source sanglante, enchantée de cette orgie noire et qu’un cœur si pur ait volé vers cette gloire qui brûle dans la Révolution comme une lampe dans tombeau.

Saint-Just lui-même nous fournit la réponse, quand, devançant la doctrine romantique, il ose écrire : « Rien ne ressemble à la vertu comme un grand crime. » Et c’est vrai que dans le crime une âme avide de force peut trouver une certaine excellence. Saint-Just porte parmi ses tares le signe de la grandeur.

Je ne fais pas son apologie. C’est affreux qu’un jeune homme désire la mort ignominieuse de la reine de France. Pour ma part, si je voyais en péril la reine des abeilles, je me gênerais pour la sauver. N’avoir pas vingt-cinq ans, et jeter sous la guillotine une princesse ravissante et tant d’autres jeunes femmes, on n’a pas idée d’une pareille offense à la beauté et au romanesque. C’est ce crime qui m’a toujours empêché, avant toute réflexion, de justifier la Terreur. J’y vois trop de scènes de la plus abominable régression. Je suis sûr qu’en Afrique les plus sinistres cannibales, quand ils s’attablent pour dévorer les mâles qu’ils ont fait prisonniers, mettent de côté leurs captives pour tâcher de leur plaire au dessert. Saint-Just et ses délires sont odieux. Et pourtant plus d’un artiste a parfois éprouvé quelque attrait pour cet adolescent féroce, gracieux de sa personne, chez qui furent si vives les frénésies et les mélancolies de la jeunesse. Je possède un exemplaire de ses œuvres qui appartenait à Talleyrand, et j’y suis allé bien souvent respirer les premiers souffles arides du romantisme, en même temps que le simoun des révolutions.

On peut remémorer de son œuvre insensée de nombreuses apophtegmes, laconiques et denses, d’une emphase noire et toute ensanglantée, qui produisent un grand effet théâtral. J’aime quand il parle des factions qui « nées avec la Révolution, l’ont suivie dans son cours, comme les reptiles suivent le cours des torrents. » J’aime son mot à Robespierre : « Calme-toi, Maximilien, l’Empire est au flegmatique », et ses ultima verba du 9 thermidor : « Les méchants m’ont flétri le cœur. » Et que dites-vous de cette espèce de thrène funéraire qu’il prononça sur lui-même : « Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle ; on pourra la persécuter et la faire mourir, mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux ! » Une telle exaltation est bien propre, n’est-ce pas, à retenir une jeune fille, née avec une grande âme, que le malheur tente d’accabler. Marie Lenéru ne peut ni parler ni entendre ; n’importe, elle jure qu’elle ne passera pas sans écho ; elle va s’employer à réviser et à réformer la pensée de ses contemporains, et c’est elle, la prisonnière du silence, qui par son verbe libérera ceux qui la croient condamnée. Elle veut conquérir une audience universelle, et défie qu’on lui arrache cette vie indépendante que par son art elle va se donner dans les siècles et dans les cieux.

Saint-Just, c’est le roman de Marie Lenéru. Sur sa colline battue des vents, dans le double isolement de sa supériorité et de son infirmité, elle accueille cet adolescent taciturne, un silencieux comme elle, un homme intérieur. Il est impossible de prévoir avec quoi un esprit se fait de la santé. Cette fille superbe de courage, oui, vraiment magnifique dans son ardeur à surmonter sa propre destinée, admira dans cet adolescent théâtral la tension de l’orgueil, le col qui ne plie pas, l’attitude du défi au sort. Saint-Just n’a jamais cédé, il ne s’est jamais plaint, et il est entré énigmatique dans la mort. Je me rends bien compte que sa biographie put agir comme un tonifiant sur cette fille vaillante et malheureuse.

Marie Lenéru appartient à ce groupe, chef-d’œuvre de la culture antique, devant lequel je passe chaque jour en traversant la première salle de la chambre des députés. Je la vois comme un personnage du Laocon. Elle est de cette famille illustre dont chacun des enfants, enserré par le serpent, s’efforce à pleine main de l’éloigner. Comme elle lutte pour sa libre respiration et pour l’agrandissement de son moi ! Sa vie, en vérité, un bel épisode de la bataille que les grandes âmes livrent au destin. Le destin a refusé à Marie Lenéru la parole ; elle se surmonte et d’une insuffisance tire une supériorité. Elle sera la révélatrice qui nous apporte le message de la plus profonde solitude. Il y a dans ses écrits un accent de mélodie héroïque.

Un jour vient toutefois que l’on comprend que Pascal dans sa chambre de malade, Delacroix dans son atelier, Pasteur dans son laboratoire et le soldat de Verdun sont de plus hauts exemplaires d’énergie que le forcené Saint-Just. Comment Mademoiselle Lenéru fit cette ascension, l’histoire en est dans son Journal et dans son théâtre.

Après ce jour lointain de février 1906 où la débutante m’apporta cet étrange morceau, un des plus extraordinaires qui soient jamais échappés à la plume d’une jeune fille, je n’ai plus revu qu’une seule fois Mademoiselle Lenéru. C’était chez Madame Duclaux, alias Mary Robinson. Sa force y recevait le perfectionnement de la grâce. Madame Duclaux avait appris le langage des signes pour converser avec la solitaire. J’assistai avec émotion à leur entretien. Toutes deux si différentes, mais des exemplaires saisissants, de l’élite féminine. On eut dit une héroïne de Corneille, enseignée et adoucie par une héroïne de Racine. Dès lors Mademoiselle Lenéru avait, sans aucun doute, mis au point ses jugements sur Saint-Just, mais nous avons raison de conserver et de publier tels quels les sentiments de sa vingtième année, car il y a dans ces pages désordonnées, où elle versa pêle-mêle, pour elle seule, ses pensées, ses rêveries et ses lectures, une audace d’inquiétude qu’aucune autre de ses œuvres, par la suite, n’a aussi largement déployée.

Maurice Barrès.