Saint-Yves/1/07

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Saint-Yves : Aventures d’un prisonnier français en Angleterre
Traduction par Th. de Wyzewa.
Hachette (p. 60-67).
Première partie


VII

Swanson Cottage.


J’avais deux projets. Le premier était, naturellement, de m’éloigner au plus vite du château et de la ville ; le second, de me frayer un chemin vers le sud pendant qu’il faisait encore nuit, de manière à me trouver près de Swanston Cottage au lever du jour. Ce que je ferais ensuite, quand je serais là, je n’en avais aucune idée ; et, en vérité, je ne m’en inquiétais guère, ayant toujours eu un culte particulier pour les deux divinités qu’on appelle l’Occasion et la Chance. « Prépare-toi et prends tes précautions ; mais, lorsque c’est impossible, va droit devant toi, en tenant tes yeux ouverts et ta langue bien huilée ! » C’était là le principe essentiel de ma philosophie.

Mon voyage fut d’abord assez accidenté. Je m’embarrassai dans des jardins, je butai sur des maisons, et j’eus même la malchance d’éveiller une famille, dont un membre, le père, je suppose, me menaça par la fenêtre avec un fusil. Je me trouvais encore à peu de distance du château, bien que j’eusse marché au moins une bonne heure, quand un événement des plus fâcheux vint rendre ma fuite tout à fait difficile. Brusquement, un grand cri rompit le silence de la nuit. À ce cri succéda comme un bruit de chute, que suivit à son tour le bruit d’une fusillade, du haut des remparts du château. En quelques minutes, l’alarme se répandit à travers la ville. Les tambours se mirent à battre, les cloches à sonner, et, de tous côtés, les veilleurs de nuit commencèrent à agiter leurs crécelles. Même dans les faubourgs que je traversais, des lumières apparurent aux fenêtres. Des volets s’ouvrirent. J’entendis des voisins entamer des conversations de fenêtre à fenêtre ; et enfin je fus moi-même pris à partie.

« Qui est là ? » me cria une grosse voix.

Je pus voir que cette voix provenait d’un gros homme, coiffé d’un bonnet de coton, et appuyé au rebord d’une fenêtre. Je me trouvais, par malheur, si près de sa maison que je crus plus sage de lui répondre. Jamais encore je n’avais attaché autant d’importance à la correction de mon accent anglais ; j’avais l’impression que de cet accent allait dépendre toute ma destinée. Ramenant autour de moi une sorte de cape que je m’étais faite avec une couverture, de manière à cacher ma livrée de prison :

« Ami ! répondis-je.

– Qu’est-ce que signifie tout ce collieshangie ? demanda l’homme. »

Jamais de ma vie je n’avais entendu parler d’un collieshangie ; mais, avec le bruit qui nous arrivait de la forteresse je n’avais aucun doute sur le sens du mot.

« Je ne sais pas, monsieur, dis-je, mais je suppose que ce sera un des prisonniers qui se sera échappé

— Mon Dieu ! s’écria l’homme épouvanté.

— Oh ! mais il ne tardera pas à être repris ! ajoutai-je. On se sera aperçu en temps de la chose. Bonjour, monsieur !

— Vous êtes dehors bien tard, monsieur ! observa le gros homme. »

Je me mis à rire.

« Bien tard ? fis-je. Vous voulez dire bien tôt ! »

Ce que disant, je m’éloignai le plus vite que je pus, enchanté du succès de cette escarmouche.

Je me trouvais à présent sur la route qui, autant que je pouvais en juger, allait précisément dans la direction que j’avais à suivre. Cette route m’amena, quelques minutes après, dans une sorte de village où j’entendis, tout près de moi, le bruit d’une crécelle de veilleur de nuit. Dans chaque maison, des fenêtres étaient ouvertes, et des dialogues s’échangeaient d’une maison à l’autre, entre personnes de toutes conditions, faisant voir toutes les variétés possibles du costume nocturne. De nouveau j’eus à subir une demi-douzaine de questions, pendant que le son de la crécelle devenait sans cesse plus proche. Mais, comme je ne marchais pas trop vite, que je parlais en homme bien élevé, et que la lueur des lampes n’était pas assez vive pour éclairer mon vêtement, je me tirai d’affaire sans trop d’embarras.

Dès que je fus un peu éloigné des maisons, je quittai la route, et me mis à suivre un petit sentier sombre, où je pus un peu me remettre de mon émotion.

Le sentier m’amena enfin au pied des Pentland Hills. J’étais arrivé à destination. Depuis quelque temps déjà le brouillard commençait à s’éclaircir ; bientôt il disparut tout à fait, les étoiles brillèrent, et je pus voir nettement, en face de moi, les sommets des collines, tandis que, derrière moi, la vallée du Forth et mon ancienne prison semblaient noyées dans un lac de vapeur. Je ne fis qu’une seule rencontre, celle d’un chariot de ferme, dont j’avais entendu de très loin craquer les roues, et qui passa près de moi, à l’aube, comme un objet vu en rêve. Deux figures silencieuses y étaient assises, sans doute endormies, remuant la tête en cadence, à chaque pas du cheval.

Et, bientôt, le jour acheva de paraître. L’Orient devint lumineux, se raya de couleurs indécises ; et, peu à peu, le château sur son rocher, les flèches et les cheminées de la ville haute prirent forme, et se dégagèrent, comme des îles, du grand lac de brume. Autour de moi, tout était calme et rustique ; le chemin montait et tournait, désert ; les oiseaux babillaient, peut-être pour se réchauffer ; les branches des arbres s’agitaient doucement et les feuilles rouges tombaient sur le sol. Il faisait grand jour, mais le froid était encore très vif, et le soleil n’était pas levé, lorsque je parvins au terme de mon voyage. Un pignon et une cheminée du cottage se montraient par-dessus le coude de la colline un peu plus haut, une grande vieille ferme peinte en blanc se dressait parmi les arbres, près d’un ruisseau rapide ; et plus haut encore s’étendaient des pâturages. Je me dis que les bergers devaient être hommes à se lever de bonne heure ; et pour ne pas être vu, je me glissai à l’ombre d’une haie jusqu’à ce que je fusse parvenu au mur du jardin de la maison de Flora.

Cette maison était une petite construction vieillotte et proprette, avec nombre de petits pignons pointus et de petits toits gris. Elle avait un peu l’air d’une cathédrale microscopique et mal venue, avec un corps principal s’élevant au milieu, et projetant de toutes parts (en manière de chapelles, porches, et transepts) de minuscules annexes d’un seul étage. Pour compléter la ressemblance, la maison était drôlement décorée de longues gouttières formant gargouilles. On eût dit en outre qu’elle cherchait à se cacher, étant dissimulée non seulement par les arbres du jardin, mais encore par une élévation du terrain, du côté même où je me trouvais. Au delà des murs du jardin, je voyais s’aligner une rangée de beaux grands arbres, des ormes et des hêtres, les premiers entièrement nus déjà, les seconds encore couverts de feuilles rouges. Au centre, un bosquet de lauriers et de houx, où je voyais courir de jolis sentiers.

J’étais maintenant à portée de voix de mes amis, et cela ne m’avançait guère. La maison paraissait dormir ; mais, si j’essayais de réveiller quelqu’un, il y avait bien des chances pour que je fusse accueilli soit par la vieille tante au lorgnon d’or, dont le souvenir suffisait à me faire trembler, ou par quelque pécore de servante, qui n’aurait pas manqué de hurler en m’apercevant. Au-dessus du jardin, j’entendais, et pouvais même voir un berger entouré de ses chiens : évidemment j’avais à me mettre à l’abri sans perte de temps. Le bosquet de lauriers, en vérité, aurait eu de quoi me fournir un abri excellent ; mais il y avait, au haut du mur, un grand écriteau où l’on pouvait lire : Canons à ressort et pièges à loups. J’ai su depuis que, trois fois sur quatre, ces avertissements n’avaient qu’une valeur toute morale : mais je ne le savais pas ce jour-là ; et, si même je l’avais su, je crois bien que j’aurais encore hésité à tenter l’aventure. La perspective d’être ramené au château d’Édimbourg, pour déplaisante qu’elle fût, me souriait plus que celle de laisser un de mes pieds dans une trappe, ou de recevoir dans le ventre une décharge automatique de grains de plomb. Non, je n’avais qu’une seule chose à faire : c’était d’attendre que Ronald ou Flora apparussent à ma portée. Et, pour profiter de cette chance, au cas où elle se produirait, je m’assis sur le rebord du mur, à un endroit où le mur se trouvait un peu abrité par l’épais branchage d’un hêtre. Je me juchai là, et j’attendis.

Le jour continuait à se lever ; bientôt un aimable soleil se montra à l’horizon. J’étais resté éveillé toute la nuit, j’avais eu à traverser les plus violentes agitations de corps et d’esprit. Aussi voudra-t-on bien ne pas s’étonner que, pour déraisonnable et imprudente que fût la chose, je me sois laissé aller à faire un léger somme. J’en fus d’ailleurs réveillé, sans doute fort peu de temps après, par le bruit rythmé d’une bêche creusant la terre. Je regardai à mes pieds, et j’aperçus, tout juste au-dessous de moi, le dos voûté d’un vieux jardinier. Parfois il semblait profondément absorbé dans son travail ; parfois, à ma grande terreur, il se redressait, étendait les bras, promenait son regard sur le jardin désert, et savourait une abondante prise de tabac.

Ma première pensée fut de sauter du mur, de l’autre côté. Mais un coup d’œil suffit pour me montrer que même la voie par où j’étais venu se trouvait à présent coupée : car, dans le champ qui s’étendait derrière moi, je découvris deux petits bergers avec une dizaine de moutons. J’ai nommé plus haut les talismans sur lesquels j’ai l’habitude de compter : mais, dans l’espèce, aucun d’eux ne pouvait me servir. Le rebord d’un mur, garni par endroits de tessons de bouteilles, n’était pas une tribune favorable à des effets d’éloquence ; j’aurais été aussi beau parleur que Mirabeau, aussi séduisant de mine que le duc de Lauzun, ni le jardinier ni les bergers n’en eussent été touchés le moins du monde. En un mot, il n’y avait point pour moi d’évasion possible, dans la situation absurde où je me trouvais : force m’était de continuer à y rester assis jusqu’à ce que l’un ou l’autre de mes voisins levât les yeux et donnât le signal de mon arrestation.

La partie du mur où (pour mes péchés) je me trouvais perché s’élevait au-dessus du sol du jardin. Et, comme les feuilles qui m’abritaient étaient déjà assez clairsemées, je pouvais voir une partie des allées de ce jardin, ainsi que la façade intérieure de la maison. Longtemps le jardin n’eut pour hôte que l’homme à la bêche ; mais tout à coup j’entendis une porte s’ouvrir, et, dès l’instant d’après, miss Flora apparut, en peignoir blanc. Je la vis s’avancer vers l’endroit où j’étais, entre les pelouses, s’arrêtant à chaque pas pour inspecter ses fleurs, dont elle était elle-même la plus fraîche et la plus charmante. Là, à cent pas de moi, il y avait une personne amie ; ici, immédiatement au-dessous de moi, il y avait une quantité inconnue, le jardinier : comment communiquer avec l’une sans attirer l’attention de l’autre ? Appeler, tousser ? Je n’y pouvais songer ; à peine si j’osais respirer. Je me tenais prêt à faire un geste, dès que Flora lèverait les yeux de mon côté ; mais elle regardait de tous les côtés à l’exception de celui-là. Elle s’intéressait à la plus insignifiante touffe de chiendent, elle considérait le sommet de la montagne ; elle finit même par venir tout près de moi et par engager la conversation avec le jardinier ; il n’y avait que mon mur qu’elle ne daignait pas honorer d’un coup d’œil !

Enfin je la vis se remettre en mouvement dans la direction de la maison ; sur quoi, complètement affolé, j’enlevai un peu du plâtre du mur, je visai et atteignis Flora à la nuque. Elle passa vivement la main sur l’endroit touché, se retourna, regarda de toutes parts, en quête d’une explication, et, m’apercevant, car je séparais les branches avec ma main pour mieux lui permettre de me voir, elle poussa à demi, puis aussitôt ravala un cri de surprise.

L’infernal jardinier se redressa au même instant.

« Que désirez-vous, mademoiselle ? » dit-il.

La présence d’esprit de Flora m’ébahit. Déjà elle s’était détournée et regardait dans le sens opposé.

« Je crois bien qu’il y a un gamin, là-bas, dans les artichauts ! dit-elle.

— Oh ! ces maudits gamins ! ils vont me le payer ! » s’écria le jardinier. Il jeta sa bêche et disparut derrière le bosquet.

Tout de suite Flora se retourna et accourut vers moi, les bras étendus, le visage d’abord délicieusement rougi, puis d’une pâleur mortelle. Et elle murmura :

« Monsieur de Saint-Yves !

— Chère miss Flora, dis-je, c’est là une liberté impardonnable que j’ai prise, je le sais. Mais que pouvais-je faire d’autre ?

— Vous vous êtes échappé ? demanda-t-elle.

— Si on peut appeler cela s’échapper ! répondis-je.

— Mais il n’est pas possible que vous restiez là ! déclara-t-elle.

— Hé ! je le sais ! répondis-je. Mais où puis-je aller ? »

Elle frappa joyeusement ses mains l’une contre l’autre.

« J’ai une idée ! s’écria-t-elle. Descendez le long du hêtre… pour ne pas laisser d’empreintes de pas… vite, avant que Tommy ne revienne ! C’est moi qui ai la garde des poules, ici ; j’ai la clef dans ma poche ; vous allez entrer dans le poulailler ! »

Des la seconde suivante, j’étais près d’elle. Nous jetâmes tous deux un regard inquiet sur les fenêtres de la maison : personne ne paraissait nous observer. Puis elle me prit par la manche et se mit à courir. J’aurais bien aimé à lui faire quelque compliment, mais, en vérité, la situation ne le permettait pas. Je la suivis donc sans rien dire jusqu’à un coin du jardin où s’élevait un petit hangar, dans un bouquet d’arbres. Elle ouvrit la porte, me jeta à l’intérieur du hangar, et, une minute après, je me trouvai enfermé avec une demi-douzaine de poules en train de couver.

Dans la demi-obscurité du lieu, mes nouvelles compagnes fixèrent toutes leurs yeux sur moi, sévèrement, comme pour me reprocher mon manque de convenance. Aussi bien la poule a-t-elle toujours, dans son extérieur, quelque chose de la tenue puritaine, encore que ses mœurs ne soient pas sensiblement plus austères que celles du reste des oiseaux de basse-cour. Mais imaginez des poules anglaises !