Saint-Yves/2/02

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Saint-Yves : Aventures d’un prisonnier français en Angleterre
Traduction par Th. de Wyzewa.
Hachette (p. 149-156).


II

Le portefeuille.


Dès que nous eûmes fini notre dîner, le médecin, en s’excusant me quitta pour retourner auprès de son patient, et, presque aussitôt après, je fus moi-même mandé auprès de celui-ci. Par le grand escalier et puis par d’interminables corridors, on me conduisit au chevet de mon grand-oncle. Je prie le lecteur de songer que, jusqu’à ce moment, je n’avais jamais vu le formidable personnage, et que toujours, depuis l’enfance, j’avais entendu parler de lui en termes très durs : car, dans la société qui entourait mes parents, personne ne se serait hasardé à dire une bonne parole des premiers « émigrés ». Au reste, ni le notaire Romaine, ni son extravagant clerc Dudgeon, ni mon nouveau serviteur Rowley ne m’avaient fait du vieillard une peinture bien aimable : de telle sorte que je n’étais guère disposé à le juger avec indulgence, lorsque je fus introduit dans sa chambre. Je le trouvai appuyé sur des oreillers, dans une petite couchette à peine plus large qu’un lit de camp. Il avait plus de quatre-vingts ans, et le faisait voir : non que son visage fût particulièrement ridé, mais le sang et la couleur en avaient disparu, et ses yeux, qu’il tenait fermés presque sans cesse, tant la moindre lumière leur était sensible, semblaient inanimés. Il y avait dans toute son expression quelque chose, non pas peut-être de rusé, mais d’apprêté et de calculé, qui me mettait mal à l’aise : couché là, à demi mort, avec ses bras croisés, il me faisait encore l’effet d’une araignée guettant une proie. Sa parole était très nette et très polie, mais à peine plus haute qu’un soupir.

« Je vous souhaite la bienvenue, monsieur ! me dit-il, sans bouger de ses oreillers, mais en ouvrant droit sur moi ses grands yeux exsangues. C’est moi qui vous ai mandé, par l’entremise de mon notaire Romaine, et je vous remercie de la hâte obligeante que vous avez montrée. Je suis désolé de ne pouvoir point me lever pour vous recevoir. Je suppose, du moins, qu’on ne vous aura laissé manquer de rien ?

— Monsieur mon oncle, dis-je en saluant très bas, je suis venu à l’appel du chef de notre maison !

— C’est bien ! dit-il. Je vous en sais gré. Asseyez-vous ! Je serais heureux d’apprendre de votre bouche quelques nouvelles de vous et des vôtres, si toutefois on peut donner le nom de « nouvelles » à des choses vieilles déjà de vingt ans. »

La froideur de son accent m’avait plongé dans une mélancolie qu’aggravaient encore les affreux souvenirs évoqués en moi par son approche. Je me sentais entouré comme d’un désert d’indifférence ; et tout le ravissement que j’avais éprouvé depuis mon arrivée dans la maison s’était brusquement réduit en cendres.

« J’espère, monsieur, dis-je, que vous n’exigerez point de moi le récit de la fin de mes malheureux parents ?

— Vous avez raison. J’ai été suffisamment informé de ces événements déplorables ; et leur souvenir m’est pénible, à moi aussi. Voyez-vous, monsieur mon neveu, votre père était un homme qui s’obstinait à ne pas vouloir entendre les bons conseils ! Mais dites-moi, s’il vous plaît, ce qui vous est arrivé à vous-même !

— Il faudra cependant, pour cela, que je risque de froisser votre sensibilité, dis-je avec un sourire amer, car je suis forcé de commencer mon histoire au pied de la guillotine. Lorsque la liste vint, ce soir-là, et que ma mère vit que son nom s’y trouvait, elle… »

— Vous pouvez passer sur les détails trop déplaisants ! » déclara doucement mon grand-oncle.

À ces mots, je me sentis tout à coup rempli de pitié. J’avais été d’abord irrité contre ce vieillard, j’avais voulu, à dessein, ne point l’épargner et, tout à coup, je m’apercevais qu’il n’y avait plus rien à épargner chez lui. Soit par insensibilité naturelle, ou par l’effet de l’extrême vieillesse, l’âme s’était à jamais glacée ; et mon bienfaiteur, l’homme qui depuis un mois faisait entretenir le feu dans ma chambre pour mon arrivée, mon seul parent au monde à l’exception d’Alain, — que je savais d’avance être mon ennemi, — cet homme était décidément sorti des conditions habituelles de la vie humaine.

« Fort bien ! lui dis-je. Je ne vous retiendrai donc pas à vous raconter le détail d’une histoire qui n’a rien, en somme, que d’assez banal. Le fait est que, à dix-sept ans, sur le conseil même de feu M. de Culemberg, je dis adieu à mes livres pour entrer au service de la France ; et, depuis lors, j’ai porté les armes sans éclat, mais d’une façon dont l’honneur de notre maison ne saurait avoir à se plaindre.

— Vous avez une voix chaude et qui me plaît assez — me dit mon oncle, se retournant un peu sur ses oreillers, comme pour mieux m’étudier. — J’ai entendu parler de vous en bons termes par M. de Mauséant, à qui vous avez rendu service en Espagne. Je vois en outre que vous avez de l’éducation, de bonnes manières, et une figure agréable, ce qui ne gâte rien. C’est d’ailleurs l’usage que les hommes soient beaux, dans notre famille. Moi-même, jadis, j’ai eu mes succès, dont le souvenir me charme aujourd’hui encore. Or donc, monsieur, j’ai l’intention de faire de vous mon héritier. Je ne suis pas très satisfait de mon autre neveu, le vicomte ; il n’a pas eu pour moi ce respect qui est la flatterie qu’on doit au grand âge. Et puis il a encore d’autres choses contre lui ! »

J’étais bien tenté de lui jeter au nez un héritage offert avec tant de froideur. Mais aussitôt je songeai qu’il était très vieux, qu’il était mon parent, et que j’étais, moi, un bien pauvre diable, avec une espérance, dans mon cœur, que cet héritage m’aiderait peut-être à réaliser. Et puis, je ne pouvais pas oublier que cet homme, quelque glaciales que fussent ses manières, s’était conduit avec moi dès l’abord avec une extrême libéralité. Je lui devais à coup sûr une part de reconnaissance ; c’eût été le mal payer que de l’offenser sur son lit de mort.

« Votre volonté, monsieur, sera toujours ma règle ! dis-je en m’inclinant.

— Décidément vous avez de l’esprit, monsieur mon neveu, dit-il ; du meilleur esprit, qui est l’esprit du silence ! D’autres, à votre place, m’auraient assourdi de leur gratitude. La gratitude ! — répéta le vieillard avec une intonation singulière et un singulier sourire. — Mais venons à des sujets plus importants ! Comme prisonnier de guerre (car j’imagine que vous êtes toujours encore en cette qualité), je crains qu’il ne vous soit pas possible d’hériter d’un domaine en Angleterre. C’est de quoi, malheureusement, je n’ai aucune idée ; si longtemps que j’aie demeuré dans ce pays, jamais je n’ai eu le loisir d’étudier ce qu’ils appellent leurs lois. J’attends l’arrivée de Romaine pour être fixé là-dessus. Mais qui sait s’il n’arrivera point trop tard ? Deux affaires me restent encore à régler : j’ai à faire mon testament et à mourir. Et, pour désireux que je sois de vous servir, je crains de ne pouvoir pas ajourner la seconde de ces affaires au delà de quelques heures.

— En ce cas, monsieur, je saurai bien me tirer d’embarras comme je l’ai fait jusqu’ici !

— Oh ! mais non, je ne l’entends pas ainsi ! dit le vieillard : j’ai fait prendre chez mon banquier, aujourd’hui même, un assez gros arriéré de rentes, et je m’en vais vous le donner. Ce sera toujours autant de plus pour vous, et autant de moins… » — Il s’arrêta et sourit avec un air de malice des plus imprévus. — « Mais il est nécessaire que la donation soit faite devant témoins. Avec l’humeur que je connais au vicomte, une donation sans témoins risquerait vite de passer pour un vol ! »

Mon grand-oncle, qui jusque-là était resté seul avec moi, tira le cordon d’une sonnette. Un vieux valet, évidemment un homme de confiance, entra. Le vieillard lui remit une clef.

« Tenez, Laferrière, dit-il, apportez-moi le courrier qui est arrivé tantôt ! Vous présenterez, en même temps, mes compliments au docteur Hunter et à M. l’abbé, et vous les prierez de vouloir bien venir un moment dans ma chambre ! »

Le « courrier » se trouva être un énorme portefeuille de maroquin rouge. En présence du médecin et d’un bon vieux prêtre tout souriant, cet objet précieux fut remis entre mes mains, avec tous les caractères possibles de légalité ; et, aussitôt après, le marquis de Kéroual me congédia, chargeant Laferrière de me reconduire dans ma chambre et d’y porter en même temps le portefeuille rouge.

Mais, au seuil de ma chambre, je pris le portefeuille des mains du vieux valet, et j’entrai seul. Tout avait déjà été disposé pour la nuit ; les rideaux étaient tirés, la cheminée armée d’un garde-feu ; et Rowley était là, s’occupant à préparer mes effets de nuit. Il se retourna vers moi, lorsque j’entrai, avec un regard de bienvenue qui me réchauffa le cœur. Jamais, en vérité, je n’avais eu un aussi grand besoin de sympathie qu’en cet instant, où, pour la première fois, je tenais une fortune entre mes bras. Dans la chambre de mon oncle j’avais respiré une véritable atmosphère de désenchantement. Le vieillard avait rempli mes poches : mais il m’avait refusé toute trace d’un sentiment d’affection ou de tendresse humaine. Et j’emportais de son grand âge une impression si glacée que la seule vue de la jeunesse de Rowley m’attira à lui. Celui-là n’était qu’un enfant, son cœur devait battre encore, il devait garder encore quelque innocence et des sentiments naturels ! Et, lorsqu’il s’élança vers moi, pour m’alléger du poids de mon portefeuille :

« Allons, Rowley, pas trop de zèle ! m’écriai-je. Étant à mon service depuis trois heures déjà, vous avez certainement dû observer que j’étais un gentleman d’humeur essentiellement grave, et qu’il n’y avait rien qui me déplût davantage que la moindre apparence de familiarité. Au reste, je suis sûr que votre professeur Powl vous aura prophétiquement mis en garde contre ce danger !

— En effet, monsieur Anne ! balbutia Rowley.

— Mais aujourd’hui, poursuivis-je, se présente une des très rares circonstances où je consens à me départir de mes principes en votre faveur. Sachez donc que mon oncle m’a donné ce portefeuille ! J’ignore ce qu’il contient ; vous l’ignorez aussi. Peut-être ai-je été mystifié, ou peut-être suis-je, dès maintenant, énormément riche ? Ce ne serait pas chose impossible qu’il y eût cinq cents livres sterling, dans ce réceptacle d’apparence inoffensive !

— Seigneur Jésus ! s’écria Rowley.

— Et maintenant, Rowley, étendez votre main droite, et répétez après moi le serment que voici, dis-je, en déposant le portefeuille sur la table. — « Je veux que le diable ait mon âme si jamais je découvre à M. Powl, ou au vicomte de M. Powl, ou généralement à qui que ce soit de l’intimité de M. Powl, sans excepter M. Dawson, les trésors que peut contenir le portefeuille ici présent ! Ainsi soit-il ! Amen ! »

Rowley prononça le serment avec un sérieux parfait.

« Bon ! lui dis-je. Voici maintenant la clef : je tiendrai l’objet pendant que vous ouvrirez. Mais d’abord, monsieur, apportez ici toutes les chandelles de la chambre, et rangez-les en cercle ! »

Tout cela ayant été dûment fait, le portefeuille s’ouvrit ; et j’en renversai le contenu sur la table. Un tas énorme de billets de banque et de pièces d’or se répandit devant nous, parmi les chandelles, et roula de toutes parts sur le plancher.

« Seigneur Jésus ! criait M. Rowley en courant à la poursuite des guinées qui tombaient. Mais, monsieur Anne, que d’argent ! En vérité, c’est comme dans les contes de fées ! C’est comme les Quarante Voleurs !

— Allons, allons, Rowley, un peu de sang-froid, et soyons pratiques ! dis-je. Les richesses sont trompeuses, surtout aussi longtemps qu’on ne les a pas comptées. La première chose que nous ayons à faire est d’évaluer le montant de ma modeste fortune. Sauf erreur, j’ai là de quoi renouveler les boutons dorés de votre livrée pour le reste de votre vie. Vous, chargez-vous de l’or, pendant que je compterai le papier ! »

En conséquence, nous nous assîmes tous deux sur le tapis ; et pendant quelque temps il n’y eut pas d’autre bruit, dans la chambre, qu’un froissement de billets et un tintement d’or, avec toutefois, d’instants à autres, une exclamation enthousiaste de Rowley. L’opération arithmétique où nous nous étions embarqués nous prit beaucoup de temps ; mais je dois dire qu’elle ne parut ennuyeuse ni à moi, ni à mon collaborateur.

« Dix mille livres ! annonçai-je enfin.

— Dix mille ! » répéta M. Rowley.

Et nous nous considérâmes l’un l’autre,

La grandeur de cette fortune m’ôtait le souffle. Avec une telle somme en mains, je n’avais plus d’ennemis à craindre. Neuf fois sur dix, lorsque les gens se font arrêter, ce n’est point parce que la police a du flair, mais simplement parce qu’eux-mêmes sont à court d’argent ; j’avais là, devant moi, dans le portefeuille, une source d’inventions et de déguisements qui assurait ma liberté. Et ce n’était pas tout. Comme je le sentais avec un frémissement soudain, ces dix mille livres dans mes poches faisaient de moi un prétendant acceptable. Les avances que j’avais risquées jusque-là, soit comme simple soldat dans une prison militaire, ou comme fugitif à un arrêt de mon chemin, tout cela ne pouvait être considéré, ni, en vérité, excusé, qu’à titre d’actes désespérés. Mais maintenant je pouvais revenir par la grande porte ; je pouvais aborder le dragon avec un notaire près de moi et une riche dotation à offrir. En un moment, du fait seul de l’arrivée de cet argent, mon amour était devenu possible ; et je dois ajouter que, par un étrange phénomène de la nature de l’homme, dès cet instant mon amour avait redoublé de violence.

« Rowley, dis-je, la fortune de votre comte est faite !

— Hé ! notre fortune à tous les deux, monsieur ! dit Rowley.

— À tous les deux, en effet ! répondis-je ; et vous danserez à la noce ! »

Sur quoi je lui lançai à la tête une liasse de banknotes, et je m’apprêtais à y joindre une poignée de guinées, lorsque la porte s’ouvrit. Et M. Romaine apparut sur le seuil.