Saint François d’Assise et ses derniers biographes

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Saint François d’Assise et ses derniers biographes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 213-224).
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE
ET
SES DERNIERS BIOGRAHES

Le cardinal Guibert se plaignait un jour que les biographies modernes de saint François d’Assise l’avaient médiocrement intéressé : « J’apercevais des points lumineux, disait-il, mais ces points ne se joignaient pas. » Le cardinal n’aurait plus aujourd’hui le droit de se plaindre. Saint François a beaucoup occupé la critique historique dans ces dernières années, et en France comme en Italie et en Allemagne, il a trouvé des biographes qui au goût de l’érudition et des patientes recherches joignaient l’esprit de méthode. S’il est difficile d’écrire une bonne histoire du fils de Pierre Bernardone, ce n’est pas à la rareté ou à l’insuffisance des documens qu’il faut s’en prendre. Il était mort le 3 octobre 1226, et deux ans plus tard, un de ses disciples, Thomas de Celano, qui l’avait connu et pratiqué, entreprenait de raconter sa vie. En 1246, trois de ses premiers compagnons, Ruffin, Ange Tancrède et Léon, à l’instigation des provinciaux de l’Ordre, s’occupaient de suppléer à ce que Celano n’avait pas dit, et peu après, Celano lui-même reprenait la plume pour compléter son premier travail. Celano et les trois compagnons n’étaient pas de grands historiens ; mais c’étaient des témoins graves, sérieux, sincères, pleins de leur sujet et en qui revivait quelque chose du maître. Une vertu était sortie de lui pour se répandre sur eux ; ils n’étaient pas la rose, mais ils avaient passé près d’elle. Cependant, quelle que fût leur candeur, sur plus d’un point leur témoignage paraissait, sinon suspect, du moins incomplet. Ils avaient commis par nécessité plus d’un péché d’omission ou de réticence. Leur liberté n’était pas entière, on leur avait enjoint d’être prudens, et il y avait de délicates questions sur lesquelles ils n’avaient pu se prononcer en toute franchise.

De son vivant déjà, le plus débonnaire, le plus pacifique des saints était devenu parmi les siens un sujet de dispute et de contestation. L’homme extraordinaire qui aimait la pauvreté jusqu’à la fureur, qui, selon le mot de Dante, s’était fait une joie « d’épouser cette femme à laquelle, comme à la mort, nul n’ouvre sa porte avec plaisir, » avait donné à l’ordre créé par lui une régie que nombre de ses frères trouvaient dure et impraticable. Il exigeait que les maisons qu’ils habitaient ne leur appartinssent point, qu’ils vécussent du travail de leurs mains et que ce travail fût rémunéré en nature, que dans leurs besoins ils recourussent à la charité des fidèles, sans jamais recevoir une seule pièce d’argent.

Beaucoup d’entre eux se plaignaient qu’il eût été plus enthousiaste que sage, qu’il eût outré les choses, et ils posaient en principe qu’il fallait distinguer entre ses préceptes et ses conseils. Ils interprétaient, ils commentaient, ils glosaient, et dès l’origine la famille franciscaine se divisa en partis opposés. Tandis que les rigoristes, les spirituels, dans leur sainte obstination, entendaient pratiquer les conseils aussi religieusement que les préceptes, les relâchés, persuadés que le monde n’est pas incompatible avec le salut, désiraient que leurs couvens ressemblassent aux riches abbayes bénédictines. Quant aux modérés, ils s’appliquaient à tenir la balance égale entre ceux qui ne voulaient rien rabattre de l’austérité primitive et ceux qui en rabattaient trop. Ils demandaient qu’on demeurât fidèle aux inspirations du maître sans entendre ses paroles à la lettre, ils pensaient qu’on sauverait tout en mitigeant l’esprit de pauvreté et en multipliant les observances, qu’on pouvait sans pécher entrer dans certains accommodemens, transiger avec la faiblesse humaine et verser le vin nouveau dans les vieilles futailles.

Saint Bonaventure, élu général de l’Ordre en 1257, représentait le parti des modérés, lequel avait pour lui la faveur et l’appui de la curie romaine. Il se chargea d’écrire la biographie officielle du Poverello, du petit pauvre, en se faisant une loi de ne rapporter aucune parole, aucun fait qui pût fournir des armes aux relâchés ou aux rigoristes, et pour en user plus librement avec son sujet, sous prétexte que « la chronologie introduit de la confusion dans les récits, » il s’abstint soigneusement de suivre l’ordre des temps. Quel que soit le mérite de cette biographie composée par un docteur, doublé d’un politique, on comprend qu’il n’y faut pas chercher la vraie figure de celui qui n’avait connu d’autre sagesse que la divine folie. S’il n’avait tenu qu’à Bonaventure, son histoire officielle ou canonique aurait remplacé toutes les autres. En 1266, le chapitre général ordonnait « au nom de l’obéissance, que toutes les légendes du bienheureux François écrites antérieurement seraient détruites, que même en dehors de l’Ordre, les frères travailleraient à les faire disparaître, attendu que celle que venait d’écrire le général renfermait exactement ce qui était approuvé. » Heureusement ce décret ne fut exécuté qu’à moitié ; les récits de Celano et des trois compagnons ne furent point détruits ; on se contenta de les reléguer dans la poussière des archives, d’où ils ne sortirent que cinq siècles plus tard.

Mais, avant même qu’on les en eût tirés, il y avait, dans la grande famille franciscaine, des mécontens qui goûtaient peu la compilation très étudiée de Bonaventure ; un instinct secret les avertissait qu’il n’appartient pas aux docteurs d’écrire l’histoire des fous, que, de propos délibéré, on avait pris à tâche de leur donner une idée fausse ou incomplète de leur maître, que ce n’était pas là le vrai Poverello. Faute de mieux, on fit appel aux traditions de l’Ordre, et au XIVe siècle parurent successivement les Fioretti, qu’on regarde avec raison comme une des productions les plus exquises de la littérature religieuse du moyen âge, et le fameux Livre d’or ou des Conformités de la vie de notre bien heureux et séraphique père François avec la vie de Jésus-Christ, notre Seigneur. Barthélémy de Pise, qui a composé le Livre d’or, se souciait un peu trop de démontrer une thèse, et l’auteur des Fioretti a fait œuvre de poète plus que d’historien. Mais il y a souvent un fond de vérité dans les légendes, et la tradition orale a son prix. Quel usage convient-il de faire de ces deux livres et d’autres encore composés dans le même temps ? Quel crédit est-il permis de leur accorder ? N’en tenir aucun compte, à l’exemple des Bollandistes, c’est renoncer à moissonner un champ parce que beaucoup d’ivraie s’y trouve mêlée au froment. Qu’y faut-il prendre et que faut-il laisser ? C’est une question embarrassante. En définitive, grâce aux documens retrouvés, les grands traits de la vie de François d’Assise sont à jamais fixés, et nous sommes certains de le voir à peu près tel qu’il était. Mais il reste des points douteux, des difficultés que, selon son humeur et sa doctrine, chaque historien résout à sa manière. Telle est la destinée des saints ; on leur donne, durant leur vie, beaucoup de tourment, et après leur mort on les tourmente encore : chacun les tire à soi.

M. l’abbé Le Monnier, curé de Saint-Ferdinand-des-Ternes, a publié, il y a près de trois ans, une Vie de François d’Assise qui a été remarquée et justement louée[1]. Écrit d’un style limpide, naturel et facile, ce livre est aussi agréable que solide, et la grâce de la légende n’y fait aucun tort à la gravité de l’histoire. Le grand mérite de l’auteur est que le premier il a senti le besoin de replacer le saint dans son véritable milieu, d’en faire, pour ainsi dire, un portrait en plein air. Ce n’est plus un type abstrait ou une image hiératique, c’est un personnage en chair et en os, un Italien, un Ombrien de la fin du XIIe siècle, ayant les curiosités, les inclinations, les goûts communs aux raffinés de son temps, et qui a porté l’esprit de chevalerie dans la vie religieuse et dans ses saintes amours. L’abbé Le Monnier a envisagé son sujet sous tous ses aspects divers, sans oublier aucune des actions de son héros. Il a montré que ce grand missionnaire se proposait non seulement de sauver les âmes, mais de réformer, de corriger les abus, ses efforts pour adoucir le sort des petits, pour améliorer la condition des personnes, l’influence qu’il exerça sur la société civile par l’institution du Tiers-ordre, et comment il mérita le titre de Patriarche de la démocratie que lui a décerné un de ses compatriotes.

L’abbé Le Monnier a écrit un livre de bonne foi ; mais il n’a pas toujours examiné les faits sans préoccupation, et le prêtre a fait quelquefois la loi à l’historien. Personne n’a peint plus vivement que lui le fils du riche marchand d’Assise tel qu’il était avant sa conversion, sa légère et facile humeur, son caractère aventureux et hardi, les folles dissipations de ses premières années, sa passion pour toutes les élégances de la vie, pour le luxe, pour les plaisirs, pour la musique, pour les étoffes brillantes et soyeuses, in vestibus mollibns et fluidis. « Notre fils vit comme un prince, » disait sa mère. Il était devenu en effet le prince de la jeunesse dorée d’Assise, à laquelle cet adolescent aux yeux noirs, à la bouche fine, à la peau blanche et délicate, enseignait tous les secrets du gai-savoir. On se rassemblait le soir dans de somptueux banquets, après quoi, la tête chaude de vin, ces étourdis couraient les rues, qu’ils remplissaient du bruit de leurs chants et de leurs rires. Toutefois, s’il en faut croire l’abbé Le Monnier, François resta toujours assez maître de lui pour se prescrire des bornes dans le plaisir. « Dieu, avait dit saint Bonaventure, veillait sur ce jeune homme par une assistance particulière. » C’est, paraît-il, un point de doctrine ; il importe de tenir pour constant « qu’une chair, qui devait un jour porter les stigmates, demeura une chair virginale. » Celano et les trois compagnons en avaient parlé tout autrement. Ils ne s’étaient pas fait scrupule d’affirmer que leur maître avait commis les pires excès, qu’il avait été un grand pécheur, in vitiorum fervore tempore non pauco perdurans. Ils ajoutaient seulement qu’il avait toujours éprouvé une répugnance naturelle pour les propos grossiers et obscènes, et il faut les en croire. L’homme qui était destiné à devenir le plus gracieux des saints n’a jamais dû goûter les péchés sans grâce.

Admettrons-nous, comme le veut l’abbé Le Monnier, qu’il n’a jamais ressenti pour les femmes qu’un éloignement mêlé de terreur ? « Quelle imprudence, lui fait dire Bonaventure, de remplir son imagination de belles formes, qui, se présentant plus tard à l’improviste, risqueront de réveiller le feu mal éteint de la concupiscence ! » Il disait aussi « que dans la société des femmes les faibles se perdent et les plus forts s’amollissent, que leur commerce est un poison dans du miel, qu’il affole jusqu’aux plus saints. » Il ne fut jamais un ascète farouche, et il est permis de penser que ces maximes austères ne furent point à son usage, qu’il recommandait à ses disciples les précautions nécessaires à leur faiblesse, sans que le médecin se crût tenu d’observer lui-même ses ordonnances.

Ses relations avec sainte Claire en font foi. Elle avait longtemps caressé l’espérance de manger un jour avec lui, il finit par se prêter à son désir. A la vérité ce sont les Fioretti qui le disent ; mais nous savons, par des témoins plus autorisés, que dans l’avant-dernière année de sa courte vie, il passa plus d’un mois auprès d’elle, à Saint-Damien, qu’on lui bâtit dans le jardin des Clarisses une cellule de roseaux, que ce fut là qu’il composa le fameux Cantique du Soleil. On rapporte aussi que dans sa dernière maladie il voulut revoir une dame romaine, Jacqueline de Settisoli, qu’il appelait en souriant frère Jacqueline, et à laquelle il avait fait présent d’un agneau élevé par lui. Il la fit prier de venir à la Portioncule ; ayant devancé son appel, elle y arriva comme la lettre partait, et elle y était encore lorsqu’il mourut. Les Bollandistes ont rejeté cette anecdote comme apocryphe, parce qu’ils la trouvaient inconciliable avec ses préceptes. Ne savaient-ils donc pas qu’il avait passé sa vie à étonner ses admirateurs ?

Je ne sais ce que l’abbé Le Monnier a pensé ajouter à la gloire de saint François en lui attribuant beaucoup de miracles. « Il fut investi par Dieu, nous dit-il, d’un pouvoir miraculeux qui s’est rarement rencontré au même degré. La nature entière, l’eau et le feu, les pois sons et tous les animaux, les hommes eux-mêmes, leurs maladies, leurs passions, jusqu’à leurs plus secrètes pensées, tout parut avoir été livré entre ses mains et reconnaître son empire. Il fut le thaumaturge, et, s’il était permis d’employer le mot que la Sainte Écriture applique à Moïse châtiant Pharaon, il devint, dirions-nous, le Dieu de l’Italie. » Tout porte à croire cependant qu’il ne s’avisa jamais d’en appeler à des signes pour justifier sa mission et qu’il n’accomplit des prodiges que malgré lui. Selon toute apparence, on l’eût rendu plus heureux en l’assurant qu’après sa mort ses frères observeraient fidèlement la règle qu’en lui annonçant que ses reliques opéreraient treize miracles à As sise, vingt-sept dans les villes de l’Ombrie et de la Toscane et bien d’autres encore en France et ailleurs.

Son vrai miracle, ce fut sa vie tout entière, qui n’a ressemblé à aucune autre. Peu importe qu’il ait exorcisé des démons, rendu la parole à des muets ; il a fait des choses plus étonnantes. L’évêque d’Assise était en guerre avec le podestat de la cité, qu’il avait excommunié et qui, de son côté, avait interdit à ses administrés de rien vendre, de rien acheter aux ecclésiastiques et de conclure aucun marché, avec eux. A la veille de sa mort, François fit chanter devant eux son Cantique du Soleil, et, comme par l’effet d’une douce magie, ces ennemis jurés se tendirent la main en se demandant mutuellement pardon. Il est vrai qu’on ne sait jamais la fin des histoires. Peut-être se brouilla-t-on de nouveau et l’évêque Guido put-il dire comme l’Asmodée de Le Sage : « On nous réconcilia, nous nous embrassâmes, et depuis ce temps nous fûmes ennemis mortels. »

Tout récemment, un pasteur protestant, M. Paul Sabatier, a publié une nouvelle vie de saint François et, si je suis bien informé, il a été récompensé de ses peines en recevant, quoique hérétique, la bénédiction du pape Léon XIII[2]. Ce livre intéressant est le fruit d’un long séjour en Ombrie. L’auteur a visité tous les lieux chers aux vrais Franciscains, Saint-Damien, l’Eglise de la Portioncule, l’Alverne, les Carceri, les déserts où se retirait parfois le saint pour retremper son âme dans la contemplation et oublier un instant les meurtrissures de la vie. Il a visité aussi les bibliothèques, fouillé dans les archives, et s’il n’en a rapporté aucun document nouveau, ses recherches lui ont servi à se faire une idée plus juste des documens connus et du degré de créance qu’il faut leur accorder.

M. Sabatier a pour François d’Assise une admiration aussi vive que l’abbé Le Monnier ; il le considère avec raison comme une des plus grandes figures de l’histoire religieuse de l’humanité, et son enthousiasme pour le maître le rend fort dur pour les disciples infidèles qui ont altéré ses préceptes et enfreint ses défenses. Il a constaté avec déplaisir que la basilique d’Assise, qui fut construite pour recevoir le corps du saint, est occupée aujourd’hui par les Conventuels, qui ont adopté toutes les interprétations et mitigations de la règle. « Ce sont de très honnêtes gens, nous dit-il, qui vivent de leurs rentes. Par un phénomène unique, je crois, dans les annales de l’Église, ils ont poussé la franchise de leur infidélité jusqu’à renoncer à l’habit, au populaire froc brun. Tout de noir vêtus, chaussés et coiffés, plus rien ne les distingue du clergé séculier, sinon une inoffensive petite corde. Pauvre François ! pour qu’il ait la joie de sentir son tombeau frôlé par une robe de bure, il faut que quelque capucin hardi surmonte de bien naturelles répugnances pour venir s’y agenouiller. » C’est le commun destin. Personne ne bâtit ici-bas pour l’éternité, et les espérances des saints sont trompées comme les autres. M. Sabatier déteste les vaines fictions. L’idée maîtresse de son livre est que les hommes d’Église, ont beau prodiguer aux saints leurs respects et leurs hommages, il y a presque toujours entre eux un antagonisme secret ou déclaré. Le prophète, l’inspiré, le nabi donne fatalement de l’ombrage au prêtre, dont ce révolutionnaire trouble la quiétude et amoindrit l’autorité. Le prêtre se voit-il vaincu par le prophète, il recourt à la ruse : « Il le prend sous sa protection, il jette sur ses épaules la chasuble sacerdotale. Les jours s’écoulent, les années passent, et le moment vient où la foule distraite ne distingue plus entre eux et finit par voir dans les saints une émanation du clergé. » François d’Assise fut le saint par excellence du moyen âge, le pur théodidacte, ne devant rien ni au sacerdoce ni à l’école, et il refusa toujours de recevoir la prêtrise. Rome, qu’il inquiétait, le combla de ses faveurs pour le tenir dans sa dépendance et lui arracher des concessions. Par reconnaissance des bienfaits, il se rendit le prisonnier des politiques qui appliquaient aux choses saintes la sagesse du monde, et ce fut là sa grande douleur. Cette alouette, qui aimait à pointer vers le ciel. n’était pas un oiseau de cage. Telle est la thèse de M. Sabatier, et il produit plus d’une preuve et d’une pièce à l’appui ; mais il importe de ne rien exagérer.

M. Sabatier est le premier à convenir que François fut toujours un fils soumis de l’Église et professa pour les prêtres un profond respect. « Ils sont les pasteurs, disait-il, et ils ont été divinement préposés à la confection et à l’administration des vénérables sacremens… Pour moi, si je rencontrais en même temps un saint descendu du ciel, et un pauvre prêtre, ce serait le prêtre dont j’irais d’abord baiser les mains. Je dirais au saint, fût-ce saint Laurent lui-même : « Permettez, saint Laurent, les mains de cet homme touchent au Verbe de vie, elles ont acquis une dignité plus qu’humaine. » Il a persévéré dans ces sentimens jusqu’à la fin. Peut-être avait-il plus de peine à respecter les théologiens et les docteurs, il les craignait plus qu’il ne les aimait ; il ne laissait pas d’engager ses frères à les considérer, eux aussi, « comme les ministres du grand roi. »

Tour à tour il faisait des concessions ou il opposait aux politiques d’invincibles résistances. Il n’ignorait pas qu’en imposant à ses moines l’observance rigoureuse d’une règle qui les condamnait à la pauvreté absolue, il se condamnait lui-même à passer pour un utopiste, que Rome, tout en le caressant, l’accusait de poursuivre une chimère. On le lui avait fait sentir, on l’engageait à s’en tenir à l’une des règles existantes ; il s’y refusa toujours ; il savait que les demi-pauvres sont souvent plus riches que les riches. En revanche, comme on désirait « qu’il fût du for de l’église, » il consentit à recevoir la tonsure et, par le commandement exprès du Saint-Père, il se laissa ordonner diacre. Il cédait sur les accessoires, sur les incidens, pourvu qu’on ne touchât au principal.

Ce fou avait dans l’occasion un merveilleux bon sens, une finesse de perception tout italienne, et cet idéaliste, quand il le fallait, se prêtait aux sages tempéramens. Il l’avait bien prouvé en créant le tiers-ordre. On avait pu le soupçonner de vouloir imposer à tout le monde les austérités de la vie apostolique ; il n’en était rien. Celui qui de ses mains faisait des nids aux colombes, et les invitait à multiplier sous le regard de Dieu, n’a jamais condamné ni la famille ni le mariage, et s’il ne voulait rien posséder, s’il exigeait de ceux qui entraient dans l’ordre des Mineurs qu’ils vendissent tout leur bien et le distribuassent aux pauvres, il admettait sans peine que ceux qui restaient dans le siècle fussent de bons chrétiens pourvu qu’ils prissent sur leurs plaisirs pour venir en aide aux misérables, « et que fermant leur cœur à la haine, ils l’ouvrissent aux malades, aux abandonnés. » Voilà ce qu’il exigeait des tertiaires. Il exigeait beaucoup plus de saint François, mais toute sa vie il mesura le vent à la brebis, et il pensait que Lucchesio, qui selon la tradition fut le premier frère de la Pénitence, avait rempli tout son devoir en ne distribuant aux pauvres que son superflu et en conservant sa maison avec un jardin et un âne. S’il haïssait la richesse, il ne haïssait point les riches : « Que tous les frères, est-il dit dans le chapitre II de la Règle, soient vêtus d’habits pauvres, et qu’ils les puissent rapiécer de sacs et autres pièces, avec la bénédiction de Dieu. Je les avertis, je les exhorte à ne pas mépriser ni juger les hommes qu’ils verront vêtus mollement, portant des habits de couleur, et usant d’alimens et de breuvages délicats ; mais plutôt que chacun se juge et se méprise soi-même ! »

Le même bon sens qui l’avait guidé dans l’institution du tiers-ordre, lui conseilla de demander à la papauté la consécration de son œuvre et un secours dont il ne pouvait se passer. Des contemplatifs, des ermites ont le droit de se gouverner comme ils l’entendent ; ils n’ont besoin de personne. Mais François avait fondé un ordre de prédicateurs et de missionnaires, et il ne serait arrivé à rien si le Saint-Siège lui avait refusé son assistance ; elle lui était nécessaire pour triompher de la jalousie et du mauvais vouloir des prêtres séculiers, qui lui interdisaient de prêcher dans leurs églises ; elle lui était plus nécessaire encore quand il envoyait ses frères en mission dans les pays étrangers. S’il fut ordonné diacre malgré lui, ce fut sans doute de son propre mouvement et de son plein gré qu’il demanda qu’un cardinal devint le protecteur, le patron des Franciscains. Sûrement il lui en coûta ; il lui parut dur d’aimer la souveraine perfection et d’avoir à compter avec les arguties ou les défaillances des imparfaits. Il savait que les protections s’achètent par des sacrifices, que l’homme qui reçoit doit se tenir prêt à donner, qu’on ne fait rien pour rien, que toutes les affaires de ce monde sont des marchés.

On s’est étonné que jusqu’à la fin il ait vécu en paix avec son vicaire général, frère Élie, et avec le cardinal Hugolin, qui l’un et l’autre travaillaient sourdement a mitiger la règle. La paix était pour lui le premier des biens ; mais s’il fut indulgent aux personnes, jamais il ne transigea sur les principes. Il faut accorder à son dernier biographe que son testament eut le caractère d’une protestation.

Il y déclare fièrement « que personne ne lui a montré ce qu’il avait à faire, que c’est le Très-Haut lui-même qui lui a révélé comment il faut s’y prendre pour se conformer au saint Évangile. » Il y déclare aussi, une fois de plus, que les frères doivent vivre uniquement du travail de leurs mains et, dans leurs nécessités, demander l’aumône de porte en porte. « Je leur interdis par obéissance, dit-il encore, en quelque endroit qu’ils se trouvent, de solliciter aucune bulle en cour de Rome. » Et il ajoute : « J’interdis à tous les frères, clercs ou laïques, d’introduire des gloses dans la règle ou dans ce testament, sous prétexte de l’expliquer. » Quatre ans après sa mort, le 28 septembre 1230, Hugolin, devenu Grégoire IX, interprétait solennellement la règle et dispensait les frères d’observer le testament. « Ainsi soutenus par la papauté, dit M. Sabatier, les frères de la commune observance firent durement expier aux zelanti leur attachement aux dernières volontés de François. Césaire de Spire mourut des violences du frère préposé à sa garde ; le premier disciple, Bernard de Quintavalle, traqué comme une bête fauve, passa deux ans dans les forêts de Monte-Safro, caché par un bûcheron ; les autres premiers compagnons qui ne parvinrent pas à s’enfuir eurent à subir les plus durs traitemens : le testament fut confisqué et détruit, on alla jusqu’à le brûler sur la tête d’un frère qui s’obstinait à vouloir l’observer. »

François d’Assise fut le plus sincère des hommes, et il a donné au monde un grand spectacle en poussant l’esprit de conséquence jusqu’à l’héroïsme. On ne saurait lire une page quelconque de son histoire sans se dégoûter à jamais des faux mystiques, qui prêchent et ne pratiquent pas, qui comptent avec le monde et s’arrangent avec leur conscience, qui voient tout en Dieu sans jamais se perdre de vue, eux, leurs intérêts et leurs affaires. À l’âge de vingt-sept ans, après une jeunesse donnée aux plaisirs, il avait entendu un célébrant réciter ces paroles du Christ à ses disciples : « N’ayez ni or ni argent, ni monnaie dans votre bourse, ni sac pour le voyage, ni deux habits, ni souliers, ni bâton. » — « Voilà ce que je cherchais depuis longtemps ! » s’écria-t-il dans un transport de joie, et à peine sorti de l’église, il jeta loin de lui avec horreur son bâton, ses souliers et sa bourse. Tel il avait été à ses débuts, tel il demeura jusqu’à son dernier soupir. D’autres saints ont vécu comme lui dans les privations et le dépouillement ; mais ce qui le distingue entre tous, c’est que lui seul a aimé passionnément la pauvreté, et qu’il en fit ses délices. Peu de temps avant sa conversion, ses amis, le trouvant agité et rêveur, lui dirent un jour : « Ah ! vous êtes amoureux, vous songez à prendre femme. — Vous l’avez dit, avait-il répondu, et la femme que je dois épouser est la plus noble, la plus riche, la plus belle que vous ayez jamais vue. » Cette femme aussi riche que belle était « Madame la Pauvreté, » et les sentimens qu’elle lui inspirait étaient ceux qu’éprouve un chevalier pour la dame de ses pensées.

Il avait plus d’une raison pour se dévouer à son service. Il pensait que les disciples d’un Dieu qui a souffert doivent apprendre à souffrir comme lui. Son frère Angelo, qui ne croyait pas à sa mission, l’ayant aperçu un jour grelottant dans son habit d’ermite, dit à l’ami qui l’accompagnait : « Prie donc François de te vendre pour quelques sous de sueur ! — Oh ! je la vendrai à Dieu plus cher que cela ! » répliqua-t-il vivement. Il disait aussi : « Veux-tu gagner le ciel ? On y monte plus vite d’une chaumière que d’un palais. » Mais il aurait dû ajouter que ce qu’il cherchait et trouvait dans la pauvreté absolue, c’était la paix et le bonheur. Il persuadait sans peine à ses disciples que les austérités ascétiques et la mortification sont le meilleur moyen de s’assurer une immortalité bienheureuse ; mais il tâchait en vain de les convaincre qu’il n’est rien de tel pour se rendre heureux ici-bas. Il avait connu le monde, ses assujettissemens et ses charges, et le monde lui apparaissait comme une prison, son dénûment volontaire comme une délivrance. Il a porté jusqu’à la haine le dégoût de la propriété. Il avait découvert qu’elle est une servitude, que, pour s’appartenir, il faut ne rien avoir, et qu’on jouit de tout quand on ne possède rien. Voilà vraiment ce qui fit de lui un homme unique.

Entre Chiusi et Radicofani, à une heure de marche du village de Sartiano, dans une cabane qu’on lui avait préparée, il fut en proie toute une nuit, c’est Celano qui le raconte, aux plus violens combats intérieurs. Des doutes lui étaient venus. Quel est le saint qui n’ait jamais douté de lui-même ? Il se demandait s’il n’avait pas exagéré l’ascétisme, si c’était bien Dieu qui lui avait conseillé de préférer la croix et sa folie aux innocentes douceurs de la vie de famille. On était en hiver ; il sortit, ramassa la neige à pleines mains et en fit sept figurines, qu’il considéra longtemps : « Regarde bien, se disait-il, cette grande, c’est ta femme ; ces deux-ci sont tes fils, ces deux-là sont tes filles, et les deux autres le domestique et la servante, car il faut cela pour les besoins d’une maison. Allons, travaille, il faut les vêtir tous, ils meurent de froid. » Cette vision le consola, il rentra dans sa cabane fermement convaincu qu’il avait choisi la bonne part, qu’il avait mis son âme en liberté, et qu’il faut être libre pour être heureux.

La pauvreté faisait sa joie, et la joie était pour lui la plus divine des vertus. Il aurait voulu que ses disciples se réjouissent comme lui ; rien ne lui déplaisait plus que les figures allongées et tristes : « Si tu as quelque faute à déplorer, regrette-la dans ta cellule, mais ici, dans la société de tes frères, prends leur visage et leur ton… Que les frères évitent de se montrer jamais sombres, tristes comme les hypocrites, et le front chargé de nuages ! Qu’on les trouve, en tout temps, joyeux dans le Seigneur, aimables, gais et gracieux comme il convient ! » Il en parlait à son aise ; la joie ne se commande pas, et ses frères auraient pu lui répondre : « Homme sans pareil, donnez-nous un peu de votre âme, et tâchez de nous refaire à votre image ! » Aussi ne puis-je m’associer aux colères de M. Sabatier contre la curie romaine et les partisans de la règle mitigée. Italiens blanchis dans les affaires, les papes, dont François eut tour à tour à se plaindre ou à se louer, avaient pour principe que quiconque veut gouverner les hommes doit concilier la fermeté avec la diplomatie et sacrifier quelquefois à la prudence. Peut-on leur faire un crime d’avoir pensé qu’il y avait dans ce saint quelque chose d’incommunicable, que la mystérieuse alchimie par laquelle il transmuait les douleurs en joies n’était pas une science qui pût s’apprendre, que ses frères n’auraient jamais le secret, et que pour assurer l’avenir de l’ordre, il fallait adoucir une règle qui excédait et forçait la commune nature ?

Le cardinal Hugolin, qui avait l’esprit fort délié, connaissait trop saint François pour ignorer qu’il avait sur tous ses frères un avantage dont il ne pouvait leur faire part, qu’il était né avec une âme d’artiste et de poète, et que les poètes sont de tous les hommes ceux qui ont le plus de talent pour jouir sans posséder et pour sauver, par de séduisantes broderies, le fond triste d’une vie dépouillée et nue. Avant sa conversion, il aimait à s’égarer dans les replis de la montagne d’Assise, et, comme le dit Celano, « il se délectait de la beauté des champs, de l’aménité des vignes et de tout ce qui s’offrait à ses yeux. » Plus tard, il exigera que tous les couvens de l’ordre aient un petit jardin, dont les fleurs donneront à leurs habitans « un avant-goût des suavités éternelles. » Quelques mois avant sa mort, il composera le Cantique du soleil : « Loué soit Dieu, mon Seigneur, avec toutes les créatures, singulièrement avec notre frère, messire le Soleil, qui nous donne le jour et la lumière !… Loué soit mon Seigneur pour notre sœur la Lune et pour les étoiles ! Vous les avez formées dans le ciel claires et belles… Loué soit notre Seigneur pour notre mère la Terre qui nous soutient et nous nourrit ; elle enfante et les fruits, et les herbes, et les fleurs colorées ! »

Ce singulier ascète avait l’amour de tout ce qui enchante la vie, de tout ce qui charme les yeux et les oreilles, et l’homme qui aspirait à renouveler dans son corps la passion du Christ, conversait avec les hirondelles et bénissait les alouettes. Tout au contraire des hérétiques de son temps, des Cathares, qui méprisaient la matière et la tenaient pour le principe du mal, il retrouvait l’invisible dans ce qui se voit et l’immuable dans les choses qui passent ; il adorait le divin sous toutes ses formes, il se sentait en communion avec tous les êtres, et, en vrai platonicien, « il se faisait de toute créature un degré pour remonter à Dieu. » On lit dans les Fioretti qu’il arriva un jour dans une bourgade, en compagnie de frère Masseo, qui avait grand’faim, qu’après avoir quêté ils se rejoignirent, hors de la ville, dans un lieu ombragé où se trouvait, près d’une source limpide, une belle et large pierre. François poussa un cri de joie : « Oh ! frère Masseo, quel trésor ! » À quoi Masseo, qui n’avait pas des yeux de poète, répondit : « Père, comment peux-tu parler de trésor ? Je ne vois ici ni nappe, ni couteau, ni écuelle, ni maison, ni table, ni serviteur, ni servante. — Et voilà justement notre trésor, répliqua-t-il. Cette pierre si belle, cette fontaine si claire, tout nous est fourni par la Providence, Dieu lui-même s’est mis à notre service. » Encore un coup, le cardinal Hugolin mérite-t-il un blâme sévère pour avoir cru que le Poverello était plus admirable qu’imitable, que lorsqu’on donne des lois à un ordre destiné à se répandre sur toute la terre, il est bon de songer aux Masseo que les belles pierres et les eaux limpides ne consolent de rien ?

Si François d’Assise fut le plus conséquent de tous les apôtres monastiques, il fut aussi le plus humain, celui qui a pour nous le plus de séduction et d’attrait. Jamais âme ne fut plus souple et plus riche en contrastes. Ce visionnaire, qui fut si souvent ravi en extase, avait un exquis naturel, une bienheureuse simplicité, qui faisait dire à Celano « que, plus saint que les saints, au milieu des pécheurs, il était comme l’un d’eux. » C’est le secret de son charme, auquel n’ont résisté ni les philosophes ni tel théologien rationaliste. Il en est de lui comme du livre de l’Imitation, où les hommes les plus opposés d’idées et d’opinions trouvent leur pâture, et qui était cher au fondateur du positivisme. Pour goûter passionnément ce livre, comme pour admirer les actes et les paroles de ce saint, il n’est pas nécessaire de croire ; il suffit d’avoir vécu, aimé et souffert.


G. VALBERT.

  1. Histoire de Saint François d’Assise, par l’abbé Le Monnier. 2 vol. in-8o, Paris. 1890.
  2. Vie de saint François d’Assise, par Paul Sabatier, Paris, 1893, Librairie Fischbacher.