Saint Paul et la formation du christianisme

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Saint Paul et la formation du christianisme
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. 877-904).
SAINT PAUL
ET
LA FONDATION DU CHRISTIANISME

Saint Paul, par M. Ernest Renan, 1 vol. in-8o, 1869.

Le lendemain de la mort de Jésus, ni le gouvernement de Tibère, ni la police satisfaite des Juifs, ni la foi quelque peu troublée des compagnons de l’humble victime, ne se doutaient qu’une religion nouvelle était née. Le christianisme semblait sortir de terre quand Néron le frappa l’an 64. Depuis près de trente ans, comme ces fleuves que le sable boit près de la source et qui coulent sans bruit sous le sol, il vivait sourdement, et dans son progrès continu étendait de toutes parts ses mille bras. Les historiens contemporains n’ont pas connu les insaisissables mouvemens qui agitaient les couches inférieures de la société ou ont dédaigné d’en fixer la trace. C’est l’honneur de notre siècle d’avoir découvert qu’il y a plus de poésie, plus de grandeur et de véritable intérêt dans l’histoire des idées et des croyances que dans celle des expéditions militaires, et que la civilisation a plus gagné aux grandes et pacifiques effusions d’idées qu’aux chocs des peuples et aux duels des conquérans.

En mourant, Jésus laissait après lui une petite famille d’amis et de disciples fidèles. De tous, on pouvait dire qu’ils s’étaient moins donnés à une doctrine qu’à un maître. Après qu’ils l’eurent perdu, les uns allèrent ensevelir en Galilée le souvenir de ce temps délicieux pendant lequel ils avaient vécu comme dans un rêve, près de lui, tout en lui, et vieillirent doucement dans l’attente du retour prochain du Seigneur, Les autres installèrent à Jérusalem, auprès du temple, dont aucun n’était encore détaché, une petite société dont le seul dogme était la foi en Jésus le Messie, qu’ils avaient vu en sa chair et qu’ils espéraient revoir en sa gloire, — le seul signe d’initiation le baptême, — le seul rite de fraternels et simples banquets de commémoration. Les seules pratiques disiinctives étaient le culte de la pauvreté en commun, le sacrifice de ses biens et de sa personne pour le soulagement des misérables. Les premières recrues furent quelques Juifs pieux ou des prosélytes, petit monde aux yeux des orthodoxes de vieille race.

L’esprit de Jésus était là ; mais y pouvait-on voir le christianisme ? Il était bien sans doute que quelques hommes, unis au nom d’une sainte mémoire, donnassent l’exemple de la pauvreté volontaire, de l’abnégation, et ouvrissent à tous les malheureux les consolations fécondes de la vie intérieure : mais une pareille association semblait encore avoir peu d’avenir. Les circonstances et chez quelques-uns des disciples du lendemain une hardiesse inconnue aux disciples de la veille élargirent et transformèrent la communauté.

Les chefs de l’orthodoxie juive, jaloux à l’excès de l’unité, très défians à l’endroit des mouvemens et des prédications populaires, prirent l’alarme et employèrent les voies de rigueur. Pierre et Jean furent mis en prison, battus de verges, cruellement menacés, s’ils ne restaient en repos. Étienne fut lapidé. C’est la première rencontre du christianisme avec le pouvoir et la première persécution. Il convient de remarquer qu’elle n’est pas à la charge de Rome. Les violences dispersèrent la secte nouvelle sans étouffer ni la foi ni l’ardeur de ses membres. On porta l’Évangile en Samarie, C’était montrer qu’on faisait bon marché des haines séculaires d’Israël. L’action individuelle, plus vive et surtout plus libre, remplaça l’action commune. Pendant que les apôtres, obéissant, suivant une tradition, à la parole du maître, restaient à Jérusalem, quelque peu entravés sans doute par la surveillance des autorités religieuses, de simples fidèles, soustraits par la force des choses à la direction des douze et ne prenant conseil que de leur foi, couraient les provinces voisines, poussaient jusqu’en Syrie, recrutant çà et là des adhérens à la doctrine de Jésus.

Parmi ces ouvriers de bonne volonté et ces intrépides voyageurs qui travaillèrent si puissamment à jeter la semence chrétienne dans le monde, Paul de Tarse tient une place à part. On l’appelle l’apôtre des gentils. S’il n’a pas fait le christianisme, il a fondé, il a commence la société chrétienne. Comparé aux douze, il semble avoir peu d’autorité. Il n’a pas connu Jésus, il n’a pas entendu sa parole. Cette infériorité, il la compense par une ardeur de prosélytisme extraordinaire, par un dévoûment sans bornes à la cause qu’il a embrassée, par une intelligence de la doctrine nouvelle et une largeur de vues merveilleuses, par l’union en sa personne de l’âme du prophète et du bon sens du moraliste, par un esprit d’effusion et de hardiesse sans lequel il est peut-être permis de dire que la foi nouvelle n’eût pas dépassé l’étroite enceinte des synagogues. Auprès des disciples galiléens, Paul est un lettré. Il est né dans un centre de culture très raffinée. Il a été nourri dans l’étude de la loi à l’école d’un des maîtres les plus illustres du temps, et les exercices arides de la scolastique pharisienne n’ont pas éteint le feu dont son âme est faite. Il était à Jérusalem lorsqu’eut lieu l’exécution d’Etienne, et alors il se signala par sa violence. Son zèle contre les sectaires allait au point qu’il sollicita du sanhédrin une commission d’inquisiteur à Damas. C’est en se rendant dans cette ville qu’il reçut le coup de foudre, fut illuminé, et embrassa la foi qu’il allait combattre, il sera désormais le plus ardent des missionnaires, le plus libre et en même temps le plus impérieux interprète de l’Evangile.

M. Renan, dans ses Apôtres, nous a raconté la conversion de Paul et les premiers temps qui suivirent. C’est la partie la plus obscure de sa vie. On sait qu’il demeura trois années dans le Hauran, fit une apparition de quelques jours à Jérusalem, séjourna en Cilicie, et pendant un an ou deux en Syrie et à Antioche. On n’a pas oublié la forte et vivante peinture que M. Renan a faite de cette ville, dont le rôle est capital à l’âge apostolique. Jérusalem, qui a vu mourir Jésus et garde son tombeau vide, restera pour les fidèles jusqu’aux environs de l’an 70 la ville sainte, l’église-mère et comme le siège vénéré de l’amphictyonie chrétienne. Antioche, grande ville populeuse, mêlée, sans patriotisme ni noblesse, avec ses Asiatiques corrompus et superstitieux, ses Grecs de tout métier, ses Juifs tolérans, amis des étrangers, moins étroitement liés par les traditions et les scrupules nationaux que ceux de Palestine, devient le foyer du christianisme actif, militant et cosmopolite. Quel moment fut plus propice? La civilisation et la conquête ont fait leur œuvre. La philosophie, sans avoir pénétré les âmes, les a préparées. Les institutions locales sont partout énervées, les mœurs adoucies jusqu’à l’amollissement, la confusion religieuse extrême, le goût des croyances et des pratiques orientales universel, la tolérance des pouvoirs publics en matière religieuse fort large. La paix et l’unité romaine fraient la voie à une vaste propagande. Les Juifs, qui ont des synagogues ou des oratoires dans la plupart des villes de l’empire, et dont le prosélytisme discret a déjà entamé la société païenne, offrent aux porteurs de l’Évangile des points d’attaque pour l’invasion et la conquête pacifique du monde, et en même temps, parmi leurs disciples répandus en tous lieux, un terrain tout prêt et comme des chrétiens presque ébauchés.

À ce moment, saint Paul entre dans le plein jour de l’histoire. Le nouvel ouvrage de M. Ernest Renan le prend au moment où il commence avec deux compagnons son premier voyage apostolique, et le conduit jusqu’au milieu de l’an 61, époque où il arrive à Rome prisonnier et appelant au tribunal de césar. Dans l’histoire entière du christianisme, ces seize années (45-61) sont celles qui comptent le plus, et qui furent les plus décisives. Elles ont consacré l’œuvre de Jésus. Ce sont aussi dans l’histoire des origines chrétiennes les années les mieux connues. Saint Paul les remplit, et leur histoire, c’est sa propre histoire. Les deux bouts de la carrière de Paul sont plongés dans l’obscurité. Nous ne savons rien de lui jusqu’à l’année de sa conversion; nous en sommes réduits à quelques vagues indications pour les temps qui suivent jusqu’à sa première mission. De même, à partir de son arrivée à Rome, il semble se perdre et disparaître dans la confusion de la grande cité. La chronologie permet seulement de le suivre jusqu’aux approches de la sanglante tragédie de l’an 64. S’il fut donc jamais légitime de désigner par un nom propre une période historique, celle que parcourt M. Ernest Renan dans son récent ouvrage, petite par la durée, plus pleine que bien des siècles si l’on pèse les événemens, est justement nommée par le grand nom qui sert de titre au troisième volume des Origines du Christianisme. La pensée chrétienne compte à ce moment de nombreux interprètes, bien que nous n’en connaissions que quelques-uns. Chaque disciple est un instrument de propagande, et les plus passifs même sont comme des échos qui renvoient en tous les sens la parole reçue. Chaque fidèle porte partout avec lui la contagion de sa foi. Qui le premier prononça le nom du Christ à Chypre, à Antioche, à Éphèse, à Corinthe, et en Italie à Pouzzoles et à Rome? Ce ne fut ni saint Pierre ni saint Paul, entre lesquels la tradition partage si injustement l’honneur d’avoir conquis le monde à l’Évangile, ce fut quelque humble disciple sans nom pour ses contemporains comme pour nous, quelque obscur artisan comme cet Aquila que Paul trouve à Corinthe quand il y met le pied pour la première fois. Tout enthousiasme est communicatif. Aux époques de fermentation et d’éclosion religieuse, la propagande est partout. La foi vraie brûle de se répandre. Le cœur déborde, les lèvres s’ouvrent d’elles-mêmes. L’esprit souffle sur les petits comme sur les grands, égale presque la bonne volonté au génie, inspire à tous les paroles persuasives et transforme les femmes les plus timides en missionnaires. On sait quels phénomènes d’exaltation et de délire sacré se produisaient dans les premières réunions des fidèles. La prophétie surabondait. Les transports extatiques arrachaient aux âmes des paroles indistinctes, des soupirs, des cris, des sanglots. Une sorte de folie divine courait sur l’assemblée. On se serait cru au milieu de gens ivres ou de possédés. C’est ce qu’on a appelé la descente de l’Esprit et le don des langues. Ces crises nerveuses, qui se manifestèrent pour la première fois dans une chambre haute de Jérusalem, quelques semaines après la mort de Jésus, et qui étaient fréquentes encore au temps de saint Paul, nous permettent de juger de l’état des âmes et de l’extraordinaire besoin d’épanchement qui les devait posséder. On peut comprendre par là que la foi chrétienne compta au commencement autant d’initiateurs que de disciples. Paul cependant brille entre tous. Après le divin fondateur, qui est hors de pair, nul ne contribua autant que lui à la diffusion et à l’établissement de l’œuvre nouvelle; nul ne la conçut aussi plus largement.


I.

Le Saint Paul de M. Ernest Renan est un livre dont plusieurs détails pourront être contestés, mais dont la forte construction ne sera pas ébranlée. L’impression générale qu’on recueille de ce remarquable ouvrage est la satisfaction de trouver, au lieu de froides abstractions, le sentiment de la réalité et de la vie. Tout y est animé, la nature et les personnes. Les descriptions de lieux, quand l’auteur s’arrête à les esquisser, prennent sous sa plume un charme et un relief étonnans. On y devine l’émotion née du spectacle et du contact des choses. On sent que M. Renan est allé chercher dans les pays mêmes où Paul a vécu les traces de ses pas. Le temps et plus encore les révolutions politiques ont tout changé dans ces lieux qui furent le berceau de la civilisation et de la foi modernes. En plus d’un endroit, les ruines mêmes des cités antiques ont péri. L’inviolable nature a seule gardé sa jeunesse, et à qui sait la voir et l’entendre comme M. Renan, elle fournit des traits d’un grand prix; mais ce n’est là que le cadre du tableau. On a un plaisir plus vif encore à y voir agir des personnages animés d’une vraie vie humaine. Les acteurs que M. Renan met en scène, plus grands ou meilleurs que nous, sont cependant nos semblables. Chacun a son caractère, sa physionomie, ses passions et ses préjugés. Les querelles, les aigres disputes, les intrigues, ont place parmi ces hommes, excellens sans doute et pleinement désintéressés, mais dont l’intelligence et les vues n’ont pas même largeur, et qui ne comprennent pas de la même manière la doctrine dont ils sont les gardiens et les hérauts. Le Jésus de M. Renan paraissait à plusieurs suspendu entre ciel et terre. Il semblait qu’au point de vue de l’histoire, qui ne connaît que les choses humaines, il ne fût pas assez homme, assez homme de son pays et de son temps, et portât sous l’habit d’un « jeune villageois » une âme trop séraphique. Ici les têtes sont sans auréole, et l’atmosphère où se meuvent les personnages n’est pas différente de la nôtre. Paul n’est plus ce fier et beau chevalier que la statuaire se plaît à représenter la main appuyée sur l’épée de combat comme un des preux de Charlemagne. C’était un petit Juif, chétif, malingre, chauve, aux genoux cagneux, avec un nez d’aigle sous une ligne continue d’épais sourcils ; dans ce corps misérable habitait une âme violente et douce à la fois, pleine de fougue et d’onction, irritable à l’excès et prompte à l’ironie la plus amère, mais en même temps dévouée jusqu’à l’abnégation, droite et revenant facilement. De même Pierre et Jacques sont de plain-pied avec notre humanité. Les contours indécis et mollement baignés dans un bleu tendre ont disparu ; tous les traits sont nettement marqués. Le crayon, sans cesser d’être délicat, est plus ferme. La rêverie y trouve moins son compte, la raison est plus satisfaite. Au reste, M. Renan procède non par portraits achevés en une fois et d’un seul coup, mais par touches successives, de telle sorte que les figures s’éclairent, se complètent et se fixent à mesure qu’on avance dans son histoire.

M. Ernest Renan fait précéder son récit d’une introduction intitulée Critique des documens originaux. Ces documens, comme on sait, sont les seize derniers chapitres du livre des Actes des Apôtres, où il n’est guère question que de saint Paul, et les Epitres de ce dernier. Peut-être quelques critiques plus radicaux, tout en admettant que les seize derniers chapitres des Actes ont plus de valeur que les douze premiers, allègueront-ils qu’il est difficile d’accorder qu’une moitié de l’ouvrage soit presque entièrement légendaire et l’autre presque entièrement historique ; l’ouvrage en somme est d’une même main ; l’unité n’y peut être scindée d’une manière aussi tranchée. Si le commencement trahit un parti-pris d’édification à outrance, ce parti-pris est visible aussi à la fin, dans tout ce qui n’est pas pur récit et jusque dans certains faits imaginés ou modifiés à dessein. Quant à la critique des Epîtres de saint Paul, elle est un modèle de discussion lumineuse et serrée. M. Renan y établit que, des treize épîtres dont l’apôtre se déclare lui-même l’auteur dans la première phrase de chacune, l’Epitre aux Ephésiens est fort douteuse, bien qu’elle puisse être regardée comme un monument contemporain ou d’une date très voisine, les deux Epîtres à Timothée et l’Epitre à Tite sont décidément apocryphes. Les raisons par lesquelles il combat l’authenticité de ces trois lettres dites pastorales nous paraissent absolument sans réplique. M. Renan n’a rien dit d’autres pièces, comme les Homélies et les Reconnaissances du pseudo-Clément, dont il a fait çà et là un juste usage. Une discussion sur l’âge et le caractère de cette étrange littérature clémentine eût pourtant été intéressante.

Le Saint Paul s’ouvre au moment où l’apôtre, portant avec lui le christianisme et sa fortune, s’embarque à Séleucie, le port d’Antioche, avec Barnabé et Jean-Marc pour attaquer l’Occident. C’est aux villes qu’ils se rendent. Dans les campagnes, la tradition a de trop fortes racines, les besoins religieux n’engendrent ni mysticisme ni rêverie, et les cérémonies des aïeux suffisent à les satisfaire; puis les Juifs ont des colonies ou des ghetto dans tous les centres populeux, et l’hospitalité cordiale qu’ils offrent à leurs compatriotes étrangers assure aux missionnaires un point d’appui précieux. A qui s’adresser d’abord, si ce n’est aux Juifs? Ne sont-ils pas de la même famille religieuse, n’ont-ils pas les mêmes livres sacrés, la même éducation, les mêmes habitudes d’esprit? Sans parler de la primauté d’Israël sur les gentils, que Jésus avait attestée et que tous ses disciples à cette heure reconnaissaient sans conteste, c’était comme une nécessité de situation d’aller d’abord à ceux avec qui on avait tant d’idées communes. C’est ce que Paul fit partout. Sans descendre jusqu’aux purs païens, philosophes ou politiques, avec qui on n’avait nul point de contact et qu’on n’avait guère chance de gagner, la matière sur laquelle les missionnaires pouvaient travailler fructueusement ne manquait pas. Entre les Juifs orthodoxes et les païens entêtés, les deux classes où la propagande chrétienne eut le moins de prise, il y avait les prosélytes juifs, les gens « craignant Dieu, » ensuite toute une masse confuse de bonnes âmes fatiguées des pompes bruyantes et vides de la religion commune, portées par le naturel effort d’une conscience pure à chercher un idéal au-delà du monde, et inclinant déjà vers un monothéisme plus ou moins décidé. C’est dans ce milieu obscur et un peu trouble que le christianisme se recrutera presque exclusivement pendant les deux premiers siècles.

La carrière apostolique de Paul se résume en trois voyages circulaires dont le rayon s’est étendu chaque fois un peu plus vers l’occident et le nord. Le point de départ, ainsi que le point d’arrivée, est constamment Antioche. Après chacune de ces courses, le livre des Actes ramène Paul à Jérusalem, comme s’il eût eu besoin de se retremper et de fortifier son autorité auprès des douze. Il est certain que c’est là que sa carrière vint échouer, mais on peut douter qu’il y soit allé si souvent. Antioche était la ville de son cœur et comme sa patrie d’adoption. C’est là qu’il avait trouvé sa voie, là que résidaient ses plus vieux amis et ses premiers disciples. Il y revenait leur conter ses luttes et ses succès, chercher auprès d’eux le soutien dont les âmes les plus fermes ont besoin. Dans sa première mission, l’apôtre visita la partie méridionale de l’Asie-Mineure, et fonda ses premières églises de gentils, les églises des Galates, comme il les appelait; dans la seconde, il poussa jusqu’en Macédoine et mit le pied sur le sol grec; dans la troisième, il fit pénétrer l’Évangile dans le centre de l’Asie-Mineure. Les épisodes de ces pacifiques expéditions sont en général peu variés. M. Renan, grâce à la magie de son style, aux détails pittoresques dont il entremêle son récit, aux vives et délicates peintures des pays et des caractères, a su donner à cette odyssée, forcément aride et monotone sous une autre plume, l’intérêt d’un roman.

Il y avait alors comme un universel besoin d’échanger ses idées. La philosophie avait dès longtemps perdu toute force d’invention; mais dans le domaine de la morale pratique elle aspirait à sortir des écoles, à se répandre, à interpréter la religion commune ou à se substituer à elle. Apollonius de Tyane courait l’Orient et l’Occident, enseignant la foule du haut des degrés des temples : Dion Chrysostome, Euphrate de Tyr, Plutarque, donnaient çà et là des séances de beau langage et de bonne morale. Musonius Rufus prêchait même à l’armée. Plus d’un de ces beaux esprits et de ces moralistes nomades put se croiser avec saint Paul. Lequel d’entre eux, en voyant ce pauvre artisan, ou en entendant ce sophiste d’une nouvelle espèce, ce parleur de foire, comme on disait à Athènes, pouvait imaginer qu’il portât dans sa besace les destinées de la civilisation? «Il ne faut pas, dit M. Renan, se représenter ces voyages comme ceux d’un François-Xavier ou d’un Livingstone, soutenus par de riches associations. Les apôtres ressemblaient bien plus à des ouvriers socialistes répandant leurs idées de cabaret en cabaret qu’aux missionnaires des temps modernes. Leur métier était resté pour eux une nécessité; ils étaient obligés de s’arrêter pour l’exercer. De là des retards, des mortes-saisons, mille pertes de temps. »

Si Dion parlait en inspiré, si Apollonius était précédé d’une réputation de thaumaturge, Paul aussi, paraît-il, ne refusait pas les prodiges à la crédulité de ses auditeurs. Il fallait frapper l’imagination populaire; on n’avait de succès qu’à ce prix. Pierre et Simon, suivant la tradition, faisaient assaut de miracles; de même à Néa-Paphos, Paul et le sorcier Barjésu se livrèrent à un tournoi de thaumaturgie en présence du gouverneur de l’île, Sergius Paulus. Plus tard, à Éphèse, Paul inspira une telle confiance dans ses formules que nombre de païens brûlèrent leurs livres de magie. Pour qui connaît le milieu où opérait saint Paul, ce qui paraîtrait surprenant, ce serait sans doute qu’il n’eût pas fait de miracle, c’est-à-dire qu’on ne lui en eût pas prêté. L’apôtre trouvait partout du reste une très vive résistance de la part des Juifs orthodoxes. Voici comment les choses se passaient d’ordinaire, Paul arrive dans une ville nouvelle, se rend le jour du sabbat à la synagogue ou à l’oratoire, et prêche aux Juifs assemblés le mystère de Jésus. Divers sentimens se partagent les auditeurs. L’étonnement et une curiosité sympathique s’éveillent chez les uns, le scrupule et la défiance chez les autres. L’apôtre revient à la charge les samedis suivans. Les passions s’avivent et s’exaltent, les scrupules se tournent en scandale et en colère; Paul persiste. L’opposition l’irrite et donne à sa parole l’âpreté de la menace et comme l’accent des vieux prophètes. Deux partis se forment. Quelques-uns se sont sentis touchés au cœur, le plus grand nombre est hostile et répond aux prédications par des huées. Paul s’adresse alors aux païens. Il leur dit que Jésus ne fait pas acception de personnes, et qu’il suffit pour être sauvé de croire et de se donner à lui. On l’écoute, il en gagne quelques-uns à sa foi. La rage des Juifs s’en accroît et se traduit en violences. Ici on lui jette des pierres, là on ameute contre lui la populace, on met en mouvement l’autorité, qu’on sait plus soucieuse de l’ordre que de la liberté individuelle, et qui commence en général par faire arrêter et bâtonner les agitateurs. Quand ils étaient plus intelligens ou mieux avisés, les agens du pouvoir refusaient de se laisser entraîner à prendre parti dans des querelles de doctrine. C’est ainsi qu’à Corinthe Gallion répondait aux Juifs qui avaient traîné Paul à son tribunal et se plaignaient de ce qu’il portât atteinte à leur loi : « S’il s’agissait de quelque crime ou de quelque méfait, je vous écouterais comme il convient; mais, s’il s’agit de vos disputes de mots, de controverses sur votre loi, voyez-y vous-mêmes. Je ne veux pas être juge en de pareilles matières. » Réponse admirable, dit très justement M. Renan, et digne d’être proposée pour modèle aux gouvernemens civils quand on les invite à s’ingérer dans les questions religieuses. Pourquoi donc écrit-il à la page suivante : « Si, au lieu de traiter la question religieuse et sociale avec ce sans-gêne, le gouvernement se fût donné la peine de faire une bonne enquête impartiale, de fonder une solide instruction publique, de ne pas continuer à donner une sanction officielle à un culte devenu complètement absurde; si Gallion eût bien voulu se faire rendre compte de ce que c’était qu’un juif et un chrétien, lire les livres juifs, se tenir au courant de ce qui se passait dans ce monde souterrain, si les Romains n’avaient pas eu l’esprit si étroit, si peu scientifique, bien des malheurs eussent été prévenus. » A quel titre et en quelle qualité le proconsul d’Achaïe eût-il fait une enquête? A titre de magistrat? Il sortait de son rôle et excédait sa compétence. En qualité de philosophe et de curieux ? Son opinion particulière était de petite conséquence. C’eût été un chrétien de plus peut-être, ce qui n’eût en rien changé l’opinion ni les mœurs. En admettant qu’il eût ordonné une instruction, à qui en eût-il confié le soin? A des païens éclairés? Ils eussent sans doute conclu, comme Pline le Jeune cinquante-neuf ans plus tard, qu’il n’y avait là qu’une superstition monstrueuse et détestable. A des Juifs? Ils se prononçaient assez haut et criaient tous au sacrilège. A des chrétiens? Ils eussent été juge et partie. Reprocher à Gallion de n’avoir pas compris le christianisme, c’est, semble-t-il, lui reprocher précisément d’avoir été païen. A son tribunal, il ne parut pas l’être, il ne se montra pas l’homme d’une religion ; il fut l’homme de la loi, qui connaît non des opinions, mais des actes.

La seule opposition violente que Paul rencontra donc dès le commencement de son apostolat est celle des Juifs. Elle sera implacable, et croîtra avec le temps. Cela seul atteste qu’il est le vrai continuateur de Jésus, l’héritier et l’interprète fidèle de sa pensée. Quant à la politique romaine, elle est neutre; elle ne protège ni n’attaque les chrétiens, elle les ignore. Si en plusieurs circonstances elle sévit contre Paul et ses compagnons, c’est qu’ils sont désignés comme des fauteurs de troubles, et que la cause de l’ordre public paraît en jeu. Dans ses rigueurs discrétionnaires, la question de doctrine tient une si petite place qu’à Rome, sous le règne de Claude, le nom du Christ ayant excité quelque tumulte dans le quartier juif, l’administration expulsa tous les Juifs en bloc, sans distinguer entre les partisans et les adversaires de ce Chrestus inconnu.

C’est dans les villes populeuses que le christianisme gagna le plus facilement ses adhérens. « Il germa, dit excellemment M. Renan, dans la corruption des grandes villes. Cette corruption en effet n’est souvent qu’une vie plus pleine et plus libre, un plus grand éveil des forces intimes de l’humanité.. » Quand Paul passa de Macédoine à Athènes, il sembla qu’il fût dépaysé. Au lieu de ces âmes bonnes, simples et un peu passives, il trouvait des esprits éveillés, curieux, railleurs et sceptiques. Ces Grecs, quoique dégénérés, avaient gardé de l’héritage des aïeux le goût des lettres, la subtilité d’esprit et un certain fonds de libre pensée qui les rendaient rebelles à la foi. Paul en fit l’expérience. Le discours qu’il prononça à l’Aréopage est singulier. C’est comme un essai timide et un peu gauche de superposer le christianisme à la philosophie. L’apôtre, qui prétendait se faire tout à tous, se fit Grec un jour pour parler à des Grecs. On l’écouta d’abord avec curiosité; mais, quand il en vint à la résurrection des morts, il fut interrompu, doucement moqué, éconduit. Il ne revint point à Athènes. On dirait même qu’il a perdu le souvenir d’y être venu jamais. « Ce qui caractérisait la religion du Grec autrefois, ce qui la caractérise encore de nos jours, dit à ce sujet M. Renan avec beaucoup de justesse, c’est le manque d’infini, de vague, d’attendrissement, de mollesse féminine ; la profondeur du sentiment religieux allemand et celtique manque à la race des vrais Hellènes... Une telle race eût accueilli Jésus par un sourire. Il était une chose que ces enfans exquis ne pouvaient nous apprendre : le sérieux profond, l’honnêteté simple, le dévoûment sans gloire, la bonté sans emphase. Socrate est un moraliste de premier ordre; mais il n’a rien à faire dans l’histoire religieuse. Le Grec nous paraît toujours un peu sec et sans cœur : il a de l’esprit, du mouvement, de la subtilité; il n’a rien de rêveur, de mélancolique. Nous autres, Celtes et Germains, la source de notre génie, c’est notre cœur. Au fond de nous est comme une fontaine de fées, une fontaine claire, verte et profonde, où se reflète l’infini. Chez le Grec, l’amour-propre, la vanité, se mêlent à tout; le sentiment vague lui est inconnu, la réflexion sur sa propre destinée lui paraît fade. »

Paul emporta d’Athènes une sorte de rancune amère contre la culture de l’esprit. Ayant échoué dans la ville des savans et des raisonneurs, il en voulut à la science et à la raison. Il réussit mieux à Corinthe, la moins grecque des villes grecques, et à Éphèse, où le goût du merveilleux et la mollesse générale des mœurs prédestinaient en quelque sorte les âmes au christianisme. Le nom de Jésus avait déjà retenti dans ces deux villes, Paul en fit son quartier-général, et travailla de tout son cœur à multiplier et à féconder la bonne semence. Il avait, depuis qu’il voyageait, noué de nombreuses relations, et laissé des disciples dans la plupart des villes qu’il avait visitées. En son absence, ces disciples s’abandonnaient au découragement ou mettaient en oubli les sages directions qu’il avait données. Plusieurs se laissaient séduire par un autre évangile que de bonne heure on opposa à celui de Paul. Il eût fallu que le maître fût partout à la fois pour fortifier les faibles, gourmander les oublieux et les ingrats, ramener les égarés, secouer la torpeur des uns, modérer l’enthousiasme intempérant des autres, ranimer les flottantes espérances. Paul se multiplia en écrivant. Ses lettres, c’était encore sa chaude et vivante parole. La correspondance de Paul tient de la sorte une grande place dans son œuvre. On ne saurait sans doute ranger les épîtres de l’apôtre parmi les chefs-d’œuvre de la littérature épistolaire. Paul n’est pas, à proprement parler, un écrivain. Nul ne s’inquiéta jamais moins décomposer et ne porta plus loin le dédain de la manière, l’oubli de l’art et de ce que nous appelons l’élégance et le bon goût. Cependant nul ne possède plus de personnalité dans la façon d’exprimer ce qu’il pense et ce qu’il sent. Le langage suit chez Paul le train de l’idée, et comme l’idée est exubérante, il est impétueux, heurté, saccadé, incohérent. Le raisonnement est indiqué, pas toujours suivi. Les transitions sont rares, les phrases interrompues, tronquées. La dialectique est entraînante, les raisons ne sont pas toujours bien fortes. L’apôtre a sa logique, comme il a sa grammaire. Dans aucune littérature pourtant, il n’y a d’œuvre plus fortement individuelle. C’est en lisant saint Paul qu’on a le droit de dire que le style est l’homme même. L’apôtre se peint tout entier dans ses lettres avec tous les contrastes qui composent sa riche et ondoyante nature. « Il y est à la fois vif, rude, poli, malin, sarcastique, puis tout à coup tendre, délicat, presque mièvre et câlin. » On y trouve tous les tons, et si j’ose dire toute la gamme de l’âme humaine depuis les élans les plus élevés du mysticisme jusqu’au bon sens le plus solide de la sagesse pratique. On peut s’en convaincre en lisant les épîtres aux Thessaloniciens et celles aux Corinthiens. Paul, quand il écrivit ces dernières, était à Éphèse. à eut à y subir des tribulations et des épreuves qui semblaient supérieures aux forces humaines. L’opposition, les outrages et les violences des Juifs, les cris de mort de la populace païenne soulevée par leurs menées, il y était fait; les calomnies et les intrigues des faux frères, il y résistait depuis plusieurs années sans faiblir; la maladie, il la traînait presque toujours avec lui. A tout cela se joignit cette amère douleur d’apprendre à plusieurs reprises les divisions, les abus, les désordres de toute espèce qui se produisaient parmi ses fidèles de Corinthe, désordres dans la vie privée, désordres dans les réunions, où la fureur prophétique éclatait en scènes de convulsionnaires, désordres dans les repas en commun, où plusieurs se gorgeaient et buvaient jusqu’à l’ivresse pendant que d’autres, faute d’avoir rien apporté, mouraient de faim à la porte. Dans cet or de la primitive église, moins de trente ans après la mort du Christ, il y avait déjà bien des scories. Les premiers chrétiens sortaient en général des classes les plus humbles de la société. Il ne pouvait pas se faire que la prédication nouvelle eût transformé d’un seul coup des natures incultes. L’indifférence pour les rites extérieurs, qui était l’essence de l’enseignement de saint Paul, n’était pas sans péril pour des âmes dont le fonds intellectuel était fort pauvre en général et la raison mal exercée. D’un autre côté, la persuasion que le monde allait prochainement finir devait produire parmi ceux qui n’étaient pas du nombre des spirituels des scènes analogues à celles qui se passent souvent sur un navire qui va sombrer.

En aucun moment, Paul ne fut plus près du découragement. Il tint bon toutefois, écrivit lettre sur lettre, envoya ses disciples les plus sûrs en avant, puis se rendit de sa personne à Corinthe. C’est pendant son dernier séjour dans cette ville que Paul dicta sa lettre dite aux Romains. M. Renan considère cette épître, où Paul résume sa doctrine théologique, comme une circulaire envoyée par l’apôtre à plusieurs églises et qui a pris son nom de l’exemplaire destiné aux fidèles de Rome. Paul depuis Éphèse remuait en sa tête de vastes projets; il avait parcouru presque toute la partie orientale de l’empire. Il songeait à s’engager plus avant vers l’occident. Il aspirait à Rome. Aquila et Priscille avaient dû lui parler de cette ville si bien faite pour devenir un vaste foyer de prédication et comme une autre et plus grande Antioche. D’abord il voulait revoir Jérusalem. Depuis plusieurs années, il s’occupait activement d’une collecte d’aumônes qu’il comptait porter aux pauvres de la ville sainte comme un gage d’union. Vers l’été de l’an 58, accompagné des délégués des églises de Grèce, de Macédoine et d’Asie, porteurs des cotisations recueillies pour les pauvres de Jérusalem, il se mit en route pour la ville de Jésus, l’âme remplie de funestes pressentimens, et y fit son entrée quelques jours après la Pentecôte. Sa vie de missionnaire est achevée, sa passion commence.

Depuis douze ans, les Juifs poursuivaient Paul de leur haine impuissante. Sa présence à Jérusalem était un dangereux défi. On le reconnaît, on s’attroupe, on s’excite, on se jette sur le séducteur et l’ennemi de la loi, on va le mettre en pièces. La police romaine intervient, arrache Paul aux mains des Juifs qui voulaient le massacrer. Le tribun Lysias le fait conduire en prison, ordonne de lui appliquer la torture pour savoir son crime; puis, effrayé de sa responsabilité, car Paul avait revendiqué son titre de citoyen romain, il l’envoie sous la protection d’une escorte à son chef hiérarchique Félix, résidant à Césarée. Les Juifs s’y transportèrent, l’accusèrent vivement, demandant qu’il leur fût livré. Félix refusa, et aussi Perclus Festus son successeur. La captivité de Paul traîna ainsi deux ans. Enfin le prisonnier fit appel à césar. On l’embarqua pour Rome, où il entra après une longue et périlleuse navigation au commencement du printemps de 61. Le Saint Paul de M. Renan se termine à l’arrivée de l’apôtre dans la ville éternelle. Nulle vie ne fut plus agitée que la sienne, plus féconde en travaux, en grands résultats, en épreuves de toute espèce. Ce n’était point par vaine gloriole que, se comparant aux autres apôtres et rappelant ce qu’il avait fait et souffert, Paul s’écriait : « Allons, puisqu’il est de mode de chanter sa propre gloire, chantons la nôtre. Tout ce qu’ils peuvent dire en ce genre de folie, je le peux dire comme eux. Ils sont Hébreux; moi aussi, je le suis. Ils sont de la race d’Abraham; moi aussi, j’en suis. Ils sont ministres du Christ ; ah! pour le coup je vais parler en insensé! je le suis bien plus. Plus qu’eux j’ai accompli de travaux, plus qu’eux j’ai été en prison, plus qu’eux j’ai subi de coups, plus souvent qu’eux j’ai affronté la mort. Les Juifs m’ont appliqué cinq fois leurs trente-neuf coups de fouet, trois fois j’ai été bâtonné, une fois j’ai été lapidé, trois fois j’ai fait naufrage, j’ai passé un jour et une nuit dans la mer. Voyages sans nombre, dangers au passage des fleuves, dangers des voleurs, dangers de la part des Juifs, dangers de la part des gentils, dangers dans les villes, dangers dans le désert, dangers sur mer, dangers de la part des faux frères, labeurs, fatigues, veilles innombrables, faim, soif, jeûnes, froid, nudité, j’ai tout souffert. » On ne peut rien ajouter à cette apologie que le grand athlète écrivait plein du juste sentiment de sa valeur et des services qu’on le forçait à rappeler. Cette apologie d’autre part disait assez que l’opposition des Juifs n’était pas la seule que l’apôtre eût rencontrée, et qu’au sein de la communauté chrétienne sa doctrine avait été singulièrement combattue. Quelle était la cause de cette opposition intérieure, quels en étaient les chefs?


II.

Ce que Jésus voulut faire précisément, — réformer la religion juive ou l’abolir, élargir seulement les portes du temple pour y faire entrer toutes les nations sans distinction de race, ou fonder sur la vaste base du monothéisme juif la religion universelle sans conserver les coutumes et les traditions nationales, — il est difficile de le décider, et les Évangiles fournissent des textes pour appuyer les deux opinions. Le Fils de l’homme paraît avoir embrassé dans son cœur l’humanité tout entière, le fils de l’artisan juif de Nazareth d’autre part a eu de dures paroles contre les étrangers. Après sa mort, la question était de savoir si le mouvement provoqué et commencé dans le monde juif y demeurerait enfermé, ou si, brisant les attaches maternelles, la doctrine nouvelle prendrait une vie propre et formerait une religion distincte. La persécution jeta d’abord l’enseignement de Jésus hors de la Judée. Les païens furent accueillis, puis appelés. Antioche devint un centre de rayonnement. La propagande s’y organisa. La liberté chrétienne y eut son berceau. Bientôt, par la force des choses plus que par la volonté des hommes, deux partis se formèrent parmi les fidèles. L’un siégeant à Jérusalem, ayant pour chefs les douze, pour membres des Juifs de race et d’idées, pour principes le maintien absolu des coutumes et des rites judaïques, fut en général hostile à l’admission des païens. L’autre, né à Antioche, mais n’ayant pas de siège déterminé, parti nomade, cosmopolite, plus libre en ses allures, de dévotion moins formaliste, compose en majorité d’étrangers, faisant bon marché par conséquent des prérogatives prétendues d’Israël et des traditions mosaïques, représente le prosélytisme à outrance. Saint Paul, dont le fanatisme s’est retourné depuis Damas, est le chef de ce groupe, qui va sans cesse en grossissant et auquel l’avenir appartient.

La lutte de ces deux partis tient la plus grande place dans l’âge apostolique. Elle est la clé de l’histoire de saint Paul. L’opposition qu’il rencontre çà et là parmi les Juifs orthodoxes est peu de chose auprès des colères que suscite parmi les chrétiens judaïsans le scandale de sa libre prédication. Or il semble que M. Renan, dans le récit qu’il a fait de ces âpres disputes, ait par moment désarmé saint Paul, et l’ait montré plus conciliant et plus pacifique qu’il n’a été en réalité. Les natures comme la sienne ne changent qu’une fois en leur vie. Elles se plient mal aux accommodemens de la politique et ne connaissent guère les voies souterraines d’une pensée qui se dissimule pour mieux s’insinuer. Elles n’aiment que le plein jour et la ligne droite. Paul, dès sa première entrée à Antioche, vers 44, est tout ce qu’il sera jamais. Les six années qui ont suivi immédiatement sa conversion sont obscures pour nous. Il est permis de penser qu’elles ont été comme une retraite mêlée de contemplation et d’action pendant laquelle il a formé sa conviction et préparé son œuvre. Quand pour la première fois il se lance dans le monde païen, son siège est fait. Il est armé de toutes pièces. Il sait à quoi s’en tenir sur les rapports des deux alliances. Il ne croit plus du tout à la vertu de la loi juive, ni à l’utilité des pratiques qu’elle impose. Il a tout à fait dépouillé le vieil homme. Il ne connaît que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié, comme il l’écrira plus tard aux Corinthiens; l’esclavage de la loi ne vaut pas mieux à ses yeux que l’idolâtrie. Il avait jusque-là mis à peine le pied à Jérusalem; il était inconnu même de visage aux frères de Judée. Des apôtres, il n’avait vu en passant que Pierre et Jacques (qui n’était pas des douze), non pour leur soumettre sa foi et conférer avec eux de son Évangile comme avec des chefs hiérarchiques dont il reconnût l’autorité, mais simplement pour faire connaissance avec les deux plus considérables des anciens, ses aînés dans l’église. Au retour de la première mission de Paul, la scission éclata. Il ne s’agissait pas de savoir si les étrangers seraient admis dans la communauté chrétienne. La question, sans avoir été tranchée nettement par Jésus ni décidée en droit par le collège des douze, avait été résolue en fait avant qu’on l’eût seulement posée. Des païens en grand nombre avaient reçu le baptême en Syrie et ailleurs. On ne pouvait songer à déclarer ce baptême nul et à les exclure de l’église. C’eût été montrer un esprit plus étroit que les Juifs mêmes, qui admettaient des étrangers comme prosélytes; mais les prosélytes étaient tenus par eux dans un état d’infériorité. En serait-il de même dans l’église pour les nouveaux convertis issus du paganisme? Sur quel pied seraient-ils reçus? leur imposerait-on pour condition l’observation rigoureuse de la loi et des traditions mosaïques? Quelqu’un aurait-il l’intelligence assez large pour comprendre que les pratiques légales étaient un principe de séparation et partant un insurmontable obstacle à l’universelle diffusion de la doctrine chrétienne, assez d’influence et d’autorité pour le faire comprendre aux autres? Le débat soulevé à Antioche, peut-être par des délégués des douze, fut porté à Jérusalem.

Il est difficile de concilier le récit des Actes et celui que saint Paul nous a laissé sur cette affaire. L’auteur des Actes nous donne l’idée d’une sorte de synode ecclésiastique avec un président, des orateurs, une décision émanée de la majorité, libellée en articles et envoyée partout avec la garantie de l’église assemblée. La chose, dans le récit de Paul, est bien plus simple. On disputait sans s’entendre à Antioche sur la question de savoir si la circoncision et les pratiques de la loi étaient obligatoires pour les croyans étrangers. Paul se rend à Jérusalem avec Barnabé et un de ses récens disciples, Titus, fils de païen et incirconcis. Il y expose l’évangile qu’il prêche aux gentils, il discute avec plusieurs, et s’entretient en particulier avec les plus considérés des frères; mais il ne cède ni aux récriminations des plus violens, ni aux représentations des plus autorisés. Il ne laisse pas circoncire Titus. Il est entendu à la fin qu’on lui abandonne les gentils à convertir, comme à Pierre les Juifs. A quelles conditions? Paul n’en dit rien. Du décret dont parlent les Actes, il ne fait nulle mention. On a paru s’entendre cependant, on s’est donné la main en signe d’union. La division du travail ne devra pas détruire la bonne harmonie. On se sépare, chacun gardant sa foi. Ceci est gagné en fait : les païens auront libre accès dans l’église sans être soumis à une opération rebutante et inutile.

M. Renan a voulu fondre ensemble la narration des Actes et celle de Paul. Il n’admet point par exemple qu’un décret en forme soit sorti des conférences de Jérusalem; toutefois il considère les prescriptions exprimées dans ce décret prétendu comme le résultat d’une convention amiable. Décret officiel ou convention verbale, les difficultés que M. Renan a notées semblent les mêmes. M. Renan prête aussi à Paul une concession qui paraît exorbitante, en désaccord avec ses principes invariables, et tout à fait invraisemblable, à savoir la circoncision de Titus, qu’il avait amené avec lui pour protester plus vivement contre d’inacceptables prétentions. Ce n’est pas ici le lieu de discuter un texte équivoque que M. Renan interprète d’une façon nouvelle; mais avec son hypothèse comment expliquer ce que Paul affirme si nettement, qu’il ne se soumit pas et qu’on ne lui arracha rien? Il réserva, dit-on, la question de principe. La meilleure manière de l’affirmer était justement de ne pas céder dans ce cas particulier. N’avait-il pas prévu les réclamations des judaïsans, ne les avait-il pas provoquées comme à dessein? Amener Titus à Jérusalem était une évidente bravade, céder à son sujet était une amère humiliation ou une inconcevable faiblesse. Le caractère de Paul répugne à l’une comme à l’autre. Enfin M. Renan écrit qu’on se sépara content, que Pierre, Jacques et Jean approuvèrent complètement l’évangile que Paul prêchait aux gentils, qu’on lui donna hautement la main, qu’on admit son droit divin immédiat à l’apostolat. D’où vient donc alors la nuance d’ironie ou d’amertume mal déguisée avec laquelle Paul parle de ces « colonnes de l’église? » On se sépara avec des paroles d’union sur les lèvres et la jalousie au fond du cœur. Les mains se touchèrent. La politique et non la sympathie les avait rapprochées. On accepta, on subit l’évangile de Paul sans y adhérer. On reconnut le succès de sa prédication et la vocation qui le poussait vers les gentils, mais non sans réticences et de la manière la plus équivoque. Tous étaient trop bons Juifs au fond pour ne pas trouver les conquêtes de Paul fort chèrement achetées par les dispenses qu’il accordait aux gentils. Il y a des alliés importuns ou indiscrets qu’on n’ose ou qu’on ne peut répudier; il est probable que Paul fut traité comme tel. La suite montra combien cette prétendue entente fraternelle était fragile et précaire.

Peu après en effet, la rupture éclata. C’était à Antioche. Paul s’y sentait sur un terrain plus solide et entouré de sympathies plus fermes. Pierre, qui s’y trouvait avec lui, mangeait avec les gentils; mais, des émissaires de Jacques étant survenus, il céda bientôt à leur influence et se retira à l’écart. Barnabé et les circoncis suivirent l’exemple de Pierre. Paul indigné apostropha ce dernier en face et le reprit publiquement, proclamant que les distinctions de personnes étaient abolies, et qu’il y avait hypocrisie ou inconséquence à vouloir conserver ou imposer aux autres des pratiques dont la doctrine nouvelle était l’abrogation. « Si le salut s’obtient par la loi, c’est donc vainement que le Christ est mort sur la croix... Il n’y a ici ni Juif, ni païen, ni esclave, ni homme libre, tous sont un en Christ Jésus. » Il semble bien peu croyable que quelques semaines avant cet éclat Paul soit venu à Jérusalem faire œuvre de dévotion légale, comme M. Renan le raconte avec l’auteur des Actes. Quelles armes en effet eût-il fournies à Jacques et quelle réplique à Pierre, si peu de jours avant il eût paru lui-même au temple en Juif fidèle ! D’autre part, Paul, qui semble énumérer si exactement ses apparitions à Jérusalem et ses rapports avec les apôtres dans sa fameuse Epître aux Galates, eût étrangement manqué de bonne foi en omettant sa présence et sa participation à la pâque de l’an 54. Quoi qu’il en soit, cet esclandre fut comme une déclaration de guerre. Jacques et ses séides, par des espions et d’occultes missionnaires envoyés à la suite de Paul et sur ses pas, travaillèrent à saper son influence, à lui enlever ses disciples, à contrecarrer ses efforts et à détruire son œuvre. La trace de cette lutte intestine est visible dans les écrits de Paul, dans l’Apocalypse, composée peu de temps après ; elle est éclatante dans les Homélies et les Reconnaissances du pseudo-Clément.

Il ne pouvait pas venir à l’esprit des fidèles de Palestine, vivant dans un horizon fermé, loin de tout mouvement d’idées, que le judaïsme était chose finie, que le culte des aïeux et les saintes traditions conservées à travers tant d’épreuves étaient stériles. Pour eux, le temple était, sinon la dernière et inviolable forteresse de la patrie, tout au moins l’unique et universel refuge de la vraie piété ; les coutumes et les traditions sacrées demeuraient le signe d’élection et de ralliement d’Israël dispersé. Leur fallait-il donc répudier leur vieille noblesse, apprendre à se détacher du sanctuaire et à blasphémer l’héritage d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ? Or qui ne voyait que Paul, bien qu’il fût en général assez facile et coulant quand il n’était pas poussé à bout, déchirait le vieux pacte, enseignait l’inutilité et l’indifférence des pratiques, et proclamait l’égalité devant Dieu du Juif et du païen ? Qui ne voyait que son évangile avait pour conséquence l’abolition de la loi ? N’avait-il pas dit que Dieu n’habite pas dans les temples construits par la main des hommes, sans faire de réserve pour le temple saint de Jérusalem ? Ne déclarait-il pas vaines les distinctions des jours et des viandes ? Ne disait-il pas qu’on peut sans manquer à Dieu manger à la table des païens des chairs offertes aux idoles ? N’insinuait-il pas que la circoncision est une mutilation stérile et ridicule ? Le dévot Jacques, qui usait ses genoux sur les dalles du temple, les fidèles qui l’admiraient comme le type de la sainteté et le modèle du parfait chrétien, pouvaient-ils apprendre sans horreur qu’on professât publiquement le mépris de leurs pieuses austérités ? C’était un strict devoir de défendre la vérité outragée et de démasquer le blasphémateur. À dater du scandale d’Antioche, où Paul s’était dévoilé, le parti des judaïsans, à l’instigation de Jacques, s’y appliqua par tous les moyens. On ne se fit pas scrupule de fabriquer de fausses lettres de l’apôtre. On le représenta comme un séducteur, un agent de troubles et de divisions, un falsificateur de la parole de Dieu, un apostat, un ministre de Satan. Sa parole courait, disait-on, à la manière d’une épidémie. Les émissaires des douze venaient comme de prudens médecins guérir les malades qu’il avait faits, et rendre la santé à ceux que sa corruption avait atteints. On niait surtout son droit d’enseigner et la légitimité de sa mission. De qui la tenait-il ? Pouvait-il dire qu’il eut été institué par Jésus, lui qui n’avait pas seulement vu son visage, ni entendu sa voix ? Il s’était improvisé missionnaire, il était apôtre de par sa seule fantaisie. Il alléguait ses visions, quelle preuve en donnait-il ? Il fallait l’en croire sur parole. Ne sait-on pas d’ailleurs que les visions sont de la part de Dieu des témoignages de colère et non d’amour ? À ceux qu’il aime, le Seigneur se montre face à face. Si Jésus lui est apparu dans une vision, et lui a parlé, comme il le prétend, c’est comme un ennemi à son ennemi. Qui soutiendra qu’on peut être initié par vision à une doctrine ? Ce n’est pas l’affaire d’un rêve ; sinon pourquoi le Seigneur est-il resté pendant un an à enseigner des disciples bien éveillés ? Comment d’ailleurs Jésus l’aurait-il initié, puisque la doctrine qu’il prêche est contraire à celle du maître ? Si, visité et instruit par Jésus pendant une heure, il est devenu apôtre à bon droit, qu’il prêche sa parole, qu’il annonce sa doctrine, qu’il aime ses apôtres, et ne combatte plus contre ceux qui ont eu le privilège de vivre avec le Seigneur et ont reçu de sa bouche ce qu’ils enseignent aujourd’hui. Dire que Pierre est condamnable et répréhensible, c’est s’élever contre Dieu même, qui lui a révélé le Christ, c’est démentir le Seigneur, qui l’a déclaré bienheureux à cause de cette révélation. Veut-il sincèrement être le champion de la vérité, qu’il se mette à l’école des apôtres et se fasse leur disciple pour être ensuite leur auxiliaire. C’est aux apôtres qu’il appartient de contrôler et de vérifier la doctrine, de distinguer le bon grain de l’ivraie. Aucun missionnaire de l’Évangile ne doit être reçu, s’il n’a conféré avec Jacques, le frère du Seigneur, et ne porte une attestation de sa main.

Que ce soit Jacques qui ait fait à Paul cette opposition acharnée, la chose paraît peu douteuse, si l’on veut se souvenir que l’éclat d’Antioche avait été provoqué par ses délégués ou des personnes de son entourage intime, et que nul plus que lui ne dut être blessé de la rebuffade de Paul. Ce dernier, sans le confondre avec les faux frères et les intrus, le nomme avec Pierre et Jean comme ceux avec lesquels il finit par s’entendre, au moins pour le moment, ce qui prouve qu’ils ne s’entendaient pas tout d’abord. Il les désigne encore avec ses deux amis d’une façon plus voilée lorsqu’il parle, non sans ironie, de ceux qui « sont tenus en haute considération dans l’église, » et « passent pour être quelque chose, » quand il ajoute plus loin « que celui qui trouble les âmes en portera la peine, quel qu’il soit. » Ailleurs encore, il se plaint de ceux qui « veulent tirer gloire de grossir le nombre des circoncis, » ou, se relevant en face de ceux qui tentent de l’abaisser, il rappelle ses travaux, son désintéressement, ses épreuves, et proteste hautement « qu’il n’a été en rien inférieur aux archi-apôtres ; » enfin au dernier retour de Paul à Jérusalem, d’après l’auteur des Actes, si discret ou plutôt si muet sur toutes ces querelles, c’est Jacques qui se fait auprès de Paul l’interprète des récriminations des judaïsans, et prononce le mot si malsonnant de docteur d’apostasie. La part de Jacques, de Pierre et de Jean, dans cette longue et méchante guerre contre Paul, est difficile à déterminer. Il est certain cependant qu’ils faisaient cause commune. Des trois, Jacques est le plus Juif, par conséquent le plus opposé à Paul, qui ne l’est plus du tout. Jean, s’il est l’auteur de l’Apocalypse, a lancé dans ce livre plus d’un trait à l’adresse de Paul et de ceux qu’il a séduits par ses impostures et ses prestiges. Pierre, dont le caractère historique semble peu d’accord avec celui que la tradition lui a prêté, homme timide, irrésolu, de grandes intentions, mais de faible volonté, poussant l’esprit de conciliation jusqu’à l’effacement de soi, dut incliner du côté de Jacques tant qu’il resta auprès de lui. Dans l’Epître aux Galates, il est nommé comme l’apôtre de la circoncision ; dans la première aux Corinthiens, Paul parle de ceux qui prennent le nom de Pierre pour bannière de leur parti, et ce parti n’est pas le sien. Dans la littérature pseudo-clémentine, le même Pierre est représenté comme le constant adversaire de Paul. Il nous est montré le suivant en quelque sorte à la piste pour détruire ses maléfices et guérir les âmes qu’il a infectées de son venin. Cette littérature n’appartient pas, il est vrai, à l’âge apostolique ; elle n’en atteste pas moins un certain état de l’opinion, une tradition reçue dans l’église. Si Jacques y est appelé l’évêque des évêques et joue le personnage d’un grand pontife, arbitre souverain de la pure doctrine, dont le certificat est nécessaire pour qu’on soit apôtre légitime, Pierre est le soldat de la foi légale qui poursuit l’erreur en tous lieux et assure la victoire à la vérité.

On sait que Paul ne céda point. Il fit face de toutes parts à ses adversaires, soit en payant de sa personne, soit par ses amis ou ses lettres. Il rendit guerre pour guerre et coup pour coup, attaquant et se défendant tour à tour. Il renvoyait à ses ennemis les noms de faussaires, de faux apôtres et de suppôts de Satan. L’invective et l’épigramme coulaient à flots de sa plume. Le point faible de sa défense, comme le dit M. Renan, c’est qu’il n’avait pas connu Jésus et ne pouvait invoquer auprès des siens l’élection du divin maître, dont les douze se targuaient. Où donc était l’esprit de Jésus dans ces âpres et violens débats ? Nulle part sans doute, car son esprit était un esprit de paix et d’amour, non de dispute et de haine. Pourtant n’était-ce pas en vérité celui qui ne l’avait pas connu qui était son véritable interprète, son disciple le plus fidèle ? Paul alléguait ses révélations, ses visions, son commerce intime avec l’âme du Christ ; il apportait pour preuve de cette communication les prodiges qu’il avait accomplis en son nom, ses œuvres solides d’apôtre, la doctrine du salut répandue en tant de lieux, sa vie vouée tout entière au bien des autres au milieu de tant de périls et de souffrances. C’était trop peu cependant pour beaucoup de fidèles des églises de Grèce et d’Asie. Travaillés par les menées des douze, entendant dire partout que Paul n’était qu’un volontaire de la foi, qui de sa propre autorité s’était fait apôtre et missionnaire, frappés de cette raison que ceux qui avaient entendu Jésus lui-même et avaient reçu de son choix le ministère de la parole publique devaient en savoir sur sa vraie doctrine plus qu’un étranger qui ne l’avait jamais vu qu’en songe, nombre de ceux que Paul avait gagnés à son libre évangile se donnaient aux missionnaires de l’évangile judaïque. Paul subit l’amertume de se voir abandonner et renier par plusieurs. Il se consolait en se disant que l’endurcissement d’Israël s’amollirait quelque jour, que l’avenir amènerait à sa doctrine les Juifs orthodoxes eux-mêmes, et que l’évangile de ses adversaires judaïsans, tout incomplet qu’il fût, était encore l’Évangile.

Quelle différence en effet séparait l’école de Paul de celle de Jacques et des judéo-chrétiens? Petite en apparence, énorme en réalité. Pour l’une et pour l’autre, Jésus était le Messie promis par les prophètes pour le salut du monde, et il n’y avait de salut que par le baptême donné en son nom; mais Jacques et ses amis, bien qu’ils eussent accordé que les païens aussi pouvaient être appelés et reçus dans l’église, maintenaient la vertu du rituel juif et la nécessité des observances légales, et prétendaient que les prescriptions de Moïse demeuraient obligatoires pour tous les convertis. Le christianisme, dans leur pensée, était le judaïsme achevé, « la loi accomplie, » suivant l’expression attribuée à Jésus. Paul au contraire faisait profession de croire que depuis la venue du Christ la loi, qui n’était qu’une pierre d’attente, n’avait plus de sens et était abolie, que les traditions et les cérémonies mosaïques ne servaient plus de rien : inutiles aux étrangers, qui ne les avaient jamais connues, elles étaient vaines pour les Juifs mêmes; d’ailleurs les rites, quels qu’ils soient, n’ont absolument de valeur que par les idées qu’on y attache. S’il faut montrer, pensait-il, dans ces matières une grande réserve et une large tolérance, c’est qu’on doit se garder de contrister ou de scandaliser les faibles; le meilleur est de ne condamner personne, ni ceux qui pratiquent, ni ceux qui ne pratiquent pas. Il disait à ce sujet de belles paroles : « la lettre tue, mais l’esprit vivifie;... là où est l’esprit du Seigneur, là est aussi la liberté. »

Il n’y a pas de religion établie sans rites. Que le christianisme gardât et s’appropriât les cérémonies du judaïsme ou en créât de nouvelles, cela, semble-t-il, importait peu. Cependant la majorité des Juifs n’acceptait pas Jésus ni son baptême; d’un autre côté, il n’était pas vraisemblable que les païens pussent laisser leur culte national pour embrasser un judaïsme équivoque et décrié. Tous répugnaient à la circoncision. Le christianisme demi-juif de Jacques et de ses amis devait donc forcément s’éteindre après quelques générations comme une secte obscure, ou se fondre dans le christianisme universel de Paul. L’apôtre des gentils ne se trompait donc pas en espérant de l’avenir le triomphe de ses idées. Celles-ci pourtant avaient quelque chose de chimérique ou de singulièrement prématuré. Le christianisme en effet, dégagé du judaïsme, devait, en se constituant comme religion distincte, se charger d’une abondante végétation de cérémonies et d’observances plus ou moins originales, où ni Jésus ni Paul ne l’eussent peut-être reconnu.

L’évangile de Paul n’est pas seulement négatif. Il y a dans son œuvre une théologie positive; les traits en sont épars çà et là; elle tenait sans doute une grande place dans «on enseignement oral. Paul l’a résumée dans une sorte de lettre circulaire qui nous est venue sous le titre d’Epître aux Romains. « C’est là, dit M. Renan, que paraît dans tout son jour la grande pensée de l’apôtre : la loi n’importe, les œuvres n’importent; le salut ne vient que de Jésus, fils de Dieu, ressuscité d’entre les morts. Jésus, qui aux yeux de l’école judéo-chrétienne est un grand prophète, venu pour accomplir la loi, est aux yeux de Paul une apparition divine, rendant inutile tout ce qui l’a précédée, même la loi. Jésus et la loi sont pour Paul deux choses opposées. Ce qu’on accorde à la loi d’excellence et d’efficacité est un vol fait à Jésus; rabaisser la loi, c’est grandir Jésus. Grecs, Juifs, barbares, tous se valent; les Juifs ont été appelés les premiers, les Grecs ensuite, tous ne sont sauvés que par la foi en Jésus. » On comprend maintenant l’abîme qui sépare Paul de Jacques et de ceux qu’il appelle les faux frères. Pour ces derniers, le temple de Jérusalem demeure la maison sainte où l’humanité doit se prosterner et s’unir au nom de Jésus. Les observances et les pratiques mosaïques restent le vrai culte, le culte éternel. Le christianisme n’est qu’un judaïsme plus large et plus tolérant, un judaïsme parfait. Le triomphe du christianisme doit être le triomphe d’Israël. Pour saint Paul, le cœur de l’homme droit et pur est le seul temple de Dieu. Les traditions et les prescriptions pieuses de la loi sont œuvres mortes et stériles. La foi en Jésus est seule suffisante et seule efficace.


III.

Pour l’œuvre que M. Ernest Renan a entreprise et où les documens sont rares, mêlés et souvent discordans, c’est trop peu d’être Un théologien expert, un savant exact et un critique pénétrant. Il faut encore posséder ce sentiment vif et fin de la réalité qui manque trop souvent à ceux qui manient des abstractions et vivent enfermés dans la sphère de l’idée pure ou des arides controverses. Il faut avoir l’âme d’un poète, j’entends ce rare don d’imagination qui permet de rendre la vie aux choses du passé. C’est en histoire la maîtresse qualité. M. Renan en est doué à un degré vraiment supérieur. On goûtera avec juste raison la variété et le charme des descriptions des lieux visités par saint Paul. Plusieurs diront peut-être qu’il y a ici un déploiement poétique excessif. Il ne paraît pas que l’apôtre voyageur ait jamais été sensible aux beautés des pays qu’il traversait. Jésus sentait la nature plus fortement et était, ce semble, en plus étroite communication avec elle. Paul a dédaigné ces spectacles extérieurs. Il a passé devant sans les voir ni en être ému. L’intensité de sa vie intérieure et l’exclusive préoccupation de son apostolat ont fermé ses yeux à ces tableaux où l’âme de Jésus trouvait de si vives images ou de si gracieuses inspirations. Dès la première génération, le christianisme prend la teinte assombrie qu’il gardera. Nul cependant ne voudrait effacer du livre de M. Renan ce luxe pittoresque, ni alléguer qu’il sent l’artifice. Il suffit qu’il n’enlève pas à la figure de Paul son juste relief.

L’ordinaire et assez excusable défaut d’un livre qui a une allure de biographie, c’est que l’auteur surfait son héros. Le saint Paul de M. Renan n’est pas plus grand que nature. J’oserai dire qu’il me paraît un peu plus petit. Je me figure d’abord saint Paul plus ferme en face de l’opposition judéo-chrétienne. Sur la seule autorité des Actes, M. Renan lui prête vis-à-vis de ses adversaires une condescendance qui touche à la faiblesse, presque à l’abdication, et s’accorde mal avec son caractère très entier et très raide. Il semble qu’on ne dise rien de grave lorsqu’on raconte que Paul, en 51, au retour de son premier voyage, a circoncis Titus à Jérusalem, et un peu plus tard Timothée; qu’en 54, au retour de sa seconde mission, il a célébré la pâque à Jérusalem en pieux pharisien; qu’en 58 enfin, après sa troisième mission, il a fait tondre à ses frais quatre pauvres Juifs, et s’est associé avec eux dans le temple à la cérémonie du nazirat. Ces faits au contraire sont très importans, espacés de la sorte dans toute la carrière active de l’apôtre. Si en effet dans toutes ces circonstances Paul s’est conduit en fidèle zélateur de la loi juive, que signifie sa polémique si ardente contre l’esprit pharisaïque des faux frères et des faux apôtres? Ne prescrivait-il pas à ses disciples d’être ses imitateurs? Jacques et ses amis ne demandaient pas autre chose. Peut-on admettre qu’à quatre reprises il se soit donné de la sorte de si flagrans démentis, et que pendant toute sa vie apostolique il ait constamment parlé d’une façon et agi d’une autre? En 51, à l’origine des débats, cela est possible à la rigueur, bien que peu vraisemblable; mais en 54, en 58, lorsque la dispute était dans toute sa force, et qu’on avait échangé des paroles qui ne s’oublient pas, il n’est pas croyable que Paul ait montré cette inconséquence et délaissé sa cause au point de donner de pareils gages à ses adversaires.

Ces traits, que M. Renan attribue à l’esprit d’accommodement et de conciliation, sont fondus de telle façon dans son récit qu’ils n’y détonnent pas trop. C’est dans sa conclusion que M. Renan nous paraît donner de Paul une idée qui ne semble pas répondre au brillant tableau qu’il a fait de cette vie extraordinaire, et moins encore à la vérité et à la justice. C’est là que Paul nous paraît réellement diminué. Que l’apôtre n’ait pas eu de son vivant l’importance que nous lui attribuons, « que ses églises n’aient pas été très solides ou l’aient renié, » il n’en serait guère amoindri ; mais le premier point est-il bien certain? Si Paul n’a pas joué le premier rôle à l’époque apostolique, comment se fait-il que l’auteur des Actes des Apôtres, dès le moment où il l’introduit en scène, ne parle que de lui seul, au point que cette histoire prétendue des apôtres n’est que l’histoire de Paul? Pour le second point, nous avons de faibles lumières. Pourtant, si les églises d’Asie et de Corinthe l’ont renié ou ont associé à son nom un autre nom plus autorisé, ce ne fut qu’une éclipse d’un moment; ce serait un miracle que Paul eût pu lutter seul, avec un avantage immédiatement décisif, contre la coalition des douze et l’énorme influence dont ils disposaient. Paul mourut doutant, non certes de la vérité, mais du succès de la cause qu’il avait défendue. Ne l’a-t-il pas emporté en définitive? N’est-ce pas son évangile qui a vaincu, et ce triomphe longtemps contesté, incertain du vivant de l’apôtre, n’est-ce pas le triomphe même du christianisme? C’est pour cela que Paul nous paraît, après Jésus, mériter la gloire de fondateur, bien que M. Renan ne veuille point la lui accorder. C’est pour cela que Paul nous paraît incomparablement, supérieur aux autres apôtres. M. Renan déclare qu’il leur est inférieur; mais, des douze apôtres, nous ne connaissons pas les œuvres, nous ne connaissons pas même tous les noms. Ils ont joui de la vue du Seigneur, ils ont entendu de leurs oreilles sa vivante! parole. A-t-elle pénétré jusqu’à leurs âmes, les a-t-elle transformés, en a-t-elle fait des hommes nouveaux? Ont-ils compris cet enseignement auquel ils ont eu le bonheur, non le mérite d’être appelés? Jésus s’était élevé contre la dévotion matérielle et les observances littérales. Nul plus qu’eux n’est attaché à la lettre de la loi, plus exact à suivre les traditions et les règles de la piété extérieure. Des deux faces de Jésus, la face juive et la face humaine, ils semblent n’avoir connu que la première. A les voir, on dirait que le maître n’a paru sur la terre que pour fonder un couvent d’ascètes et ajouter quelques nouveaux articles au code déjà si chargé de la discipline religieuse des Juifs. Ce sont gens, M. Renan le dit ailleurs avec raison, que Jésus, s’il eût vécu, « eût percés de ses plus fines railleries. » Ils n’ont rien ni de sa largeur d’esprit ni de sa divine tolérance. Ils n’aiment pas les étrangers ; ils les voient d’un œil jaloux entrer dans la société dont ils sont les chefs ; ils veulent à tout prix les soumettre à l’intolérable servitude de leurs pratiques. Il n’a pas dépendu d’eux d’empêcher l’éclosion et l’épanouissement de l’esprit nouveau ; ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour y mettre obstacle. C’est ainsi du moins que, d’après l’ouvrage de M. Renan, on comprend les douze. Je crois profondément qu’il est dans le vrai. Comment conclure qu’ils sont supérieurs à Paul ?

Des douze, les deux qui nous sont le mieux connus le sont encore fort peu, c’est Pierre et Jean. Ce dernier est à peine nommé dans les Actes et dans les Épîtres de Paul. On peut induire du seul témoignage de Paul qu’il était au nombre de ces personnages plus qu’apôtres dont on lui opposait l’autorité. S’il est l’auteur de l’Apocalypse, ce qui est probable et ce qui exclurait l’idée de lui attribuer le quatrième Évangile, c’est un adversaire de Paul, c’est-à-dire un judaïsant, un défenseur de la circoncision, un de ces esprits étroits que Jésus n’eût pas acceptés comme ses vrais interprètes. Dans l’ombre où il est resté, et avec si peu d’indications précises, en quoi et par où Jean est-il supérieur à Paul ? Pierre n’est pas beaucoup mieux connu. Celui que la tradition représente comme le roc solide sur lequel Jésus a bâti son église paraît avoir été un homme mou et sans caractère. « Pierre, dit M. Renan, aima Jésus, le comprit, et fut, ce semble, malgré quelques faiblesses, un homme excellent. » S’il a compris Jésus, Paul ne l’a pas compris, car, ni à Jérusalem, ni à Antioche, ni à Corinthe, ils ne paraissent avoir été dans le même camp, et la littérature pseudo-clémentine fait de Pierre le constant adversaire de Paul. Qu’il ait été plein de bonté, cela est possible ; mais avec ce rare don du ciel, s’il est seul, on ne fonde rien. Dans les temps de lutte, l’extrême bonté est parfois duperie ; c’est en tout cas une qualité de peu d’usage. Le bon Pierre, ami de Jacques et plein de sympathie aussi pour Paul, approuvant toutes les idées pour ne pas blesser les personnes, obéissant docilement aux émissaires de Jacques et ne soufflant mot à la juste apostrophe de Paul, devait être un de ces hommes qu’on tient à avoir dans son parti, non pour leur capacité d’initiative, mais pour leur nom, qu’on se dispute moins pour en faire des chefs actifs que des drapeaux. Pierre aima Jésus plus que Paul, cela est certain. Paul n’a connu que le Jésus idéal ; mais il aima, comprit, affirma ce Jésus idéal plus énergiquement que Pierre. Dans l’histoire du christianisme primitif, on peut par la pensée supprimer Pierre. Ce sera un vide dans la liste des âmes sincères et des cœurs dévoués, voilà tout. Qu’on essaie de faire abstraction de saint Paul, on ouvre un abîme où il semble que le christianisme entier disparaît. Faute du puissant ouvrier, la pensée qui portait une civilisation nouvelle serait demeurée sans fruit, comme une semence tombée sur un sable aride. Au point de vue de la valeur individuelle même, comment mesurer Paul et Pierre et dire : Celui-ci fut meilleur que celui-là? On n’a pas les élémens d’une comparaison entre deux hommes dont l’un est pleinement historique et dont l’autre n’a été que la matière de la légende. La seule infériorité de Paul, c’est d’être plus homme, plus semblable à nous. Les inconnus seuls portent l’auréole. La bonté n’est pas arme de guerre, et Paul passa sa vie à lutter. Que de contrastes cependant dans cette âme! que de qualités qui semblent s’exclure, la mesure et l’enthousiasme, le sens pratique et l’inspiration, l’onction et la fougue, la raideur et la tendresse, la fierté et l’abnégation ! Dans quelles balances pourrait-on peser le désintéressement d’un homme qui a passé sa vie à se donner aux autres? Qui croira que, dans la cour de la maison où l’on interrogeait Jésus, Paul eût manqué de cœur et défailli comme Pierre? En somme, la tradition a remis à Pierre les clefs du royaume céleste, mais on sait bien que c’est Paul seul qui sut l’ouvrir.

Quant à Jacques, on n’en peut rien dire que M. Renan n’ait dit plus fortement. C’est une sorte de « bonze juif, » un pharisien qui n’a rien appris ni rien oublié. Le baptême n’a été pour lui qu’une formalité de plus. Il compte plutôt parmi les martyrs juifs que parmi les martyrs chrétiens. On ne peut sans faire injure à Paul le mettre en parallèle avec lui. Si ses idées étroites eussent prévalu, le christianisme ne fût pas sorti de la Palestine. Paul devance l’histoire, et est fort au-dessous même de la vérité quand il déclare dans un juste mouvement de fierté qu’il n’a été en rien inférieur aux plus grands des apôtres. Il fut opiniâtre, cassant, plein d’âpreté; mais ses adversaires, qui se prétendaient seuls légitimes apôtres et seuls fidèles interprètes de Jésus, furent-ils plus humbles, plus doux, moins entêtés? L’obstination qui s’appuie sur de grandes choses et poursuit un but désintéressé est ce qu’il y a de plus noble au monde. « Paul n’a pas, dit M. Renan, formé d’école originale; il a écrasé ou annihilé tous ses disciples. » C’est le fait des grands génies; mais l’école de Paul, c’est le monde païen, qu’il a conquis à son libre évangile. Que nous importent Titus et Timothée? Les disciples de Paul, qui sont un millier peut-être à sa mort, comprennent au IIIe siècle toute la chrétienté. Pierre et ses collègues ont-ils donc eu l’honneur de faire école et de laisser des disciples marquans? L’influence de Paul est telle que bientôt il entraîne tout dans son orbite. On fera de Pierre lui-même son associé et son collaborateur dans la fondation des églises où Paul seul a travaillé. Paul, il est vrai, n’est pas un pur contemplatif; c’est un homme d’action. Sa pensée fut toujours militante, jamais au repos. En est-il moins grand? Jésus aussi n’a-t-il pas agi, n’a-t-il pas disputé, n’a-t-il pas aussi connu l’ironie et la colère? Nulle révolution ne se fait sans résistance, et la résistance appelle la lutte; mais Paul s’est-il agité dans le vide? N’est-il pas un moraliste incomparable et un vrai maître dans la direction des consciences? Quel point de la morale pratique n’a-t-il pas touché, et avec quelle sûreté et quelle délicatesse ! M. Renan le met au-dessous de saint François d’Assise et de l’auteur de l’Imitation. Ce dernier, qui n’a connu du christianisme que l’esprit de détachement, n’a écrit que pour les âmes malades ou blessées. C’est un consolateur; il aide à mourir plus qu’à vivre. Le mysticisme de saint Paul est plus sain et moins dangereux. Il ne vous dégoûte pas des virils devoirs de la vie active. François d’Assise, quelque digne d’admiration que soit son dévoûment, n’a rien fondé qu’on puisse mettre en face de l’œuvre de Paul. Et qu’eussent-ils fait l’un et l’autre, si Paul n’avait ouvert les sillons où ils ont semé? Certes aucun des deux n’a servi aussi largement que Paul la cause de l’idéal.

La théorie du salut par la foi, écrit M. Renan, ne dit rien au peuple. Dans la théologie de Paul en effet, il y a bien des choses choquantes pour la raison : l’inutilité des œuvres, la justification par la grâce, c’est-à-dire le salut accordé par une pure faveur de Dieu, non comme le prix du mérite, la prédestination des élus. La raison réclame contre cet avilissement systématique de la volonté humaine. La conscience répugne à cette déclaration que nous ne valons point par nos efforts et ne sommes rien par nos actes, que c’est Dieu seul qui nous fait vouloir et agir, lui seul aussi qui élève ou abaisse, corrige ou endurcit, sauve ou perd, damne ou glorifie qui lui plaît. Le vase ne peut dire au potier : Pourquoi m’as-tu fait ainsi? mais l’homme, si humble qu’il soit, ne peut se considérer comme un vase de terre. La doctrine de l’inutilité des œuvres et du salut gratuit est le renversement du sens humain et la négation de la morale. Tout cela est vrai; pourtant, si l’on néglige ces théories, si l’on cherche à dégager la pensée religieuse de ces formules arides et plus que contestables, quelle largeur, quelle simplicité, quel profond sentiment de la vérité éternelle, quel souffle puissant de liberté ! La vie religieuse réside dans l’homme intérieur. Les pratiques pieuses sont par elles-mêmes sans valeur. Le ciel appartient, non à la dévotion minutieuse jusqu’au scrupule, mais à la vraie piété, qui est au fond du cœur et se découvre à Dieu seul, à la foi naïve et pure, à l’amour surtout, qui est encore supérieur à la foi. « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, a dit saint Paul dans un admirable passage, si je n’ai pas l’amour, je suis un airain sonnant, une cymbale retentissante. Quand j’aurais le don de prophétie, quand je connaîtrais tous les mystères, quand je posséderais toute science, quand j’aurais une foi suffisante pour transporter les montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. » Les observances religieuses varient et distinguent les âges et les peuples; elles sont un principe de séparation, d’exclusion et souvent de haine entre les hommes; la foi et l’amour ont dans la nature humaine leurs sources profondes, toujours ouvertes et jaillissantes; elles sont un élément d’union et de concorde. Les rites sont affaire de formes, a dit saint Paul, affaire de formes aussi la discipline du culte et de la prière, la distinction des jours fériés, la distinction des mets, la tonsure des nazirs et les sacrifices sacrés. Qu’on pousse l’idée jusqu’au bout, on pourra dire : affaire de formes, aussi les confessions de foi au nom desquelles, en dépit de la charité, tant de passions mauvaises ont été déchaînées, tant d’attentats commis, tant de sang répandu. « La doctrine de Paul, écrit fort bien M. Renan, a été réellement libératrice et salutaire. Elle a séparé le christianisme du judaïsme; elle a séparé le protestantisme du catholicisme. » Ajoutons qu’elle contient en ses flancs l’émancipation complète de la conscience religieuse de l’humanité et le principe de la vraie communion des âmes. L’unité dans les dogmes, le culte et les pratiques, rêve plus politique que religieux, c’est l’esclavage des consciences. Les meilleures âmes, celles qui ont le plus vif sentiment du divin, sont les plus rebelles à toute espèce de joug. Celles qui s’y résignent par humilité ou par obéissance diminuent, et, selon le mot de Paul, éteignent en elles l’esprit. Le droit de chacune, c’est le libre essor vers l’infini. En supprimant entre la créature et Dieu tout intermédiaire humain, en déclarant que les observances extérieures sont stériles et sans fruit par elles-mêmes, il semble qu’on apporte à l’humanité un principe supérieur d’union. C’est ce qu’a fait Paul; par là il a jeté les bases de l’avenir. Jésus avait enseigné la religion absolue; Paul l’a dégagée des langes où on l’étouffait, et malgré mille obstacles il l’a plantée parmi les hommes. Moins Juif que Jésus, mais plein de sa pensée plus que tous les autres apôtres, il est le fondateur conscient de la religion universelle. Tous ceux qui ont revendiqué et revendiqueront jamais la pleine liberté spirituelle des enfans de Dieu, qui ont cherché ou chercheront jamais à élever à la hauteur d’un dogme et du seul dogme véritable la tolérance, la paix entre toutes les âmes pures et sincères, la réconciliation des esprits dans l’amour désintéressé de l’idéal, relèvent de Paul.


D. AUBÉ.