Salvator Rosa (trad. Loève-Veimars)/Chapitre I

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (2p. 3-29).

SALVATOR ROSA.


CHAPITRE PREMIER.


Ordinairement on dit beaucoup de mal des hommes célèbres ; que ce soit par des raisons valables ou non, qu’importe ? C’est ce qui arriva au grand peintre Salvator Rosa, dont les tableaux pleins de vie n’ont certainement jamais été contemplés par mon lecteur sans une jouissance intérieure et toute particulière.

Lorsque la réputation de Salvator se fut répandue à Naples, à Rome, dans la Toscane, et même par toute l’Italie, lorsque les peintres qui voulaient plaire devaient tâcher d’imiter le style étrange de son pinceau, à cette époque même de méchans envieux faisaient naître des bruits fâcheux qui devaient obscurcir la gloire divine de l’artiste. On prétendait qu’à une époque antérieure de sa vie Salvator avait fait partie d’une bande de brigands, et que c’était dans cette société maudite qu’il avait pris les originaux de toutes ces figures féroces, fières, si fantastiquement costumées, qu’il plaça plus tard dans ses tableaux. On disait que les déserts sombres et affreux, les selve selvagge, comme les nomme le Dante, où il s’était tenu caché, étaient fidèlement reproduits dans ses paysages. Mais ce qu’il y avait de pire, c’est qu’on soutenait qu’il avait été entraîné dans la terrible et sanguinaire conspiration, tramée à Naples par le fameux Mas’Aniello, et l’on en racontait les particularités avec les plus petits détails.

Aniello Falcone, le peintre de batailles — c’était ainsi qu’on racon tait la chose, — s’enflamma de fureur et de vengeance, lorsque les soldats espagnols eurent tué, dans une mêlée, un de ses parens. Il rassembla aussitôt une bande de jeunes gens audacieux, artistes pour la plupart, leur donna des armes, et les appela la Compagnie de la Mort. En effet, cette troupe répondit parfaitement à sa fatale dénomination. Ces jeunes gens parcouraient par bandes la ville de Naples, et poignardaient sans pitié tout Espagnol qu’ils rencontraient. — Ils pénétraient dans les asiles sacrés, et là ils tuaient sans miséricorde le malheureux qui s’était réfugié dans ces lieux. La nuit ils se rendaient auprès de leur chef, le sanguinaire et frénétique Mas’Aniello, qu’ils peignaient à la lueur de flambeaux allumés, de sorte que bientôt ces portraits se répandirent par milliers dans Naples et dans les environs.

On disait donc que Salvator faisait partie de cette bande meurtrière ; le jour il égorgeait, et la nuit il peignait assidûment. Un critique célèbre, Taillasson, je crois, a remarqué avec justesse que ses tableaux portent le caractère d’une fierté féroce, d’une énergie bizarre et d’une exécution sauvage. La nature ne se révèle pas à lui dans les charmes rians des vertes prairies, des champs fleuris, des bois odorans, des sources murmurantes, mais dans la terreur des rochers gigantesquement entassés, des arides rivages de la mer, des forêts désertes et inhospitalières. Ce n’est point l’haleine des vents du soir, ni le doux frémissement des feuilles ; c’est le mugissement de l’ouragan, le fracas de la cataracte, qui seuls se sont fait entendre à son oreille. En contemplant dans ses tableaux ces déserts, et les hommes d’un extérieur étrange et sauvage qui se glissent çà et là, tantôt seuls, tantôt en troupe, les pensées sinistres se présentent d’elles-mêmes. On se dit : Ici se commit un meurtre ; là le cadavre sanglant fut jeté dans le précipice.

Qu’il en soit ainsi ; que Taillasson ait raison de dire que le Platon de Salvator, que son saint Jean même annonçant dans le désert la naissance du Sauveur, ont quelque peu des mines de brigands ; supposons, dis-je, que tout cela soit véritable : encore serait-il injuste de conclure des œuvres à l’artiste, et de croire que lui, qui a représenté en pleine vie les objets sauvages et terribles, doive avoir été par là même un homme sauvage et terrible. Celui qui parle beaucoup de l’épée la manie souvent très-mal ; et celui qui au fond de son âme comprend les plus sanglantes horreurs de manière à pouvoir leur donner la vie au moyen de la palette, du pinceau ou de la plume, est d’ordinaire le moins capable de les commettre.

N’ajoutons donc pas foi à ces bruits, qui firent du brave Salvator un brigand et un assassin ; ne croyons point qu’il ait pris part aux sanglantes actions de Mas’Aniello, et pensons plutôt que les terreurs de ces temps de désolation le chassèrent de Naples vers Rome, où il arriva en fugitif, pauvre et indigent, vers l’époque où Mas’Aniello venait de tomber.

Mal vêtu, une mince bourse avec quelques pâles sequins dans sa poche, Salvator Rosa se glissa dans la ville par une nuit sombre. Il arriva, sans savoir lui-même comment, sur la place Navona. Là, à une époque plus heureuse, il avait autrefois habité une belle maison, près du palais Panfili. Il regarda d’un air chagrin ces croisées, grandes comme des glaces, qui brillaient à la lueur des rayons de la lune. — Ah ! s’écria-t-il avec humeur, il en coûtera de la toile et des couleurs avant que je puisse derechef établir mon atelier là-haut.

Mais, en parlant ainsi, il se sentit tout-à-coup abattu, sans force et sans courage. — Pourrai-je, grommela-t-il entre ses dents, en s’asseyant sur les marches en pierre du seuil de la maison, pourrai-je faire assez de tableaux tels que les sots les désirent ? Je crois presque que je suis au bout de mes efforts.

Un vent glacial s’engouffrait dans les rues. Salvator sentit la nécessité de chercher un gîte. Il se leva avec peine, s’avança en chancelant, arriva sur le Corso et entra dans la rue Bergognona. Là il s’arrêta devant une petite maison, large seulement de deux fenêtres, habitée par une pauvre veuve et par ses deux filles. Cette femme l’avait reçu pour peu d’argent, lorsqu’il était venu à Rome pour la première fois, et il pensait pouvoir retrouver chez elle un logement convenable à sa position actuelle.

Il frappa à la porte avec confiance, et proclama à plusieurs fois son nom. Enfin il entendit la vieille se lever péniblement, et venir à la fenêtre en pestant contre le mauvais sujet qui la troublait au milieu de son sommeil et en jurant que sa maison n’était point une hôtellerie. Il fallut beaucoup de paroles de part et d’autre jusqu’à ce qu’elle reconnût son ancien locataire ; et lorsque Salvator se plaignit de ce que, après s’ètre enfui de Naples, il ne pouvait trouver un gîte à Home, la vieille s’écria : — Eh ! par Christ et tous les saints ! est-ce vous, signor Salvator ? Votre petite chambre en haut, sur la cour, est encore vacante, et le vieux figuier étend à présent ses branches et ses feuilles à travers les fenêtres, de manière que vous pourrez vous asseoir et travailler au frais comme dans un berceau verdissant. — Ah ! que mes filles seront contentes de vous voir de retour, signor Salvator ! — Mais savez-vous bien que la Marguerita est devenue bien grande et bien belle ? Vous ne la balancerez plus sur vos genoux ! — Votre petite chatte est morte, il y a trois mois, en avalant un arête de poisson. Que voulez-vous ? la tombe est notre héritage à tous ! — Mais vous savez bien la grosse voisine, que vous avez dessinée si souvent, elle a épousé ce jeune homme ; le signor Luigi ? Eh, eh ! Nozze e magistrati sono da Dio destinait ! Les mariages se concluent au ciel, vous dis-je.

— Mais, dit Salvator en interrompant la vieille, mais, signora Caterina, par tous les saints ! laissez-moi d’abord entrer, et puis vous me parlerez de votre figuier, de vos filles, de la chatte et de la grosse voisine. — Je meurs de fatigue et de froid.

— Mais voyez donc cette impatience ! dit la vieille. Chi va piano, va sano ; chi va presto, muore lesto. — Doucement, doucement, dis-je. Mais vous êtes fatigué, vous vous gelez ; vite donc les clefs, vite les clefs !

Mais la vieille dut d’abord réveiller ses filles, et lentement, lentement faire du feu. — Enfin elle ouvrit la porte au pauvre Salvator ; mais à peine fut-il entré dans le vestibule qu’accablé de fatigue et de maladie, il tomba par terre comme mort. Heureusement que le fils de la veuve, qui d’ordinaire habitait Tivoli, était venu rendre visite à sa mère. On le fit aussi sortir de son lit, qu’il céda très-volontiers à l’ancien ami de la maison.

La vieille aimait extrêmement Salvator ; et quant à ce qui regardait son art, elle le mettait au dessus de tous les peintres du monde. Son pitoyable état la mit tout hors d’elle ; elle voulut courir au couvent voisin, et chercher son confesseur, afin qu’il vînt combattre le mal par des cierges bénits ou des amulettes toutes puissantes. Le fils, au contraire, était d’opinion qu’il vaudrait mieux aller trouver tout de suite un bon médecin, et il courut sur-le-champ à la place d’Espagne, où demeurait le célèbre docteur Splendiano Accoramboni. Dès que celui-ci apprit que le peintre Salvator Rosa se trouvait malade dans la rue Bergognona, il se prépara à l’aller trouver sur-le-champ.

Salvator était sans connaissance, dans le plus fort paroxysme de la fièvre. La vieille avait suspendu au dessus du lit une couple d’images de saints, et priait avec ferveur. Ses filles, baignées de larmes, s’efforcaient de temps à autre de faire avaler au malade quelques gouttes de la limonade qu’elles avaient préparée, pendant que le fils, assis au chevet du lit, essuyait la sueur froide de son front. Le jour venait de paraître lorsque la porte s’ouvrit avec fracas, et que le célèbre docteur signor Splendiano Accoramboni entra.

Si Salvator n’eût pas été malade à mourir, les deux jeunes filles, gaies et folâtres comme elles l’étaient, eussent éclaté de rire à la vue du merveilleux docteur ; en cet instant, elles se bornèrent à se retirer timidement dans un coin de la chambre, d’un air épouvanté. Il n’est pas mal de dépeindre la figure du petit homme qui parut, à l’aube du jour, chez la dame Caterina, dans la rue Bergognona. En dépit d’une tendance assez prononcée à la croissance la plus élevée, le docteur Splendiano Accoramboni n’avait pu atteindre tout-à-fait à la stature de quatre pieds. Dans ses jeunes années, ses membres étaient des plus délicats ; et, avant que sa tête, un peu difforme dès sa naissance par ses joues enflées et par son double menton, eût pris trop d’accroissance ; avant que son nez, trop abondamment nourri de tabac d’Espagne, se fut prononcé en saillie informe ; avant que l’excès des maccaroni eût donné à son ventre trop de protubérance, l’habit d’abbate qu’il portait lui séyait à ravir : on pouvait alors l’appeler un charmant bout d’homme, et les dames romaines le nommaient leur caro puppazetto. Mais ce temps était passé, et M. le docteur Splendiano, quand on le voyait passer dans la rue, donnait à croire que la tête d’un homme de six pieds était tombée sur les épaules d’un petit polichinelle de marionnettes, à qui force était de la porter. Cette petite et singulière figure s’était enveloppée d’une quantité disproportionnée de damas de Venise, dont on avait taillé une robe de chambre ; elle s’était ceinte d’une large ceinture en cuir, à laquelle était suspendue une rapière longue de trois aunes ; et sur sa perruque, blanche comme la neige, elle avait érigé un bonnet haut et pointu, qui ne ressemblait pas mal à l’obélisque de la place Saint-Pierre.

Le digne Splendiano Accoramboni regarda d’abord, à travers ses grands verres de lunettes, le malade, puis la dame Caterina, et prit celle-ci à part.

— Voilà, lui dit-il à voix basse ; voilà Salvator Rosa, le grand artiste, étendu presque sans vie, Caterina ; et c’en est fait de lui, si mon art ne le sauve ! Mais, dites-moi, depuis quand est-il chez vous ? A-t-il apporté avec lui beaucoup de beaux tableaux ?

— Hélas ! mon cher docteur, répliqua Caterina, ce n’est que cette nuit que mon pauvre fils est arrivé chez moi ; et quant à ce qui concerne ses tableaux, je n’en sais encore mot : mais en bas il y a une grande caisse que, avant de perdre connaissance, Salvator me pria de garder soigneusement. Il se peut bien que quelque beau tableau qu’il aura peint à Naples s’y trouve emballé.

C’était un mensonge ; mais nous saurons bientôt les raisons qu’eut dame Catherine pour en imposer ainsi au docteur.

— Bien, bien, dit le docteur ; et se frottant la barbe en souriant, il s’approcha du lit avec autant de gravité que le permettait sa longue rapière, qui s’accrochait aux chaises et aux tables, tâta le pouls du malade en haletant, nomma en grec et en latin cent maladies que Salvator n’avait pas, puis un aussi grand nombre qu’il aurait pu avoir, et finit par dire qu’à la vérité il ne saurait nommer pour le moment la maladie du peintre, mais que d’ici à quelque temps il trouverait bien un nom qui lui serait applicable et aussi un remède pour la guérir ; et il sortit avec gravité, les laissant tous accablés de craintes et de soucis.

Au bas des marches, le docteur demanda à voir la caisse de Salvator, et dame Caterina lui en montra une en effet, dans laquelle se trouvaient quelques manteaux usés de défunt son mari. Le docteur frappa doucement sur la caisse et dit avec satisfaction : — Nous verrons, nous verrons !

Après quelques heures d’absence, le docteur revint avec un très-beau nom pour la maladie de Salvator, et plusieurs grandes bouteilles d’une potion nauséabonde, recommandant de la faire prendre au malade sans discontinuer. Ce ne fut pas sans peine ; car Salvator manifesta le plus grand dégoût pour cette médecine, qui semblait puisée au fond de l’Achéron. Mais soit que la maladie de Salvator, qui avait enfin un nom et qui représentait alors quelque chose de réel, commençât seulement à se manifester ; soit que la potion de Splendiano se déchaînât trop violemment dans ses entrailles ; toutefois est-il que le pauvre Salvator s’affaiblissait à vue d’œil. Le docteur Splendiano Accoramboni avait beau assurer qu’après la cessation totale du mouvement de la machine vitale il lui donnerait une nouvelle impulsion, comme au balancier d’une pendule ; on ne commençait pas moins à douter de la guérison du pauvre peintre, et à croire que le docteur avait donné au balancier une impulsion si forte que tous les ressorts s’étaient brisés.

Un jour, il arriva que Salvator, qui paraissait à peine capable de se mouvoir, tomba dans le paroxysme d’une fièvre brûlante. Il saisit les fioles qui contenaient la potion et les jeta en fureur par la fenêtre, au moment où le docteur entrait dans la maison. Il arriva que quelques fioles l’atteignirent, se brisèrent sur sa tête, et que la noire liqueur se répandit en longs flots sur son visage et sur sa perruque. — Le signor Salvator est devenu enragé, s’écria le docteur en s’élançant dans la maison ; il est tombé en frénésie, et l’art ne peut le sauver. Dans dix minutes il est mort ; donnez-moi le tableau, madame Caterina, il est à moi ; c’est le prix de mes peines ! donnez le tableau, vous dis-je !

Mais lorsque dame Caterina ouvrit la caisse et que le docteur Splendiano aperçut les vieux manteaux déchirés, il roula ses yeux dans leurs orbites, comme deux comètes enflammées, et trépignant des pieds, il voua le pauvre Salvator, la veuve et la maison entière à tous les démons de l’enfer ; puis il partit avec la rapidité d’un trait.

Le délire de la fièvre avait cessé. Salvator retomba dans son état léthargique ; et dame Caterina, persuadée que le malade touchait à son dernier moment, vola au couvent voisin et chercha le père Bonifazio pour lui administrer le saint-sacrement. En voyant le moribond, le père Bonifazio déclara qu’il connaissait parfaitement les symptômes que la mort trace sur le visage d’un homme dont elle va se saisir, mais qu’il n’apercevait rien de semblable dans les traits de Salvator. Il ajouta qu’il y avait encore possibilité de le guérir, si le docteur Splendiano Accoramboni avec ses dénominations et ses fioles, ne passait plus le seuil de la porte. Le bon père se mit aussitôt en route et alla s’occuper de tenir sa parole.

Salvator, revenu de son évanouissement, se crut dans un beau bosquet odoriférant, dont les rameaux et les feuilles vertes s’enlacaient au dessus de lui. Il sentit une chaleur vivifiante pénétrer tout son corps ; seulement son bras gauche lui semblait attaché.

— Où suis-je ? dit-il d’une voix faible.

Un beau jeune homme de bonne mine, qui se tenait debout auprès de son lit, et qu’il aperçut alors pour la première fois, se jeta à genoux, saisit sa main droite, l’arrosa de larmes brûlantes, et s’écria à plusieurs reprises : — O mon excellent maître ! mon digne maître ! maintenant tout est bien ; vous êtes sauvé : vous serez rétabli !

— Mais, dites-moi seulement…, reprit Salvator.

Le jeune homme le supplia de ne pas se fatiguer en parlant, et promit de lui raconter ce qui lui était arrivé. Voyez-vous, mon cher et digne maître ? vous étiez certainement bien malade en arrivant ici de Naples, mais votre état n’était pas désespéré. L’usage des remèdes insignifians vous eût remis en peu de temps ; mais la maladresse de Carlo, qui est allé chercher le médecin le plus proche, vous a fait tomber entre les mains du fatal docteur Pyramide, le plus fatal docteur qui ait jamais travaillé à remplir les entrailles de la terre !

— Quoi ! dit Salvator en riant, quelque faible qu’il fût, c’est donc ce docteur Pyramidal que j’ai aperçu ? Un petit bout d’homme, vêtu de damas, qui m’a condamné à avaler une boisson détestable, dégoûtante, infernale, et qui portait sur sa tête l’obélisque de la place de Saint-Pierre.

— Oh, par Dieu ! dit le jeune homme en riant aussi aux éclats, le docteur Splendiano Accoramboni vous a apparu sous son bonnet de nuit pointu, dans lequel il se montre chaque matin à sa fenêtre comme un météore de funeste présage. Mais ce n’est point à cause de ce bonnet qu’on le nomme le docteur Pyramide ; la raison de cette dénomination est tout autre. Le docteur Splendiano est un grand amateur de tableaux, et il possède une galerie très-bien choisie, qu’il s’est acquise par une manière d’agir toute particulière. Il poursuit avec ardeur les peintres et leurs maladies, surtout les maîtres étrangers. Ont-ils une seule fois mangé trop de maccaroni, ou avalé un verre de vin de Syracuse plus que la juste mesure ? il sait les attirer dans ses filets. Alors il les gratifie tantôt d’une maladie, tantôt d’une autre, qu’il baptise toujours d’un nom immense et dont il se met à opérer la guérison. Il se fait promettre un tableau pour salaire, et comme les constitutions obstinées peuvent seules résister à ses remèdes, il a part à la succession de tous les artistes étrangers, qu’on ensevelit auprès de la pyramide de Cestius. Le cimetière placé auprès de la pyramide de Cestius est le champ où recueille abondamment le docteur Splendiano Accoramboni ; il le cultive avec beaucoup de soin, et c’est de là que lui vient son surnom. Dame Caterina, par des vues bienveillantes sans doute, avait fait croire au docteur que vous aviez apporté un tableau magnifique, et vous pouvez penser avec quel zèle il vous préparait ses potions. — C’est votre bonne étoile qui vous a fait jeter les fioles sur la tête du docteur, et qui a inspiré à dame Caterina l’idée d’appeler le père Bonifazio pour vous administrer le saint-sacrement : le père s’entend un peu en médecine ; il a jugé sainement votre état, et il est venu me chercher.

— Vous êtes donc aussi un docteur ? dit Salvator avec une voix faible et lamentable. — Non, répondit le jeune homme en rougissant ; non, mon cher et digne maître, je ne suis pas un médecin comme signor Splendiano, mais simplement un chirurgien. Je faillis mourir de terreur et de joie lorsque le pore Bonifazio me dit que Salvator Rosa se trouvait mortellement malade dans la rue Bergognona et qu’il avait besoin démon art. J’accourus, je vous ouvris une veine au bras gauche, et je vous sauvai. — Nous vous transportâmes ici dans cette chambre fraîche et aérée que vous occupiez jadis. Regardez autour de vous : là est encore le chevalet que vous laissâtes ici ; là sont quelques dessins au crayon, que dame Caterina a conservés comme des reliques. — Votre maladie a cédé ; des remèdes simples, que le père Bonifazio prépare, et les soins de l’amitié, vous rendront bientôt toutes vos forces. — Et maintenant, permettez que je baise encore une fois cette main, cette main créatrice, qui sait donner une vie enchanteresse aux merveilles les plus secrètes de la nature ! — Permettez que le pauvre Antonio Scacciati épanche son âme en enthousiasme et en reconnaissance, de ce que le ciel lui a permis de sauver la vie du grand et divin maître Salvator Rosa ! — À ces mots, le jeune homme se précipita de nouveau à genoux, saisit la main de Salvator, la baisa et l’arrosa de larmes brûlantes.

— Je ne sais, dit Salvator en se soulevant avec peine, je ne sais, cher Antonio, pourquoi vous m’adressez des hommages si respectueux. Vous êtes, dites-vous, un chirurgien ; cette profession ne s’allie guères aux beaux-arts ?

— Mon cher maître, répondit le jeune homme les yeux baissés, lorsque vous aurez repris plus de forces, je vous ouvrirai mon âme.

— Faites-le, dit Salvator ; ayez en moi pleine confiance. Vous le pouvez ; car je ne connais personne qui m’ait plus intéressé que vous, au premier aspect. Plus je vous regarde, plus je m’aperçois que votre figure offre des traits de ressemblance avec le divin jeune homme : — je parle de Sanzio. — Les yeux d’Antonio s’animèrent d’un feu étincelant ; il essaya en vain de répondre.

En ce moment, dame Caterina entra avec le père Bonifazio, qui apportait à Salvator une potion artistement préparée, qui fit plus de plaisir et plus de bien au malade que l’eau achérontique du docteur pyramidal Splendiano Accoramboni.