Sang-Maudit (Pont-Jest)/1

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Marmorat (p. 2-7).

SANG-MAUDIT
PAR
RENÉ DE PONT-JEST

PROLOGUE

UN MYSTÈRE DU VIEUX PARIS


I

Sous un parquet.



On se souvient encore aujourd’hui, bien que tout cela soit déjà fort loin de nous, de l’activité avec laquelle se poursuivait, pendant les dernières années du second Empire, la transformation du vieux Paris, principalement sur la rive gauche de la Seine.

Grâce à ces travaux, la capitale de la France devenait une des plus belles et des plus salubres villes du monde.

Parfois la pioche des démolisseurs atteignait bien quelques habitations séculaires, pleines de glorieux souvenirs, quelques hôtels aristocratiques, construits et décorés par les maîtres du xviie siècle, mais c’étaient là des sacrifices nécessaires à l’intérêt général. D’ailleurs, en ces cas particuliers, on ne renversait pas brutalement, on débâtissait avec ordre ; on enlevait les boiseries précieuses, les serrures forgées et ciselées, les hautes cheminées de marbre, fouillées comme des ivoires de Chine, les dessus de porte, tout ce qui avait enfin une valeur artistique.

C’est ainsi qu’on avait procédé, rue du Cloître, pour faire disparaître une antique et spacieuse demeure connue sous le nom de l’hôtel de Rifay.

Il n’en restait plus que les murs et les parquets, parquets que faisait enlever avec soin le menuisier qui s’en était rendu acquéreur, car ils étaient en chêne et encore en fort bon état.

La nuit tombait, la journée touchait à sa fin, les ouvriers ramassaient leurs outils et se préparaient à quitter leur travail.

Un seul de ces hommes poursuivait sa tâche, au premier étage, dans une petite chambre située à l’extrémité de l’une des ailes de l’hôtel, en retour sur le jardin.

La plus grande partie du parquet, en feuilles d’un mètre carré, était déjà enlevée, et l’homme chargé de cette besogne allait l’interrompre, car il y voyait à peine, lorsque, lui glissant des mains, sa pince disparut sous le plancher.

Surpris de ce petit accident, l’ouvrier se pencha pour rattraper son outil ; mais en le cherchant à tâtons dans la cavité où il était tombé, il lui sembla y sentir un objet d’une certaine dimension et ne faisant pas corps avec les lambourdes sur lesquelles reposait le parquet.

Vivement intrigué, il regarda instinctivement autour de lui pour s’assurer qu’il était seul, et, soulevant rapidement la feuille du plancher, il fouilla le trou béant.

Il reconnut bientôt qu’il s’y trouvait, couvert de poussière et de plâtras, une caisse de deux pieds de longueur à peu près, sur une largeur moindre de moitié.

Ne sachant trop quel parti prendre, le travailleur allait peut-être faire part de sa découverte à l’entrepreneur des démolitions, lorsqu’un sentiment de convoitise s’éveilla tout à coup dans son esprit.

Au même instant, il entendit qu’on lui criait du rez-de-chaussée :

— Eh bien ! Jérôme, viens-tu ? C’est l’heure de la soupe !

— Me voilà ! répondit-il en reconnaissant la voix de celui de ses compagnons avec lequel il avait l’habitude de retourner chaque soir dans son quartier.

Et remettant en place la portion du parquet qui recouvrait le coffre, il ramassa ses outils d’un tour de main, puis descendit l’escalier quatre à quatre.

— Sapristi ! on croirait que tu es à la tâche, lui dit son camarade ; moi, je trouve que j’ai avalé assez de poussière pour aujourd’hui.

— Je ne savais pas qu’il fût si tard. Filons ! la bourgeoise va me gronder.

Après avoir franchi la palissade qui entourait la maison, les deux ouvriers se dirigèrent du côté du Luxembourg. Ils demeuraient tous deux au delà de la barrière d’Italie.

Pendant que son ami s’en allait d’un pas allègre, en sifflotant un air de carrefour, Jérôme, au contraire, quelques efforts qu’il fît, ne pouvait cacher sa préoccupation, et cette préoccupation était grande, car il ne parvenait pas à chasser de sa pensée l’idée de s’emparer de cette caisse, dont le contenu pouvait être pour lui la fortune.

Déjà il se voyait en possession de quelque trésor enfoui sous le plancher de l’hôtel de Rifay par un de ses anciens propriétaires, avant de fuir la tourmente révolutionnaire ; et, sans se dire qu’il commettrait un vol, il ne songeait qu’au moyen de se rendre maître secrètement de ce qu’il considérait comme son bien, puisqu’il l’avait découvert.

Aussi marchait-il silencieux et la tête baissée, bousculant çà et là les passants.

Son camarade s’aperçut bientôt de cette étrange allure et lui dit, en l’arrêtant par le bras :

— Qu’as-tu donc ce soir ? Tu es muet comme une carpe.

— Je n’ai rien ! répondit Jérôme, arraché brusquement à ses rêves. Je suis fatigué, voilà tout !

— Le fait est que nous avons un fichu métier ! Si encore les locataires des hôtels que nous démolissons y laissaient tomber quelques-uns de leurs écus avant de partir ! Il n’y a pas de danger !

L’obscurité qui régnait sur le boulevard permit à celui auquel s’adressaient ces paroles de dissimuler la rougeur et le tressaillement qu’elles lui avaient causés.

Un quart d’heure plus tard, les deux amis passaient la barrière et, deux cents pas plus loin, ils se séparaient au coin de la rue Vandrezanne, où Jérôme Dutan habitait.

Lorsqu’il eut atteint le seuil de sa porte, l’ouvrier hésita un instant. Devait-il rentrer chez lui ou retourner immédiatement à l’hôtel de Rifay ?

Là-bas, dans le quartier en démolition, le coffre mystérieux l’attirait ; mais, à la maison, sa femme l’attendait. Que lui dirait-il pour lui expliquer son retard, s’il revenait au milieu de la nuit ?

D’un autre côté, il était prudent de remettre son excursion à une heure plus avancée afin de moins risquer d’être surpris.

Cette double réflexion le conduisit à la porte de son logement.

Il entra ; sa femme l’accueillit par un bonjour affectueux, et son enfant, une ravissante jeune fille de quatorze à quinze ans, vint l’embrasser sur les deux joues.

Le couvert était mis, couvert modeste, mais d’une irréprochable propreté. Tout d’ailleurs trahissait, dans le logement, une aisance relative.

Mme Dutan, malgré ses trente-cinq ans, était encore belle. Elle s’appelait Lucie, avait de beaux yeux bruns, des dents blanches, la taille bien prise. Sa mise était simple, mais soignée.

Courageuse et forte, c’était bien la compagne qu’il fallait à Jérôme, qui l’aimait et lui obéissait aveuglément.

Pendant que son mari était au chantier, elle travaillait avec sa fille pour le compte d’une petite couturière du quartier, et ces bénéfices personnels permettaient à la mère d’être coquette pour son enfant.

Le ménage paraissait donc heureux, et il l’eût été complètement, en effet, sans le souvenir d’un malheur financier qui l’avait frappé quelques années auparavant.

Riche, à l’époque dont nous parlons, d’une dizaine de mille francs que lui avait laissés son père, Dutan s’était associé avec un menuisier ; mais les affaires avaient été mauvaises, l’associé s’était enfui un matin avec ce qui restait dans la caisse commune, et, de patron, Jérôme avait dû redevenir ouvrier, après avoir sauvé fort peu de chose du naufrage.

Dans cette circonstance, il avait eu recours, pour obvier à son ignorance de la chicane, à l’un de ces hommes d’affaires véreux comme il y en a tant à Paris, un sieur Pergous, qui s’était simplement contenté de ne pas ruiner tout à fait son malheureux client.

Mme Dutan avait rendu courage à son mari, et celui-ci s’était remis au travail ; mais chaque fois qu’il arrêtait ses regards sur sa fille, il regrettait amèrement son imprudence d’autrefois ; les rêves qu’il avait faits jadis à propos de cette enfant ne pouvaient plus se réaliser.

Ses regrets étaient d’autant plus grands et plus douloureux que Marie promettait, nous devrions dire menaçait d’être remarquablement belle, qu’elle avait été élevée avec soin, dans l’espoir de la bien marier un jour, en lui donnant une petite dot, et qu’il n’ignorait pas les dangers que sèment les tentations parisiennes sous les pas d’une jeune fille dont la beauté est la seule richesse.

Dutan et sa femme souffraient cruellement de voir leur chère enfant condamnée à une vie obscure et toute de travail.

Il est donc plus aisé de comprendre comment cette mauvaise pensée de s’emparer du coffret de l’hôtel de Rifay s’enracinait de plus en plus dans l’esprit de cet homme qui était inquiet de l’avenir de sa fille.

Après avoir déposé ses outils dans un coin, il se laissa tomber sur une chaise auprès de la table, au milieu de laquelle fumait un plat du meilleur aspect, puis il commença silencieusement son repas.

— Qu’as-tu donc ? lui demanda Lucie, étonnée de ne pas le trouver expansif et causeur ainsi que de coutume. Serais-tu malade ?

— Non, répondit Jérôme, je vais bien, mais j’ai quelque chose à te confier ; je te dirai ça tout à l’heure.

— Il ne t’est rien arrivé de fâcheux, au moins ?

— Du tout ; au contraire, peut-être. Mangeons vite.

Et, donnant l’exemple, il mit les morceaux doubles, pressé qu’il était de ne pas garder pour lui seul le secret qui l’étouffait.

En vingt minutes, le repas fut achevé et, vers neuf heures, après avoir assisté au coucher de sa fille, qui habitait une petite chambre séparée, Mme Dutan revint auprès de son mari.

Sans attendre qu’elle l’interrogeât, l’ouvrier raconta alors à sa femme la découverte qu’il avait faite.

— Que peut renfermer cette caisse ? demanda la mère de Marie.

— Dame ! des bijoux, de l’argent, répondit Jérôme. Ce ne serait pas la première fois qu’on trouverait des objets précieux dans les démolitions.

— C’est possible, mais…

— Oh ! je te comprends, ça n’est pas à moi. À qui, alors ? C’est peut-être là depuis plus de cent ans ! Si je le dis à l’entrepreneur, il gardera tout pour lui, ou bien c’est le gouvernement qui en héritera. Nous en avons plus besoin que lui !

— Que vas-tu faire ?

— Je vais retourner là-bas et je rapporterai le coffre.

— Est-il lourd ?

— Je n’en sais rien, je ne l’ai pas soulevé.

— Si quelqu’un te voit ?

— J’ai un motif tout simple pour rentrer à l’hôtel : je dirai que j’ai oublié un outil, ma pince, par exemple ; je vais l’emporter.

— Si on te rencontre avec cette caisse ?

— Ah ! qui ne risque rien n’a rien ! D’ailleurs, la nuit est noire. Si c’est trop lourd, je prendrai une voiture.

Mme Dutan garda le silence. Elle comprenait bien que ce que son mari voulait faire était mal, mais l’espoir de redevenir riche étouffait les murmures de sa conscience. Et puis, il y avait Marie qui était là. On pourrait donc reprendre son éducation interrompue et lui donner une dot.

La mère oubliait que le plus précieux héritage que des parents puissent laisser à leurs enfants, c’est un nom sans tache, un honneur immaculé.

Elle savait qu’elle n’avait qu’un mot à dire pour arrêter son mari ; mais ce mot, elle ne voulait pas le prononcer.

— Allons, c’est décidé ! fit Jérôme, en rompant ce silence qui le troublait. Vois-tu, femme, on n’a qu’une occasion comme celle-là dans la vie ; il ne faut pas la laisser échapper. Si nous étions seuls, je ne dis pas !

Et l’ouvrier, s’excitant ainsi au mal par amour paternel, se leva brusquement.

— Prends bien garde au moins ! hasarda Lucie.

Ces mots étaient une approbation plutôt qu’un blâme. Il n’en fallait pas davantage pour faire disparaître la dernière hésitation de Dutan. Il glissa sa pince sous sa blouse, embrassa sa femme et descendit doucement son escalier.

La maison qu’il habitait n’ayant pas de concierge, il put sortir sans être vu.

La nuit était obscure ; il tombait une pluie glaciale.