Sang-Maudit (Pont-Jest)/17

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Marmorat (p. 169-187).


Retournant ensuite auprès du trou, elle y fit glisser le coffre.


X

Fatalement !



Madame de Ferney, tout entière à ses nouvelles amours, ne songeait guère à certaines gens qui, malheureusement pour elle, ne pouvaient l’oublier.

Absolument certain que l’ancienne maîtresse de Delon et la sœur de sa femme ne faisaient qu’une seule et même personne, Manouret s’était promis de tirer tout le parti possible de ce secret que le hasard lui avait révélé. Sans les diverses sommes que Françoise lui avait remises à plusieurs reprises, ce qui lui donnait de la patience, il est probable qu’il aurait promptement tenté quelque démarche du côté de l’hôtel de Rifay.

Mais pendant plusieurs mois, libre d’héberger à son aise ses amis, de causer politique avec eux et de se griser, il se tut. Seulement, lorsqu’un beau matin sa femme lui refusa de l’argent, en lui disant tout simplement qu’elle n’en avait plus, le misérable fronça le sourcil et, comme il était déjà à peu près ivre, il lui dit :

— Si tu es à sec, envoie le père Jean à l’hôtel de Rifay.

Croyant avoir mal entendu, la Manouret regarda son amant d’un œil effaré, en répétant :

— À l’hôtel de Rifay ?

— Eh bien ! oui, à l’hôtel de Rifay, chez ta sœur, Mlle Reboul.

— Malheureux ! qui t’a dit ? s’écria Françoise.

— Ah ! voilà, j’ai ma petite police, ricana Claude. J’en sais bien d’autres encore. C’est une bonne mère, Mlle Jeanne ; elle ne voudrait pas que son môme manquât de quelque chose. Or le petit gaillard nous coûte les yeux de la tête ; tu le mets comme un prince, il va à l’école. En additionnant, à la fin du mois, ça fait une grosse somme !

— Écoute-moi bien, répondit sa maîtresse en le saisissant par le bras, et retiens ce que je vais te dire : Si tu fais un pas du côté de Jeanne, si tu cherches à lui nuire en quoi que ce soit, c’est à moi que tu auras affaire !

— À toi ? Ah ! Mme Manouret, je n’aime pas ce ton-là. Tu sais, quand on me vexe, je cogne !

L’aubergiste avait levé le poing, mais, avant qu’il l’eût laissé retomber, la directrice de l’hôtel de Reims le repoussa si violemment qu’il perdit l’équilibre et ne dut qu’à une table, à laquelle il se retint, de ne pas rouler à terre.

Lorsqu’il se redressa furieux et les yeux injectés, Françoise était devant lui, brandissant un large couteau, qui pouvait être dans sa main vigoureuse une arme terrible.

L’ivrogne n’osa avancer.

— Et moi, si tu cognes, je tue, riposta la fille Méral. J’en ai d’ailleurs assez de la vie que tu me fais mener depuis trois ans. Tu n’es qu’un paresseux et un bon à rien. Tu n’as pas honte de vouloir faire chanter Jeanne ! Elle nous a donné cinq mille francs depuis un an ; tu as tout mangé ! Sans moi, il y a longtemps que nous aurions fermé boutique. Je ne demanderai pas un sou à ma sœur et si tu tentes la moindre des choses contre elle, tu vois ça ! Rappelle-toi que je suis d’une race à laquelle le sang ne fait pas peur !

En s’exprimant ainsi, Françoise avait le geste si menaçant que Manouret ne songea plus qu’à s’esquiver.

— Non, tu ne sortiras pas, reprit sa femme, en s’appuyant contre la porte. Qu’est-ce que tu voulais donc dire, tout à l’heure, en prétendant que tu en sais encore bien d’autres ?

— Moi, rien ! bégaya le triste personnage.

— Tu mens !

— Non, je t’assure. Qu’est-ce que tu veux que je sache de plus ?

— Alors file et va travailler, si tu en es capable dans l’état où tu es !

Claude ne se le fit pas répéter et, retrouvant à peu près son équilibre, il disparut comme par enchantement, mais en se promettant de se venger.

Françoise le suivit quelques instants des yeux, en murmurant :

— En voilà encore un qui finira mal ; je le surveillerai. Heureusement qu’il ignore que Jeanne est mariée. En tout cas, il faut la prévenir. On ne sait pas ce qui peut arriver.

La Manouret, qui n’était certes pas une femme honnête, cédait, en agissant ainsi, à un sentiment tout à la fois d’orgueil et de reconnaissance envers sa sœur.

Elle l’aimait peu, mais elle en était fière. Il lui plaisait de se dire que Rose, sa sœur, comme elle, fille d’un forçat, portait un nom honorable, et elle ne voulait pas qu’on arrêtât dans sa course cet astre dont l’éclat l’émerveillait.

De plus, elle était fatiguée de cet homme que le séjour de Paris avait complètement perdu. Depuis plus d’un an déjà, elle songeait à le quitter et comptait sur Jeanne pour l’aider à reprendre sa liberté.

Toucher à elle, c’était toucher à elle-même. Son intérêt était donc de la défendre.

Aussi s’empressa-t-elle de lui écrire qu’elle avait des choses importantes à lui communiquer.

Cette lettre troubla Mme de Ferney beaucoup plus qu’elle ne l’aurait fait quelques semaines auparavant. Cela s’explique. Dans sa situation présente elle n’avait plus rien à espérer, mais tout à craindre.

Or, comme tous les gens qui ont atteint difficilement un but, surtout ceux qui y sont parvenus par de mauvais moyens, elle avait peur de perdre en un seul jour le fruit de sa victoire si chèrement acquise.

Était-ce dans des amours ou dans sa position sociale qu’elle était menacée ?

Impatiente de sortir de cette incertitude, elle donna rendez-vous à sa sœur pour le jour suivant, à deux heures, à l’angle de la rue du Rocher, et le lendemain elle fit arrêter, à l’endroit et à l’heure convenus, la voiture de place qu’elle avait prise sur la voie publique.

Françoise, qui l’attendait, monta auprès d’elle. Le cocher enfila le boulevard extérieur en remontant vers l’Arc de Triomphe, et la maîtresse de l’hôtel de Reims raconta rapidement à Jeanne ce qui s’était passé entre elle et Manouret.

— Tu ne sais pas qui a pu l’instruire aussi exactement ? demanda Mme de Ferney à Françoise, lorsque celle-ci eut terminé son récit.

— Pas positivement, répondit la cabaretière, mais je m’en doute : il m’aura vue avec le père Jean et aura fait causer ce vieil imbécile. Peut-être aussi Justin lui a parlé de toi sans dire que tu es ma sœur, puisqu’il l’ignorait. Mais Claude est un malin, et il l’a deviné.

— Est-ce que tu crois qu’il est capable de me nuire ?

— Il est capable de tout lorsqu’il n’a pas d’argent.

— Oh ! s’il n’y a que ça, on peut lui en donner.

— Plus il en aura, plus il le gaspillera et plus il voudra en avoir.

— Tu l’aimes beaucoup ton Manouret ?

— Il y a longtemps que c’est passé !

— Eh bien ! il y a un moyen. Faisons-le taire d’abord en le mettant à même de vivre à sa guise, puis tu lui annonceras un matin que j’ai quitté Paris, que toi-même tu ne veux plus y rester, et tu le menaceras de te séparer de lui s’il ne veut pas retourner avec toi à Reims.

— Il refusera.

— Alors nous verrons. Au fond, qu’ai-je à craindre ? S’il se présente à l’hôtel, je le ferai chasser, et s’il parvient auprès de mon mari, je prendrai les devants en lui disant qu’un misérable, d’accord avec Delon, l’ancien intendant de Mme de Serville, me menace de ses calomnies si je ne veux pas payer son silence. Sois tranquille, je ferai croire à M. de Ferney tout ce que je voudrai. Ce qu’il ne faut pas qu’il sache, c’est mon véritable nom, car il ne me pardonnerait pas de l’avoir trompé. Or, c’est la seule arme que Manouret a contre moi.

— Et l’enfant ?

— Pourquoi as-tu avoué à Claude qu’Armand est mon fils ?

— Est-ce que je pouvais jamais supposer ce qui se passe en ce moment ?

— Enfin, il n’y a pas d’autre moyen que celui que je viens de t’indiquer : d’abord calmer Manouret. Tiens, voici, cinq cents francs, donne-lui ça par petites sommes ; plus tard, un beau jour, lorsque tu lui auras dit que je ne suis plus à Paris et quand il aura refusé de retourner à Reims, tu disparaîtras avec l’enfant. Tu iras en Belgique ou en Angleterre. Je fournirai à tous tes besoins. Toi partie, si Claude me gêne, j’aviserai. Surtout tiens-moi bien au courant de ses pas et démarches, et profite d’un moment où il sera gris pour t’assurer qu’il n’en sait pas plus encore qu’il ne t’en a dit.

— Cette occasion-là ne se fera pas attendre longtemps, répondit Françoise en cachant dans son corsage le billet de banque que sa sœur lui avait remis.

Une demi-heure plus tard, la Manouret rentrait dans son bouge. Sa sœur était retournée à l’hôtel de Rifay.

Tout d’abord Mme de Ferney avait eu l’intention de confier à Armand de quel danger elle était menacée, mais c’était risquer de le mettre sur la trace de ses amours avec Justin. Elle se décida alors à attendre qu’elle fût contrainte par les événements d’en arriver à cette confidence dangereuse.

Pendant ce temps-là, l’honnête homme que sa femme trompait si indignement vivait toujours dans la plus douce quiétude.

L’œuvre de Petrus terminée, véritable chef-d’œuvre, avait pris la place d’honneur dans le grand salon de réception ; l’artiste était resté l’ami de la maison.

Il ne passait jamais huit jours sans s’y présenter ostensiblement comme les autres visiteurs, et Jeanne, qui s’était fait ordonner par son médecin de longues courses au grand air, se rendait deux ou trois fois par semaine chez son amant.

Sous le prétexte que les Champs-Élysées et le bois de Boulogne n’étaient pas possibles pour une femme qui voulait se promener seule, elle se faisait conduire par sa voiture à la grille du Luxembourg. Elle n’avait plus alors qu’à traverser le jardin pour gagner la rue d’Assas.

Les choses duraient ainsi depuis plus trois mois, sans que Mme de Ferney eût appris rien du côté du boulevard des Batignolles, lorsqu’un matin le magistrat annonça à sa femme qu’il allait être obligé de s’absenter pendant quelques jours.

Une de ses propriétés les plus importantes, dans les environs de Douai, venait d’être ravagée par l’inondation ; il était indispensable qu’il se rendît lui-même sur les lieux pour juger des dégâts et donner les ordres utiles.

— Je ne vous propose pas de m’accompagner, dit-il à sa femme, si pénible qu’il me sera de me séparer de vous, même pour le temps le plus court ; la saison est mauvaise et il va me falloir courir la campagne. Du reste, votre présence est nécessaire à Paris, d’abord pour veiller au traitement de Louise et ensuite pour presser les ouvriers qui n’en finissent pas.

L’une des filles de M. de Ferney était atteinte, depuis quelques jours, d’une de ces maladies contagieuses de l’enfance qui n’offrent aucun danger, mais nécessitent cependant des soins assidus.

Afin qu’elle ne communiquât pas son mal à sa sœur, on avait descendu le lit de Berthe dans le petit boudoir qui précédait la chambre à coucher de sa belle-mère, chambre que celle-ci avait dû déserter à cause des ouvriers dont parlait le magistrat.

Selon le projet que ce dernier avait conçu dès le lendemain de son mariage et dont il n’avait pas voulu retarder davantage l’exécution, on élevait jusqu’au second étage la serre du rez-de-chaussée, et comme il s’agissait de mettre en place une charpente en fer, on avait dû construire des échafaudages qui rendaient vraiment inhabitable cette extrémité de l’aile de l’hôtel.

C’était la première fois que, depuis qu’elle se nommait Mme de Ferney, Jeanne allait se trouver seule, et elle en était heureuse, car elle se promettait de voir Armand en toute liberté. Cependant elle dissimula si bien sa joie que son mari partit avec la conviction que son absence lui causerait le plus vif chagrin.

Le malheureux n’était pas encore sorti du département de la Seine que sa femme sonnait à la porte de M. de Serville.

Le peintre, dont la passion était dans toute son ardeur reçut la nouvelle du départ de M. de Ferney avec un cri de joie, et les deux amants firent aussitôt les plus beaux projets pour passer ensemble, le plus souvent possible, le temps qu’ils avaient devant eux.

Un des vifs désirs de M. de Serville était de voir la chambre de Jeanne. Elle lui en avait beaucoup parlé, et elle aurait pu aisément l’y conduire pendant une de ses visites à l’hôtel, mais cette occasion ne s’était pas présentée.

Elle résolut alors de lui donner cette satisfaction.

— Si tu veux, lui dit-elle, te trouver demain soir, vers onze heures, au fond de l’impasse du Cygne, près de la petite porte du jardin, je t’ouvrirai moi-même.

L’artiste répondit par un baiser à cette proposition qui comblait ses vœux, et Jeanne le quitta avec un sourire en lui disant :

— À demain !

Le jour suivant, Mme de Ferney ne sortit pas, mais employa une partie de l’après-midi à parer son coquet appartement.

Elle avait renouvelé les fleurs des jardinières et retiré de son coffre en bois de santal tous ses joyaux, afin que son amant pût les admirer. Cela fait, elle attendit avec impatience que la nuit fût venue.

Ne pouvant songer à faire passer Armand par le rez-de-chaussée, car, à quelque moment de la nuit que ce fût, un des domestiques de l’hôtel pouvait s’y trouver accidentellement, Jeanne s’était assurée, au moment du départ des ouvriers, qu’ils avaient laissé leurs échelles dressées contre l’échafaudage de la serre.

Or, comme la plate-forme de cette construction était mise en place et s’étendait de niveau avec le premier étage, rien ne devait être plus facile que d’y atteindre, surtout pour un homme jeune et leste comme l’était M. de Serville.

Une fois sur cette plate-forme, il n’aurait plus qu’à enjamber la fenêtre de la chambre, dont on n’avait pas encore fait la porte qu’elle devait devenir, pour qu’on pût communiquer de plain-pied avec le jardin d’hiver.

Vers dix heures et demie, Mme de Ferney, qui avait passé la soirée dans son salon du rez-de-chaussée, remonta chez elle ; mais, au moment où elle allait entrer dans la galerie, elle aperçut la gouvernante qui descendait du second.

— Qu’y a-t-il donc, miss Brown ? lui demanda-t-elle. Je vous croyais couchée depuis longtemps, ainsi que les enfants.

— J’ai dû rester, madame, près de Mlle Louise, répondit l’Anglaise ; elle ne pouvait s’endormir ; maintenant je vais déshabiller Mlle Berthe, que j’ai laissée toute vêtue sur son lit.

— Ah ! c’est vrai, Berthe est installée dans mon boudoir. Eh bien ! ne vous donnez pas cette peine, remontez auprès de Louise, je vais coucher sa sœur moi-même. Avant de me mettre au lit, je m’assurerai qu’elle dort. J’ai besoin d’air, je ne suis pas sortie aujourd’hui ; je vais faire un tour dans le jardin.

Miss Brown, habituée à obéir sans réflexion, salua la belle-mère de ses élèves et reprit le chemin de son appartement.

Pendant ce temps-là, Jeanne traversait la galerie et entrait dans son boudoir.

La fillette, couchée tout habillée sur son lit, y dormait d’un profond sommeil.

Vêtue d’une robe de velours noir, ses longs cheveux blonds flottant autour de sa tête mignonne, l’enfant était d’une ravissante beauté.

Mais cela importait peu à sa belle-mère, qui l’eût volontiers réveillée pour l’envoyer auprès de sa sœur, si elle n’avait pas craint d’éveiller les soupçons de l’institutrice.

Elle s’assura seulement qu’elle était complètement endormie, et ressortit aussitôt en fermant la porte à clef.

En passant devant la salle à manger, elle entendit sonner onze heures.

Le silence le plus complet régnait dans l’hôtel. La jeune femme, en arrivant dans le jardin, s’aperçut avec joie que la nuit était sombre et des plus propices à l’exécution de son projet.

Certaine qu’Armand l’attendait depuis déjà longtemps, elle traversa le parterre et disparut derrière les taillis et les grands arbres qui masquaient les constructions misérables de l’impasse du Cygne, où ne se trouvaient guère, au milieu des terrains vagues, que des magasins et des remises.

L’un de ces terrains, contigu au jardin, n’en était séparé que par un mur de quelques pieds de hauteur et en assez mauvais état. M. de Ferney ne le faisait pas réparer, parce qu’il était en pourparlers avec le propriétaire de ce terrain qu’il voulait réunir à son hôtel.

Parvenue à la porte de l’impasse, Jeanne l’ouvrit doucement, mais elle n’eut besoin ni d’appeler ni de sonder les ténèbres, car Armand, exact comme tous les amoureux, s’élança aussitôt vers elle et la pressa sur son cœur.

— Viens, lui dit-elle, en se suspendant à son bras ; seulement, tu vas prendre un singulier chemin. Mon mari est bien absent, mais comme il n’a pas emmené nos domestiques, je ne puis te faire passer par l’escalier.

Et, l’entraînant, elle le conduisit vers la maison.

Elle n’avait pas vu une tête effarée qui se montrait au-dessus du mur, à quelques pas de la porte, et elle n’avait pas non plus entendu le possesseur de cette tête murmurer :

— Que diable Françoise me disait-elle donc que sa sœur n’était plus à Paris ! C’est son mari qui n’y est pas, car, si j’ai bien compris, elle est mariée, Mlle Reboul, et elle trompe son mari. Ceci, ami Manouret, ne te regarde pas ; garde toi donc de troubler le bonheur de ces gentils amants-là. Tu n’as qu’un droit : les surveiller pour en tirer profit. Pauvre Justin, tout de même, déjà oublié !

Tout en se livrant à cet aparté philosophique, le maître de l’hôtel de Reims avait sauté légèrement dans le jardin, d’où il suivait des yeux, en se cachant derrière les arbres. Mme de Ferney et M. de Serville.

La jeune femme emmena le peintre jusqu’au pied de l’échafaudage, puis, après lui avoir donné à voix basse les indications nécessaires, elle remonta le perron dont elle ferma bruyamment la porte derrière elle.

Armand, qui s’était mis aussitôt à gravir l’échelle, atteignit rapidement la plate-forme de la serre.

Quelques secondes après, la fenêtre de la chambre à coucher de la misérable s’ouvrait pour livrer passage à son amant.

— Très bien ! se dit Manouret, qui s’était avancé jusqu’à quelques pas de la maison, en se dissimulant le long de la muraille ; ce serait vraiment dommage de les déranger ; attendons patiemment !

Et il s’accroupit à terre, en ne regrettant qu’une chose : de ne pouvoir allumer sa pipe ; mais le cabaretier était un homme prudent et pratique ; il savait à l’occasion faire des sacrifices à ses goûts.

Pendant ce temps-là, Jeanne, heureuse de recevoir Armand chez elle, lui faisait admirer toutes ses richesses, en s’interrompant çà et là pour donner et recevoir mille caresses.

L’épouse adultère ne craignait pas d’être surprise. Elle habitait seule cette partie de l’hôtel ; les domestiques, ainsi que miss Brown et Louise, couchaient sur le devant.

Quant à Berthe, la jeune femme s’était assurée, en traversant son boudoir, qu’elle était toujours profondément endormie.

Les deux amants restèrent ensemble près d’une heure ; et Manouret commençait à s’impatienter, lorsque la fenêtre de la chambre se rouvrit enfin.

L’aubergiste perçut ou devina seulement peut-être, dans le silence de la nuit, le bruit d’un baiser, et il vit M. de Serville redescendre par le chemin aérien qui l’avait conduit chez sa maîtresse.

Puis, tout à coup, il entendit celle-ci, qui s’était avancée sur la plate-forme, dire à l’artiste :

— J’ai oublié de reprendre la clef de l’impasse, laisse-la dans la serrure et tire simplement la porte derrière toi.

Et Mme de Ferney rentra chez elle, en laissant sa fenêtre entr’ouverte.

Deux minutes après, le bruit que faisait la porte en se refermant indiquait à Manouret qu’il était seul dans le jardin.


Là, elle reconnut justement le père Jean couché sur son crochet.


Le but que se proposait cet homme était sans doute bien arrêté dans son esprit, car immédiatement, sans hésitation, il gagna l’échelle à l’aide de laquelle venait de descendre M. de Serville, la gravit, traversa la plate-forme de la serre et vint s’accroupir contre la fenêtre de la chambre, qu’il fouilla du regard.

À son grand étonnement, il n’y avait personne.

Se rappelant, aussitôt après le départ d’Armand, que Berthe n’était pas déshabillée, Jeanne avait passé dans son boudoir pour coucher la fillette, non pas certes qu’elle se souciât de ce qu’il y avait de mauvais pour l’enfant à dormir toute vêtue, mais uniquement pour que miss Brown et la femme de chambre ne la trouvassent pas ainsi le lendemain matin.

C’est à ce moment-là que Manouret, en parcourant l’appartement des yeux, aperçut les bijoux laissés çà et là.

Son œil s’enflamma de convoitise et, poussant un peu la fenêtre, qui, nous l’avons dit, était restée entr’ouverte, il sauta sur le parquet.

Le tapis amortissait le bruit de ses pas et, supposant que Mme de Ferney s’était simplement retirée chez elle, il espérait bien, son butin fait, s’en aller aussi facilement qu’il était venu, lorsque, tout à coup, il s’arrêta pour écouter.

Il entendait parler haut dans la chambre voisine.

Réveillée brusquement, Berthe avait eu peur, et comme Jeanne, au lieu de la rassurer affectueusement, l’avait brutalisée, elle s’était mise à pleurer en sautant à bas de son lit.

— Allons, en voilà assez, petite sotte ! lui dit, Mme de Ferney en l’attirant à elle ; puisqu’il faut que je te serve de femme de chambre, dépêchons-nous au moins.

Mais Berthe, à, qui sa belle-mère avait fait mal, s’échappa de ses mains et s’enfuit dans sa chambre. En y entrant, elle jeta aussitôt un cri d’épouvante.

Manouret l’avait bien vue venir, mais il ne s’était pas caché assez rapidement derrière le lit : Berthe l’avait aperçu.

Jeanne crut d’abord que la fillette s’était blessée contre quelque meuble en courant, et, elle arrivait pour la réprimander de plus belle, lorsqu’elle se trouva tout à coup en face de l’amant de sa sœur.

— Manouret ! s’écria-t-elle, en reconnaissant l’aubergiste.

— Moi-même, répondit ce dernier avec le plus grand calme ; mais d’abord, faites taire la gamine.

Préférant encore sa marâtre à cet homme qu’elle ne connaissait pas et dont le costume et les traits grossiers l’épouvantaient, la petite fille s’était élancée au-devant de Mme de Ferney pour se blottir contre elle, toute tremblante et en sanglotant.

— Que voulez-vous ? demanda l’épouse adultère à Claude.

— Tout simplement vous rendre une visite, ma chère belle-sœur. Je suis l’homme de Françoise.

— Misérable !

— Oh ! pas de gros mots, ou bien appelez tout de suite. En attendant que je puisse m’expliquer devant votre mari, je le ferai devant vos domestiques. Dame ! c’est votre amoureux lui-même qui m’a montré le chemin.

— Enfin, que voulez-vous ?

— Oh ! mon Dieu, un peu d’argent… pour payer la pension de M. Armand.

— Je n’en ai pas.

— Bien vrai ! Et ça ?

Manouret avait fait un pas en avant et montrait d’un air narquois les bijoux qui brillaient autour du coffret en bois de santal.

En voyant le cabaretier s’approcher d’elle, Berthe jeta un cri perçant.

— Mais, nom de nom ! est-ce que la poupée va brailler longtemps comme ça ? Te tairas-tu, vipère !

Plus prompt qu’une bête fauve, il s’était jeté sur l’enfant, qu’il saisit, d’une main à la gorge, pendant, que, de l’autre, il lui comprimait la bouche.

— Ah ! maman, mam… gémit-elle sous l’étreinte de l’infâme.

Et battant des bras, crispant ses petites mains, elle ferma les yeux.

Paralysée par la terreur, sa belle-mère restait immobile.

Mais en s’apercevant que Berthe, que Manouret avait, laissé rouler à terre, y demeurait sans mouvement, elle s’élança vers elle et la prit dans ses bras.

— Allons, c’est bien, vous la soignerez tout à l’heure, finissons-en ! reprit Claude ; de l’argent, ou sinon !

Mme de Ferney ne répondit que par un gémissement d’horreur.

Ses yeux hagards ne pouvaient se détacher de la fillette devenue toute pâle et dont les membres se raidissaient.

— Eh bien ! quoi ! une syncope ! ricana l’amant de Françoise en se retournant à demi.

— Assassin ! râla Jeanne, qui, succombant à la terreur, s’étendit lourdement sur le parquet en attirant l’enfant sur sa poitrine.

— Parfait ! murmura le cabaretier ; j’aime mieux ça, c’est moins gênant !

Et se précipitant vers la table où était le coffret, il ramassa d’un tour de main tout ce qui pouvait prendre place dans ses poches : argent et bijoux.

Puis il s’élança du côté de la fenêtre, mais il se sentit tout à coup arrêté au passage.

Revenue à elle, Mme de Ferney avait laissé Berthe sur le tapis et s’accrochait au voleur avec une force surhumaine.

— Assassin ! assassin ! répétait-elle, tu ne sortiras pas !

Comprenant qu’il n’en aurait pas aisément raison par la force, Manouret répondit :

— Alors, appelez vos gens, je leur dirai qui vous êtes. C’est bien la peine de faire tant de bruit pour quelques bijoux.

— Mais ça, misérable, ça !

Elle lui montrait la petite fille inanimée.

— Sacré nom ! est-ce que…

Et, lui-même effrayé, car il ne s’était pas arrêté jusque-là à la pensée qu’il avait commis un meurtre, il s’agenouilla auprès de l’enfant.

Il se releva livide.

Il se fit, entre les deux acteurs de cette monstrueuse scène, un instant de silence terrible.

Jeanne était adossée à la fenêtre pour s’opposer à la fuite du monstre.

Celui-ci s’appuyait contre le lit.

Le cadavre de la malheureuse petite fille les séparait.

Ce fut Claude qui prit le premier la parole, pour dire d’une voix rauque et avec un geste impossible à peindre :

— Eh bien, c’est un malheur ! Raison de plus pour filer. Allons, laissez-moi partir !

Il se glissait le long du mur pour ne pas enjamber le corps de sa victime.

Mme de Ferney, à qui son horrible situation avait rendu toute son énergie, lui répondit avec fermeté, en s’emparant du cordon de sonnette qui descendait le long de la cheminée :

— Non, vous ne sortirez pas. Oh ! vous ne m’étranglerez pas aussi facilement que cette pauvre enfant. J’aurai le temps de parler. Si vous voulez partir, emportez-la. Je ne veux pas qu’en la trouvant ici, on dise que je l’ai tuée !

— L’emporter, moi ! balbutia l’infâme.

— Que voulez-vous que j’en fasse ?

— Cachez-la !

— Où cela ?

— Ah ! vous n’êtes pas forte ! Là, parbleu !

Manouret, en disant ces mots, avait saisi la petite morte, et, plus prompt que l’éclair, l’avait couchée ou plutôt jetée dans le coffre resté ouvert.

La sœur de Françoise, qui s’était élancée pour s’opposer à cette abominable action, poussa aussitôt un cri.

Son bras s’était trouvé pris sous le lourd couvercle du coffret que l’assassin avait laissé retomber sur le cadavre, et, repoussée brutalement par Claude, la jeune femme, en arrachant sa main à cette épouvantable étreinte, se l’était déchirée.

La douleur qu’elle ressentait était si vive qu’elle ferma les yeux en chancelant.

Cette seconde de répit était plus qu’il n’en fallait au lâche meurtrier.

Avant que Mme de Ferney eût pu même faire un mouvement, il bondit jusqu’à la fenêtre, l’ouvrit, traversa la plate-forme de la serre, d’où, en saisissant entre ses jambes les montants de l’échelle, il glissa comme un clown jusqu’à terre.

Tout cela s’était passé si rapidement que Jeanne, en revenant à elle, hésita un instant avant de s’en rendre compte.

Mais, en parcourant sa chambre d’un regard affolé, elle rencontra ce coffre à bijoux transformé en cercueil ; ses yeux s’y attachèrent comme s’ils y étaient fixés par une puissance magnétique ; elle comprit qu’elle restait seule avec ce cadavre d’un enfant dont elle était la belle-mère et dont la mort était en partie son œuvre, et, se laissant tomber dans un fauteuil, elle prit sa tête à deux mains.

Il lui semblait que la raison s’en échappait.

La misérable créature resta ainsi de longs instants, s’efforçant en vain de mettre un peu d’ordre dans ses idées ; et peut-être allait-elle devenir folle, lorsque le timbre de la pendule, en sonnant deux heures, lui fit comprendre que la nuit s’avançait et qu’elle serait irrémédiablement perdue si on la trouvait dans cet état au lever du jour.

Se relevant alors brusquement, elle courut à la fenêtre, la ferma, en tira les rideaux, et, debout contre la muraille, les lèvres crispées, mais la physionomie relativement calme, elle se mit à réfléchir.

Puis, tout à coup, ses traits prirent une étrange expression ; d’un de ces mouvements de fauve dont elle avait coutume, elle rejeta en arrière ses longs cheveux qui, dénoués dans la lutte, retombaient sur son front, et s’avança vivement vers la table sur laquelle reposait le terrible coffre.

Elle n’aurait pu l’ouvrir qu’avec la clef, car il se fermait à l’aide d’un ressort qui avait joué lorsque Manouret en avait laissé retomber le couvercle.

Alors, là, sous ce coffret même, dans un tiroir, elle prit un poignard qui lui servait de coupe-papier, et, gagnant ensuite le pied de son lit, elle s’agenouilla, souleva le tapis et, de la pointe de son arme, enleva la feuille du parquet.

La vue de cette cavité lui causa un instant de vertige, mais elle se remit bientôt et vint prendre entre ses bras cette caisse qui, au lieu de bijoux, contenait un cadavre.

Retournant ensuite auprès du trou, elle y fit glisser le coffre, qu’un obstacle arrêta soudain.

C’était la petite boîte renfermant les preuves de son triste passé.

Elle l’enleva, et la caisse à cachemires, devenue cercueil, disparut entre les deux lambourdes qui soutenaient le plancher. Il ne restait plus à Jeanne qu’à replacer la feuille du parquet. Elle n’y parvint qu’après de longs efforts, car le bois s’était dilaté.

Pour faire rentrer cette partie du plancher dans son cadre, elle dut peser sur elle de tout son poids.

Ses cheveux étaient épars, une sueur glacée perlait sur son front, elle s’arc-boutait contre la muraille pour avoir plus de force, des sons rauques s’échappaient de sa gorge contractée par la terreur.

C’était, chose épouvantable que cette femme jeune et belle, mais hideuse, qui piétinait avec rage sur cette tombe d’enfant qu’elle avait ouverte de ses propres mains.

La feuille du plancher rentra enfin dans ses jointures, et si fortement qu’elle y adhérait comme si elle eût été fixée ainsi que les autres.

Il était temps ; la marâtre n’aurait pu continuer une seconde de plus sa tâche monstrueuse.

Ce succès dont elle avait désespéré un moment lui rendit, instantanément tout son sang-froid.

Quelques minutes après cette scène horrible, immobile sur le seuil de sa porte, elle inspectait sa chambre d’un regard où brillait une satanique satisfaction.

L’infâme avait raison, en effet, d’être contente d’elle-même, car tout, dans son appartement, était disposé de façon à éloigner d’elle le moindre soupçon.

La fenêtre était ouverte, avec un de ses carreaux brisé ; les meubles gisaient à terre ; quelques pièces d’or scintillaient sur le tapis.

— Maintenant, je suis sauvée ! murmura-t-elle.

Et traversant le boudoir sans oser jeter un coup d’œil sur le petit lit, où, moins d’une demi-heure auparavant, Berthe dormait encore de son sommeil d’ange, elle sortit, referma la porte derrière elle, traversa la galerie et gagna sans bruit l’appartement de son mari, qu’elle habitait depuis que les ouvriers construisaient la serre.

Tout reposait dans l’hôtel de Rifay, où venait d’être commis le plus lâche et le plus odieux des attentats.

Mais vers huit heures, Mme de Ferney, qui, elle-même peut-être s’était endormie, entendit tout à coup des cris.

Presque au même instant, on frappa brusquement à sa porte.

— Entrez, répondit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre calme, car elle comprenait que le moment suprême était venu.

— Madame ! oh ! madame ! s’écria miss Brown, en courant vers son lit.

L’institutrice était suivie de la femme de chambre.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda la maîtresse de la maison.

— Des voleurs… Mlle Berthe… balbutia l’Anglaise.

Elle n’en pouvait articuler davantage.

— Madame, dit alors la domestique, on s’est introduit, dans votre appartement, Mlle Berthe a disparu.

— Berthe disparue ! Vous êtes folle !

En disant ces mots, Mme de Ferney avait sauté en bas de son lit, revêtu un peignoir, et s’était élancée hors de sa chambre.

Elle trouva dans le vestibule une partie de ses gens. Ils étaient consternés.

Sans leur adresser la parole, elle se précipita à travers la galerie pour gagner son boudoir.

— Enfin, que s’est-il passé ? dit-elle, une fois arrivée là, à miss Brown qui l’avait accompagnée.

— Je l’ignore, madame. Hier soir, j’ai laissé Mlle Berthe tout habillée sur son lit ; vous m’aviez dit que vous la coucheriez vous-même. Tout à l’heure, lorsque je suis venue pour l’éveiller, elle n’y était plus. Je me suis alors permis d’entrer dans votre chambre, car j’espérais que l’enfant s’y trouvait. Mais rien que la fenêtre ouverte et les meubles renversés. Voyez vous-même !

La fille du guillotiné Méral n’hésita pas un instant : elle passa dans la pièce voisine.

Sa physionomie exprimait une telle émotion qu’on pouvait n’y lire que le désespoir.

— Les misérables ont enlevé en même temps mon coffret à bijoux et l’enfant ! Mes bijoux, qu’importe ! Mais Berthe, pourquoi ?

— Le bruit fait par les voleurs a peut-être réveillé Mlle Berthe ; alors elle est venue, et…

— Oh ! c’est horrible ! Que va dire son père ? Et on n’a rien entendu ! Faites monter tout le monde. Non, je vais descendre.

Si énergique que fût la cynique créature, elle ne se sentait pas cependant le courage d’interroger ses gens sur le théâtre même du crime dont elle était la complice.

Elle se rendit immédiatement au rez-de-chaussée, mais aucun des domestiques de l’hôtel ne put lui donner un renseignement nouveau. Nul bruit ne les avait réveillés.

— Ce qu’il y a de bien certain, madame, dit le concierge, c’est que les voleurs ont passé par le jardin, car on voit très distinctement des pas sur le sable, et j’ai trouvé la porte de l’impasse ouverte. Ils n’ont pas eu beaucoup de mal à monter jusqu’au premier ; les ouvriers avaient laissé leur échelle dressée contre les échafaudages de la serre. Les gredins ont sans doute enlevé notre pauvre petite demoiselle parce qu’elle criait. Pourvu qu’ils ne l’aient pas tuée !

— A-t-on été chez le commissaire de police ? demanda Jeanne que ces derniers mots du serviteur avaient fait tressaillir.

— Non, répondit cet homme.

Le commissaire de police du quartier était à cette époque M. Richard, un fonctionnaire du meilleur monde et fort intelligent.

Moins d’une demi-heure après, avec un accent désespéré et d’une voix entrecoupée par des sanglots, Mme de Ferney apprenait au fonctionnaire ce que ses gens avaient découvert en entrant dans son appartement.

Pendant son récit, la misérable créature ne se trahit pas un instant ; elle eut l’affreux courage de prononcer le nom de la pauvre petite victime, et le magistrat ne vit en elle qu’une femme douloureusement frappée.

Au moment même où elle terminait son récit, les ouvriers arrivaient.

M. Richard se transporta aussitôt dans le jardin, où, après avoir pris les noms de ces hommes, il leur commanda de ne pas reprendre leurs travaux ; puis, aidé de son secrétaire, qui l’avait rejoint, il procéda à l’examen des lieux.

Cela fait, il rédigea un rapport où se trouvait consigné tout ce qui lui semblait de nature à mettre la justice sur les traces des malfaiteurs : l’état de désordre de la chambre de Mme de Ferney, l’énumération des objets volés, la disparition de la petite Berthe, les empreintes de pas au pied de l’échelle, et la porte de l’impasse restée ouverte.

Ce qui surprenait le commissaire de police, c’était que la serrure de cette porte ne paraissait pas avoir été fracturée ; mais en examinant le mur qui séparait l’hôtel du terrain vague qui lui était contigu, il supposa que les voleurs s’étaient introduits en escaladant cette barrière facile à franchir, et qu’ils n’avaient alors passé par la porte que pour s’enfuir.

— Je crois, madame, dit le fonctionnaire à Jeanne, lorsqu’il vint la prier de signer son procès-verbal, qu’il faudrait télégraphier de suite à monsieur votre mari, puisqu’il est absent.

— C’est vrai, monsieur, je vais lui adresser immédiatement une dépêche. M. de Ferney est à Douai. Mais sa fille ? Mon Dieu ! sa fille ?

— J’espère encore qu’il ne lui est arrivé aucun mal. S’ils avaient voulu se débarrasser à jamais d’un témoin, les malfaiteurs l’auraient fait ici même. L’enlèvement de cette pauvre enfant permet de supposer que les misérables veulent en faire seulement un objet de chantage, une espèce d’otage qu’ils offriront de rendre en échange d’une somme d’argent ou tout simplement d’une promesse d’impunité.

— Ah ! Dieu le veuille !

Et, sans trembler en prononçant ce blasphème, la digne fille de Méral salua M. Richard et rentra chez elle, pour rédiger le télégramme suivant à l’adresse de M. de Ferney, à Douai :

« Revenez vite. Un grand malheur. Des voleurs se sont introduits dans l’hôtel et ont enlevé Berthe. La police est sur leurs traces. »

Ensuite, lorsqu’elle eut ordonné de porter immédiatement cette dépêche au bureau voisin, elle reprit la plume pour écrire les lignes suivantes à M. de Serville :


« Cher bien-aimé, un épouvantable événement a suivi de près votre départ. Des voleurs, à l’affût sans doute, ont gagné mon appartement par l’échelle de la serre, et non seulement ils ont enlevé mes bijoux et mon argent, ce qui n’est rien, mais encore Berthe, qui était couchée dans la chambre voisine. Je suis folle de chagrin et de terreur. Pourquoi ta pauvre Jeanne n’est-elle pas morte dans tes bras ? »



Mademoiselle Jeanne Reboul ! fit le magistrat d’une voix étranglée.


Cette lettre terminée et confiée à un commissionnaire qu’elle avait fait appeler, Mme de Ferney fut tentée de s’échapper un instant de son hôtel, pour avertir sa sœur du crime dont Manouret s’était rendu coupable, mais la prudence lui commandant de ne pas sortir, elle passa toute la journée dans de terribles angoisses.

Vers deux heures cependant, elle dut faire un effort surhumain sur elle-même pour recevoir le procureur impérial.

Ce magistrat était un ami de M. de Ferney ; il avait voulu se transporter lui-même à l’hôtel de Rifay, autant par affection que par devoir.

La jeune femme lui raconta ce qui semblait la vérité pour tout le monde, et le chef du parquet ne se retira qu’après avoir exprimé à Mme de Ferney tous ses regrets et lui avoir affirmé que rien ne serait négligé pour arriver à la découverte des malfaiteurs.

Le lendemain, le crime dont l’hôtel de Rifay avait été le théâtre était connu de tout Paris, et les cartes ainsi que les visites affluèrent chez le conseiller.

Mais Jeanne ne reçut que deux ou trois intimes : M. de Serville, entre autres, qui trouva l’occasion de lui dire que le malheur qui la frappait la lui rendait plus chère encore, et que si cet événement avait quelque influence sur sa situation sociale, elle pouvait compter sur lui.

Ce qui surprenait Mme de Ferney, c’était de ne recevoir aucune dépêche de son mari. Ce silence l’effrayait, et l’état de surexcitation dans lequel cette incertitude la mettait la poussa à ne pas tarder davantage à voir sa sœur.

Vers cinq heures, sous le prétexte de se rendre à la préfecture de police pour y prendre elle-même des nouvelles, elle sortit et se fit conduire à la barrière Clichy.

Là, elle reconnut justement le père Jean couché sur son crochet, le long de la boutique du marchand de vin. Elle l’appela et, lui donnant sa carte sur laquelle elle avait griffonné quelques mots au crayon, l’envoya à l’hôtel de Reims.

Dix minutes après, Françoise arrivait.

Jeanne la fit monter près d’elle dans sa voiture et ordonna à son cocher de suivre lentement les boulevards extérieurs.

— Qu’as-tu donc ? demanda la femme de Manouret à sa sœur. Comme tu es changée ! Tu es toute pâle !

— Tu ne sais rien ? interrogea l’ancienne maîtresse de Delon.

— Non, rien ! Que veux-tu dire ?

— Où est ton amant ?

— Il y a quarante-huit heures qu’il n’est pas rentré à la maison. S’il pouvait n’y revenir jamais !

— Il n’y reviendra pas !

— Pourquoi ?

— C’est un voleur et un assassin !

— Jeanne !

— Un voleur et un assassin ! Il s’est introduit chez moi cette nuit par escalade ; il m’a volé et a tué l’une des filles de M. de Ferney !

Françoise poussa un cri inhumain.

— Oui, il a étranglé la plus jeune des fillettes confiées à ma garde et m’a laissée là avec le cadavre.

— Le bandit ! le misérable ! dit enfin la maîtresse de l’hôtel de Reims. Ah ! dénonce-le ; sois sans pitié !

— Est-ce que je le puis ? Est-ce que si on l’arrête, il ne dira pas qui je suis, d’où je viens ? Et mon mari me chassera ! Ah ! pourquoi as-tu parlé, pourquoi lui as-tu laissé deviner mon secret ?

— Que vas-tu faire ? Ce cadavre ?…

— Je l’ai caché, on ne le trouvera pas. On croit que Berthe a été enlevée, mais écoute-moi ; il faut que Manouret disparaisse, car si on l’arrête, tu comprends que je dirai tout. Je veux bien, redevenir la fille Méral, mais je ne veux être la complice de son crime que s’il, n’est pas découvert.

— Oh ! je ne le verrai plus. Supposant bien que tu ne me laisseras rien ignorer, il n’osera jamais revenir. Ah ! la canaille devait finir ainsi ! Ma pauvre sœur, pardonne-moi !

Autant de colère que de chagrin, elle se mit à sangloter.

— Allons, tais-toi, lui dit sèchement Jeanne, les larmes ne remédient à rien. Est-ce que je pleure, moi ! Profite de l’occasion pour te séparer de ce misérable et, en attendant que je t’écrive, ne m’envoie plus rien ni personne à la maison. Que ton commissionnaire vienne tous les jours de trois à quatre heures à la grille du Luxembourg. Si tu as quelque chose à me dire, tu le chargeras d’une lettre que je prendrai moi-même. Moi, je le répondrai de la même façon. Tiens, voici de l’argent, sauve-toi et, cette fois au moins, n’oublie aucune de mes recommandations.

Et après avoir remis cinq cents francs à sa sœur, Mme de Ferney la fit descendre de voiture ; puis elle regagna rapidement son hôtel, mais en passant par la préfecture de police, où toutes les recherches étaient restées inutiles.