Sanguis martyrum/Troisième partie/III

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Mame (p. 166-181).

III

LA CHASSE DU LÉGAT

Le marchand d’esclaves, le cabaretier de Thuburnica capturé par Victor, était bien ce Salloum, ce Maltais arrogant et vantard, qui avait failli trahir Cyprien pendant son voyage à Cirta. Depuis trois mois, il écumait les hauts plateaux numides et les confins des régions désertiques, où le gibier humain est toujours abondant.

Quoique musclé comme un athlète, endurci aux coups comme un mulet qui a tourné la meule, il n’attendit pas que les aides du bourreau l’eussent couché sur le chevalet, pour se résoudre à tout avouer. La seule vue des fers qui chauffaient fit flageoler ses jambes. Spontanément, il confessa que Birzil avait été vendue par lui à Sidifann, un grand chef nomade, qui possédait dans le Sud d’immenses territoires et qui, en ce moment, avait planté sa tente aux alentours de la Piscine, sur la route de Gemellæ. Les autres femmes, parmi lesquelles plusieurs matrones qui habitaient les Deux-Rivières, avaient été emmenées par les Maures. Quant à la vieille Thadir, elle était morte au Calcéus, égorgée par un soldat ivre, contre lequel elle essayait de défendre sa maîtresse. Enfin, le gros des rebelles chargés de butin s’était rassemblé au delà de Vescera et avait tourné bride dans la direction du Grand Lac Salé…

Immédiatement, le légat Macrinius décida qu’une cohorte de cavalerie, qui comprenait un corps d’archers palmyréniens, une véritable petite armée, irait châtier les rebelles. Mais avec Sidifann on ne pouvait pas procéder aussi brutalement. Passionné pour les femmes comme tous les indigènes, il cacherait sa captive. Il nierait l’avoir achetée, ou jurerait par tous les dieux du désert qu’il l’avait déjà revendue. Mieux valait employer la ruse contre lui. Et voici le plan qui fut imaginé par l’état-major du légat. On allait l’inviter à une grande chasse officielle, qui devait avoir lieu dans la région de l’Aurès, où une battue en règle venait d’être décidée, en effet, à la requête des colons. Depuis longtemps, les bergers se plaignaient des ravages causés par les panthères et les guépards, lesquels s’étaient prodigieusement multipliés après le retrait momentané, sous le jeune Gordien, de la IIIe légion Auguste. Les montagnards signalaient aussi des lions dans la partie boisée. D’habitude, on conviait à ces chasses quelques chefs indigènes et, bien que cet honneur fût lourd pour eux, — car ils devaient fournir des hommes, des bêtes et des vivres, — ils s’en montraient toujours très flattés et très avides.

Une estafette accompagnée de deux légionnaires à cheval alla porter à Sidifann l’invitation du grand chef. Le vieux bandit promit de venir avec un contingent de chasseurs. Pendant qu’il battrait les broussailles de l’Aurès, une turme de cavaliers, sous la conduite de l’option Victor, profiterait de son absence pour fouiller sa tente et les environs. Ses coffres devaient être pleins d’or, depuis le temps qu’il rançonnait les pasteurs des steppes et les agriculteurs des oasis. Ordre serait donné de saisir le produit de ses rapines : ce qui paierait largement les frais de la double expédition. Si l’on ne trouvait rien, ni le trésor, ni la prisonnière, Sidifann serait gardé comme otage à Lambèse. Le cachot et, au besoin, la torture finiraient bien par avoir raison de son entêtement.

Toute cette combinaison, avec les allées et venues indispensables, prit environ une semaine. Elle fut mortelle pour Cécilius resté seul à l’auberge de l’Aigle ; car Martialis était reparti pour Cirta le lendemain même de son entrevue avec le légat. Outre l’incertitude angoissante où il était sur le sort de Birzil, un remords de tous les instants l’obsédait. Il savait que des chrétiens étaient là, tout près de lui, emprisonnés dans les souterrains du prætorium. Ces chrétiens étaient des frères très proches, des hommes de son église, — et il n’osait pas aller les visiter, tenter quoi que ce fût pour leur défense, dans la crainte d’indisposer contre lui les autorités. Il jugeait sa conduite odieuse. Mais quoi ? Rien ne servait de récriminer : le salut de Birzil était à ce prix !… Cependant, il ne cessait de s’intéresser à eux, de leur faire passer de l’argent et des provisions par les clercs de Lambèse. Il apprit de ceux-ci que l’évêque Agapius, on ne savait pourquoi, avait été transféré à Thamugadi. Et cette circonstance fortuite lui adoucit l’humiliation de sa défaillance : cela le dispensait d’aller voir le prélat. Le connaissant de longue date, il n’aurait guère pu se soustraire à cette démarche, tandis que les autres malheureux, enfermés à Lambèse, étaient des gens du commun, des inconnus, envers lesquels il se sentait des obligations moins immédiates.

Enfin, au commencement de la semaine suivante, les préparatifs de la chasse furent terminés. Il y avait fallu un certain temps, car Macrinius tenait la main à ce que tout se passât comme de coutume, dans le plus grand appareil. Ces battues générales étant une des prérogatives de la souveraineté, le commandement militaire de la province entendait les organiser et les diriger. Par cet étalage de pompe et ce déploiement de force armée, on voulait tout ensemble éblouir les indigènes et flatter l’orgueil des soldats. Aussi le départ des chasseurs mit-il en révolution le municipe de Lambèse et les campagnes avoisinantes. Malgré l’heure matinale, un grand nombre de colons, venus pour le marché, bloquaient les abords de la voie Septimienne et essayaient de rompre le cordon de troupes qui gardaient l’avenue, afin de contempler de plus près le défilé.

Le cortège se rassemblait à l’intérieur du camp. Bientôt on vit surgir, sous le cintre trapu de la porte monumentale, la carrure martiale du légat, monté sur un cheval bai qui caracolait. Le poitrail resplendissant de phalères, l’encolure fleurie de colliers et de pendeloques où les verroteries s’entremêlaient aux laines éclatantes, avec ses caparaçons de soie rouge brochée d’or, sa bride écailleuse, sa croupière constellée, cet animal de prix, venu des haras célèbres des Nasamons, à l’autre bout du Désert, attirait les regards autant que son cavalier. Pourtant celui-ci avait très fière tournure sous sa toque de fouine blanche et la chlamyde légère, bordée d’une bande de pourpre, qui s’enflait au vent derrière ses épaules. Un couteau tolédan passé dans sa ceinture, il brandissait une paire de phalariques, dont les fers et les anneaux sonnaient à son poing de façon farouche et belliqueuse. Les principaux dignitaires de la légion l’entouraient, parmi lesquels Rufus, le préfet des camps, gros homme ventru, qui paraissait se tenir péniblement à cheval, et tout un groupe de tribuns militaires, chacun ayant à la main une couple d’épieux acérés et pesants comme des piques. Des boucliers ronds, secoués par l’amble des petits chevaux numides, s’entrechoquaient à l’arçon de leurs selles.

Les invités, qui devaient suivre la chasse en spectateurs, venaient après le cortège officiel. C’étaient des notables du municipe et des propriétaires des environs, ravis de se montrer en si galant équipage, — molletières rayées, culottes collantes, justaucorps surchargés de broderies et de passementeries blanches, qui se laissaient voir complaisamment sous un court manteau retroussé à la naissance du bras par une fibule.

Puis, des soldats à califourchon sur des mulets, portant d’immenses réseaux en lin d’Égypte, des filets de quarante pieds de longueur sur dix de haut, qui servaient à emprisonner les fauves préalablement attirés dans un piège par des appâts vivants. D’autres agitaient, en guise d’épouvantails pour le gibier, de longues fourches garnies de plumes de cygnes. Éblouissantes au soleil africain, ces blancheurs neigeuses affolaient d’une véritable panique les bêtes forestières. Il y en avait aussi en plumes de vautour, barbouillées de vermillon et dont l’odeur fétide produisait une terreur semblable. Et l’on dénombrait les rabatteurs armés de matraques, et ceux qui avaient des frondes et des lassos enroulés autour de leurs bras (car, au retour, Macrinius avait l’intention de pousser jusqu’au désert et de traquer l’autruche), et les valets de chenil en vestes et en caleçons écarlates, les jambes chaussées de brodequins de cuir safrané. Ils tenaient en laisse des chiens magnifiques, comme on n’en avait jamais vus à Lambèse, — des chiens amenés à grands frais du pays des Sères, vrais monstres à face humaine, toujours hargneux et prêts à mordre, — et des celtes, des sicambres, aux taches irrégulières, habitués à bondir parmi les rochers, — des bretons, des morins, renommés par la finesse de leur flair, — des molosses d’Hyrcanie, aussi féroces que des tigres, — et aussi des chiens d’Afrique, ces fameux lévriers des Mazaces, admirablement découplés, avec leurs jambes hautes et fermes, leur large poitrine, leurs côtes élégamment courbées en forme de carène, leur ventre mince et grêle, leurs cuisses bien arquées, sous leur corps allongé, onduleux et souples comme des serpents.

Enfin, des ânes robustes fermaient la marche, ployant sous le faix des tentes de campements, des panetières, des bissacs pour les provisions de bouche, des outres d’eau et de vin. Les chasseurs devant déjeuner sur l’herbe, des cuisiniers en bonnets phrygiens et en blouses de toile jaune rayées de rouge poussaient devant eux des ânons chargés de trépieds, de réchauds, de chaudrons et de marmites. D’un cri guttural ils excitaient les petites bêtes indociles qui se mettaient à trotter plus vite, tandis que les triques sonnaient sur les maigres échines.

Toute cette cohue des esclaves et des goujats piétinait dans la poussière, parmi les aboiements des chiens, les hennissements et les piaffements des chevaux, le son prolongé des trompes qui se répondaient d’un bout à l’autre de la colonne. Elle se déployait sur une longueur de près d’un mille, barrant toute la voie Septimienne. Longtemps on aperçut, par-dessus le fourmillement des piques et les entassements des bagages, les épouvantails en plumes de vautours barbouillées de vermillon, qui se balançaient au rythme de la marche, comme des trophées sanglants. Puis les tourbillons de poussière les couvrirent, et ils disparurent dans la direction des montagnes…


Cécilius, qui, du seuil de son auberge, avait assisté au défilé, se demandait anxieusement pourquoi Sidifann n’était pas là. Mais il apprit de Victor que le vieux chef, suivi de ses meutes et de ses équipages, devait rejoindre la colonne seulement à Verecunda. On redoutait qu’à Lambèse une indiscrétion ou une trahison volontaire ne l’avertît du complot tramé contre lui. Dans la crainte d’éveiller des soupçons, il avait été décidé que l’option et ses hommes, chargés de fouiller la tente du nomade et de ramener Birzil, voyageraient pendant la nuit. Comme des embuscades étaient toujours à redouter dans ces régions peu sûres, on mit sous les ordres de Victor une turme de quarante cavaliers auxiliaires, de véritables brigands hardis et déterminés, des Asturiens basanés et crépus comme des Maures. On comptait faire la route en deux étapes, à marches forcées, jusqu’à la Piscine. Par surcroît de prudence, le décurion de qui dépendait Victor avait fait jouer le télégraphe optique, afin de savoir si tout était tranquille dans les environs des oasis. Les postes, éparpillés sur les crêtes montagneuses jusqu’à Gemellæ, donnèrent des signaux favorables. La petite expédition partit donc comme il était convenu, en pleines ténèbres, passé la deuxième heure.

Ayant obtenu du légat l’autorisation d’accompagner les cavaliers, Cécilius les attendait à la porte du camp, sur un cheval de louage. Dès qu’il l’eut reconnu dans l’ombre, le jeune lieutenant piqua des deux vers lui, heureux de trouver quelqu’un qui l’aidât à tuer cette longue étape nocturne. Ils chevauchèrent l’un à côté de l’autre. Victor s’empara littéralement de l’étranger, qui se défendait de son mieux contre cette fougue et cette pétulance toutes militaires. Au fond, l’aristocrate qu’était Cécilius n’aimait point le fils du centurion. Et pourtant il lui eût été assez difficile d’expliquer les raisons de son éloignement. C’était quelque chose de tout instinctif, l’opposition sourde de deux natures très différentes. Ce qu’il y avait de certain, c’est que la jactance du jeune homme, sa témérité, sa bravoure tout impulsive, presque animale, lui déplaisaient. Il y avait surtout entre eux l’inégalité de leur âge, qui les empêchait de se comprendre. Pourtant Cécilius sentait bien la nécessité de flatter l’option : le succès de l’entreprise, la délivrance de Birzil dépendaient de lui. Il se força donc à l’écouter et à subir sa présence. Puis, peu à peu, la fraîcheur d’âme de ce soldat, qui était presque encore un enfant, séduisit son âme lasse. Il fut sensible à cet enthousiasme toujours prêt à jaillir, à cette exaltation des paroles qui traduisait mal la générosité d’un cœur avide de se donner. Et il devinait une telle candeur, une bonne foi si naïve, dans ce désir de l’approbation d’autrui, dans ce besoin perpétuel de plaire, et aussi de se faire louer et admirer !…

Cependant, cette première étape fut pénible pour tous deux. Ils n’avaient pas encore eu le temps de s’habituer l’un à l’autre. A travers cette grande plaine morne, où l’on buttait continuellement dans les ornières de la piste, la nuit leur parut interminable. A l’aube, ils campèrent dans la montagne, et, toujours pour voyager de nuit, ils repartirent seulement après la grosse chaleur. Ils évitaient les passages fréquentés et notamment les défilés du Calcéus, toujours encombré d’un va-et-vient de voyageurs. Ils étaient dans une gorge sauvage, coupée çà et là par des éboulements de roches, qu’il fallait faire enjamber continuellement aux chevaux. Le crépuscule tombait. Tandis que tout le bas des énormes masses calcaires flottait dans des vapeurs de pourpre, les sommets arrondis en coupoles resplendissaient d’une couleur d’or, un or fluide, éclairé et dissous par un feu inférieur. Le torrent d’or gagnait toutes les hauteurs, s’élargissait pareil à un fantastique paysage solaire, nappe rougeoyante de flamme et de minéraux en ignition, dont le bouillonnement s’apaise et se refroidit par degrés.

Dans cette atmosphère traversée de reflets splendides, les cavaliers descendaient maintenant vers le Désert. Enivré, sans le savoir, par la magnificence de l’heure, Victor parlait avec une abondance insolite. Il ne cessait de célébrer la liberté et la douceur de cette vie errante, qu’il opposait à la dure contrainte du camp. Sur ce sujet de la discipline militaire, il ne tarissait pas. On sentait, à travers ses propos, une révolte latente, qui peu à peu s’exaspérait, éclatait en récriminations indignées. Il disait à Cécilius :

« Tu n’imagines pas combien je suis heureux d’échapper à cet ergastule de la caserne, d’être ici, avec toi, à respirer l’air frais du ravin, sous les étoiles de Dieu !… Oui, l’existence là-bas devient impossible pour nous. La sévérité de Macrinius finira pas soulever la légion !… Tu verras !

– Je n’en serais pas étonné : c’est un homme maladroit et de peu de jugement ! » prononça Cécilius, qui n’avait pas encore pardonné au légat l’insolence de son accueil.

Sûr maintenant d’avoir rencontré une oreille complaisante, Victor épanchait toutes ses rancœurs. Il dit précipitamment :

« Parce qu’il a servi en Pannonie sous les ordres d’Aurélien, un homme à demi barbare, d’une raideur inflexible, il croit devoir afficher une rigidité encore plus grande.

– Pourtant, affirma Cécilius, la turbulence et les vices du soldat ont besoin d’être contenus…

– Oui, sans doute ! Par exemple, Macrinius a raison de lutter contre l’ivrognerie et la débauche des païens. Il nous répète sans cesse : « Ayez votre paie dans vos ceinturons et non au cabaret ! » Cela je le veux bien. Mais il nous harcèle continuellement par des règlements nouveaux, aussi minutieux qu’insupportables. Tous les jours, il fait inspecter nos vêtements et nos chaussures. Gare à ceux qui les vendent, ou qui trafiquent sur l’orge et le fourrage des chevaux ! Un de mes camarades a été battu de verges pour cela : il a failli en mourir ! Ah ! le chef est impitoyable pour les fautes légères comme pour les fautes graves. Le mois dernier, il a fait écarteler un adultère et décapiter un maraudeur qui avait volé deux poules !… Plus de pitié pour le soldat ! Depuis l’insurrection des Maures, il nous tient perpétuellement en haleine : exercices quotidiens, marches forcées à l’ardeur du soleil. Défense d’habiter en ville : nous devons vivre sous la tente, comme si nous étions en campagne. Quelques sous-officiers avaient construit des berceaux de feuillage pour y prendre leur repas : il a ordonné qu’on les brûlât ! Que te dirai-je encore ?… Défense de faire la cuisine, de manger chaud : il faut nous contenter de viande de conserve, de lard, de fromage, de biscuit, comme à la frontière, derrière les pieux du retranchement. Pour toute boisson, du vinaigre militaire !… Le croirais-tu ? il nous a interdit jusqu’aux bains de vapeur et même, à l’intérieur du camp, l’accès des portiques où l’on flâne, le soir, en buvant et en jouant aux osselets…

– Hélas ! mon ami, observa Cécilius, si vous voulez lutter contre les Barbares et les vaincre, il importe peut-être de redevenir vous-mêmes des Barbares, en tout cas de vous reviriliser après cette longue période de mollesse…

– Ah ! dit Victor, que d’autres se plient, s’ils le veulent, à cette discipline brutale ! A moi, elle me répugne… D’ailleurs, on ne m’a pas consulté pour me faire prendre ce beau métier. Dès la mamelle, j’étais voué au service, sous prétexte que mon père est centurion et que l’État lui a donné un petit bien. Dès dix-huit ans, j’ai dû passer sous la toise. On m’a marqué au fer rouge, on m’a suspendu au cou une bulle de plomb à l’effigie des Empereurs, comme on attache une clochette au cou d’un bélier ou d’un taureau. Et voilà ! J’étais soldat pour la vie ! Il n’y a pas à discuter les ordres de Rome : il faut servir ou mourir !

– Mourir n’est rien ! fit Cécilius à mi-voix, comme se parlant à lui-même.

– Oh ! je veux bien mourir ! reprit fièrement le jeune soldat, mais au moins que ce soit pour une noble cause et non pour assurer l’Empire à un gardeur de porcs comme Maximin, ou à des bourreaux, des Busiris comme Gallien et Valérien, qui torturent nos frères, qui les supplicient, qui les déciment… »

Après un moment de silence, il ajouta impétueusement : « As-tu vu, à Lambèse, les chrétiens de Cirta qui sont dans la prison ?

– Non ! dit Cécilius : je ne l’ai pas pu ! »

Et il se sentit rougir à ce rappel.

« Moi, je les ai vus, avec un diacre de Mascula ; ils sont admirables. Tous veulent la couronne. Quelques-uns prophétisent ; d’autres, comme en extase, se voient déjà dans les prairies de l’Agneau. Ah ! s’il faut se faire tuer, j’aime mieux mourir, comme eux, — pour le Christ !… D’ailleurs, quand bien même je ne le voudrais pas, j’y serai peut-être contraint. Mes colères me trahiront… Vois-tu, je suis indigné contre les chefs ! On nous prend tout entiers. On exige de nous non seulement notre sang, mais nos âmes. Il faut assister aux sacrifices, brûler de l’encens pour le natalice de César, adorer le cheval ou le sanglier des enseignes !… »

Puis, tout à coup, dans une sorte de soulèvement de tout son être, comme si un grand vent, venu on ne sait d’où, passait sur lui et l’emportait :

« Être martyr ! témoin du Christ ! que ce serait beau !… N’est-ce pas, frère, que tu viendrais avec moi ?… Mourir ensemble, pour le Christ, les yeux levés vers la même couronne, quel triomphe !… »

Surpris par l’accent étrange de ces paroles, Cécilius regardait son compagnon. Le soldat chevauchait à quelques pas de lui, bercé doucement par l’amble de sa monture. Dans la pénombre crépusculaire, où se mouvaient les reflets d’or du couchant, ses yeux enivrés, ses lèvres rouges comme un fruit sous la moustache naissante, tout son visage brillait de jeunesse et de vie.

Cela indisposa Cécilius, déjà gêné par cette exaltation qu’il ne partageait pas… Soudain, il tressaillit, comme à une réminiscence. Victor disait :

« Et pourtant la vie est douce !… On assure qu’il n’y a de vie véritable qu’avec le Christ. Pourtant !… si, dès ici-bas, il était possible d’en pressentir quelque chose… Oh ! moi, je veux vivre ! J’aspire à je ne sais quelle grande joie, une joie que je ne goûterai peut-être jamais !… »

Ces discours paraissaient outrecuidants à Cécilius, en tout cas déclamatoires et vides de sens. Excédé de l’entretien, il interrompit assez rudement le soldat :

« En attendant, il faut servir : toi-même le reconnais ! Il faut faire comme le centurion de l’Écriture, qui commande à ses hommes et qui est commandé à son tour : « Va ! » et il va. On t’a dit d’aller à la Piscine : j’espère que tu nous y conduiras dans les délais prescrits… »

Au même moment, un dizenier auxiliaire s’approcha de l’option pour l’avertir qu’une rixe s’était élevée entre les hommes de l’avant-garde. Tous deux partirent au grand galop.

Leurs manteaux claquaient au vent. Cécilius, resté seul, méditait sur lui-même. L’ombre se rembrunissait. Les étoiles s’allumaient dans un ciel très clair, à la transparence unie et sans profondeur d’un miroir d’argent… Et voilà que, soudain, comme un coup de brise faisait siffler la cordelette de son chapeau, il entendit aussi distinctement que si quelqu’un parlait dans la nuit, à ses côtés, les paroles que Cyprien lui avait dites à Cirta : « Tu ne crois plus, n’est-ce pas ?… » Oui, qu’avait-il fait de sa foi ? Comparée à celle de ce soldat, combien la sienne était débile ! La source rafraîchissante qui avait inondé son âme baissait de plus en plus. Bientôt elle serait complètement tarie. Il était comme un nageur entraîné vers la haute mer et qui, suspendu au-dessus de l’abîme, sentirait que l’eau ne le soutient plus et qu’il va couler… Et puis il songeait à la présomption et à la sottise des confesseurs qu’il avait entendus, dans les églises, raconter leurs épreuves. Ils s’enivraient de leurs discours, comme ce Victor, ce jeune écervelé, qui prenait son dégoût du métier militaire pour un appel céleste ! Et c’était là le troupeau où se recrutaient les martyrs ! De quoi donc pouvaient-ils être témoins ? Témoins de qui ?… Il interrogeait son âme comme on éprouve du doigt la pureté d’un métal, et le mauvais son qu’elle rendait lui faisait accuser de mensonges les autres âmes… Certes, les preuves qu’on avait fournies à sa raison et que lui-même s’était données, les passages probants des Écritures, tout cela était en bon ordre dans sa mémoire. Mais il savait bien que cela ne suffisait pas, qu’il y fallait encore l’inclination du cœur, l’illumination de l’esprit et, pour tout dire, le Don gratuit de la Vérité. Or, son cœur était appesanti et sans courage, son esprit vacillait dans les ténèbres… Mais n’était-il pas frappant que pareille chose lui arrivât chaque fois qu’il était moins pur ? Cette torpeur d’âme le prenait, comme une ivresse lourde suivie d’un lent engourdissement, chaque fois qu’il remuait, en une délectation morose, la bourbe stagnante de ses vieilles passions. Depuis quelque temps, n’avait-il pas trop vécu avec le souvenir de Lélia Juliana ? Même à Muguas, au milieu des soucis qui n’avaient cessé de le harceler pendant les derniers mois, l’ombre de la morte était toujours assise à son chevet. Il se disait : « Allons ! Encore cette hantise abominable ! D’où me vient cette suggestion criminelle contre laquelle proteste tout mon être ? Est-ce que ma tête s’égare ?… »

La nuit était complètement venue. Le cheval de Cécilius buttait contre d’énormes cailloux, ou faisait de brusques écarts, épouvanté par un reflet d’étoile sur une boucle de harnais, ou sur une cassure de rocher toute brillante de mica.

Derrière lui, les goujats talonnaient leurs mulets, en lançant dans le noir leur cri guttural et strident… Et Birzil occupait toujours sa pensée. Il se demandait : « Ces engouements pour le Sud, cette obstination à rester au Calcéus, malgré la chaleur et les pires dangers, qu’est-ce que cela signifiait ? Avec la complicité de Thadir y avait-elle caché quelque amour commençant ? Ou bien était-ce seulement une folie d’imagination ? Et il se rappelait les divagations de la jeune fille, un soir, à Muguas, dans la bibliothèque : « Mon mari ?… Un conducteur de caravanes, un cavalier Gétule !… » Mais non ! Enfantillages que tout cela ! L’entêtement de Birzil s’expliquait uniquement par celui de Thadir. La vieille maîtresse du gynécée avait continué son œuvre, en s’efforçant de lui ravir l’enfant et de la soustraire à son influence. Fanatique, elle haïssait les chrétiens. Elle les redoutait pour Birzil, elle avait eu peur du Christ !… A ce nom venu malgré lui sur ses lèvres, Cécilius eut un mouvement d’impatience. Eh quoi ? Toujours Lui, plus obsédant que la pensée de son amour inguérissable !… Et, plein de trouble, il s’interrogeait de nouveau. Pourquoi donc, en se refusant à Lui, éprouvait-il une telle détresse ? Est-ce qu’il avait eu l’âme malade et désespérée, quand il s’était refusé aux anciens dieux, quand il avait retiré son adhésion à telle ou telle doctrine ? Or, Celui-là, on ne pouvait pas se séparer de Lui, sans étouffer de remords et de tendresse inutile. Pourquoi cette honte, cette nostalgie ? Pourquoi ?…

Il chevauchait ainsi dans une insomnie fiévreuse, coupée par des périodes de torpeur, où sa pensée sombrait tout à fait. Ployé sur la selle, il s’assoupissait jusqu’au moment où un faux pas de son cheval le réveillait en sursaut.

Vers la neuvième heure, les étoiles pâlirent. Insensiblement, par des pentes en lacet, on était sorti des ravins et des extrêmes ondulations de l’Atlas. La région des sables et des oasis commençait là, sans transition, à la sortie du défilé. Encore indistincte, l’immense plaine désertique s’élargissait sans fin comme une mer de ténèbres. Des souffles froids passaient, frôlant les brindilles desséchées des dernières touffes d’herbes. On aurait dit des chuchotements qui rampaient au ras du sol. L’aube mystérieuse naissait.

Victor, frissonnant sous sa chlamyde trop courte, avait rebroussé chemin. Il s’approcha de Cécilius, qui somnolait, bercé par sa monture. Le lieutenant avait eu beaucoup de peine à calmer la rixe qui s’était élevée entre les Espagnols de l’avant-garde et quelques Syriens introduits, comme cavaliers supplémentaires, dans la cohorte. Enfin, à force de flatteries et de promesses de butin, il les avait séparés. Maintenant il venait avertir son compagnon des dispositions adoptées pour l’attaque. Avec ses hommes, il cernerait la Piscine et l’oasis environnante, de façon à surprendre, à la pointe de l’aube, le douar qui s’éveillait.

« Tu verras, dit-il, nous allons les forcer comme des chacals dans leur repaire… Toi, reste ici : tu nous gênerais dans nos manœuvres, et il y aurait peut-être du danger pour toi !… »

Et, tandis que son cheval se remettait au galop, il se retourna pour crier :

« Bon courage, frère ! Je te ramènerai ta fille, si Dieu le veut ! »

Cécilius resta donc en arrière avec les muletiers chargés de préparer le campement. Ils s’étaient arrêtés dans une dépression de terrain, qui les cachait aux gens de l’oasis. Au fond s’étalait le lit pierreux d’un oued qui venait de la Piscine. Un filet d’eau sulfureuse, à l’odeur méphitique, légèrement tiède au toucher, croupissait dans quelques flaques pleines de vase. Sous un repli de la berge, où des infiltrations pluviales entretenaient un peu d’humidité, un unique laurier-rose, au maigre feuillage poussiéreux et aux fleurs décolorées par le soleil, avait réussi à prendre pied. Plus loin, en contre-bas, deux lacs desséchés ne se distinguaient de la plaine fauve que par la craquelure de leur bassin, où luisaient çà et là des croûtes de sel. Des coquillages, des excroissances végétales, sans cesse broutées à fleur de terre par la dent tranchante des moutons, formaient des plaques galeuses dans le jaune uniforme. Ces mornes étendues, barrées par la muraille des montagnes lointaines, étaient d’une désolation infinie.

Le voyageur, ayant fait dégarnir son cheval, se coucha pour essayer de prendre un peu de repos, dans l’ombre grêle du laurier-rose, avec sa selle sous sa tête en guise d’oreiller. Son sommeil trépidant fut bref. Haletant d’angoisse, il ne quittait pas des yeux la ceinture verdoyante et les hautes cimes des palmiers qui dissimulaient la Piscine… Les heures passaient. Vers midi, le vent du nord s’éleva, un grand vent glacial, qui se déchaînait avec un grondement formidable et continu, comme en pleine mer. Des tourbillons de sable bondissaient comme des lames. Victor et ses hommes ne revenaient point. Cependant, des cris montaient du côté de l’oasis. On distinguait des gens qui s’enfuyaient dans la direction du Désert.

Quand l’option reparut, suivi de la colonne, il avait la tête basse et l’air harassé. Du plus loin qu’il aperçut Cécilius, il agita ses bras avec une mimique découragée, puis il cria d’une voix furibonde :

« Le vieux bandit a dû se douter de quelque chose ! Il a dû faire partir son gynécée pour le Sud… Nous avons tout fouillé, les tentes, le douar, jusqu’au vestiaire de la Piscine ! Nous n’avons trouvé personne… Malédiction ! c’est à recommencer !… Heureusement qu’on doit retenir à Lambèse ce scélérat de Sidifann ! »

Cécilius n’écoutait plus les clameurs courroucées de l’option. Dès les premiers mots, il s’était abattu, le visage contre la selle, et il sanglotait sous son manteau.

« Ne te chagrine pas, frère ! lui dit doucement Victor… Nous finirons bien par te la retrouver ! Et puis le Christ te la rendra !… »

Brusquement, Cécilius releva la tête, et, dévisageant le soldat avec une pitié méprisante, il haussa les épaules :

« Le Christ ? Et dire qu’il y a des gens qui meurent pour ce fantôme ! Quelle aberration ! Cyprien est un fou !… »

Plus rien n’existait pour lui, plus rien ne le rattachait au monde ; tout lui semblait vide comme les vastes espaces désolés qui s’étendaient à perte de vue sous son regard.

Mais un espoir acharné, plus fort que le destin, le remit debout subitement.

« Partons ! dit-il à Victor. Retournons à Lambèse. Il faut qu’on arrache son secret à ce misérable !… »