Sapho, dompteuse/1-13

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A. Méricant (p. 145-153).

CHAPITRE XIII

TENTATION PERVERSE

La charmeuse de serpents, malgré ses belles résolutions, ne songeait plus au départ. Elle avait reçu une grande malle emplie de chiffons exquis, de robes couleur du temps, ennuagées de dentelles arachnéennes et plus somptueuses que celles de la fée Titania.

Son vieil amoureux, parfois, la venait voir, lui apportant des bijoux nouveaux dont elle se parait joyeusement et qu’elle jetait, ensuite, avec dédain, au fond d’un coffret, souhaitant d’autres parures, d’autres richesses.

Sous ses costumes de magicienne, elle entraînait ses amis par les sentiers et les halliers. Dans les chemins couverts qui dévalaient à la débandade, d’inextricables buissons de mûres, s’accrochaient aux jupes avec des griffes de chat, gardant des lambeaux de mousseline et de satin.

D’anciens potagers étaient entourés d’une palissade, et des écriteaux sollicitaient l’acheteur, les terrains ayant doublé de valeur depuis que les Parisiens s’entichaient de ce coin verdoyant.

Les jeunes femmes côtoyaient des plants d’épinards et de carottes, alternant avec des vasques givrées de choux.

Melcy, parfois, trébuchait sur ses hauts talons et se laissait choir dans les bras de Christian qui en éprouvait un tressaillement profond.

Il s’interrogeait avec inquiétude, ne comprenant rien à ses sentiments changeants. Son âme reflétait le paysage capricieux, comme un miroir ; seulement, le grand vent ne soufflait plus sur son être, mais une petite bise âpre et entêtée le harcelait comme un ironique défi. Elle s’insinuait cauteleusement, perfidement, l’enlaçait et le liait, avant même qu’il ait pu se préserver de ses atteintes. Et il se surprenait à convoiter Melcy qui le frôlait sans cesse, lui offrait sa bouche chaque fois qu’un détour de chemin ou un buisson les isolaient de la dompteuse.

« À quoi bon disserter, se disait-il. On réveille les vices assoupis en les regardant. Il faut éloigner cette femme qui me trouble et me hante !… Suis-je donc si faible que sa présence seule me reporte aux plus mauvais jours ?… Je ne dois chérir que Sapho qui m’a sauvé des autres et de moi-même. »

— Va-t’en ! criait-il à l’impudique, que viens-tu faire ici ?…

Elle riait sans répondre, cajoleuse et féline.

— Va-t’en ! répétait-il, je te déteste !…

Elle riait plus fort, une flamme perverse dans ses yeux d’azur.

— Si tu me détestes, moi, je t’aime. Depuis que j’ai un entreteneur sérieux, je puis satisfaire mes caprices, et me choisir un petit homme, selon mon cœur. Or, tu me plais par ta bizarrerie même. Tu n’es pas semblable aux autres, et la préférence que te témoigne Sapho t’indique tout naturellement à mon choix. Que veux-tu ? j’ai le caractère fantasque et pervers des reptiles que j’ai charmés… Est-ce de ma faute, si je suis ainsi ? D’ailleurs, dans ma chambre à coucher de Paris, j’ai conservé quelques serpents qui errent avec nonchalance sur le tapis, accrochant, leurs corps souples aux colonnes du lit, et, lorsque je repose, se balancent gracieusement au-dessus de ma tête comme des lianes fleuries. Toujours le goût du bizarre, tu vois.

Tout ce verbiage étourdissait le jeune homme, l’incitait aux anciens errements.

En vain tentait-il de se ressaisir, s’isolant des deux amies, lisant, durant ses longues nuits sans sommeil, des traités de psychologie héréditaire, des ouvrages de Ribot, de Lombroso, de Féré, de Maudsley, des fragments philosophiques de Stuart Mill, de Bain, d’Herbert Spencer, de Darwin, de Kant, etc… Adroit à se frapper aux places les plus sensibles pour éprouver cette sorte d’amère volupté qui naît de la souffrance, il cherchait à retrouver son cas dans la série des dégénérescences physiques et intellectuelles dont il lisait la description dans ses bouquins préférés. Il avait, par moments, le pressentiment qu’il ne lui faudrait pas grand’chose pour chasser la raison si difficilement reconquise. Il perdait la direction de sa volonté, de sa vigilance à réprimer toute violente émotion, toute contrariété ou toute joie excessive.

Il lui manquait un but grand, généreux, passionnément cherché à travers les obstacles, un but qui aurait été l’îlot sauveur dans le naufrage des illusions. Mais, sa fortune lui ayant toujours permis de vivre dans l’oisiveté, il ne trouvait plus l’emploi de ses forces intellectuelles, de ses capacités de travail.

Pendant les rares absences de Sapho, Melcy l’entraînait au fond du jardin, se faisant câline et lascive.

Je suis aussi jolie que ta maîtresse, disait-elle, pourquoi ne veux-tu pas m’aimer ?…

— Je t’aimerais, peut-être, si je n’avais au cœur un autre amour.

— C’est donc que tu songes déjà à moi ?…

— Pourquoi veux-tu causer tant de peine à celle qui est ton amie ?…

— Bah ! elle n’en saura rien.

— Ces choses finissent toujours par se savoir… Et puis, ce n’est pas seulement la crainte de faire souffrir Sapho, qui me retient ; j’ai une autre crainte, beaucoup plus puissante, que je préfère ne pas te confier.

Les yeux clairs de Melcy étincelèrent.

— Je veux savoir, mon beau Christian !… Vite, dis-moi ce qui te chagrine à ce point ?…

— Eh bien ! depuis que tu es là je suis en proie aux anciennes tristesses, aux anciens errements. Chaque impression se répercute dans mes nerfs en longues vibrations, et cette sensibilité morbide fait de mes jours un constant martyre, mêlé de joies amères et de désirs impétueux. Je voudrais te prendre, te posséder follement, puis te briser entre mes mains, te meurtrir, te déchirer comme une fleur vénéneuse. Tu réveilles en moi tous les mauvais instincts que l’amour de Sapho avait endormis.

La charmeuse de reptiles riait franchement.

— C’est ainsi que tu me plais ! D’ailleurs pourquoi n’aimerais-tu pas deux femmes à la fois ?… Ces amoureuses pourraient se chérir, à leur tour, tout en adorant le mâle qui les soumettrait. Ce serait d’une jolie hardiesse, pas vrai ?…

— Je hais ta perversité.

— Elle t’attire, tout simplement, et tu la crains.

— Je n’ai pas peur de toi, mais de moi-même.

Et il détournait les yeux de sa grâce tentatrice, prétextait quelque besogne urgente pour s’éloigner bien vite.

Mirah, même, qui gémissait dans sa cage, s’étirait nostalgiquement contre les barreaux, lui semblait alors une alliée tendre et compatissante.

Doucement, il parlait au fauve, dont le regard demeurait fixe et haineux, dont la colère ne désarmait pas devant les attentions, les dons de viandes savoureuses et de friandises.