Sapho (1903)/Biographie de Psappha

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Traduction par Renée Vivien.
Sapho : Traduction nouvelle avec le texte grecAlphonse Lemerre, éditeur (p. vii-xii).
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BIOGRAPHIE DE PSAPPHA




D e la femme qui atteignit jusqu’aux purs sommets de la gloire nous ne savons presque rien, les siècles ayant trop impénétrablement embrumé la splendeur de son lointain visage. Les vers ardents d’Alcée attestent qu’elle fut belle et qu’elle fut aimée :

« Tisseuse de violettes, chaste Psappha au sourire de miel, des paroles me montent aux lèvres, mais une pudeur me retient. »

Cet hommage lyrique fut, d’ailleurs, peu favorablement reçu de celle à qui il fut adressé. Psappha répondit :

« Si tu avais eu le désir des choses nobles et belles, et si ta langue n’avait proféré une phrase vile, la honte n’aurait point fait baisser tes yeux, mais tu aurais parlé selon la justice. »

… L’Aède de Lesbôs dut naître vers 610 avant Jésus-Christ. Hérodote nous apprend que son père se nommait Skamandronymos et sa mère Kléis. Elle eut deux frères, Larichos et Charaxos. Larichos étant l’échanson en titre des cérémonies publiques de Mytilène, et ce privilège étant réservé aux éphèbes de noble naissance, on en conclut que Psappha devait appartenir à l’opulente aristocratie de la ville. Charaxos, étant allé vendre en Égypte le vin célèbre de Lesbôs, s’éprit d’une esclave de Naucratis, Doricha, surnommée par ses amants Rhodopis. Il la libéra au prix d’un trésor et dissipa avec elle ses richesses. Elle devint ainsi l’illustre courtisane aux joues roses. Psappha, dans une de ses odes, la raille amèrement. « Une faveur publique, » dit-elle, en parlant de l’hétaïre égyptienne.

Une inscription sur un marbre de Parôs nous apprend que, pendant le règne d’Aristoclès à Athènes, Psappha s’enfuit de Mytilène et se réfugia en Sicile. Nous ignorons la cause de son exil. Ce ne fut assurément point la poursuite de Phaon, comme l’assurent certains auteurs, qui détermina la Tisseuse de violettes à quitter les musiques et les sourires de Mytilène. Car Phaon n’est qu’un mythe créé par quelques écrivains d’après la tradition populaire.

Phaon, suivant la légende, était un passeur de bac fort honoré par les habitants de l’île pour son intégrité. « La Déesse, » (comme disaient les Lesbiens en parlant de l’Aphrodita), ayant revêtu l’aspect d’une vieille mendiante, pria Phaon de la transporter sans payer l’obole. Il acquiesça immédiatement à sa demande, et l’Immortelle le récompensa par une jeunesse et une grâce renouvelées. « Ce Phaon, ajoute Phalacphatos, fut chanté par l’amoureuse Psappha. » Cette erreur grossière a été mise en crédit par plusieurs autres historiens, peu soucieux de vérifier l’exactitude de leurs affirmations. Pline écrit : « Phaon fut aimé de Psappha, parce qu’il avait su trouver la racine mâle de la plante éryngo, qui avait le pouvoir magique d’inspirer la passion. »

On voit quelles incertitudes fabuleuses entourent la tradition, aussi erronée qu’universelle, de l’amour de Psappha pour Phaon.

En face de l’insondable nuit qui enveloppe cette mystérieuse beauté, nous ne pouvons que l’entrevoir, la deviner à travers les strophes et les vers qui nous restent d’elle. Et nous n’y trouvons point le moindre frisson tendre de son être vers un homme. Ses parfums, elle les a versés aux pieds délicats de ses Amantes, ses frémissements et ses pleurs, les vierges de Lesbôs furent seules à les recevoir. N’a-t-elle point prononcé cette parole si profondément imprégnée de ferveur et de souvenir :

« Envers vous, belles, ma pensée n’est point changeante. »

Elle traduit son mépris pour le mariage par ce vers : « Insensée, ne te glorifie point d’un anneau, » et repousse avec dédain l’offrande poétique d’Alcée. Elle a le calme des êtres immortels, à qui la contemplation de l’éternité est familière : « … j’ai l’âme sereine. »

La terre d’où jaillit une fleur sans pareille est, en vérité, la patrie de la volupté et du désir, une Ile amoureuse que berce une mer sans reflux, au fond de laquelle s’empourprent les algues.

Les Lesbiens avaient l’attrait bizarre et un peu pervers des races mêlées. La chevelure de Psappha, où l’ombre avait effeuillé ses violettes, était imprégnée du parfum tenace de l’Orient, tandis que ses yeux, bleus comme les flots, reflétaient le sourire limpide de l’Hellas. Ses poèmes sont asiatiques par la violence de la passion, et grecs par la ciselure rare et le charme sobre de la strophe.

Des vierges et des femmes, délaissant leur pays et oubliant leurs tendresses, venaient des contrées lointaines apprendre d’Elle l’art des rythmes et des pauses. Elles entendirent dans toute leur plénitude et tout leur orgueil les poèmes dont nous ne possédons que de rares fragments, pareils à des lambeaux de pourpre royale…

La vie harmonieuse, ardente et sincère de Psappha, se résume en ces vers : « J’aime la délicatesse, et pour moi la splendeur et la beauté du soleil, c’est l’amour. » Nous ne savons comment ni quand elle mourut : le saut de Leucade n’est qu’une fable : mais peut-on douter de la beauté de sa mort lorsqu’on se souvient de cette parole magnifique et solennelle : « Car il n’est pas juste que la lamentation soit dans la maison des serviteurs des Muses, cela est indigne de nous. »