Satyricon (Heguin)/Trimalchion

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Traduction par Charles Héguin de Guerle.
Garnier frères (p. 41-120).


CHAPITRE XXVII.

Dès que nous fûmes sortis, nous commençâmes à rôder de tous côtés, ou plutôt à folâtrer. Des joueurs étaient réunis en cercle : nous nous en approchons, et le premier objet qui frappe notre vue est un vieillard au front chauve, vêtu d’une tunique rousse, et jouant à la paume avec de jeunes esclaves aux cheveux longs et flottants[1]. Nous ne savions qu’admirer le plus, ou la beauté de ces enfants, ou la mollesse de ce vieux bouc, qui jouait en pantoufles avec des balles vertes. Dès qu’une de ces balles avait touché la terre, on la jetait au rebut : un de ses gens, posté près des joueurs avec une corbeille bien garnie, leur en fournissait sans cesse de nouvelles. Entre autres choses bizarres, nous vîmes, aux deux extrémités du jeu, deux eunuques, dont l’un portait un pot de nuit d’argent, l’autre comptait les balles, non pas celles que les joueurs se renvoyaient les uns aux autres, mais celles qui tombaient à terre. Tandis que nous admirions cette magnificence, Ménélas vint à nous : — Voilà, nous dit-il, en désignant Trimalchion, voilà celui qui vous traite aujourd’hui ; ce que vous voyez n’est que le prélude du souper. — Il allait en dire davantage, quand Trimalchion fait craquer ses doigts[2]. À ce signal du maître, l’un des eunuques approche, le bassin à la main. Trimalchion soulage sa vessie, fait signe qu’on lui serve de l’eau, en mouille légèrement l’extrémité de ses doigts, et les essuie aux cheveux d’un esclave[3].


CHAPITRE XXVIII.

On ne finirait pas de raconter toutes les singularités qui nous frappèrent. Enfin, nous nous rendîmes aux Thermes, et là, nous passâmes promptement du bain chaud au rafraîchissoir. On venait de parfumer Trimalchion, et les frottoirs dont on l’essuyait étaient, non pas de lin, mais du molleton le plus doux. Trois garçons étuvistes sablaient le falerne en sa présence ; et comme, en se disputant à qui boirait le plus, ils en répandaient beaucoup à terre : — Buvez, buvez à ma santé, leur dit Trimalchion, il est de mon cru[1] ! — Bientôt on l’enveloppa d’une peluche écarlate, puis on le plaça dans une litière précédée de quatre valets de pied à livrées magnifiques, et d’une chaise à porteurs[2] où figuraient les délices de Trimalchion : c’était un petit vieillard précoce, chassieux, plus laid que Trimalchion lui-même. Tandis qu’on l’emportait, un musicien s’approcha de lui avec une petite flûte ; et, penché à son oreille, comme s’il lui eût confié quelque secret, il ne cessa d’en jouer pendant toute la route. Déjà rassasiés d’admiration, nous suivîmes en silence, et nous arrivâmes avec Agamemnon à la porte du palais, sur le fronton duquel était placé un écriteau avec cette inscription :

TOUT ESCLAVE QUI SORTIRA SANS L’AUTORISATION DU MAÎTRE RECEVRA CENT COUPS DE FOUET.

Sous le vestibule même se tenait le portier, habillé de vert, avec une ceinture couleur cerise : il écossait des pois dans un plat d’argent. Au-dessus du seuil était suspendue une cage d’or renfermant une pie au plumage bigarré, qui saluait de ses cris ceux qui entraient.


CHAPITRE XXIX.

Pour moi, bouche béante, j’admirais tout cela, quand, à la gauche de l’entrée, près de la loge du portier, j’aperçus un énorme dogue enchaîné, au-dessus duquel était écrit, en lettres capitales : gare, gare le chien[1] ! Ce n’était un dogue qu’en peinture ; mais sa vue me causa un tel effroi, que je faillis tomber à la renverse et me casser les jambes ; et mes compagnons de rire. Cependant, je recouvrai mes esprits, et je continuai l’examen des sujets peints à fresque sur la muraille. On y voyait un marché d’esclaves qui portaient leurs titres suspendus à leur cou[2], et Trimalchion lui-même qui, les cheveux flottants, et un caducée à la main, entrait dans Rome, conduit par Minerve. Plus loin, il était représenté prenant des leçons de calcul, puis devenant trésorier : le peintre avait eu soin d’aider, par des inscriptions très détaillées, l’intelligence des spectateurs. À l’extrémité de ce portique, Mercure enlevait notre héros par le menton, et le plaçait sur le siège le plus élevé d’un tribunal. Près de lui s’empressait la Fortune avec une énorme corne d’abondance ; et les trois Parques filaient ses destins avec des fils d’or. Je remarquai aussi une troupe d’esclaves qui, sous la conduite d’un maître, s’exerçaient à la course. Dans un angle du portique, je vis encore une vaste armoire qui renfermait un reliquaire où étaient placés des Lares d’argent, une statue de Vénus en marbre, et une boîte d’or d’assez grande dimension[3], qui, disait-on, renfermait la première barbe de Trimalchion. Alors, je me mis à interroger le concierge. — Quelles sont, lui dis-je, ces peintures que je vois au centre du portique ? — L’Iliade et l’Odyssée, me répondit-il ; sur la gauche, vous voyez un combat de gladiateurs.


CHAPITRE XXX.

Nous n’avions pas le temps d’examiner à loisir toutes ces curiosités. Déjà nous étions arrivés à la salle du festin, à l’entrée de laquelle se tenait l’intendant de la maison, recevant des comptes : ce qui m’étonna le plus, ce fut d’apercevoir, sur le chambranle de la porte, des faisceaux surmontés de haches, et dont l’extrémité inférieure se terminait par une espèce d’éperon de galère en airain, sur lequel était écrit :

À GAÏUS POMPÉE
TRIMALCHION SÉVIR AUGUSTAL
CINNAME SON TRÉSORIER.

Cette inscription était éclairée par une double lampe suspendue à la voûte. J’aperçus aussi deux tablettes attachées aux deux battants de la porte ; l’une, si j’ai bonne mémoire, portait ces mots :

LE III, ET LA VEILLE DES CALENDES DE JANVIER,
GAÏUS NOTRE MAÎTRE SOUPE EN VILLE.
l’autre représentait le cours de la lune, les sept planètes, les jours fastes et néfastes, indiqués par des points de différentes couleurs. Au moment où, enivrés de tant de merveilles, nous nous disposions à entrer dans la salle du banquet, un esclave, spécialement chargé de cet emploi, nous cria : — Du pied droit ! — Il y eut parmi nous un moment de confusion, dans la crainte que quelqu’un des convives ne franchît le seuil sans prendre le pas d’ordonnance. Enfin, nous partions tous ensemble du pied droit, quand tout à coup un autre esclave, dépouillé de ses vêtements, tombe à nos pieds, et nous supplie de le soustraire au châtiment dont il est menacé : sa faute, à l’entendre, était très légère : tandis que le trésorier était au bain, chargé de la garde de ses habits, il les avait laissé prendre ; mais ils valaient à peine dix sesterces, nous dit-il. Faisant donc volte-face, et toujours partant du pied droit, nous allons vers le trésorier ; nous le trouvons à son bureau, qui comptait de l’or, et nous le supplions instamment de faire grâce à ce pauvre esclave. — C’est moins la perte que j’ai faite, nous dit-il, en jetant sur nous un regard orgueilleux, que la négligence de ce misérable qui m’irrite. Le vêtement qu’il m’a laissé prendre était une robe de banquet[1] : elle m’avait été donnée par un de mes clients, le jour anniversaire de ma naissance ; elle était assurément de pourpre Tyrienne ; mais elle avait déjà été lavée une fois. Quoi qu’il en soit, je vous accorde la grâce du coupable.


CHAPITRE XXXI.

Reconnaissants d’une si grande clémence, nous étions à peine entrés dans la salle du festin, quand ce même esclave, pour lequel nous venions d’intercéder, se précipite vers nous, et, pour nous remercier de cet acte d’humanité, nous applique tant et de si vigoureux baisers, que nous ne savions où nous en étions. — Du reste, nous dit-il, vous allez bientôt connaître que vous n’avez pas obligé un ingrat : c’est moi qui sers le vin du maître, et j’en dispose à mon gré. — Lorsque, après tous ces retards, nous fûmes enfin placés à table, des esclaves égyptiens[1] nous versèrent sur les mains de l’eau de neige[2], et furent bientôt remplacés par d’autres qui nous lavèrent les pieds et nous nettoyèrent les ongles avec une admirable dextérité : ce que faisant, ils ne gardaient pas le silence, mais ils chantaient, tout en s’acquittant d’un si triste office. Curieux de savoir si les autres esclaves faisaient ainsi leur service en chantant, je demande à boire : aussitôt un esclave empressé m’apporte une coupe, en accompagnant cette action d’un chant aigre et discordant : ainsi faisaient tous les gens de la maison lorsqu’on leur demandait quelque chose. Vous eussiez cru être au milieu d’un chœur de pantomimes plutôt qu’à la table d’un père de famille. Cependant, on apporte le premier service, qui était on ne peut plus splendide ; car déjà tout le monde était à table, à l’exception de Trimalchion, à qui, contre l’usage, on avait réservé la place d’honneur. Sur un plateau destiné aux hors-d’œuvre était un petit âne en bronze de Corinthe, portant un bissac qui contenait d’un côté des olives blanches, de l’autre des noires. Sur le dos de l’animal étaient deux plats d’argent sur le bord desquels étaient gravés le nom de Trimalchion et le poids du métal[3]. Des arceaux en forme de ponts soutenaient des loirs assaisonnés avec du miel et des pavots[4]. Plus loin, des saucisses brûlantes sur un gril d’argent ; et, au-dessous du gril, des prunes de Syrie et des grains de grenade.


CHAPITRE XXXII.

Nous étions plongés dans cet océan de délices, lorsqu’aux accents d’une symphonie parut Trimalchion lui-même, porté par des esclaves qui le posèrent bien mollement sur un lit garni de petits coussins. À cet aspect imprévu, nous ne pûmes nous empêcher de rire étourdiment. Il fallait voir sa tête chauve s’échappant d’un voile de pourpre[1], et son cou affublé d’une vaste serviette, en forme de laticlave, qui s’étendait sur tous les vêtements dont il était chargé, et retombait en franges des deux côtés. Il portait aussi, au petit doigt de la main gauche, un grand anneau doré, et, à l’extrémité du doigt suivant, un anneau de plus petite dimension, mais d’or pur, à ce qu’il me parut, et parsemé d’étoiles d’acier. Ce n’est pas tout : pour nous éblouir de l’éclat de ses richesses, il découvrit son bras droit, orné d’un bracelet d’or, émaillé de lames de l’ivoire le plus brillant.


CHAPITRE XXXIII.

— Amis, nous dit-il, en se nettoyant la bouche avec un cure-dent d’argent[1], si je n’avais suivi que mon goût, je ne serais pas venu si tôt vous rejoindre ; mais, pour ne pas retarder plus longtemps vos plaisirs par mon absence, je me suis arraché volontairement à un jeu qui m’amusait beaucoup : permettez-moi donc, je vous prie, de finir ma partie. — En effet, il était suivi d’un esclave portant un damier de bois de térébinthe et des dés de cristal ; et, ce qui me parut le comble du raffinement, au lieu de dames blanches et noires, il se servait de pièces d’or et d’argent. Tandis qu’en jouant il enlevait tous les pions de son adversaire, on nous sert, sur un plateau, une corbeille dans laquelle était une poule de bois sculpté, qui, les ailes ouvertes et étendues en cercle, semblait réellement couver des œufs. Aussitôt deux esclaves s’en approchèrent, aux accords de l’éternelle symphonie ; et, fouillant dans la paille, en retirèrent des œufs de paon qu’ils distribuèrent aux convives. Cette scène attira les regards de Trimalchion : — Amis, nous dit-il ; c’est par mon ordre qu’on a mis des œufs de paon sous cette poule. Et, certes, j’ai lieu de craindre qu’ils ne soient déjà couvis ; essayons toutefois s’ils sont encore mangeables. — On nous servit, à cet effet, des cuillers qui ne pesaient pas moins d’une demi-livre, et nous brisâmes ces œufs, recouverts d’une pâte légère, qui imitait parfaitement la coquille. J’étais sur le point de jeter celui qu’on m’avait servi, car je croyais y voir remuer un poulet, lorsqu’un vieux parasite m’arrêta : — Il y a là dedans, me dit-il, je ne sais quoi d’excellent. — Je cherche donc dans la coquille, et j’y trouve un becfigue bien gras, enseveli dans des jaunes d’œufs poivrés.


CHAPITRE XXXIV.

Cependant Trimalchion, interrompant sa partie, se fit apporter successivement tous les mets qu’on nous avait servis. Il venait de nous annoncer à haute voix que, si quelqu’un de nous désirait retourner au vin miellé[1], il n’avait qu’à parler ; lorsqu’à un nouveau signal donné par l’orchestre, un chœur d’esclaves enleva en cadence les entrées. Au milieu du tumulte que causa le service, un plat d’argent vint à tomber ; un esclave, croyant bien faire, le ramasse. Trimalchion, qui s’en aperçoit, fait appliquer à l’officieux serviteur de vigoureux soufflets, pour punir sa gaucherie, et ordonne que l’on rejette à terre ce même plat d’argent[2], qu’un valet vient balayer avec les autres ordures. Alors entrèrent deux Éthiopiens à longue chevelure, portant deux petites outres pareilles à celles dont on se sert pour arroser l’amphithéâtre, et, au lieu d’eau, ils nous versèrent du vin sur les mains. Comme on s’extasiait sur cet excès de luxe, notre hôte s’écria : — Mars aime l’égalité. — En conséquence, il exige que chacun des convives ait sa table à lui seul : — Par ce moyen, ajouta-t-il, ces esclaves puants, n’étant plus entassés, nous suffoqueront moins. — Aussitôt on apporte des flacons de cristal soigneusement cachetés[3] ; au cou de chacun d’eux était suspendue une étiquette ainsi conçue :

FALERNE OPIMIEN DE CENT ANS.


Tandis que nous parcourions des yeux les étiquettes, Trimalchion battant des mains : — Hélas ! s’écria-t-il, hélas ! il est donc vrai, le vin vit plus longtemps que l’homme ! Buvons donc comme des éponges ; le vin, c’est la vie : celui que je vous offre est du véritable opimien : hier, j’avais à souper meilleure compagnie, et le vin qu’on servit était moins bon. — Tandis que, tout en buvant, nous admirions en détail la somptuosité du festin, un esclave posa sur la table un squelette d’argent[4], si bien imité, que les vertèbres et les articulations se mouvaient avec facilité dans tous les sens. Lorsque l’esclave eut fait jouer deux ou trois fois les ressorts de cet automate, et lui eut fait prendre plusieurs attitudes, Trimalchion se mit à déclamer :

Que l’homme est peu de chose, hélas ! et de ses ans
____Que la trame est courte et fragile !
La tombe est sous nos pas ; mais, dans leur vol agile,
Sachons, par le plaisir, embellir nos instants.


CHAPITRE XXXV.

Cette espèce d’élégie fut interrompue par l’arrivée du second service, dont la magnificence ne répondit pas à notre attente. Cependant, un nouveau prodige attira bientôt tous les regards : c’était un surtout en forme de globe, autour duquel étaient représentés les douze signes du zodiaque, rangés en cercle[1]. Au-dessus de chacun d’eux, le maître d’hôtel avait placé des mets qui, par leur forme ou leur nature, avaient quelque rapport avec ces constellations : sur le Bélier, des pois chiches ; sur le Taureau, une pièce de bœuf ; sur les Gémeaux, des rognons et des testicules ; sur le Cancer, une simple couronne ; sur le Lion, des figues d’Afrique ; sur la Vierge, une matrice de truie ; au-dessus de la Balance, un peson qui, d’un côté, soutenait une tourte, de l’autre, un gâteau ; au-dessus du Scorpion, un petit poisson de mer ; au-dessus du Sagittaire, un lièvre ; une langouste sur le Capricorne ; sur le Verseau, une oie ; deux surmulets sur les Poissons. Au centre de ce beau globe, une touffe de gazon artistement ciselée supportait un rayon de miel. Un esclave égyptien nous présentait à la ronde du pain chaud dans un petit four d’argent ; et, chemin faisant, ce même esclave tirait de son rauque gosier un hymne en l’honneur de je ne sais quelle infusion de laser et de vin. Nous nous disposions tristement à attaquer des mets aussi grossiers, quand Trimalchion : — Si vous voulez m’en croire, mangeons[2], nous dit-il ; vous avez devant vous le plus succulent du repas.


CHAPITRE XXXVI.

Il dit ; et, au son des instruments, quatre esclaves s’élancent vers la table, et enlèvent, en dansant, la partie supérieure de ce globe. Soudain se découvre à nos yeux un nouveau service : des volailles engraissées[1], une tétine de truie, un lièvre avec des ailes sur le dos, qui figurait Pégase. Nous remarquâmes aussi, dans les angles de ce surtout, quatre satyres qui portaient de petites outres d’où s’écoulait une saumure poivrée[2], dont les flots allaient grossir l’euripe où nageaient des poissons tout accommodés[3]. À cette vue, tous les valets d’applaudir, et nous de les imiter. Ce fut alors avec un rire de satisfaction que nous attaquâmes ces mets exquis. Trimalchion, enchanté comme nous de cette surprise ménagée par le cuisinier : — Coupez ! s’écria-t-il. — Aussitôt s’avance un écuyer tranchant qui se met à découper les viandes, en observant dans tous ses gestes la mesure de l’orchestre[4], avec une telle exactitude, que l’on eût dit un conducteur de chars parcourant l’arène aux sons de l’orgue hydraulique. Cependant Trimalchion disait toujours avec les plus douces inflexions de voix : — Coupez, coupez. — Soupçonnant quelque fine plaisanterie dans ce mot si souvent répété, je n’hésitai pas à demander à mon plus proche voisin le sens de cette énigme. Il avait été souvent témoin de semblables scènes : — Vous voyez bien, me répondit-il, cet esclave chargé de découper ? Coupé est son nom. Ainsi toutes les fois que notre hôte lui dit : Coupez ! du même mot il appelle et il commande.


CHAPITRE XXXVII.

Mon appétit étant complètement satisfait, je me tournai tout à fait vers mon voisin, pour entendre plus aisément ses réponses ; et, après une foule de questions qui n’avaient pour but que d’engager la conversation : — Quelle est, lui dis-je, cette femme que je vois sans cesse aller et venir de tous côtés ? — C’est la femme de Trimalchion[1] : on l’appelle Fortunata, et jamais nom ne fut mieux mérité, car elle mesure l’or au boisseau. — Qu’était-elle avant son mariage ? — Sauf votre respect[2], vous n’eussiez pas voulu recevoir de sa main un morceau de pain. Mais je ne sais ni pourquoi ni comment elle est parvenue à cette élévation : Trimalchion ne voit que par ses yeux, à un tel point, que, si elle lui disait qu’il fait nuit à midi, il le croirait. Ce Crésus est si riche, qu’il ne connaît pas toute l’étendue de ses biens ; mais cette bonne ménagère veille à tous les détails de sa fortune : vous la trouvez toujours où vous l’attendiez le moins. Elle est sobre, tempérante, de bon conseil ; mais c’est une langue de vipère, une véritable pie domestique[3]. Quand elle aime, elle aime bien ; mais aussi quand elle hait, c’est de toute son âme[4]. Trimalchion possède de si vastes domaines, qu’ils lasseraient les ailes d’un milan. Il entasse les intérêts des intérêts, et l’on voit plus d’argent dans la loge de son portier, que personne de nos jours n’en possède pour tout patrimoine. Quant à ses esclaves, oh ! oh ! par ma foi, je ne crois pas que la dixième partie d’entre eux connaisse son maître. Mais la crainte qu’il leur inspire est telle, qu’avec une simple houssine il les ferait tous entrer dans un trou de souris.


CHAPITRE XXXVIII.

Mais gardez-vous de croire qu’il ait besoin de rien acheter ; il trouve dans ses domaines tout ce qu’il lui faut : la laine, la cire, le poivre ; vous demanderiez chez lui du lait de poule qu’on vous en servirait aussitôt. Ses brebis ne lui donnaient qu’une laine de médiocre qualité ; il a fait acheter des béliers à Tarente[1] pour renouveler ses troupeaux. Pour avoir dans ses ruches du miel attique ; il a fait venir du mont Hymette des essaims, et il espère que les abeilles du pays deviendront meilleures par leur croisement avec celles de la Grèce. Ces jours derniers ne s’est-il pas avisé d’écrire qu’on lui envoyât des Indes de la graine de champignons[2] ! Bien plus, il n’y a pas, dans ses haras, une seule mule qui n’ait pour père un onagre[3]. Vous voyez bien tous ces lits ? il n’y en a pas un dont la laine ne soit teinte en pourpre ou en écarlate. Est-il un mortel plus heureux !

Quant à ces affranchis, ses anciens compagnons de servitude[4], n’allez pas les mépriser : ils nagent dans l’opulence. Remarquez celui qui occupe la dernière place au bas côté de la table : il possède aujourd’hui huit cents grands sesterces ; naguère c’était moins que rien ; il était obligé de porter du bois pour vivre. On assure (pour moi j’ignore si le fait est vrai, mais je l’ai entendu dire) qu’ayant eu dernièrement l’adresse de s’emparer du chapeau d’un incube, il a trouvé un trésor. Si, en effet, quelque dieu lui a fait ce présent, je ne lui porte pas envie. Il n’en est pas moins un affranchi de fraîche date ; mais il ne s’en trouve pas plus mal. Aussi, dernièrement, a-t-il fait mettre cette inscription sur sa porte :

C. POMPÉE DIOGÈNE,
DEPUIS LES CALENDES DE JUILLET,
A MIS EN LOCATION LA CHAMBRE QU’IL HABITAIT,
PARCE QU’IL VIENT D’ACHETER UNE MAISON
POUR LUI-MÊME.

Quel est, continuai-je, celui qui occupe la place destinée aux affranchis ? comme il se soigne, le gaillard ! — Je ne lui en fais pas reproche ; il avait décuplé son patrimoine ; mais ses affaires ont mal tourné : il n’a pas sur la tête un cheveu qui lui appartienne ; et cependant ce n’est pas sa faute, car il n’y a pas sur la terre un plus honnête homme, mais bien celle de quelques fripons d’affranchis qui l’ont dépouillé jusqu’au dernier sou. Car dès que la marmite est renversée[5], et que la fortune décline, les amis disparaissent aussitôt. — Et par quel honnête métier est-il parvenu au rang qu’il occupe maintenant ? — Le voici : il était entrepreneur de funérailles. Sa table était servie comme celle d’un roi : on y voyait des sangliers entiers encore couverts de leurs soies[6], des pièces de pâtisserie, des oiseaux rares, des cerfs, des poissons, des lièvres. On répandait chez lui plus de vin sous la table que bien d’autres n’en ont dans leurs celliers. — Mais c’est un rêve qu’une pareille extravagance. — Aussi, lorsqu’il vit son crédit chanceler, de peur que ses créanciers ne s’imaginassent qu’il en était aux expédients, il fit afficher cet avis :

JULIUS PROCULUS
VENDRA À L’ENCAN LE SUPERFLU DE SON MOBILIER.


CHAPITRE XXXIX.

Trimalchion interrompit cet agréable entretien[1]. On avait déjà enlevé le second service, et, le vin excitant la gaieté des convives, la conversation était devenue générale. Alors notre hôte, les coudes appuyés sur la table[2] : — Égayons notre vin, mes amis, et buvons assez pour mettre à la nage les poissons que nous avons mangés. Pensez-vous, dites-moi, que je me contente des mets qu’on nous a servis dans les compartiments de ce surtout que vous avez vu ? Qu’est-ce à dire ? Connaissez-vous si peu les ruses d’Ulysse[3] ? Mais sachons cependant entremêler aux plaisirs de la table les dissertations savantes[4]. Que la cendre de mon bienfaiteur repose en paix ! c’est à lui que je dois de jouer le rôle d’un homme parmi mes semblables. Aussi l’on ne peut rien me servir qui m’étonne par sa nouveauté : par exemple, je puis, mes chers amis, vous expliquer l’allégorie de ce globe. Le ciel est le séjour de douze divinités dont il prend tour à tour les différentes figures[5]. Tantôt il est sous l’influence du Bélier, et tous ceux qui reçoivent le jour sous cette constellation possèdent de nombreux troupeaux et de la laine en abondance. Ils sont, en outre, entêtés, sans pudeur ; ils aiment à heurter les gens[6]. Ce signe préside à la naissance de la plupart des étudiants et des déclamateurs. — Nous applaudîmes à la fine plaisanterie de notre astrologue[7] ; aussi s’empressa-t-il d’ajouter : — Le Taureau vient ensuite régner sur les cieux : alors naissent les gens hargneux, les bouviers et ceux qui n’ont d’autre occupation que de paître comme des brutes. Ceux qui naissent sous le signe des Gémeaux aiment à s’accoupler comme les deux chevaux d’un char, les deux taureaux d’une charrue et les deux organes de la génération ; ils brûlent également pour les deux sexes. Pour moi, j’ai reçu le jour sous le signe du Cancer ; comme cet animal amphibie, je marche sur plusieurs pieds, et mes possessions s’étendent sur l’un et l’autre élément : aussi, je n’ai placé sur ce signe qu’une couronne, pour ne pas défigurer mon horoscope[8]. Sous le Lion naissent les grands mangeurs et ceux qui aiment à dominer ; sous la Vierge, les hommes efféminés, poltrons et destinés à porter des fers ; sous la Balance, les bouchers, les parfumeurs, et tous ceux qui vendent leurs marchandises au poids ; sous le Scorpion, les empoisonneurs et les meurtriers ; sous le Sagittaire, ces gens à l’œil louche, qui semblent regarder les légumes et décrochent le lard ; sous le Capricorne, les portefaix, dont la peau devient calleuse à force de travail ; sous le Verseau, les cabaretiers et les gens à tête de citrouille[9] ; sous les Poissons enfin, les cuisiniers et les rhéteurs[10]. Ainsi tourne le monde, comme une meule, et ce mouvement de rotation nous apporte toujours quelque malheur, soit qu’il nous fasse naître ou mourir. Quant au gazon que vous voyez au milieu du globe, et au rayon de miel dont il est couvert, ce n’est pas sans raison ; car la terre, notre commune mère, arrondie comme un œuf, occupe le centre de l’univers : et elle renferme dans son sein tous les biens désirables, dont le miel est l’emblème.


CHAPITRE XL.

Admirable ! s’écrièrent à la fois tous les convives, en levant les mains au ciel : chacun de nous jurait qu’Hipparque ni Aratus ne méritaient d’être comparés à Trimalchion. Ce concert d’éloges fut interrompu par l’entrée de valets qui étendirent sur nos lits des tapis où étaient représentés en broderie des filets, des piqueurs avec leurs épieux, enfin, tout l’attirail de la chasse. Nous ne savions encore ce que cela signifiait, lorsque tout à coup un grand bruit se fait entendre au dehors, et des chiens de Laconie, s’élançant dans la salle, se mettent à courir autour de la table. Ils étaient suivis d’un plateau sur lequel on portait un sanglier de la plus haute taille. Sa hure était coiffée d’un bonnet d’affranchi ; à ses défenses étaient suspendues deux corbeilles tissues de petites branches de palmier, l’une remplie de dattes de Syrie, l’autre de dattes de la Thébaïde[1]. Des marcassins faits de pâte cuite au four entouraient l’animal, comme s’ils eussent voulu se suspendre à ses mamelles, et nous indiquaient assez que c’était une laie : les convives à qui on les offrit eurent la permission de les emporter. Cette fois, ce ne fut pas ce même Coupé, que nous avions vu dépecer les autres pièces, qui se présenta pour faire la dissection du sanglier, mais un grand estafier, à longue barbe, dont les jambes étaient enveloppées de bandelettes, et qui portait un habit de chasseur. Tirant son couteau de chasse, il en donne un grand coup dans le ventre du sanglier : soudain, de son flanc entr’ouvert, s’échappe une volée de grives. En vain les pauvres oiseaux cherchent à s’échapper en voltigeant autour de la salle ; des oiseleurs, armés de roseaux enduits de glu, les rattrapent à l’instant, et, par l’ordre de leur maître, en offrent un à chacun des convives. Alors Trimalchion : — Voyez un peu si ce glouton de sanglier n’a pas avalé tout le gland de la forêt. — Aussitôt les esclaves courent aux corbeilles suspendues à ses défenses, et nous distribuent, par portions égales, les dattes de Syrie et de Thébaïde.


CHAPITRE XLI.

Au milieu de tout ce mouvement, comme j’avais une place un peu séparée des autres, je me livrais à une foule de réflexions sur ce sanglier que l’on avait servi coiffé d’un bonnet d’affranchi. Après avoir épuisé toutes les conjectures les plus ridicules, je me hasardai à interroger de nouveau ce même voisin qui m’avait déjà servi d’interprète, et à lui exposer la cause de mon embarras : — Comment ! me dit-il ; mais votre esclave pourrait sans peine vous expliquer cela ; car ce n’est pas une énigme. Rien de plus simple, en effet. Ce sanglier fut servi hier sur la fin du repas ; les convives rassasiés le renvoyèrent sans y toucher ; c’était lui rendre sa liberté : aussi le voyez-vous reparaître aujourd’hui sur la table avec les attributs d’un affranchi. — Honteux de mon ignorance, je bornai là mes questions, dans la crainte de passer pour un homme qui n’avait jamais mangé en bonne compagnie. Pendant cet entretien, un jeune esclave d’une grande beauté, couronné de pampre et de lierre, faisait le tour de la table avec une corbeille de raisins qu’il présentait aux convives. Se donnant tour à tour les noms de Bromius, de Lyæus et d’Evius, il chantait d’une voie aiguë des vers que son maître avait composés. À ces accents, Trimalchion se tournant vers lui : — Bacchus, lui dit-il, sois libre[1]. — L’esclave aussitôt décoiffe le sanglier de son bonnet, et le pose sur sa tête. — Alors Trimalchion ajouta : — Vous avouerez que, chez moi, Bacchus est le père de la liberté, puisque je viens de l’affranchir. — Nous applaudîmes à ce bon mot du patron, et chacun à la ronde couvrit de baisers le jeune esclave. Pressé de satisfaire un besoin secret, Trimalchion quitta la table. Son départ, en nous délivrant d’un tyran importun, ranima la conversation des convives. L’un d’entre eux, le premier, ayant demandé des raisins à Bacchus : — Qu’est-ce qu’un jour ? s’écria-t-il, un espace insensible : à peine a-t-on le temps de se retourner, que déjà la nuit vient. Ainsi donc rien de plus sage que de passer directement du lit à la table. On n’a pas encore eu le temps de se refroidir, et l’on n’a pas besoin d’un bain pour se réchauffer : toutefois, une boisson chaude est le meilleur des manteaux. J’ai bu comme un Thrace, aussi je ne sais plus ce que je dis, et le vin m’a brouillé la cervelle.


CHAPITRE XLII.

Seleucus, l’interrompant, prit la parole en ces termes : — Ni moi non plus, je ne me baigne pas tous les jours ; c’est là un métier de foulon. L’eau a des dents invisibles qui rongent chaque jour notre corps et le minent insensiblement ; mais quand je me suis garni l’estomac d’une coupe de vin miellé, je me moque du froid. D’ailleurs, je n’ai pas pu me baigner aujourd’hui, car j’ai assisté à des funérailles, à celles d’un homme aimable[1], de cet excellent Chrysanthe, qui vient de rendre l’âme. Il m’appelait encore il n’y a qu’un instant ; il me semble qu’il est là et que je lui parle. Hélas ! hélas ! l’homme n’est qu’une outre enflée de vent ! c’est moins qu’une mouche : car cet insecte a du moins quelques propriétés ; mais nous, nous ne sommes que des bulles d’eau. Que dirait-on, si Chrysanthe n’eût pas observé un régime sévère ? Pendant cinq jours, il n’est pas entré dans sa bouche une goutte d’eau, pas une miette de pain, et cependant il s’en est allé ! Mais il a eu un trop grand nombre de médecins, ou, plutôt, il a succombé à son mauvais destin : car un médecin ne peut que soulager l’esprit[2]. Quoi qu’il en soit, il a été enterré, on peut le dire, avec les plus grands honneurs, sur son lit de festin, enveloppé de belles couvertures : il y avait un grand nombre de pleureuses à son convoi. Il a affranchi quelques esclaves ; eh bien, son épouse a fait à peine semblant de verser quelques larmes. Qu’aurait-elle fait, s’il ne l’avait pas si bien traitée ? Mais les femmes ! qu’est-ce que les femmes ? elles sont de la nature du milan : leur faire le moindre bien, c’est comme si l’on le jetait dans un puits. Un vieil attachement devient pour elles une prison insupportable.


CHAPITRE XLIII.

Il y eut alors un certain Philéros qui s’écria : — Ne pensons qu’aux vivants ! Chrysanthe a eu le sort qu’il méritait : il a vécu honorablement, on l’a traité honorablement après sa mort : qu’a-t-il à se plaindre ? Il n’avait pas un sou à son début, et il eût ramassé avec ses dents une obole dans un tas de fumier : aussi, s’est-il arrondi peu à peu, et s’est accru comme un rayon de miel. Je crois, sur ma foi ! qu’il laisse cent mille sesterces, et le tout en argent comptant. Cependant je vous dirai toute la vérité sur son compte, car je suis la franchise même[1]. Il avait la parole dure ; il était grand bavard, et c’était la discorde en personne[2]. Son frère était un homme de cœur, tout à ses amis ; sa main était libérale, et sa table ouverte à tout le monde. À son début, il n’était pas bien solide sur ses jambes ; mais il prit un maintien plus ferme à la première vendange : il vendit son vin au prix qu’il voulut ; et, ce qui le fit surtout marcher la tête haute, c’est qu’il fit un héritage dont il sut s’approprier une part plus considérable que celle qui lui avait été laissée. Alors Chrysanthe, furieux contre son frère, n’a-t-il pas fait la sottise de léguer son patrimoine à je ne sais quel intrigant, venu je ne sais d’où ! Fuir ses parents, c’est s’expatrier soi-même ; mais aussi il écoutait ses affranchis comme des oracles : ce sont eux qui l’ont engagé dans cette mauvaise voie. On ne peut rien faire de raisonnable quand on se laisse trop facilement persuader, surtout un homme qui est dans le commerce : toutefois, il est vrai de dire qu’il a fait de grands gains pendant sa vie, car il a reçu ce qui ne lui était pas même destiné. Ce fut un vrai fils de la fortune. Dans ses mains le plomb se changeait en or ; mais rien n’est difficile aux personnes à qui tout vient à souhait. À quel âge croyez-vous qu’il soit mort ? à soixante-dix ans et plus. Mais il avait une santé de fer, et portait son âge à merveille : il avait le poil noir comme un corbeau. Je l’avais connu autrefois fort débauché ; et vieux, c’était encore un fier gaillard ; il ne respectait ni l’âge, ni le sexe ; tout lui était bon, fût-ce un chien coiffé. Qui pourrait l’en blâmer ? Le plaisir d’avoir joui, c’est tout ce qu’il emporte avec lui dans la tombe.


CHAPITRE XLIV.

Ainsi parla Philéros ; Ganymède reprit en ces mots : — Tous ces vains propos n’intéressent ni le ciel ni la terre ; et personne de vous ne songe à la famine qui nous menace. Je vous jure que, de toute la journée, je n’ai pu trouver à me procurer une bouchée de pain. Quelle en est la cause ? la sécheresse qui dure toujours : il me semble que je suis à jeun depuis un an. Malheur aux édiles qui s’entendent avec les boulangers ! Aide-moi, je t’aiderai, voilà ce qu’ils se disent entre eux : aussi le menu peuple souffre, pendant que ces sangsues nagent dans l’abondance. Oh ! si nous avions encore parmi nous de ces hommes déterminés que je trouvai ici à mon retour d’Asie ! C’est alors qu’il faisait bon vivre ! La Sicile intérieure avait éprouvé la même disette : la sécheresse avait brûlé les moissons de cette contrée, qu’on eût dite en butte au courroux de Jupiter. Mais à cette époque vivait Safinius (je m’en souviens, quoique je fusse bien jeune alors) : il demeurait auprès du vieil aqueduc. Ce n’était point un homme, mais un véritable tonnerre : partout où il passait, il mettait tout en combustion. D’ailleurs, cœur droit, d’un commerce sûr, ami dévoué ; vous eussiez pu, sans crainte, jouer à la mourre avec lui les yeux fermés[1]. C’est au forum qu’il fallait le voir ! il vous pilait ses adversaires comme dans un mortier. Il n’usait pas de détours en parlant, mais il allait droit son chemin. Lorsqu’il plaidait au barreau, sa voix grossissait peu à peu comme le son du clairon ; et jamais cependant on ne l’a vu ni suer ni cracher : il avait le tempérament sec des Asiatiques[2]. Et comme il était affable ! il rendait toujours un salut et appelait chacun par son nom : on l’eût pris pour un simple citoyen comme nous. Aussi, pendant son édilité, les vivres étaient pour rien. À cette époque, deux hommes affamés n’auraient pu manger un pain d’un sou ; aujourd’hui, ceux qu’on nous vend au même prix ne sont pas gros comme l’œil d’un bœuf. Hélas ! hélas ! tout va de mal en pire dans ce pays ; tout y croît comme la queue d’un veau, en rétrécissant. Peut-on s’en étonner ? Nous avons pour édile un homme de néant qui donnerait notre vie pour une obole. Aussi fait-il bombance chez lui, et reçoit-il plus d’argent en un jour qu’un autre n’en possède pour tout son patrimoine. Je pourrais citer telle affaire qui lui a valu mille deniers d’or. Oh ! si nous avions un peu de sang dans les veines, il ne nous mènerait pas de la sorte ! Mais tel est le peuple aujourd’hui : brave comme un lion au logis, timide, au dehors, comme un renard. Quant à moi, j’ai déjà mangé le prix de mes habits ; et, si la disette continue, je serai forcé, pour vivre, de vendre ma pauvre bicoque. Que devenir en effet, si ni les dieux ni les hommes ne prennent pitié de cette colonie ? Le ciel me soit en aide ! je crois que tout cela arrive par la volonté des immortels ; car, de nos jours, personne ne pense qu’il y ait un dieu au ciel : plus de jeûnes ; on estime Jupiter moins que rien ; mais tous, les yeux tournés vers la terre, ne songent qu’à compter leur or. Autrefois, les femmes, pieds nus, les cheveux épars, le front voilé, et surtout l’âme pure, allaient, sur les coteaux, implorer Jupiter Pluvieux. Aussitôt la pluie tombait par torrents[3], et tout le monde se livrait à la joie. Mais maintenant il n’en est pas ainsi : oubliés dans leurs temples, les dieux ont toujours les pieds enveloppés de laine comme des souris ; aussi, pour prix de notre impiété, nos champs restent stériles.


CHAPITRE XLV.

Parle mieux, je te prie, dit Échion, homme de pauvre apparence[1] : tout n’est qu’heur et malheur, comme disait ce paysan qui avait perdu un cochon bigarré : ce qui n’arrive pas aujourd’hui arrivera demain ; ainsi va le monde. Certes, il n’y aurait pas de meilleur pays que le nôtre, s’il était habité par d’honnêtes gens ; il souffre en ce moment, mais il n’est pas le seul. Il ne faut pas nous montrer si difficiles : le soleil luit pour tout le monde. Si tu étais ailleurs, tu dirais qu’ici les cochons se promènent tout rôtis. N’allons-nous pas avoir, dans trois jours, un spectacle magnifique ? un combat, non pas de simples gladiateurs, mais où l’on verra figurer un grand nombre d’affranchis[2] ! Titus, mon maître, est un homme magnanime ; il a la tête chaude, et vous verrez quelque chose d’extraordinaire d’une manière ou de l’autre : je le connais mieux que personne, moi qui suis de sa maison. Ce ne sera pas un combat pour rire[3] ; mais il donnera aux combattants du fer bien trempé ; ils n’auront pas la faculté de fuir, et les spectateurs verront un véritable carnage au milieu de l’arène. Il a de quoi fournir à de pareilles dépenses : son père, en mourant, lui a laissé plus de trente millions de sesterces. Quand bien même il en dépenserait quatre cent mille mal à propos, sa fortune n’en souffrira pas, et il se fera une réputation impérissable de générosité. Il a déjà quelques petits chevaux barbes et une conductrice de chars à la gauloise[4] ; il a pris à son service le trésorier de Glycon qui s’est laissé surprendre dans les bras de sa maîtresse[5]. Vous rirez bien de voir le peuple prendre parti dans cette affaire, les uns pour le mari jaloux, les autres pour l’amant favorisé. Quant à Glycon, qui ne vaut pas un sesterce, il a fait jeter aux bêtes son trésorier[6]. C’est se livrer au ridicule. En quoi cet esclave est-il coupable ? il a dû obéir aux volontés de sa maîtresse. C’était plutôt cette femme impudique qui méritait d’être mise en pièces par les taureaux[7] ; mais quand on ne peut frapper l’âne, on frappe le bât. Comment, d’ailleurs, Glycon pouvait-il espérer que la fille d’Hermogène fît jamais une bonne fin ? cela était aussi impossible que de couper les ongles d’un milan au plus haut de son vol ; tel père, tel fils, dit le proverbe[8]. Glycon ! Glycon ! tu as tendu la joue ; aussi, tant que tu vivras, on y verra une tache que la mort seule peut effacer : du reste, les fautes sont personnelles. Je flaire d’avance le festin que Mammea doit nous donner ; il y aura, j’espère, deux deniers d’or pour moi et pour les miens. Si Mammea nous fait cette générosité, puisse-t-il supplanter entièrement Norbanus dans la faveur publique ! Vous le verrez, j’en suis certain, voler à pleines voiles vers la fortune. Et, de bonne foi, quel bien nous a fait ce Norbanus ? Il nous a offert en spectacle de misérables gladiateurs loués à vil prix, et déjà si vieux, si décrépits, qu’un souffle les eût renversés. J’ai vu des athlètes plus redoutables périr en combattant contre les bêtes, à la clarté des flambeaux : ici l’on semblait assister à un combat de coqs. L’un était si lourd, qu’il ne pouvait se traîner ; l’autre avait les pieds tortus ; un troisième[9], qui remplaça celui qui venait de périr, était lui-même à moitié mort, car il avait déjà les nerfs coupés. Il n’y en eut qu’un seul, Thrace de nation, qui fit assez bonne contenance ; encore ce gladiateur novice semblait-il répéter la leçon de son maître. À la fin, ils se firent tous quelque blessure[10] pour terminer le combat. Ce n’était, en effet, que des gladiateurs à la douzaine, des poltrons, s’il en fut jamais. Cependant Norbanus me dit, en sortant : « Je vous ai donné un beau spectacle ! » — Et moi, je vous ai applaudi. Comptons maintenant, et vous verrez que je vous ai donné plus que je n’ai reçu. Une main lave l’autre.


CHAPITRE XLVI.

Il me semble, Agamemnon, vous entendre dire : « Que nous débite là ce bavard importun ? » Mais pourquoi vous, qui parlez si bien, gardez-vous le silence ? Vous avez plus d’éducation que nous, et vous riez de nos discours, à nous autres pauvres ignorants. Je n’ignore pas que vous êtes très fier de votre savoir. Mais quoi ? ne pourrai-je pas quelque jour vous persuader de venir à la campagne visiter notre humble chaumière ? nous y trouverons, j’espère, de quoi manger : des poulets, des œufs. Nous y passerons agréablement le temps, quoique, cette année, l’intempérie de la saison ait ruiné toutes les récoltes. Il y aura toujours de quoi satisfaire notre appétit. À propos, je vous élève un futur disciple dans mon petit Cicaro[1] : il sait déjà quatre parties de l’oraison ; s’il vit, il sera sans cesse à vos côtés comme un petit esclave : car, dès qu’il a un moment de loisir, il ne lève pas la tête de dessus son livre. Il est très intelligent et d’un bon caractère : je n’ai à lui reprocher qu’un goût trop vif pour les oiseaux. Je lui ai déjà tué trois chardonnerets, et je lui ai dit que la belette les avait mangés : il en a cependant trouvé d’autres. Il se plaît aussi beaucoup à faire des vers. Au reste, il a déjà laissé de côté le grec, et il commence à se livrer avec beaucoup d’ardeur au latin, quoique son maître soit un pédant qui s’en fait trop accroire, et qui ne sait se fixer à rien : il ne manque pas assurément de connaissances, mais il ne travaille pas assez. Mon fils a aussi un autre maître, qui n’est pas un grand docteur sans doute, mais qui enseigne avec beaucoup de soin ce qu’il ne sait pas. Il vient ordinairement chez moi les jours de fête, et se contente du moindre salaire. J’ai acheté depuis peu pour ce cher enfant des livres de chicane[2], parce que je veux qu’il ait quelque teinture du droit, pour diriger les affaires de la maison. C’est là un véritable gagne-pain ! Quant aux belles-lettres, il n’en a déjà la tête que trop farcie. S’il regimbe, eh bien ! j’ai résolu de lui faire apprendre quelque profession utile, comme celle de barbier ou de crieur public, ou tout au moins d’avocat[3] ; un métier enfin qu’il ne puisse perdre qu’avec la vie. Aussi je lui répète chaque jour : « Mon fils aîné, crois-moi, tout ce que tu apprends n’est que pour toi seul. Regarde l’avocat Philéros : s’il n’avait pas étudié, il mourrait de faim aujourd’hui. Naguère encore, ce n’était qu’un pauvre portefaix ; maintenant, il lutte de richesses avec Norbanus lui-même. La science est un vrai trésor, et un métier nourrit toujours son maître. »


CHAPITRE XLVII.

Tels étaient les contes en l’air qu’ils débitaient tour à tour, lorsque Trimalchion rentra. Après avoir essuyé les parfums qui coulaient de son front, il se lava les mains, et, l’instant d’après : — Excusez-moi, dit-il, mes amis ; depuis plusieurs jours mon ventre ne fait pas bien ses fonctions, et les médecins n’y connaissent rien. Cependant j’ai reçu quelque soulagement d’une infusion d’écorce de grenade et de sapin dans du vinaigre. J’espère toutefois que l’orage qui grondait dans mes entrailles va se calmer ; autrement mon estomac retentirait d’un bruit semblable aux mugissements d’un taureau. Au reste, si quelqu’un de vous éprouve un pareil besoin, il aurait tort de se gêner : personne de nous n’est exempt de cette infirmité. Pour moi, je ne crois pas qu’il y ait un plus grand tourment que celui de se contraindre en pareil cas. Jupiter lui-même nous ordonnerait en vain cet effort. Vous riez, Fortunata ! vous, dont les bruyantes détonations m’empêchent toutes les nuits de fermer l’œil. Jamais je n’ai empêché mes convives de prendre à table toutes les libertés qui pouvaient les soulager. Les médecins défendent aussi de se retenir ; et si l’un de vous se sentait pressé par un besoin plus urgent, il trouvera dehors de l’eau, une chaise, enfin une garde-robe complète. Croyez-m’en, lorsque les flatuosités de l’estomac remontent au cerveau, tout le corps s’en ressent. J’ai vu plusieurs personnes mourir ainsi, faute de parler, par une fausse modestie. — Nous remerciâmes notre amphitryon de sa générosité et de son indulgence extrêmes ; et, pour ne pas étouffer de rire, nous eûmes recours à de fréquentes rasades. Mais, hélas ! nous ne savions pas que nous n’étions encore parvenus qu’à la moitié de ce splendide et interminable festin. En effet, lorsque l’on eut desservi les tables au son des instruments, nous vîmes entrer dans la salle trois cochons blancs, muselés et ornés de clochettes. L’esclave qui les conduisait nous apprit que l’un avait deux ans, l’autre trois, et que le dernier était déjà vieux. Pour moi, je pensais que ces animaux qu’on venait d’introduire étaient de ces porcs acrobates[1] qu’on voit figurer dans les cirques, et qu’ils allaient nous faire voir quelques tours merveilleux. Mais Trimalchion, dissipant notre incertitude : — Lequel des trois, nous dit-il, voulez-vous manger ? on va vous l’apprêter sur-le-champ. Des cuisiniers de campagne font cuire un poulet, un faisan ou d’autres bagatelles ; mais les miens font bouillir à la fois un veau tout entier[2]. Qu’on appelle le cuisinier ! — et, sans nous laisser l’embarras du choix, il lui ordonne de tuer le porc le plus vieux. Puis, élevant la voix : — De quelle décurie es-tu[3] ? lui dit-il. — De la quarantième. — Es-tu né chez moi ou acheté ? — Ni l’un, ni l’autre. Je vous ai été légué par le testament de Pansa. — Fais donc en sorte de me servir promptement ce cochon ; sinon, je te fais reléguer dans la décurie des valets de basse-cour. — Le cuisinier n’eut pas plutôt entendu cette menace d’un maître dont il connaissait le pouvoir, qu’il partit, entraînant le porc vers sa cuisine.


CHAPITRE XLVIII.

Trimalchion, jetant alors sur nous un regard paternel : — Si ce vin n’est pas de votre goût, je vais le faire remplacer par d’autre. Ou bien, prouvez-moi que vous le trouvez bon, en y faisant honneur. Grâce au ciel, je ne l’achète pas ; car tout ce qui flatte ici votre goût, je le récolte dans une de mes métairies que je n’ai pas encore visitée. On dit qu’elle est située dans les environs de Terracine et de Tarente[1]. À propos, j’ai envie de joindre la Sicile à quelques terres que j’ai de ce côté, afin que, lorsqu’il me prendra fantaisie de passer en Afrique, je puisse y aller sans sortir de mes domaines. Mais vous, Agamemnon, dites-moi quelle est la déclamation que vous avez prononcée aujourd’hui ? Tel que vous me voyez, si je ne plaide pas au barreau, j’ai cependant appris les belles-lettres par principes. Et n’allez pas croire que j’aie perdu le goût de l’étude : au contraire, j’ai trois bibliothèques, une grecque, et deux latines. Faites-moi donc l’amitié de me donner l’analyse de votre déclamation. — Agamemnon avait à peine prononcé ces mots : « Un pauvre et un riche étaient ennemis, » quand Trimalchion, l’interrompant : — Qu’est-ce qu’un pauvre ? lui dit-il. — Excellente plaisanterie ! reprit Agamemnon ; — et il lui débita je ne sais quelle discussion savante ; à quoi Trimalchion répliqua sur-le-champ : — Si c’est un fait réel, ce n’est pas une matière à discuter ; et si ce n’est pas un fait réel, ce n’est rien du tout. — Voyant que nous nous répandions en éloges sur ce raisonnement et d’autres de la même force : — Je vous prie, poursuivit-il, mon cher Agamemnon, vous souvenez-vous des douze travaux d’Hercule ? savez-vous la fable d’Ulysse ? comment le Cyclope lui abattit le pouce avec une baguette ? Que de fois j’ai lu tout cela dans Homère, quand j’étais tout petit ! Croiriez-vous que, moi qui vous parle, j’ai vu de mes propres yeux la sibylle de Cumes suspendue dans une fiole ; et lorsque les enfants lui disaient : « Sibylle, que veux-tu ? » elle répondait : « Je veux mourir. »


CHAPITRE XLIX.

Trimalchion n’avait pas encore débité toutes ses extravagances, lorsqu’on servit un énorme porc sur un plateau qui couvrit une grande partie de la table. La compagnie aussitôt de se récrier sur la diligence du cuisinier ; chacun jurait qu’il aurait fallu plus de temps à un autre pour cuire un poulet ; et ce qui augmentait encore notre surprise, c’est que ce cochon nous paraissait beaucoup plus gros que le sanglier qu’on nous avait servi un peu auparavant. Cependant, Trimalchion l’examinant avec une attention toujours croissante : — Que vois-je ? dit-il ; ce porc n’est pas vidé ! non, certes, il ne l’est pas. Courez, et faites-moi venir ici le cuisinier. — Le pauvre diable s’approche de la table, et, en tremblant, confesse qu’il l’a oublié. — Comment, oublié ! s’écrie Trimalchion en fureur. Ne dirait-on pas, à l’entendre, qu’il a seulement négligé de l’assaisonner de poivre et de cumin ? Allons, drôle, habit bas ! — Aussitôt le coupable est dépouillé de ses vêtements et placé entre deux bourreaux. Sa mine triste et piteuse attendrit l’assemblée, et chacun s’empresse d’implorer sa grâce : — Ce n’est pas, disait-on, la première fois que pareille chose arrive ; veuillez, nous vous en prions, lui pardonner pour aujourd’hui ; mais, si jamais il y retombe, personne de nous n’intercédera en sa faveur. — Je ne pus me défendre de traiter avec une sévérité beaucoup plus grande un pareil oubli ; et me penchant vers Agamemnon, je lui dis à l’oreille : — Cet esclave doit être un grand drôle. Oublier de vider un cochon ! par tous les dieux ! je ne lui pardonnerais pas même d’oublier de vider un poisson. — Il n’en fut pas de même de Trimalchion ; car, se déridant tout à coup : — Eh bien ! lui dit-il en riant, puisque tu as si peu de mémoire, vide à l’instant ce porc devant nous. — Le cuisinier remet sa tunique, se saisit d’un couteau, et, d’une main tremblante, ouvre en plusieurs endroits le ventre de l’animal. Soudain, entraînés par leur propre poids, des monceaux de boudins et de saucisses se font jour à travers ces ouvertures qu’ils élargissent en sortant.


CHAPITRE L.

À la vue de ce prodige inattendu, tous les esclaves d’applaudir et de s’écrier : Vive Gaius ! Le cuisinier eut l’honneur de boire en notre présence ; de plus, il reçut une couronne d’argent. Or, comme la coupe dans laquelle il buvait était d’airain de Corinthe, et qu’Agamemnon en examinait de près le métal, Trimalchion lui dit : — Je suis le seul au monde qui possède du véritable Corinthe. — D’après son impertinence ordinaire, je m’attendais qu’il allait affirmer qu’on lui apportait tout exprès de Corinthe des vases pour son usage ; mais il s’en tira mieux que je ne pensais. — Vous allez peut-être, dit-il, me demander comment il se fait que je possède seul de véritables vases de Corinthe ? rien de plus simple : c’est que l’ouvrier qui me les fabrique s’appelle Corinthe : or, qui peut se vanter d’avoir des ouvrages de Corinthe, si ce n’est celui qui a Corinthe au nombre de ses esclaves ? Mais n’allez pas toutefois me prendre pour un ignorant. Je sais tout aussi bien que vous l’origine première de ce métal. Après la prise de Troie, Annibal[1], homme rusé et fieffé voleur, fit main basse sur toutes les statues d’airain, d’or et d’argent qu’il put trouver, les fit jeter pêle-mêle sur un vaste bûcher, et y mit le feu : de leur fonte naquit ce métal mélangé. Ce fut une mine que les orfèvres exploitèrent pour faire des plats, des bassins et des figurines. Ainsi l’airain de Corinthe est né de l’alliage de ces trois métaux, et n’est pourtant ni or, ni argent, ni cuivre. Permettez-moi de vous dire que j’aimerais mieux pour mon usage des vases de verre ; je sais que ce n’est pas l’opinion générale. Si le verre était malléable, je le préférerais à l’or même : tel qu’il est, on le méprise aujourd’hui.


CHAPITRE LI.

Il y eut cependant autrefois un ouvrier qui fabriqua un vase de verre[1] que l’on ne pouvait briser. Il fut admis à l’honneur de l’offrir en don à César. Ensuite, l’ayant repris des mains de l’empereur, il le jeta sur le pavé. Le prince, à cette vue, fut effrayé au delà de toute expression ; mais, lorsque l’ouvrier ramassa le vase, il n’était que légèrement bossué, comme l’eût été un vase d’airain. Tirant alors un petit marteau de sa ceinture, notre homme, sans se presser, le répare avec adresse et lui rend sa forme première. Cela fait, il crut voir l’Olympe s’ouvrir devant lui, surtout lorsque l’empereur lui dit : « Quelque autre que toi sait-il l’art de fabriquer du verre semblable ? Prends bien garde à ce que tu vas dire ! » L’ouvrier ayant répondu que lui seul possédait ce secret, César lui fit trancher la tête sous prétexte que, si cet art venait à se répandre, l’or perdrait toute sa valeur.


CHAPITRE LII.

Pour moi, je suis très curieux d’ouvrages d’argent ; j’ai de ce métal des coupes qui contiennent environ une urne, plus ou moins : le ciseau y a gravé Cassandre égorgeant ses fils[1] ; les cadavres de ces enfants sont d’une si grande vérité, qu’on dirait la nature. Je possède une aiguière que le célèbre Mys a léguée à mon patron : on y voit Dédale enfermant Niobé dans le cheval de Troie. J’ai aussi des coupes représentant les combats d’Herméros et de Pétracte, toutes du plus grand poids ; car, voyez-vous, ce que j’ai une fois acheté, je ne le cède à aucun prix. — Tandis qu’il divaguait de la sorte, un valet laisse tomber une coupe ; Trimalchion se tournant vers lui : — : Allons, vite, punis-toi toi-même de ton étourderie. — Déjà l’esclave ouvrait la bouche pour implorer sa clémence, quand Trimalchion : — Quelle grâce me demandes-tu ? ne dirait-on pas que je te veux du mal ? Je te conseille seulement de prendre garde à ne plus être si étourdi. — Enfin, cédant à nos prières, il lui pardonna. L’esclave ne fut pas plutôt parti, que Trimalchion se mit à courir autour de la table en criant : — Plus d’eau ! plus d’eau ! le vin seul doit entrer céans ! — Nous accueillîmes par des applaudissements cette plaisante saillie de notre hôte, surtout Agamemnon, qui savait comment il fallait s’y prendre pour être invité de nouveau à sa table. Encouragé par nos éloges, Trimalchion se mit gaiement à boire de plus belle ; et bientôt, à moitié ivre : — Aucun de vous, dit-il, n’invite ma chère Fortunata à danser ; personne cependant ne figure la cordace avec plus de grâce[2]. — Puis le voilà lui-même qui, levant les bras au-dessus de sa tête, contrefait les gestes du bouffon Syrus, et toute la valetaille de chanter en chœur : — « Par Jupiter, c’est admirable ! par Jupiter, rien n’est plus beau ! » — Et notre homme allait se donner en spectacle à toute la compagnie, si Fortunata, s’approchant de son oreille, ne lui eût représenté sans doute que de pareilles niaiseries étaient indignes d’un homme de son importance. Je n’ai jamais vu d’humeur plus inégale : tantôt il se contenait par respect pour Fortunata, tantôt il revenait à ses ignobles penchants.


CHAPITRE LIII.

Mais, au moment où il allait se livrer à sa passion pour la danse, il fut interrompu par l’entrée d’un greffier qui, du même ton dont il aurait débité les actes de Rome, lut ce qui suit : — Le VII des calendes de juillet, il est né dans le domaine de Cumes, qui appartient à Trimalchion, trente garçons et quarante filles. On a transporté des granges dans les greniers cinq cent mille boisseaux de froment ; on a accouplé cinq cents bœufs. Le même jour l’esclave Mithridate a été mis en croix pour avoir blasphémé contre le génie tutélaire de Gaïus, notre maître. Le même jour, on a reporté dans la caisse dix millions de sesterces dont il n’a pas été possible de faire emploi. Le même jour, il y a eu dans les jardins de Pompée un incendie qui a pris naissance chez le fermier Nasta. — Qu’est-ce à dire ? demanda Trimalchion ; depuis quand m’a-t-on acheté les jardins de Pompée ? — Depuis l’année dernière, répondit le greffier, et c’est pour cela qu’on ne les a pas encore portés en compte. — Trimalchion, bouillant de colère, s’écria : — Quels que soient à l’avenir les domaines que l’on m’achète, si l’on ne m’en donne pas avis dans les six mois, je défends qu’on me les porte en compte. — Alors, on lut les ordonnances des édiles et les testaments des gardes des forêts[1], qui déshéritaient Trimalchion, en s’excusant de le faire[2]. Ensuite venaient le rôle de ses fermiers, et l’histoire d’une affranchie répudiée par l’inspecteur des domaines qui l’avait surprise en flagrant délit avec un garçon de bains : — il était dit pourquoi le majordome avait été exilé à Baïes ; comment le trésorier avait été convaincu de malversation ; — suivait le jugement intervenu entre les valets de chambre. Au beau milieu de cette lecture, entrèrent des danseurs de corde. Un de ces insipides baladins dressa une échelle, et ordonna à un jeune enfant d’en grimper tous les échelons, jusqu’au dernier, en dansant et en chantant ; de passer à travers des cercles enflammés, et de soutenir une cruche avec ses dents. Trimalchion seul admirait ces tours de force, en regrettant qu’un si bel art fût si mal récompensé. — Il n’y a, dans la vie, disait-il, que deux sortes de spectacles que j’aie plaisir à voir : les voltigeurs et les combats de cailles ; quant à tous les autres animaux et bouffons, ce sont de véritables attrape-nigauds. — J’ai fait une fois la folie d’acheter une troupe de comédiens ; mais j’ai voulu qu’ils se bornassent à représenter des farces atellanes, et j’ai donné l’ordre à mon chef d’orchestre de ne jouer que des airs latins.


CHAPITRE LIV.

Au moment où Trimalchion débitait ces niaiseries, l’enfant du baladin tomba sur lui. Aussitôt toute la valetaille de jeter de grands cris, et les convives de l’imiter, non qu’ils fussent touchés de la souffrance d’un être aussi dégoûtant, car chacun d’eux eût été ravi de lui voir rompre le cou ; mais ils craignaient que le festin ne finît tristement, et qu’ils ne fussent obligés de pleurer aux funérailles d’un étranger[1]. Cependant Trimalchion poussait de longs gémissements, et se penchait sur son bras, comme s’il y eût reçu une blessure grave. Les médecins accoururent ; mais la plus empressée était Fortunata, qui, les cheveux épars et une potion à la main, s’écriait qu’elle était la plus misérable, la plus infortunée des femmes. Quant à l’enfant dont la chute avait causé cet accident, il se traînait à nos genoux en implorant son pardon : loin d’être ému de ses prières, je craignais seulement que ce ne fût encore une comédie dont le dénouement amènerait quelque péripétie ridicule ; car je n’avais pas encore oublié l’histoire du cuisinier qui avait oublié de vider le porc. Aussi je parcourais des yeux toute la salle pour voir si les murs n’allaient pas s’entr’ouvrir pour livrer passage à quelque apparition inattendue. Ce qui me confirma dans cette opinion, ce fut de voir châtier un esclave parce que, pour bander le bras malade de son maître, il s’était servi de laine blanche, et non de laine écarlate. Je ne me trompais guère ; car, au lieu de punir cet enfant, Trimalchion rendit un arrêt par lequel il lui rendait la liberté, pour qu’il ne fût pas dit qu’un personnage de son importance eût été blessé par un esclave.


CHAPITRE LV.

Nous applaudîmes à cet acte de clémence, et nous fîmes des raisonnements à perte de vue sur l’instabilité des choses humaines. — Cela est vrai, dit Trimalchion ; et un pareil accident ne se passera pas sans donner lieu à quelque impromptu. — Aussitôt il demanda ses tablettes, et, sans trop se torturer l’esprit, il nous récita les vers suivants : —

Les biens, les maux sont incertains.
Comme le sort qui nous gouverne.
Buvons ! dans les flots de falerne,
Esclaves, noyez nos chagrins.


— Cette épigramme amena la conversation sur les poëtes, et depuis longtemps on s’accordait à donner la palme à Marsus de Thrace[1], lorsque Trimalchion s’adressant à Agamemnon : — Dites-moi, je vous prie, mon maître, quelle différence vous trouvez entre Cicéron et Publius[2] ? Le premier, selon moi, est plus éloquent ; mais l’autre est plus moral. Que peut-on, par exemple, dire de mieux que ces vers ?

Le luxe a vaincu Rome, et, sous d’indignes lois,
La mollesse asservit la maîtresse des rois.
Jadis, sous l’humble chaume, en des vases d’argile,
La faim assaisonnait un mets simple et facile.
Sous des lambris dorés, et dans un seul repas,
L’un dévore aujourd’hui les fruits de vingt climats.
Pour lui Chio[3] mûrit sa liqueur purpurine ;
La poule numidique enrichit sa cuisine ;
L’oiseau cher à Junon, si fier de son éclat,
S’engraisse pour flatter son palais délicat ;
Que dis-je ? la cigogne, aimable voyageuse,
Vient orner à son tour sa table somptueuse.
L’autre voit sans courroux, chez vingt adorateurs,
Sa femme promener ses lubriques ardeurs.
Le digne époux ! aussi, voyez comme elle brille !
La perle orne son front, l’émeraude y scintille ;
Un voile transparent, de ses secrets appas,
Dessine les contours, et ne les cache pas.
Mais ces tissus, Phryné, gênent encore la vue[4] :
Ose enfin au public te montrer toute nue !


CHAPITRE LVI.

Quel est, selon vous, ajouta-t-il, le métier le plus difficile de tous, après celui des lettres ? Pour moi, je pense que c’est la médecine et la banque : en effet, le médecin sait ce que l’homme a dans ses entrailles, et quand la fièvre doit se déclarer ; ce qui ne m’empêche pas de haïr ces docteurs qui me prescrivent trop souvent le bouillon de canard : le banquier, à travers l’argent, sait découvrir l’alliage du cuivre. Il y a deux espèces d’animaux muets très laborieux, le bœuf et la brebis : le bœuf, à qui nous sommes redevables du pain que nous mangeons ; la brebis, dont la laine nous donne ces habits dont nous sommes si fiers. Et cependant, ô comble de l’ingratitude ! l’homme n’hésite pas à manger la brebis, oubliant qu’il lui doit sa tunique. Je pense aussi qu’elles ont un instinct divin, ces abeilles qui élaborent le miel, bien qu’on prétende qu’elles le reçoivent de Jupiter. Mais aussi font-elles de violentes piqûres : ce qui prouve que la plus grande douceur est toujours accompagnée de quelque amertume. — Déjà Trimalchion tranchait du philosophe, lorsque l’on fit circuler autour de la table un vase qui contenait des billets de loterie. Un esclave, chargé de cet emploi, lisait à haute voix les lots qui étaient échus à chacun des convives[1] : Argent, cause de tous les crimes[2] ! on apporta un jambon sur lequel il y avait un huilier ; Cravate ! on apporta une corde de potence ; Absinthe et Affronts ! on apporta des fraises sauvages, un croc et une pomme[3]. Pour un billet ainsi conçu : Poireaux et Pèches, un convive reçut un fouet et un couteau ; pour un autre : Passereaux et Chasse-mouche, des raisins secs et du miel attique ; pour un autre : Robe de festin et Robe de ville, un gâteau, et des tablettes ; pour un autre : Canal et mesure d’un pied, on apporta un lièvre et une pantoufle ; pour un autre enfin : Murène et Lettre, un rat d’eau lié avec une grenouille, et un paquet de poirée. Nous rîmes longtemps de ces lots bizarres, et de mille autres semblables, dont j’ai perdu la mémoire.


CHAPITRE LVII.

Cependant Ascylte, levant les mains au ciel, se moquait, sans contrainte, de toutes ces niaiseries, dont il riait à gorge déployée. Cette conduite irrita un des affranchis de Trimalchion, celui-là même qui était à table au-dessus de moi : — Qu’as-tu donc à rire, pécore ? s’écria-t-il. Est-ce que la magnificence de mon maître n’est point de ton goût ? Sans doute tu es plus riche que lui, et tu fais meilleure chère ? Que les lares protecteurs de cette maison me soient en aide ! si j’étais auprès de lui, je l’aurais déjà empêché de braire. Voyez un peu le bel avorton, pour se moquer des autres ! il m’a tout l’air d’un vagabond de nuit, qui ne vaut pas la corde qui servira à le pendre ! Si je lâchais autour de lui le superflu de ma boisson, il ne saurait par où s’enfuir. Certes, je ne me mets pas aisément en colère ; mais quand on se fait brebis, le loup vous mange. Il rit ! qu’a-t-il à rire ? On ne se choisit pas un père. Je vois à ta robe que tu es chevalier romain, et moi je suis le fils d’un roi. Pourquoi donc, diras-tu, as-tu été au service d’autrui ? Parce qu’il m’a plu de me mettre en servitude, et que j’ai mieux aimé être citoyen romain que roi tributaire. Mais je compte maintenant vivre de telle sorte, que je ne serai plus le jouet de personne. Je suis un homme parmi les hommes, et je marche tête levée, je ne dois pas un sou à qui que ce soit. Je n’ai jamais reçu d’assignation ; jamais un créancier ne m’a dit au forum : Rends-moi ce que tu me dois. J’ai acheté des terres ; j’ai des lingots dans mon coffre-fort ; je nourris vingt bouches chaque jour sans compter mon chien. J’ai racheté ma femme, afin qu’un maître n’eût plus le droit de prendre sa gorge pour essuie main : on m’a conféré gratuitement la dignité de sévir, et j’espère n’avoir pas à rougir, après ma mort, de ma conduite en ce monde. Mais toi, tu as de si mauvaises affaires, que tu n’oses pas regarder derrière toi. Tu vois un pou sur ton voisin, et tu ne vois pas un scorpion sur toi. Il n’y a qu’un homme de ta trempe qui puisse nous trouver ridicules.

Voici Agamemnon, ton maître, homme plus âgé que toi, qui cependant se plaît dans notre société : va, tu n’es qu’un bambin ; et si l’on te pressait le bout du nez, il en sortirait encore du lait. Veux-tu te taire, cruche fêlée, cuir mouillé, qui, pour être plus souple, n’en es pas meilleur. Si tu es plus riche que les autres, dîne deux fois, soupe deux fois. Pour moi, j’estime plus ma conscience que tous les trésors du monde. M’a-t-on jamais réclamé deux fois une chose due ? J’ai servi quarante ans ; mais qui pourrait dire si j’étais esclave ou libre ? Je n’étais encore qu’un enfant, et j’avais une longue chevelure, quand je vins dans cette colonie : à cette époque, la basilique n’était pas encore bâtie. Je fis tous mes efforts pour contenter mon maître, homme puissant et élevé en dignité, qui valait mieux dans son petit doigt que toi dans toute ta personne : je ne manquais pas d’ennemis dans sa maison qui cherchaient à me supplanter ; mais, grâce à mon bon génie, j’ai surnagé, et j’ai recueilli le prix de mes efforts : car il est plus facile de naître dans une condition libre, que d’y arriver par son mérite. Eh bien ! pourquoi restes-tu la bouche béante comme un bouc devant une statue de Mercure ?


CHAPITRE LVIII.

Lorsqu’il eut fini de parler, Giton, placé à table au-dessous de lui, et qui depuis longtemps se mourait d’envie de rire, éclata tout à coup si bruyamment, que l’antagoniste d’Ascylte, l’ayant aperçu, tourna contre cet enfant toute sa colère : — Et toi aussi, lui-dit-il, tu ris, petite pie huppée ? Voici les Saturnales ! Sommes-nous donc, je te prie, au mois de décembre ? Quand as-tu payé l’impôt du vingtième pour être libre ? Voyez un peu l’audace de ce gibier de potence, vraie pâture de corbeaux ! Puisse Jupiter faire tomber tout son courroux sur toi et sur ton maître qui ne sait pas te faire taire ! puissé-je perdre le goût du pain, si je ne t’épargne par respect pour notre hôte, mon ancien camarade ! sans sa présence, je t’aurais châtié sur-le-champ. Nous nous trouvons bien traités ici ; mais il n’en est pas de même de ton débauché de maître, qui ne sait pas te faire rentrer dans ton devoir. On a bien raison de dire : tel maître, tel valet. J’ai peine à me contenir ; car, de ma nature, j’ai la tête chaude, et quand je suis une fois lancé, je ne connais personne, pas même ma propre mère. C’est bien ! je te rencontrerai ailleurs, reptile ! ver de terre ! Puissé-je voir ma fortune renversée de fond en comble, si je ne force ton maître à se cacher dans un trou de souris ! et je ne t’épargnerai pas non plus : oui, certes, quand bien même tu appellerais à ton secours le grand Jupiter, je t’allongerai encore ta chevelure d’une aune : toi et ton digne maître, vous tomberez tous deux sous ma griffe. Ou je ne me connais pas, ou tu perdras pour longtemps l’envie de me railler, quand tu aurais une barbe d’or, comme nos dieux. J’attirerai les maléfices de la sorcière Sagana sur toi et sur celui qui le premier a pris soin de ton éducation. Je n’ai pas appris, moi, la géométrie, la critique, et autres bagatelles semblables ; mais je connais le style lapidaire, et je sais faire la division en cent parties, selon le métal, le poids, la monnaie. Enfin, si tu veux, nous ferons, toi et moi, une gageure. Voyons, je t’abandonne le choix du sujet. Je veux te convaincre que ton père a perdu son argent à te faire étudier, quoique tu saches la rhétorique. Dis-moi quel est celui de nous qui vient lentement et qui va loin. Paye-moi, et je te le dirai. Quel est celui qui court et qui ne bouge pas de place ? quel est celui qui croît et devient plus petit ? Tu t’agites, tu restes la bouche béante, tu te démènes comme une souris dans un pot de nuit. Tais-toi donc, ou ne moleste pas un homme qui vaut mieux que toi, et qui ne s’était pas aperçu que tu fusses au monde. Crois-tu donc m’en imposer avec tes bagues couleur de buis, que tu as sans doute volées à ta maîtresse ? Que Mercure nous soit en aide ! allons tous deux sur la place, et empruntons de l’argent : tu verras si cet anneau de fer que je porte a quelque crédit. Ah ! le joli garçon ! il est confus comme un renard mouillé ! Puissé-je gagner tant d’argent et mourir en si bonne réputation, que le peuple bénisse ma mémoire, comme il est vrai que je te poursuivrai partout, jusqu’à ce que je t’aie fait condamner par les magistrats. C’est aussi un joli garçon, que celui qui t’a si bien appris à vivre ! Mufrius, notre maître, nous disait (car nous aussi, nous avons étudié) ; Mufrius nous disait : « Votre devoir est-il fini ? allez tout droit à la maison, sans regarder autour de vous, sans injurier ceux qui sont plus âgés que vous, sans compter les échoppes : autrement, on ne parvient à rien. » Pour moi, je rends grâces aux dieux du savoir-faire qui m’a élevé au rang que j’occupe.


CHAPITRE LIX.

Ascylte commençait à répondre à ces invectives, quand Trimalchion, charmé de l’éloquence de son affranchi : — Laissez là, leur dit-il, les injures, et ne songez qu’à vous réjouir. Toi, Herméros, tu devrais épargner ce jeune homme : le sang lui bout dans les veines ; montre-toi le plus raisonnable : dans ces sortes de combats, tout l’avantage est pour celui qui cède : lorsque tu venais d’être chaponné, cocorico, tu n’étais pas plus raisonnable que lui. Nous ferons bien mieux de reprendre notre humeur facile et joyeuse, en attendant les Homéristes. — Au même instant, une troupe de ces comédiens entra, en faisant retentir les boucliers du choc des lances : Trimalchion, pour les écouter, s’assied sur un carreau ; mais à peine les Homéristes eurent-ils commencé à déclamer des vers grecs, selon leur coutume, que, par un nouveau caprice, il se mit à lire à haute voix un livre latin. Puis bientôt, faisant faire silence : — Savez-vous, nous dit-il, quelle est la fable qu’ils représentent ? Diomède et Ganymède étaient deux frères ; Hélène était leur sœur. Agamemnon l’enleva, et lui substitua une biche, pour être immolée à Diane. Ainsi Homère, dans ce poëme, nous raconte les combats des Troyens et des Parentins. Agamemnon fut vainqueur, et donna sa fille Iphigénie en mariage à Achille. Cette union fut cause qu’Ajax perdit la raison, comme on va vous l’expliquer tout à l’heure. — Trimalchion parlait encore, quand les Homéristes jetèrent un grand cri, et des valets accoururent, portant sur un plat immense un veau bouilli, qui avait un casque sur la tête. Derrière venait Ajax, qui, l’épée nue, et imitant les gestes d’un furieux, le découpa dans tous les sens ; puis, avec la pointe de son épée, en distribua successivement tous les morceaux aux convives émerveillés.


CHAPITRE LX.

Nous eûmes à peine le temps d’admirer sa dextérité ; car tout à coup le plancher supérieur vint à craquer avec un si grand bruit[1], que toute la salle du festin en trembla. Épouvanté, je me levai, dans la crainte que quelque danseur de corde ne tombât sur moi du plafond : les autres convives, non moins surpris, levèrent les yeux en l’air, pour voir quelle nouvelle apparition leur venait du ciel. Soudain, le lambris s’entr’ouvre, et un vaste cercle, se détachant de la coupole, descend sur nos têtes, et nous offre, dans son contour, des couronnes d’or, et des vases d’albâtre remplis de parfums[2]. Invités à accepter ces présents, nous jetons les yeux sur la table, et nous la voyons couverte, comme par enchantement, d’un plateau garni de gâteaux : une figure de Priape, en pâtisserie[3], en occupait le centre ; selon l’usage, il portait une grande corbeille pleine de raisins et de fruits de toute espèce. Déjà nous étendions une main avide vers ce splendide dessert, quand un nouveau divertissement vint ranimer notre gaieté languissante : au plus léger toucher, de tous ces gâteaux, de tous ces fruits jaillissaient des flots de safran[4] qui, nous sautant au visage, nous inondaient d’une liqueur incommode. Persuadés que ce Priape avait quelque chose de sacré, nous fîmes dévotement les libations d’usage, et, nous levant sur notre séant, nous criâmes : Le ciel protège l’empereur, père de la patrie ! Après cet acte de religion, voyant quelques-uns des convives faire main basse sur les fruits, nous suivîmes leur exemple, moi surtout qui pensais ne pouvoir jamais en donner assez à mon cher Giton. Sur ces entrefaites, trois esclaves, vêtus de tuniques blanches, entrèrent dans la salle : deux d’entre eux posèrent sur la table des dieux Lares, qui avaient des bulles d’or suspendues à leur cou ; le troisième, portant dans sa main une coupe pleine de vin, fit le tour de la table, et prononça à haute voix ces mots : Aux dieux propices ! Or ces dieux, disait-il, s’appelaient Cerdon, Félicion et Lucron[5]. On fit ensuite circuler une image très-ressemblante de Trimalchion ; et voyant que chacun la baisait à la ronde, nous n’osâmes nous dispenser d’en faire autant.


CHAPITRE LXI.

Dès que tous les convives se furent souhaité mutuellement la santé du corps et celle de l’esprit, Trimalchion, se tournant vers Nicéros, lui dit : — Vous que j’ai toujours vu à table un véritable boute-en-train, je ne sais pourquoi vous vous taisez aujourd’hui, et ne parlez pas même à voix basse. Voyons, pour me faire plaisir, racontez-nous quelqu’une de vos aventures. — Charmé de ce compliment amical, Nicéros répondit : — Que jamais je n’obtienne un sourire de la Fortune, si depuis longtemps je ne tressaille de joie à la vue du bonheur dont vous semblez jouir ! Livrons-nous donc sans contrainte à la gaieté. Je vais vous raconter une histoire, bien que je craigne d’être en butte aux sarcasmes de ces savants. À eux permis ; ils peuvent rire, cela ne m’ôtera pas une obole : mieux vaut laisser rire de soi que de rire des autres.

Ayant ainsi parlé.   .   .   .   .  


il commença son récit en ces termes : — J’étais encore en service, et nous habitions cette petite rue où est maintenant la maison de Gaville. Là, par la volonté des dieux, je tombai amoureux de la femme de Térence, le cabaretier. Vous avez tous connu Mélisse de Tarente ; c’était bien le plus joli nid de baisers qui fût au monde. Toutefois, sur mon honneur, ce n’était point un amour charnel ou l’attrait du plaisir qui m’attachait à elle ; c’étaient plutôt ses bonnes qualités. Jamais elle ne me refusait rien ; elle allait au-devant de tous mes vœux. Je lui confiais mes petites économies, et je n’eus jamais à me repentir de ma confiance. Son mari mourut à la campagne. Alors, je me mis l’esprit à la torture pour inventer quelque moyen d’aller la rejoindre. C’est dans les circonstances critiques que l’on connaît ses véritables amis.


CHAPITRE LXII.

Par un heureux hasard, mon maître était allé à Capoue vendre quelques nippes d’assez bon débit. Profitant de cette occasion, je persuadai à notre hôte de m’accompagner jusqu’à cinq milles de là. C’était un soldat, brave comme Pluton. Nous nous mettons en route au premier chant du coq (la lune brillait, et on y voyait clair comme en plein midi). Chemin faisant, nous nous trouvâmes parmi des tombeaux. Soudain, voilà mon homme qui se met à conjurer les astres ; moi, je m’assieds, et je fredonne un air, en comptant les étoiles. Puis, m’étant retourné vers mon compagnon, je le vis se dépouiller de tous ses habits, qu’il déposa sur le bord de la route. Alors, la mort sur les lèvres, je restai immobile comme un cadavre. Mais jugez de mon effroi, quand je le vis pisser tout autour de ses habits, et, au même instant, se transformer en loup. Ne croyez pas que je plaisante ; je ne mentirais pas pour tout l’or du monde. Mais où donc en suis-je de mon récit ? m’y voici. Lorsqu’il fut loup, il se mit à hurler, et s’enfuit dans les bois. D’abord, je ne savais où j’étais ; ensuite, je m’approchai de ses habits pour les emporter : ils étaient changés en pierres. Si jamais homme dut mourir de frayeur, c’était moi. Cependant, j’eus le courage de tirer mon épée, et j’en frappai l’air de toute ma force, pour écarter les malins esprits tout le long du chemin, jusqu’à la maison de ma maîtresse. Dès que j’en eus franchi le seuil, je faillis rendre l’âme : une sueur froide me coulait de tous les membres ; mes yeux étaient morts, et l’on eut toutes les peines du monde à me faire revenir. Ma chère Mélisse me témoigna son étonnement de me voir arriver à une heure si avancée : « Si vous étiez venu plus tôt, me dit-elle, vous nous auriez été d’un grand secours ; un loup a pénétré dans la bergerie, et a égorgé tous nos moutons : c’était une véritable boucherie. Mais, bien qu’il se soit échappé, il n’a pas eu à s’applaudir de son expédition ; car un de nos valets lui a passé sa lance à travers le cou. » À ce récit, je vous laisse à penser si j’ouvris de grands yeux ; et, comme le jour venait de paraître, je courus à toutes jambes vers notre maison, comme un marchand détroussé par des voleurs. Lorsque j’arrivai à l’endroit où j’avais laissé les vêtements changés en pierres, je n’y trouvai que du sang. Mais, en entrant au logis, je trouvai mon soldat étendu sur un lit : il saignait comme un bœuf, et un médecin était occupé à lui panser le cou. Je reconnus alors que c’était un loup-garou[1] ; et, à dater de ce jour, on m’aurait assommé plutôt que de me faire manger un morceau de pain avec lui. Libre à ceux qui ne veulent pas me croire d’en penser ce qu’ils voudront ; mais, si je mens, que les génies qui veillent sur vous m’accablent de leur colère !


CHAPITRE LXIII.

Ce récit nous laissa tous saisis d’étonnement : — Je vous crois, dit Trimalchion, et votre histoire m’a tellement frappé, que les cheveux m’en ont dressé sur la tête. Je connais Nicéros, mes amis ; il ne s’amuserait point à nous débiter des sornettes ; ce n’est point un hâbleur, et il mérite toute votre confiance. Je vais moi-même vous raconter quelque chose d’horrible et d’aussi extraordinaire que de voir un âne marcher sur un toit[1]. Je portais encore une longue chevelure (car, dès mon enfance, j’ai toujours mené une vie voluptueuse[2]), quand Iphis, mes plus chères délices, vint à mourir : c’était, sur ma parole, un vrai bijou, un enfant charmant, ayant tout pour lui. Tandis que sa pauvre mère s’abandonnait à sa douleur, et que nous étions plusieurs auprès d’elle occupés à la consoler, tout à coup des sorcières[3] firent entendre au dehors un bruit semblable à celui de chiens qui poursuivent un lièvre. Nous avions alors parmi nous un Cappadocien, homme de haute taille et d’un courage à toute épreuve : il eût attaqué Jupiter, armé de sa foudre. Tirant donc son sabre d’un air résolu, et roulant avec soin son manteau autour de son bras gauche, il sort en courant de la maison, rencontre une de ces sorcières, et lui passe son épée au travers du corps, comme qui dirait ici (que les dieux préservent ce que je touche[4] !). Un gémissement frappa nos oreilles ; mais, pour ne pas mentir, nous ne vîmes pas les sorcières. En rentrant, notre brave se jeta sur un lit : tout son corps était couvert de taches livides, comme s’il eût été battu de verges ; c’est qu’il avait été touché par une mauvaise main. Nous fermons la porte, et nous reprenons auprès du défunt nos tristes fonctions ; mais, au moment où la mère se jetait sur le corps de son fils pour l’embrasser, ô surprise ! elle ne voit, elle ne touche qu’une espèce de mannequin rempli de paille, qui n’avait ni cœur ni entrailles, enfin rien d’humain. Sans doute les sorcières avaient emporté l’enfant, et lui avaient substitué ce vain simulacre. Dites-moi, je vous prie, si l’on peut, d’après cela, nier l’existence de ces femmes habiles dans les maléfices, qui, pendant la nuit, mettent tout sens dessus dessous. Cependant notre grand Cappadocien ne recouvra jamais sa couleur naturelle ; et même, à quelques jours de là, il mourut frénétique.


CHAPITRE LXIV.

Notre étonnement redouble avec notre crédulité ; et, baisant religieusement la table, nous conjurons les sorcières de rester chez elles, et de ne pas nous troubler dans notre retour au logis. Déjà, tant j’étais ivre, je voyais se multiplier à l’infini le nombre des lumières, et toute la salle du festin changer d’aspect, lorsque Trimalchion dit à Plocrime : — En vérité, je ne te conçois pas, tu ne nous racontes rien ; tu ne dis rien pour nous amuser. Cependant, je t’ai connu un aimable convive ; tu chantais à ravir, tu nous déclamais des dialogues en vers ! hélas ! le charme de nos desserts s’en est allé. — Il est vrai, répondit Plocrime, que j’ai bien enrayé depuis que je suis devenu goutteux. Autrefois, quand j’étais jeune, je chantais jusqu’à m’en rendre poitrinaire ! Et la danse ! et les scènes de comédie ! et les tours de force ! je n’avais pas mon pareil pour tout cela, si ce n’est Apellète[1]. — À ces mots, mettant sa main sur sa bouche, il nous fit entendre un horrible sifflement, qu’il nous dit ensuite être une imitation des Grecs. Trimalchion, à son tour, après avoir essayé de contrefaire les joueurs de flûte, se tourna vers l’objet de ses amours, qu’il appelait Crésus. C’était un petit esclave chassieux, qui avait les dents toutes sales ; il s’amusait alors à envelopper d’un ruban vert une petite chienne noire, et grasse à faire peur. Ayant posé sur son lit un pain d’une demi-livre, il le faisait avaler, bon gré mal gré, à la pauvre bête. Cela fut cause que Trimalchion, se souvenant de Scylax, le gardien de sa maison et de sa famille, ordonna de l’amener. L’instant d’après, nous vîmes entrer un chien d’une taille énorme : il était enchaîné ; mais un coup de pied du portier l’avertit de se coucher, et il s’étendit devant la table. Trimalchion lui jeta du pain blanc en disant : — Il n’y a personne dans ma maison qui m’aime plus que cet animal. — Crésus, piqué des louanges prodiguées à Scylax, pose sa chienne à terre, et l’agace de toutes ses forces contre lui. Alors Scylax, selon l’instinct de sa race, remplit toute la salle du bruit de ses horribles aboiements, et faillit mettre en pièces la Perle (c’était le nom de la chienne de Crésus) ; mais le tumulte ne se borna pas à cette querelle, car un des lustres tomba sur la table, et, brisant tous les vases qui s’y trouvaient, couvrit d’huile bouillante quelques-uns des convives. Trimalchion, pour ne pas paraître affecté de cette perte, embrassa son mignon, et lui ordonna de grimper sur son dos. Aussitôt fait que dit : Crésus enfourche sa monture, et lui frappe du plat de la main sur les épaules ; puis, ouvrant les doigts de l’autre main, il s’écrie en riant : — Cornes ! cornes ! combien sont-elles[2] ? — Trimalchion, après avoir subi pendant quelque temps cette espèce de pénitence, donna l’ordre de remplir de vin un grand vase, et d’en verser à tous les esclaves qui étaient assis à nos pieds, avec cette restriction : — Si quelqu’un d’entre eux, dit-il, refusait de boire, qu’on lui jette le vin sur la tête : je suis sévère pendant le jour ; mais maintenant, vive la joie !


CHAPITRE LXV.

Après cet acte de familiarité, on servit les mattées[1], dont le souvenir seul, vous pouvez m’en croire, me soulève encore le cœur : car, au lieu de grives, on offrit à chacun de nous une poularde grasse, des œufs d’oie chaperonnés ; et Trimalchion nous pria avec beaucoup d’instances d’y goûter, assurant que les poulardes étaient désossées. Nous en étions là du festin, lorsqu’un licteur frappa à la porte, et un nouveau convive, vêtu d’une robe blanche, entra dans la salle, suivi d’un nombreux cortège. Saisi d’une crainte respectueuse à l’aspect de ce personnage, je crus que c’était le préteur. Dans cette pensée, j’allais me lever et descendre pieds nus sur le carreau[2]. Mais Agamemnon, riant de mon empressement : — Fou que vous êtes, me dit-il, ne vous dérangez pas ; ce n’est rien ; c’est le sévir Habinnas, marbrier de son métier, et qui passe pour un habile ouvrier en fait de tombeaux. — Rassuré par ces paroles, je me remis les coudes sur la table, non sans toutefois admirer l’entrée majestueuse du sévir. Il était déjà entre deux vins, et, pour se soutenir, s’appuyait sur l’épaule de sa femme ; de son front, orné de plusieurs couronnes, coulaient des ruisseaux de parfums qui lui tombaient sur les yeux. Il se mit sans façon à la place d’honneur, et sur-le-champ demanda du vin et de l’eau chaude. Charmé de son bachique enjouement, Trimalchion demanda aussi une plus grande coupe, et s’informa d’Habinnas comment on l’avait traité dans la maison d’où il sortait. — Nous avons eu tout à souhait, répondit-il : il ne nous manquait que vous ; car mon cœur était ici. Du reste, je vous jure, tout s’est très bien passé. Scissa célébrait avec magnificence la neuvaine de Misellus[3], un de ses esclaves, qu’il n’avait affranchi qu’à l’article de la mort[4] : outre l’impôt du vingtième qu’il y gagne, il a trouvé, je pense, une bonne succession ; car on n’estime pas à moins de cinquante mille écus les biens du défunt. Toutefois, nous avons fait un repas très agréable, quoiqu’il nous ait fallu verser sur ses os la moitié de notre vin[5].


CHAPITRE LXVI.

Mais enfin que vous a-t-on servi ? reprit Trimalchion. — Je vais vous le dire, si je puis ; car j’ai si bonne mémoire qu’il m’arrive souvent d’oublier mon propre nom. Nous avons eu d’abord, au premier service, un porc couronné de boudins, et entouré de saucisses, des gésiers très-bien accommodés, des citrouilles, et du pain bis de ménage, que je préfère au pain blanc, parce qu’il est fortifiant, laxatif, et me fait aller où vous savez sans douleur. Le second service se composait d’une tarte froide[1], arrosée d’un miel d’Espagne chaud et délicieux : aussi je n’ai pas touché à la tarte ; quant au miel, je m’en suis léché les doigts. Alentour étaient des pois chiches, des lupins, des noix à foison, mais seulement une pomme pour chaque convive ; cependant j’en ai pris deux ; et, tenez, les voici roulées dans ma serviette : car si je n’apportais quelque petit cadeau de ce genre à mon esclave favori, il y aurait du bruit à la maison. Mais ma femme me fait souvenir d’un mets que j’allais oublier. On servit devant nous un morceau d’ourson, et Scintilla en ayant goûté sans savoir ce que c’était, faillit vomir jusqu’à ses entrailles : pour moi, j’en ai mangé plus d’une livre, car il avait un fumet de sanglier à s’y méprendre. En effet, me disais-je, si les ours mangent les hommes, à plus forte raison les hommes doivent manger les ours. Enfin, nous avons eu un fromage mou, du vin cuit, quelques escargots, des tripes hachées, des foies en caisses, des œufs chaperonnés, des raves, de la moutarde, un petit plat de coquillages, des biscuits, une couple de jeunes thons ; on fit aussi circuler, dans une petite nacelle, des olives marinées, que quelques convives nous disputèrent grossièrement à coups de poing : quant au jambon, nous le renvoyâmes sans y toucher.


CHAPITRE LXVII.

Mais dites-moi, Gaïus, je vous prie, pourquoi Fortunata n’est-elle pas des nôtres ? — Pourquoi ? ne la connaissez-vous pas ? Elle ne boirait pas même un verre d’eau avant d’avoir serré l’argenterie et distribué aux esclaves la desserte du repas. — Je le sais ; mais si elle ne se met pas à table, je vais me retirer. — Et, en effet, il faisait déjà le geste de se lever, lorsqu’à un signal donné par leur maître, tous les esclaves se mirent à appeler Fortunata à trois et quatre reprises. Elle arriva enfin. Sa robe, retroussée par une ceinture vert-pâle, laissait apercevoir en dessous sa tunique couleur cerise, ses jarretières en torsade d’or et ses mules ornées de broderies du même métal. Après avoir essuyé ses mains au mouchoir qu’elle portait autour du cou, elle se plaça sur le même lit qu’occupait l’épouse d’Habinnas, Scintilla, qui lui en témoigna sa satisfaction. Fortunata l’embrassa et lui dit : — Quel bonheur de vous voir ! — Ensuite elles en vinrent à un tel degré d’intimité, que Fortunata, détachant de ses gros bras les bracelets dont ils étaient ornés, les offrit à l’admiration de Scintilla. Enfin elle ôta jusqu’à ses jarretières ; elle ôta même le réseau de sa coiffure qu’elle assura être filé de l’or le plus pur. Trimalchion, qui le remarqua, fit apporter tous les bijoux de sa femme. — Voyez, dit-il, quel est l’attirail d’une femme ! c’est ainsi que nous nous dépouillons pour elles, sots que nous sommes ! Ces bracelets doivent peser six livres et demie ; j’en ai moi-même un de dix livres que j’ai fait faire avec les millièmes voués à Mercure. — Et, pour nous montrer qu’il n’en imposait pas, il fit apporter une balance, et tous les convives furent forcés de vérifier le poids de chacun de ces bracelets. Scintilla, non moins vaine, détache de son cou une cassolette d’or, à laquelle elle donnait le nom de Felicion, et en tire deux pendants d’oreille, qu’elle fait à son tour admirer à Fortunata. — Grâce à la générosité de mon mari, personne, dit-elle, n’en a de plus beaux. — Parbleu ! dit Habinnas, ne m’as-tu pas ruiné de fond en comble pour t’acheter ces babioles de verre ? Certes, si j’avais une fille, je lui ferais couper les oreilles. S’il n’y avait pas de femmes au monde, nous mépriserions tout cela comme de la boue ; mais toutes nos remontrances n’y font que de l’eau claire. — Cependant, les deux amies, déjà étourdies par le vin, se mettent à rire entre elles, et, dans leur ivresse, se jettent au cou l’une de l’autre. Scintilla vante les soins diligents que Fortunata donne à son ménage ; Fortunata, le bonheur de Scintilla et les bons procédés de son mari. Mais, tandis qu’elles se tiennent ainsi étroitement embrassées, Habinnas se lève en tapinois ; et, saisissant Fortunata par les pieds, lui fait faire la culbute sur le lit. — Ah ! ah ! s’écria-t-elle, en voyant ses jupons retroussés par-dessus ses genoux. Soudain elle se rajuste ; et, se jetant dans les bras de Scintilla, cache sous son mouchoir un visage que la rougeur rendait encore plus laid.


CHAPITRE LXVIII.

Quelques instants après, Trimalchion ordonna de servir le dessert. Les esclaves enlevèrent aussitôt toutes les tables, et en apportèrent de nouvelles ; ensuite, ils répandirent sur le plancher de la sciure de bois teinte avec du safran et du vermillon, et, ce que je n’avais encore vu nulle part, de la pierre spéculaire réduite en poudre. Alors Trimalchion : — J’aurais pu, nous dit-il, me contenter de ce service, car vous avez devant vous les secondes tables ; mais s’il y a quelques friandises, qu’on nous les apporte. — Sur ces entrefaites, un esclave égyptien qui servait de l’eau chaude se mit à imiter le chant du rossignol ; mais bientôt Trimalchion ayant crié : — Un autre ! — la scène change. — Un esclave qui était couché aux pieds d’Habinnas, sans doute par l’ordre de son maître, déclama d’une voix de Stentor les vers suivants :

La flotte des Troyens, sur la plaine liquide,
Suit le chemin tracé par le ciel qui la guide.


Jamais sons plus aigres n’écorchèrent mes oreilles ; car, outre que le barbare haussait ou baissait de ton, toujours à contretemps, il mêlait à son récit des vers empruntés aux farces atellanes ; si bien que, grâce à lui, Virgile me déplut pour la première fois. Enfin, n’en pouvant plus, il s’arrêta. — Et cependant, nous dit Habinnas, croiriez-vous qu’il n’a jamais rien appris ? seulement je l’ai envoyé quelquefois entendre les bateleurs ; c’est ainsi qu’il s’est formé. Aussi n’a-t-il pas son pareil, quand il veut contrefaire les muletiers ou les charlatans. Mais c’est surtout dans les cas urgents que brille son génie. Il est à la fois cordonnier, cuisinier, pâtissier ; enfin c’est un homme universel. Il n’a que deux petits défauts, et c’est bien dommage, car sans cela ce serait un garçon accompli : il est circoncis, et il ronfle comme un sabot ; il est vrai qu’il louche aussi un peu. Mais qu’importe ? c’est le regard de Vénus ; c’est pour cela qu’il me plaît. En considération de ce prétendu défaut dans la vue, je ne l’ai payé que trois cents deniers.


CHAPITRE LXIX.

Scintilla, interrompant son mari : — Vous ne nous parlez pas de tous les métiers que fait ce scélérat d’esclave : il est aussi votre mignon ; mais je ferai en sorte qu’il porte la marque de son infamie. — Trimalchion se prit à rire. — Je reconnais bien là, dit-il, le Cappadocien : il ne se refuse rien ; et, certes, ce n’est pas moi qui l’en blâmerai, car il n’a pas son pareil. Pour vous, Scintilla, ne vous montrez pas si jalouse. Croyez-en un vieux renard qui vous connaît bien, vous autres femmes. Puissiez-vous me voir toujours sain et sauf, comme il est vrai que je m’escrimais souvent avec Mamméa, la femme de mon maître ; au point que celui-ci, qui en eut soupçon, me relégua dans une de ses métairies. Mais chut ! j’en ai déjà trop dit. — Prenant cela pour un éloge, le maraud de valet tira de sa robe une espèce de cornet à bouquin, et, pendant plus d’une demi-heure, il imita les joueurs de flûte. Habinnas, la main posée sur sa lèvre inférieure, l’accompagnait en sifflant. Enfin cet esclave en vint à ce point d’impertinence, que, s’avançant au milieu de la salle, tantôt, avec des roseaux fendus, il parodiait les musiciens ; tantôt, couvert d’une casaque et le fouet à la main, à ses discours, à ses gestes, on eût dit un muletier. Cela dura jusqu’au moment où Habinnas, l’appelant auprès de lui, l’embrassa et lui offrit à boire, en disant : — De mieux en mieux, Massa ! je te fais présent d’une paire de bottines. — Nous n’eussions pas vu le terme de toutes ces pauvretés, si l’on n’eût enfin apporté le dernier service, composé d’un pâté de grives, de raisins secs et de noix confites. Ensuite vinrent des coings lardés de clous de girofle qui ressemblaient à des hérissons. Tout cela était encore supportable ; mais voilà qu’on nous sert un nouveau plat si monstrueux, que nous eussions mieux aimé mourir de faim que d’y goûter. Chacun de nous eût juré que c’était une oie grasse entourée de poissons et d’oiseaux de toute espèce. Trimalchion nous détrompa en disant : — Tout ce que vous voyez dans ce plat est fait de la chair d’un seul animal. — Pour moi, en homme expérimenté, je crus deviner sur-le-champ ce que c’était ; et me tournant vers Agamemnon : — Je suis bien trompé, si tout cela n’est pas artificiel, ou fait de terre cuite : j’ai vu à Rome, pendant les Saturnales, des festins entiers représentés de la même manière.


CHAPITRE LXX.

Je n’avais pas fini de parler, quand Trimalchion ajouta : — Puissé-je voir s’augmenter, non pas mon embonpoint, mais mon patrimoine, comme il est vrai que mon cuisinier a fait tout cela avec de la chair de porc ! Je ne crois pas qu’il existe au monde un homme plus précieux. Voulez-vous qu’il vous fasse du ventre d’une truie un poisson, une colombe avec le lard, une tourterelle avec le jambon, une poule avec les intestins ? vous n’avez qu’à parler. Aussi, j’ai imaginé pour lui un nom superbe : je l’ai appelé Dédale. Et pour récompenser son mérite, je lui ai fait venir de Rome des couteaux d’acier de Norique. — Et sur-le-champ il se fit apporter ces couteaux, les contempla avec admiration, et nous donna la permission d’en essayer le tranchant sur nos joues. Dans le même instant, entrèrent deux esclaves qui faisaient semblant de s’être pris de querelle à la fontaine ; en effet, ils portaient encore des cruches suspendues à leur cou. Ce fut en vain que Trimalchion voulut prononcer sur leur différend, ils refusèrent de se soumettre à sa sentence ; mais chacun d’eux frappa de son bâton la cruche de son adversaire. Stupéfaits de l’insolence de ces ivrognes, nous regardions attentivement leur combat, lorsque nous vîmes tomber de leurs cruches brisées des huîtres et des pétoncles qu’un esclave recueillit sur un plat et nous offrit à la ronde. L’habile cuisinier, pour égaler cette ingénieuse magnificence, nous apporta des escargots sur un gril d’argent, en accompagnant cette action des sons affreux de sa voix chevrotante. J’ai honte de rapporter les détails suivants. Par un raffinement inouï jusqu’alors, des esclaves à longue chevelure apportèrent des parfums dans un bassin d’argent, en frottèrent les pieds des convives, après leur avoir d’abord entrelacé les jambes de guirlandes depuis la cuisse jusqu’au talon. Ensuite ils versèrent le surplus de ces parfums liquides dans les amphores à vin et dans les lampes. Déjà Fortunata avait commencé à figurer quelques danses, et Scintilla, trop ivre pour parler, l’applaudissait du geste, lorsque Trimalchion s’écria : — Philargyre, et toi, Carrion, qui es un des plus fameux champions de la faction verte, je vous permets de vous mettre à table. Minophile, dis à ta femme qu’elle s’y mette aussi. — Il dit ; et soudain toute la valetaille de la maison envahit la salle du festin ; peu s’en fallut qu’ils ne nous renversassent de nos lits pour s’en emparer. Ce même cuisinier, qui d’un porc avait fait une oie, s’était placé au-dessus de moi ; je le reconnus aussitôt à l’odeur fétide de saumure et de sauce qu’il exhalait. Non content d’être à table, il se mit aussitôt à parodier le tragédien Éphésus, et voulut ensuite gager contre son maître que, s’il était de la faction verte, il remporterait le premier prix à la prochaine course du cirque.


CHAPITRE LXXI.

Charmé de ce défi, Trimalchion nous dit : — Mes amis, les esclaves sont des hommes comme nous ; ils ont sucé le même lait, quoique la Fortune les ait traités en marâtre. Cependant, je veux que, bientôt et de mon vivant, ils goûtent l’eau des hommes libres. Enfin, je les affranchis tous par mon testament. Je lègue en outre à Philargyre un fonds de terre et sa femme ; à Carrion, un pâté de maisons avec le produit du vingtième et un lit garni. Quant à ma chère Fortunata, je l’institue ma légataire universelle, et je la recommande à tous mes amis. Et, si je publie à l’avance mes dernières volontés, c’est afin que toutes les personnes de ma maison me chérissent dès à présent comme si j’étais mort. — Tous les esclaves aussitôt de rendre grâce à la généreuse bonté de leur maître ; mais lui, prenant la chose au sérieux, fit apporter son testament, et le lut d’un bout à l’autre, au milieu des gémissements de tous ses domestiques. Ensuite, se tournant vers Habinnas : — Qu’en dites-vous, mon cher ami ? Hé bien, bâtissez-vous mon tombeau d’après le plan que je vous ai donné ? je vous recommande surtout de mettre l’image de ma petite chienne aux pieds de ma statue, puis des couronnes, des vases de parfums, et tous les combats que j’ai livrés, afin que je doive à votre habile ciseau la gloire de vivre après ma mort. Je veux en outre que le terrain où je serai inhumé ait cent pieds de long sur la voie publique, et deux cents sur la campagne : car je prétends que l’on plante autour de ma sépulture toutes sortes d’arbres à fruits, et surtout beaucoup de vignes. En effet, rien n’est plus absurde que d’avoir de notre vivant des maisons très-soignées, et de négliger celles où nous devons demeurer bien plus longtemps. Mais, avant toute chose, je veux que l’on y grave cette inscription :

MON HÉRITIER N’A AUCUN DROIT SUR CE MONUMENT.


Au reste, je mettrai bon ordre, par mon testament, à ce qu’il ne soit fait aucune injure à mes restes. Un de mes affranchis sera préposé à la garde de mon tombeau, pour empêcher les passants de venir y faire leurs ordures. Je vous prie, Habinnas, qu’on y voie figurer des vaisseaux voguant à pleines voiles, et moi-même, assis sur un tribunal et vêtu de la robe prétexte, avec cinq anneaux d’or aux doigts, et distribuant au peuple un sac d’argent ; car vous savez que j’ai donné un repas public et deux deniers d’or à chaque convive. Représentez-y, si bon vous semble, des salles à manger, et le peuple en foule se livrant au plaisir. À ma droite, vous placerez la statue de Fortunata, tenant une colombe, et conduisant en laisse une petite chienne ; puis mon cher Cicaron ; puis de larges amphores hermétiquement bouchées, de peur que le vin ne se répande. Vous pouvez aussi y sculpter une urne brisée, sur laquelle un enfant versera des pleurs. Au centre du monument, vous tracerez un cadran solaire, disposé de telle sorte que tous ceux qui regarderont l’heure soient forcés, bon gré, mal gré, de lire mon nom. Quant à l’épitaphe, examinez soigneusement si celle-ci vous semble convenable :

ICI REPOSE
C. POMPEIUS TRIMALCHION,
DIGNE ÉMULE DE MÉCÈNE ;
EN SON ABSENCE, IL FUT NOMMÉ SÉVIR ;
BIEN QU’IL PUT OCCUPER UN RANG DANS TOUTES
LES DÉCURIES, IL REFUSA CET HONNEUR ;
PIEUX, VAILLANT, FIDÈLE,
NÉ PAUVRE, IL S’ÉLEVA À UNE GRANDE FORTUNE ;
IL A LAISSÉ TRENTE MILLIONS DE SESTERCES,
ET N’A JAMAIS ASSISTÉ AUX LEÇONS DES PHILOSOPHES.
PASSANT, JE TE SOUHAITE LE MÊME SORT.


CHAPITRE LXX.

En achevant cette lecture, Trimalchion se mit à verser un torrent de larmes ; Fortunata pleurait aussi, Habinnas de même ; enfin tous les esclaves, comme s’ils eussent assisté au convoi de leur maître, remplissaient la salle de leurs lamentations. Je commençais moi-même à m’attendrir, lorsque Trimalchion reprit tout à coup : — Eh bien donc, mes amis, convaincus que nous devons tous mourir, que ne jouissons-nous de la vie ? Maintenant, pour mettre le comble à nos plaisirs, allons nous jeter dans le bain. J’en ai fait l’essai, et vous n’aurez pas à vous en repentir, car il est chaud comme un four. — Bravo ! bravo ! répondit Habinnas, d’un jour en faire deux, voila ce que j’aime. — Et, se levant pieds nus, il suivit Trimalchion enchanté. Pour moi, regardant Ascylte : — Que ferons-nous ? lui dis-je ; la vue seule du bain est capable de me faire mourir sur le coup. — Dites comme eux, répondit Ascylte ; et, tandis qu’ils se rendent au bain, échappons-nous dans la foule. — J’approuve son idée, et, conduits par Giton, nous traversons le vestibule, et nous gagnons la porte. Nous allions sortir, lorsqu’un énorme chien, quoique enchaîné, nous causa une telle frayeur par ses aboiements, qu’Ascylte, en s’enfuyant, tomba dans un vivier ; et moi, qui, même à jeun, avais eu peur d’un dogue en peinture, non moins ivre que mon compagnon, en voulant le secourir, je tombai dans l’eau avec lui. Heureusement, le concierge vint nous délivrer de ce péril ; sa présence suffit pour faire taire le chien, et il nous tira tout tremblants du vivier. Giton, plus avisé que nous, avait trouvé un admirable expédient pour se garantir des attaques du chien : il lui avait jeté tous les bons morceaux que nous lui avions donnés pendant le repas ; aussi l’animal, occupé à dévorer la pâture qu’il lui offrait, s’était-il calmé sur-le-champ. Cependant, transis de froid, nous demandâmes à notre libérateur de nous ouvrir la porte. — Vous vous trompez beaucoup, nous dit-il, si vous croyez sortir par où vous êtes entrés. Jamais les convives ne repassent deux fois par la même porte : on entre par un côté, on sort par l’autre.


CHAPITRE LXXIII.

Que faire ? comment trouver l’issue de ce labyrinthe où, pour notre malheur, nous étions enfermés ? Nous venions déjà de nous baigner malgré nous : prenant donc notre parti, nous prions le concierge de nous conduire au bain : nous quittons nos habits, que Giton fait sécher à l’entrée, et l’on nous introduit dans une étuve fort étroite, espèce de citerne à rafraîchir, où Trimalchion se tenait debout, tout nu, et, dans cette posture, débitait, avec sa forfanterie ordinaire, d’insipides discours que nous fûmes forcés d’écouter. Il disait que rien n’était plus agréable que de se baigner loin d’une foule importune ; que cette étuve avait été jadis une boulangerie. Enfin, las de rester sur ses jambes, il s’assit ; mais, par malheur, cette salle avait un écho qui lui donna l’idée de chanter : le voilà donc qui fait trembler la voûte de ses hurlements entrecoupés des hoquets de l’ivresse, et à écorcher des airs qui, au dire de ceux qui y comprenaient quelque chose, étaient des chansons de Ménécrate. Quelques-uns des convives couraient autour de sa baignoire en se tenant par la main ; d’autres se chatouillaient mutuellement, et poussaient des cris à fendre le crâne. Ceux-ci, les mains liées, tâchaient de ramasser à terre des anneaux ; ceux-là, un genou en terre, se renversaient la tête en arrière, et s’efforçaient de toucher l’extrémité de leurs orteils. Laissant donc tous ces ivrognes se divertir à leur manière, nous descendîmes dans la cuve que l’on préparait pour Trimalchion. Lorsque les fumées du vin furent dissipées, on nous conduisit dans une autre salle, où Fortunata avait fait disposer tous les apprêts d’un splendide repas. Les lustres qui ornaient le plafond étaient soutenus par de petites figures de pêcheurs en bronze ; les tables étaient d’argent massif, les coupes d’argile dorée ; et devant nous était une outre d’où le vin coulait en abondance. — Amis, nous dit Trimalchion, c’est aujourd’hui que l’on coupe la première barbe de mon esclave favori ; c’est un garçon de bonne conduite et que j’aime beaucoup, soit dit sans offenser personne. Buvons donc comme des éponges, et que le jour nous trouve encore à table.


CHAPITRE LXXIV.

Comme il disait ces mots, un coq vint à chanter. Tout déconcerté, Trimalchion ordonna aussitôt aux esclaves de répandre du vin sous la table, et d’en arroser aussi les lampes ; il passa même son anneau de la main gauche à la droite : — Ce n’est pas sans raison, dit-il, que ce héraut du jour nous donne l’alarme ; il y a, j’en suis certain, quelque incendie prêt à éclater dans les environs, ou quelqu’un qui va rendre l’âme. Loin de nous ce présage ! Je promets une récompense au premier qui m’apportera ce prophète de malheur. — À peine il achevait, qu’on lui apporta un coq du voisinage. Trimalchion le condamne à être fricassé. Dédale, cet habile cuisinier qui naguère d’un porc avait fait des oiseaux et des poissons, le coupe en morceaux, le jette dans un chaudron ; et, tandis qu’il l’arrose d’eau bouillante, Fortunata broie du poivre dans un mortier de buis. Ce service étant terminé, Trimalchion se tourna vers les esclaves : — Eh quoi ! leur dit-il, vous n’avez pas encore soupé ? allez, et que d’autres viennent vous remplacer. — Une nouvelle troupe d’esclaves se présente aussitôt ; les uns, en se retirant, criaient : — Adieu, Gaïus ! — Les autres, en entrant : — Bonjour, Gaïus ! — Dès ce moment, adieu tous nos plaisirs ! Parmi les nouveaux venus se trouvait un esclave d’une figure assez agréable : Trimalchion s’en empare et le couvre de mille baisers. Fortunata, réclamant alors ses droits d’épouse, accable d’injures son mari, et crie à haute voix qu’il est bien ordurier, bien infâme, de se livrer ainsi sans contrainte à ses honteux penchants. Enfin, à tous ces noms elle ajoute celui de — Chien ! — Trimalchion, confus, exaspéré de cet outrage, lance une coupe à la tête de Fortunata. Celle-ci se met à crier, comme s’il lui eût crevé un œil, et se cache le visage dans ses mains tremblantes. Scintilla, consternée de cet accident, la reçoit dans ses bras, et la couvre de son corps. Un esclave obligeant s’empresse d’approcher de sa joue malade un vase d’eau glacée ; Fortunata, la tête penchée sur ce vase, gémit et verse un torrent de larmes. Mais Trimalchion, loin d’en être ému : — Eh quoi ! dit-il, cette coureuse ne se souvient-elle plus que je l’ai tirée de la huche à pétrir ? que je lui ai donné un rang dans le monde ? La voilà qui s’enfle comme une grenouille ! elle crache en l’air, et cela lui retombe sur le nez. C’est une bûche, et non pas une femme. On sent toujours la fange où l’on est né. Le ciel me soit en aide ! je rabattrai le caquet de cette Cassandre qui veut porter les chausses. Elle oublie sans doute que lorsque je n’avais pas encore un sou vaillant, j’ai pu trouver des partis de dix millions de sesterces. Vous savez, Habinnas, que c’est la vérité. Hier encore, Agathon, le parfumeur, me tirant à l’écart, me dit : « Je vous conseille de ne pas laisser périr votre race. » Et moi, par une délicatesse outrée, pour ne pas paraître volage, je me coupe ainsi bras et jambes. C’est bien : je ferai en sorte qu’après ma mort tu gratteras la terre avec tes ongles pour me ravoir ; et pour que, dès aujourd’hui, tu saches tout le tort que tu t’es fait à toi-même, je vous défends, Habinnas, de placer sa statue sur mon tombeau, car je veux reposer en paix dans mon dernier asile. Bien plus, pour lui prouver que j’ai le pouvoir de punir qui m’offense, je ne veux pas qu’elle m’embrasse après ma mort.


CHAPITRE LXXV.

Lorsqu’il eut ainsi fulminé contre sa femme, Habinnas le conjura de se calmer. — Personne de nous, lui dit-il, n’est exempt de commettre des fautes ; nous ne sommes pas des dieux, mais des hommes. — Scintilla lui adressait en pleurant la même prière : — Au nom de votre génie tutélaire, mon cher Gaïus, lui disait-elle tendrement, laissez-vous fléchir ! — Trimalchion ne pouvant plus retenir ses larmes : — Habinnas, dit-il, par tous les vœux que je forme pour votre fortune, crachez-moi au visage, je vous en supplie, si j’ai tort dans cette affaire ! J’ai embrassé, il est vrai, cet excellent jeune homme, mais ce n’est pas pour sa beauté, c’est pour ses bonnes qualités. Il sait les dix parties de l’oraison ; il lit à livre ouvert. Avec ce qu’il épargne chaque jour sur sa nourriture, il a amassé de quoi payer sa liberté, et de ses économies il s’est acheté une armoire et deux coupes : n’est-il pas digne de mon affection ? Mais madame s’y oppose. C’est là ton dernier mot, pendarde ! Crois-moi, ronge en paix l’os que je te jette, oiseau de proie ; et ne me fais pas trop enrager, ma mignonne, ou je pourrais bien faire quelque coup de ma tête ! Tu me connais, quand j’ai une fois résolu quelque chose, cela tient comme un clou dans une poutre. Mais pensons plutôt à jouir de la vie. Allons, mes amis, vive la joie ! Je n’étais à mon début qu’un simple affranchi comme vous ; mon mérite seul m’a conduit où vous voyez. C’est le cœur qui fait l’homme ; je ne donnerais pas un fétu de tout le reste. J’achète loyalement, je vends de même. Je laisse à d’autres le soin de faire mon éloge. Lorsque je suis au comble du bonheur, pourquoi viens-tu encore m’étourdir de tes pleurnicheries, ivrognesse ? je te ferai pleurer pour quelque chose. Mais, comme je vous le disais, c’est ma bonne conduite qui m’a fait parvenir à la fortune. Quand j’arrivai d’Asie, je n’étais pas plus haut que ce chandelier auquel je me mesurais chaque jour ; et, pour faire pousser plus promptement ma barbe, je me frottais les lèvres avec l’huile d’une lampe. Cependant j’ai fait pendant quatorze ans les délices de mon maître, et je n’en rougis pas, car mon devoir était de lui obéir. J’étais en même temps le favori de ma maîtresse. Vous comprenez ce que cela veut dire. Je me tais, car je n’aime pas à me faire valoir.


CHAPITRE LXXVI.

Enfin, par la volonté des dieux, je devins maître dans la maison ; alors, je commençai à vivre à ma fantaisie. Que vous dirai-je ? mon maître me fit son héritier conjointement avec César, et je recueillis un patrimoine de sénateur. Mais l’homme ne sait jamais borner son ambition. Je me mis alors en tête de faire du commerce. Pour abréger, vous saurez que je fis construire cinq vaisseaux que je chargeai de vin ; c’était, à cette époque, de l’or en barre. Je les expédiai pour Rome ; mais, comme si c’eût été un fait exprès, ils firent tous naufrage. Ce n’est point un conte, mais la pure vérité ; la mer, en un seul jour, m’engloutit pour trente millions de sesterces. Vous croyez peut-être que je perdis courage ; non, ma foi ! cette perte me mit en goût de tenter encore la fortune ; et malgré cet échec récent, j’équipai de nouveaux vaisseaux, plus grands, plus solides que les premiers, et qui partirent sous de meilleurs auspices ; si bien que chacun vanta mon intrépidité. Vous savez que les plus gros vaisseaux sont ceux qui luttent avec le plus d’avantage contre les flots. Je chargeai donc ma nouvelle flotte de vin, de lard, de fèves, de parfums de Capoue et d’esclaves. Dans cette circonstance, Fortunata me donna une grande preuve de dévouement : elle vendit tous ses bijoux, toutes ses robes, et de leur produit me mit dans la main cent pièces d’or qui furent la source de ma nouvelle fortune. On va vite en affaires, lorsque le ciel vous aide : en une seule course, je gagnai, de compte rond, dix millions de sesterces. Je commençai par racheter toutes les terres qui avaient appartenu à mon maître, je bâtis ensuite un palais, et j’achetai des bêtes de somme pour les revendre. Tout ce que j’entrepris me réussit à souhait. Dès que je me vis plus riche à moi seul que tout le pays ensemble, laissant là mes registres, je quittai le commerce, et je me contentai de prêter de l’argent à intérêt aux nouveaux affranchis. J’étais même sur le point de renoncer entièrement aux affaires, lorsque j’en fus détourné par un astrologue qui vint par hasard dans cette colonie. Il était Grec de naissance, et se nommait Sérapa : il semblait inspiré par les dieux. Il me rappela même plusieurs circonstances de ma vie que j’avais oubliées, et qu’il me raconta de fil en aiguille. J’aurais cru qu’il lisait dans mes entrailles, s’il avait pu me dire ce que j’avais mangé la veille à souper. En un mot, on eût juré qu’il ne m’avait pas quitté de sa vie.


CHAPITRE LXXVII.

Mais, Habinnas, vous étiez présent, je pense, lorsqu’il me dit : « De moins que rien vous êtes devenu un riche propriétaire : vous n’êtes pas heureux en amis ; vous n’obligez que des ingrats ; vous possédez de vastes domaines ; vous nourrissez une vipère dans votre sein. » Que vous dirai-je enfin ? Il assura que j’avais encore à vivre trente ans, quatre mois et deux jours : il ajouta que je recueillerais bientôt un héritage. Voilà ce que j’ai appris de ma destinée ; et, si j’ai le bonheur de joindre l’Apulie à mes domaines, je croirai avoir bien employé ma vie. En attendant, par la protection de Mercure, j’ai fait bâtir ce palais. Jadis, vous le savez, ce n’était qu’une baraque, maintenant c’est un temple. Il renferme quatre salles à manger, vingt chambres à coucher, deux portiques de marbre ; et, dans l’étage supérieur, un autre appartement ; la chambre où je couche ; celle de cette mégère : on y trouve en outre une très-belle loge de concierge, et cent chambres d’amis. Enfin, lorsque Scaurus vient dans ce pays, il aime mieux descendre chez moi que partout ailleurs ; et pourtant il a sur le bord de la mer un logement chez son père. Il y a encore dans ma maison plusieurs autres pièces que je vais vous faire voir tout à l’heure. Croyez-moi, mes amis, on ne vaut que ce que l’on a ; soyez riches, on vous estimera. C’est ainsi que moi, votre ami, qui n’étais naguère qu’une grenouille je suis maintenant aussi puissant qu’un roi. Cependant, Stichus, apporte ici les vêtements funéraires dans lesquels je veux être enseveli ; apporte aussi les parfums, et un échantillon de cette amphore de vin dont je veux qu’on arrose mes os.


CHAPITRE LXXVIII.

Stichus ne se fit pas attendre, et rentra bientôt dans la salle avec une couverture blanche et une robe prétexte. Trimalchion nous les fit manier pour voir si elles étaient tissues de bonne laine ; puis il ajouta en souriant : — Prends bien garde, Stichus, que les rats ou les vers ne s’y mettent ; car je te ferais brûler vif. Je veux être inhumé avec pompe, afin que le peuple bénisse ma mémoire. — Ayant ainsi parlé, il déboucha une fiole de nard, et nous en fit tous frictionner. — J’espère, nous dit-il, que ce parfum me fera autant de plaisir après ma mort que j’en éprouve maintenant à le sentir. — Ensuite, il fit verser du vin dans un grand vase, et nous dit : — Figurez-vous que vous êtes invités au repas de mes funérailles. — Ces dégoûtantes libations nous soulevaient le cœur, quand Trimalchion, qui était ivre mort, s’avisa, pour nous procurer un nouveau plaisir, de faire entrer dans la salle des joueurs de cor ; puis, se plaçant sur un lit de parade, la tête appuyée sur une pile de coussins : — Supposez, dit-il, que je suis mort, et faites-moi une belle oraison funèbre. — Soudain les cors sonnèrent un air lugubre. Un entre autres, le valet de cet entrepreneur de convois, qui était le plus honnête homme de la bande, fit entendre des sons si aigus, qu’il mit en rumeur tout le voisinage ; de sorte que les gardes du quartier, croyant que le feu était à la maison de Trimalchion, en brisèrent tout à coup les portes, et, pleins de zèle, se précipitèrent en tumulte dans l’intérieur avec de l’eau et des haches. Pour nous, profitant de cette occasion favorable, et, sous un prétexte frivole, prenant congé d’Agamemnon, nous nous sauvâmes à toutes jambes, comme d’un véritable incendie.


Notes


CHAPITRE XXVII. 1 Inter pueros capillatos. — Il sera souvent question, dans le cours de cet ouvrage, de ces pueri capillati. Ce n’était qu’aux esclaves destinés aux plaisirs qu’on laissait et entretenait une longue chevelure : tous les autres portaient les cheveux courts.

2 Digitos concrepuit. — C’était la coutume des grands d’appeler leurs esclaves en faisant craquer leurs doigts. Martial, sur l’inscription de Matella, dit, liv. xIv, épigr. 119 : Dum poscor crepita digitorum. L’affranchi Pallas, étant accusé d’une conspiration contre Néron, quand on lui nomma quelques-uns de ses affranchis comme ses complices, répondit avec arrogance qu’il ne leur avait jamais parlé que par des gestes de la tête ou de la main, pour ne pas se familiariser avec eux (Tac, Ann., xiii).

3 Digitos… in capite pueri tersit. — C’était encore un raffinement qui annonçait l’opulence et la mollesse chez les anciens, que d’essuyer ses mains aux cheveux d’un de ces esclaves à longue chevelure.

CHAPITRE XXVIII. 1 Hoc suum propinasse dicebat. — Ce passage n’est intelligible qu’en sous-entendant le mot genium. Trimalchion voulait dire que ces étuvistes venaient de faire des libations à son bon génie, ou plutôt de boire à sa santé ; car c’est là le véritable sens de propinare.

2 Chiramaxio, in quo deliciœ ejus vehebantur. — Espèce de chaise à porteur ; des deux mots grecs, keir, main, et amaxa, char.

CHAPITRE XXIX. 1 Cave, cave canem ! — Sénèque rapporte que, de son temps, il y avait aux portes des palais de gros chiens d’attache ; et Artémidore, que quelques-uns se contentaient d’en faire peindre l’image sur la muraille, auprès de la loge du portier, avec cette inscription : Cave canem !ce qui fait dire à Vairon : Cave canem inscribi jubeo : c’était aussi une inscription assez ordinaire sur les grandes portes, pour avertir les étrangers de ne pas entrer témérairement.

2 Erat venalitium titulis pictum. — Chaque esclave, mis en vente dans un marché public, portait suspendu au cou un écriteau qui indiquait son pays, son savoir-faire, ses défauts : cela était ordonné par les édiles. Voyez Aulu-Gelle, liv. IV, chap. 2 ; et ce distique de Properce, liv. IV, élégie 5 :

Aut quorum titulus per barbara colla pependit,
Cœlati niedio quum saliere foro.

3 Et pixis aurea non pusilla, in qua barbam ejus conditam esse dicebant. — Les Romains gardaient leur première barbe avec un soin superstitieux ; ils adoptèrent assez tard l’usage de se raser. Varron nous apprend que les premiers barbiers vinrent de Sicile en Italie, l’an 454 de la fondation de Rome, amenés par Publius Ticinus Mena ; avant cette époque, on ne s’y rasait pas.

CHAPITRE XXX. 1 Vestimenta mea cubitoria perdidit. — Les Romains avaient pour la table des habits particuliers qu’ils y portaient toujours, et qu’ils ne pouvaient porter ailleurs ; et, quand ils mangeaient hors de chez eux, ils envoyaient ces habits chez leur hôte, à moins que celui-ci ne leur en fournît. La couleur de ces habits n’était point fixée, tandis que l’habit de ville devait toujours être blanc. Ils appelaient cette robe de festin vestis cœnatoria ou cubitoria ; celle des gens de qualité s’appelait synthesis. Néron portait quelquefois en public cette robe de festin, ce que Suétone, au chapitre II de la vie de cet empereur, lui reproche comme un manque de bienséance.

CHAPITRE XXXI. 1 Pueris alexandrinis aquam in manus nivatam infundentibus. — Les esclaves d’Alexandrie étaient les plus recherchés, non-seulement parce qu’ils venaient de loin, mais parce qu’ils étaient particulièrement propres aux plaisirs les plus effrénés, et que rien d’infâme ni de vil ne les rebutait. Martial, épigr. 42 du liv. IV, décrivant les qualités qu’il veut trouver dans un esclave, exige d’abord qu’il soit Égyptien :

Niliacis primum puer is nascatur in oris,
Nequitias tellus scit dare nulla magis.

2 Aquam nivatam. — Cette eau se faisait avec de la neige fondue, puis filtrée, et plongée de nouveau dans la neige pour la frapper de glace. Néron l’aimait à un tel point, qu’il en faisait mettre dans ses bains. Cette invention est d’ailleurs fort ancienne. Pline (liv. xxxi, chap. 3) dit que Néron s’avisa le premier de faire bouillir de l’eau, et de la mettre ensuite dans la neige, afin qu’elle prît mieux le froid et fût moins dangereuse.

3 In quarum marginibus nomen Trimalchionis inscriptum erat et argenti pondus. — Avant l’invention des armes ou du blason, on gravait le nom des grands seigneurs sur leur vaisselle, ou des emblèmes qui leur convenaient ; et les pièces d’argenterie qui étaient ainsi marquées se nommaient pocula litterata. Plaute dit, en parlant d’une urne : Hœc litterata est : ab se cantat cuja sit. Pétrone, pour tourner en ridicule l’ostentation de Trimalchion, ajoute et argenti pondus. Ce n’était point l’usage, chez les gens habitués à l’opulence, d’indiquer ainsi le poids de l’argent.

4 Glires, melle et papavere sparsos. Les anciens se servaient du miel comme nous faisons du sucre. Quant à papaver, il s’agit ici du pavot blanc : on faisait des sauces avec le jus de sa graine broyée, après l’avoir fait rissoler (Pline, liv. xxIx, chap. 8). On l’employait aussi quelquefois avec du lait, comme le prouve ce passage d’Ovide, Fastes,liv. Iv, vers 149 :

Nec pigeat tritum niveo cum lacte papaver
Sumere, et expressis mella liquata favis.


Glires, les loirs étaient fort estimés, chez les anciens, de ceux qui aimaient la bonne chère. Martial, liv. XIII, dit, en faisant parler le loir :

Tota mihi dormitur hiems, et pinguior illo
Tempore sum quo me nil nisi somnus alit.

CHAPITRE XXXII. 1 Pallio enim coccineo adrasum excluserat caput. — C’était une grande marque de luxe et de mollesse de porter la tête enveloppée dans son manteau. Sénèque, lettre cxv, décrivant la mollesse de Mécène, lui reproche particulièrement de s’être montré en public ainsi vêtu.

CHAPITRE XXXIII. 1 Ut deinde spina argentea dentes perfodit. — Un cure-dents d’argent était, chez les Romains, une marque de luxe, parce qu’ils ne se servaient ordinairement que de petits morceaux de bois ou de plume.

CHAPITRE XXXIV. 1 Jam Trimalchio fecerat potestatem si quis nostrum iterum vellet mulsum sumere. — Ce que les Romains appelaient mulsum était une espèce d’hypocras ou vin miellé dont quatre parties étaient de vin, et la cinquième de miel : il en est souvent question dans les auteurs anciens ; et c’est par là qu’on commençait le repas. Auguste, demandant à Pollion, alors âgé de plus de cent ans, et encore vigoureux, par quels moyens il avait conservé une si belle santé, Pollion lui répondit : Intus mulso, foris oleo.

2 Argentumque inter reliqua purgamenta scopis cœpit verrere. — Sénèque, lettre lxvii du livre VI, raconte que pendant que les maîtres étaient à table, un esclave était obligé de laver les crachats sur le parquet ; un autre recevait les vomissements de ceux qui étaient ivres ; un autre balayait tout ce qui tombait de la table : Alius sputa detegit, alius reli-quias temulentorum subditus colligit, etc. Pétrone, pour nous donner une idée de la magnificence extravagante de Trimalchion, dit que, par son ordre, un plat d’argent tombé à terre est balayé avec les ordures par un esclave.

3 Statim allatoe sunt amphoroe vitreoe diligenter gypsatœ. — Ces bouteilles étaient bouchées avec une espèce de mastic fait de plâtre fin mêlé avec de la résine : on s’en sert encore aujourd’hui en Italie pour le même usage, et c’est l’équivalent de notre goudron. Les anciens plaçaient sur le cou ou goulot des bouteilles, cervicibus, des étiquettes, pittacia, qui indiquaient le nom du vin, son terroir, son âge ; ce qui nous est confirmé par Juvénal, en parlant d’un vin :

.   .  .  .  Cujus patriam titulumque senectus
Delevit.

4 Larvam argenteam attulit servus. — C’était, dit Plutarque, un usage que les Grecs avaient emprunté des Égyptiens, et qu’ils avaient transmis aux Romains, de faire figurer dans les repas des têtes de mort, des squelettes. Le but de cette coutume, selon Scaliger, était de porter les convives à goûter les douceurs de la vie pendant qu’ils jouissaient d’une bonne santé, et à s’abandonner aux plaisirs que la mort devait bientôt leur ravir. Hérodote en parle liv. II, chap. 78. Les vers que Pétrone met dans la bouche de Trimalchion développent cette pensée : on les croirait inspirés par ce passage du livre de la Sagesse, où Salomon fait dire à l’impie : Umbrae transitus est tempus nostrum, et non est reversio finis nostri. Venite ergo, et fruamur bonis quae sunt, et utamur creatura, tanquam in juventute celeriter. Vino pretioso et unguentis nos impleamus, et non prœtereat nos flos temporis. Coronemus nos rosis antequam mar-cescant : nullum pratum sit quod non pertranseat luxuria nostra. Nemo vestrum exsors sit luxuriœ nostrae, ubique relinquamus signa lœtitiœ, quoniam haec est pars nostra, et hœc est sors nostra. Cette idée a été reproduite sous toutes les formes par les poëtes anacréontiques ; elle fait le sujet de cette chanson si connue :

Nous n’avons qu’un temps à vivre ;
Amis, passons-le gaiement, etc.

CHAPITRE XXXV. 1 Repositorium enim rotundum duodecim habebat signa in orbe disposita. — Cette machine, qui avait la forme d’un globe, et qui contenait les douze signes du zodiaque, était sans doute une chose singulière, mais non pas nouvelle. Alexis, de Thurium, poëte comique, plus ancien que Ménandre, décrit ainsi, au rapport de Suidas, une machine ou un surtout de table à peu près semblable : « Après qu’on nous eut donné à laver, on dressa une table sur laquelle on servit, non du fromage, des olives, des ragoûts et d’autres mets ordinaires, mais un bassin magnifique qui représentait la moitié du ciel, et dans les divers compartiments duquel on avait enchâssé tout ce que le firmament offre de plus beau : des poissons, des chevreaux, des écrevisses et tous les signes du zodiaque. Enfin nous portâmes les mains sur ces astres, et nous ne quittâmes le ciel qu’après l’avoir percé comme un crible. » (Athénée, liv. II, chap. 18.) — D’après ce passage du poëte grec, on voit que l’invention de ce globe n’était point due à l’imaginative du maître d’hôtel de Trimalchion, mais que c’était une nouveauté renouvelée des Grecs.

2 Suadeo, inquit Trimalchio, cœnemus ; hoc est jus cœnœ. — Je soupçonne fort Trimalchion de vouloir faire ici un calembour, et de jouer sur le mot jus, qui, comme chacun sait, a deux sens fort opposés : jus, droit, et jus, sauce. Ainsi hoc est jus cœnœ signifierait également : c’est le droit du festin, c’est pour cela qu’on est à table ; ou c’est l’assaisonnement, la quintessence, le plus succulent du repas. Nous voyons de même ces mots, in jus vocare, tour à tour traduits par appeler en justice, et par fricasser, mettre à l’étuvée, au court-bouillon. On connaît d’ailleurs le fameux calembour de Cicéron : Jure te adjuvabo.

CHAPITRE XXXVI. 1 Altilia, et sumina ; — Altilia, toutes sortes de volailles engraissées ; sumina, sorte de ragoût fait des mamelles de la tétine d’une truie qui vient de mettre bas. Martial dit, livre XIII, épigramme 41 :

Esse potes nudum sumen, sic ubere largo
Effluit, et vivo lacte papilla tumet.


Le mot sumense prend aussi pour la poitrine d’une laie, que l’on appelle le bourbelieren termes de vénerie.

2 Garum piperatum. — Le garum était la liqueur ou sauce que l’on lirait d’un poisson nommé garon par les Grecs ; on a ensuite étendu ce nom a toutes sortes de sauces faites avec des poissons ou avec leur saumure, ce qui fait dire avec tant de raison à Manilius, liv. v, vers 671, en parlant de cette sauce :

Hinc sanies pretiosa fluit, floremque cruoris
Evomit, et mixto gustum sale temperat oris.


Sénèque dit, lettre xcvi : Garum, pretiosam malorum piscium saniem ; et Martial, liv. XIII, sur le mot Ostrea :

Ebria baiano veni modo concha Lucrino :
Nobile nunc silio luxuriosa garum.


On faisait le garum avec des entrailles de poisson confites dans le vin et le vinaigre, ou bien dans l’eau et le sel, et souvent dans l’huile ; on y mettait aussi du poivre, garum piperatum, comme le dit ici Pétrone, et quelquefois des fines herbes. Pline (liv. XXXI, chap. 3) dit que le garum fait avec le maquereau seul était le plus estimé ; mais Célius Aurelianus donne le prix au garum fait avec un poisson du Nil appelé silurus. C’était en même temps la meilleure sauce à servir avec les poissons.

De nos jours on fait aussi différentes sauces avec des poissons, entre autres la sauce d’anchois dont les Anglais font un très-grand usage.

3 Pisces, qui in Euripo natabant. — L’Euripe, comme on sait, est ce bras de mer qui sépare l’île d’Eubée ou de Négrepont de la Grèce, et qui est si resserré devant Chalcis, qu’une galère pouvait à peine y passer. Ce canal était et est encore remarquable par l’irrégularité de ses marées. Les Romains avaient donné, par extension, le nom d’Euri-pes aux canaux par lesquels ils conduisaient et distribuaient les eaux pour l’embellissement de leurs maisons de campagne. Ductus aquarum quos Euripos vocant, dit Cicéron (de Legibus, lib. II). Ils appelaient aussi Euripes les fossés dont ils environnaient leurs cirques et leurs théâtres : Civitas exstruxit theatrum, scena erat talis, et statuae super Euripum, etc. Voir Tertullien contre Hermogène. Sidonius Apollinaris, poëme XXII, v. 208 :

Fusilis Euripus propter : cadit unda superne
Ante fores pendente lacu, venamque secuti
Undosa inveniunt nantes cœnacula pisces.


Pétrone, par une hyperbole plaisante, donne ici le nom d’Euripe à ces flots de saumure ou de court-bouillon qui, coulant des outres portées par quatre satyres, placés aux angles du surtout, allaient se réunir au fond de cette machine, et y formaient une espèce de lac où nageaient des poissons tout accommodés.

4 Scissor, et ad symphoniam ita gesticulatus laceravit obsonium. — Ce passage, et cent autres de ce festin, prouvent que les anciens étaient Lien plus raffinés que nous dans les plaisirs de la table. Nous n’avons point, comme eux, de ces écuyers tranchants qui découpaient les viandes en mesure, aux sons de l’orchestre.

CHAPITRE XXXVII. 1 Uxor, inquit, Trimalchionis, etc. — Ce n’est plus Pétrone qui parle ici, c’est un des affranchis de Trimalchion, ou plutôt un de ses anciens compagnons d’esclavage. Nous allons, dans la suite de ce festin, voir plusieurs de ces affranchis prendre la parole : un Seleucus, un Philéros, un Ganymède, un Échion, etc. ; leurs locutions seront barbares et étrangères, fourmilleront de solécismes et de barbarismes, de mots bâtards, formés du grec et du latin, de proverbes et de quolibets bas et grossiers, ce qui nous donnera une juste idée de l’éducation de ces parasites, et de la société que rassemble autour de lui ce Trimalchion, esclave parvenu, dont les goûts dépravés ne tarderont pas à se faire connaître. L’hôte et les convives sont dignes les uns des autres, et peuvent aller de pair ; c’est à quoi il faut bien prendre garde : il n’y a dans leurs discours ni justesse, ni suite, ni liaison, ni sens : ce sont des manières de parler triviales, telles que Plaute, Térence et Molière en mettent dans la bouche des esclaves et des valets.

Cet avertissement est nécessaire pour faire sentir et apprécier le mérite de cet ouvrage, où les interlocuteurs s’expriment avec une vérité et un naturel qui prouvent dans notre auteur une observation profonde des mœurs et du langage des différentes classes de la société.

2 Ignoscet mihi genius tuus. —Comme nous dirions en français :sauf votre respect.On sait d’ailleurs que les anciens croyaient que chacun avait son génie particulier, ainsi que nous avons notre ange gardien, nos bons et nos mauvais anges. L’auteur dit, dans un autre endroit : genios vestros iratos habeam.

3 Pica pulvinaris. — Mot à mot, une pie d’oreiller ; parce que c’est lorsqu’elles sont au lit avec leurs maris que les commères de l’espèce de Fortunata donnent carrière à leur médisance, et cherchent à nuire à ceux qu’elles n’aiment pas ; d’où Martial :

.   .   .   .   .   Sit non ditissima conjux,
Sit nox cum somno, sit sine lite dies.

4 Quem amat, amat ; quem non amat, non amat. — C’est un proverbe vulgaire :

Aut amat, aut odit mulier, nihil est tertium,


dit Publius Syrus, en parlant des femmes.


CHAPITRE XXXVIII. 1 Arietes a Tarento emendos. — Le territoire de Tarente était célèbre pour ses bons vins et ses bonnes laines. Martial dit, livre XIII :

Nobilis et lanis, et felix vitibus, Aulon
Det pretiosa tibi vellera, vina mihi.


Aulon est une colline fertile en vins et en troupeaux, aux environs de Tarente. On trouve aussi dans Horace, ode 6 du livre II, l’éloge des laines de Tarente :

Unde si Parcae prohibent iniquae,
Dulce pellitis ovibus Galesi
Flumen, et regnata petam Laconi
____Rura Phalantho.


Varron (de Re rustica, lib. II) dit que les brebis de Tarente avaient de si bonne laine, qu’on les couvrait de peaux, afin que leur toison ne se gâtât pas ; c’est pour cela qu’on les appelait oves pellitœ.

2 Semen boletorum. — De la graine de champignons ou de morilles. Ainsi Trimalchion voulait faire venir de l’Inde de la graine de champignons, quoique ces cryptogames n’en produisent point. Cela peint admirablement bien la démence d’un de ces riches ignorants qui se figurent qu’avec de l’or on peut tout se procurer, comme le financierde La Fontaine, qui se plaignait

__Que les soins de la Providence
N’eussent point au marché fait vendre le dormir,
__Comme le manger et le boire.

3 Ex onagro. — L’onagre est une espèce d’âne sauvage. On le trouvait principalement en Phrygie et en Lycaonie. Pline (liv. VIII, chap. 44) en parle ainsi : Mula autem, ex equa et onagra mansuefacta, velox in cursu, duritia eximia pedum, verum strigoso corpore, indomito animo. Sed generator, onagro et asina genitus, omnes antecellit. Les riches faisaient de cet animal un objet de luxe, comme nous le prouve la lettre de Cicéron à Atticus, livre VI : Nec deerant onagri, dit-il en parlant du voyage fastueux de Védius Pollion.

4 Collibertos ejus. — Nous voyons par là qu’à l’exception d’un très-petit nombre de personnes, telles qu’Ascylte, Encolpe, Agamemnon, tous les autres convives de Trimalchion n’étaient que des affranchis.

5 Quum olla male fervet… amici de medio. — Quand la marmite est renversée, adieu les amis ! Horace exprime la même idée, ode 5 du livre Ier :

.   .   .   .   .   .   Diffugiunt cadis
Cum fœce siccatis amici.

6 Apros gausapatos. — Littéralement, des sangliers en capote velue, c’est-à-dire encore couverts de leur peau, pour montrer qu’on les servait tout entiers ; ce qu’on ne voyait que sur les tables somptueuses. Juvénal, satire I, s’élève avec su verve ordinaire contre ce luxe monstrueux :

.   .   .   .   Quanta est gula, quœ sibi totos
Ponit apros !

P. Servilius Rufus fut le premier, au témoignage de Pline (liv. VIII, chap. 51), qui fit servir sur sa table un sanglier tout entier.

CHAPITRE XXXIX. 1 Sermonibus publicatis signifie ici une conversation générale, par opposition aux entretiens particuliers et à voix basse. C’est l’effet ordinaire du vin, que les convives commencent, dès qu’ils sont ivres, à parler à haute voix, et souvent tous à la fois.

2 Is ergo reclinatus in cubitum. — C’était un air dégagé, et sans façon, fort opposé à la bienséance et à la politesse, comme on dit parmi nous : mettre les coudes sur la table. Un homme qui savait vivre se tenait droit de la ceinture en haut, sans être trop penché en avant sur la table, ni couché en arrière ou sur le côté.

3 Sic notus Ulyxes ? — Trimalchion vient de faire un mauvais quolibet, en disant à ses convives de boire assez pour mettre à la nage les poissons qu’ils ont mangés, pisces nature oportet. Le voici maintenant qui fait de l’érudition : Sic notus Ulyxes ? par allusion à ces vers du IIe livre de l’Enéide :

.   .   .   .   .   .   Aut ulla putatis
Dona carere (lotis Danaum ? sic notus Ulyxes ?

4 Oportet etiam inter cœnandum philologiam nosse. — De plus fort en plus fort ! voici notre amphitryon qui s’élève à la philologie, et Dieu sait quelle philologie ! Nous allons bientôt le voir tomber de balourdise en balourdise.

5 In totidem se figuras convertit. — Nous ne nous arrêterons pas sur l’explication astronomique, ou plutôt astrologique, de ce globe céleste inventé par le cuisinier de Trimalchion. Il serait en effet impossible d’expliquer toutes les absurdités que Pétrone met à dessein dans la bouche de cet ignorant présomptueux.

6 Cornu acutum. — C’est-à-dire des gens à se bien défendre, et qu’il ne fait pas bon attaquer, comme l’on dit, tollere cornua, cornu ferire. Ainsi Horace, ode 21 du livre III, pour dire que le vin donne des forces et du courage :

Viresque, et addis cornua pauperi.

7 Laudamus urbanitatem mathematici. — Le sens de mathematicus est ici astrologue, parce qu’en effet la plupart des mathématiciens se livraient à l’étude de l’astrologie.

8 Ne genesim meam premerem. — Trimalchion avait fait mettre une simple couronne sur le signe du Cancer, comme nous l’avons vu précédemment, pour ne pas défigurer son horoscope par quelque mets ignoble, mais au contraire pour en relever la noblesse.

9 Cucurbitœ. — Des têtes de citrouille. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a donné ce nom aux têtes vides et sans cervelle. Juvénal dit, satire XIV :

Quum facias pejora senex, vacuumque cerebro
ampridem caput hoc ventosa cucurbita quœrat.

10 Obsonatores, et rhetores. — Pétrone revient ici avec complaisance sur cette comparaison des rhéteurs et des cuisiniers, que nous avons déjà vue au commencement de cette satire.

CHAPITRE XL. 1 Altera caryotis, altera thebaicis repleta. — Ces dattes croissent en Syrie et en Judée, et surtout dans le territoire de Jéricho : elles sont jaunes et noires, grosses, rondes comme des pommes, et très-douces. Quant aux autres, appelées thebaïcœ, elles se trouvent dans les déserts de la Thébaïde, voisins du Grand-Caire en Égypte, qu’habitaient anciennement ces fameux anachorètes qui ne vivaient que de ce fruit. Ces dernières sont blanches et petites, mais fort nourrissantes. Pline compte quarante-neuf espèces de dattes ; et comme ce fruit croit dans les forêts, on en avait suspendu des corbeilles aux défenses du sanglier, en guise des glands dont il se nourrit, pour les distribuer aux convives, comme nous le verrons bientôt.

CHAPITRE XLI. 1 Dionyse… liber esto ! — C’est un jeu de mots qu’il est impossible de rendre clairement en français. Trimalchion y revient encore quelques lignes plus loin, lorsqu’il dit aux convives : Non negabitis me habere Liberum patrem. Les anciens donnaient le nom de Pater à presque tous les dieux, et celui de Mater aux déesses, comme le prouve le nom de Jupiter, composé de Zeus et de Pater, ou, selon d’autres étymologistes, de Juvans Pater ; on trouve partout, dans les poëtes, le nom de Materdonné à Junon, à Cérès, etc. Nous rappellerons, à propos de ces divers noms donnés à Bacchus, qu’Antoine eut la fantaisie, en traversant la Grèce, de se faire appeler Liber ou Bacchus ; il prit le costume de ce dieu, et, comme lui, monté sur un char traîné par des tigres, il se fit accompagner d’hommes et de femmes vêtus en satyres et en bacchantes. Les Athéniens allèrent à sa rencontre en l’invoquant comme Bacchus ; et, pour se moquer de lui, lui offrirent en mariage la déesse Minerve, protectrice de leur ville. Antoine prit fort bien la plaisanterie ; mais, pour les payer de la même monnaie, il accepta la fiancée qu’ils lui offraient, et leur fit payer mille talents pour sa dot.

CHAPITRE XLII. 1 Homo bellus. — Cette épithète bellus est parfaitement placée dans la bouche de celui qui parle, et nous apprend l’usage que l’on doit faire de ce mot, qu’on applique souvent mal à propos, et qui ne peut convenir à un personnage de quelque importance. Il se prenait tantôt en bonne, tantôt en mauvaise part. Martial raille plusieurs personnes qui, de son temps, abusaient de ce mot, dont il détermine le véritable sens dans les épigrammes 7 du livre II et 63 du livre III, où il dit : « Un joli homme sait et fait joliment une foule de jolies petites bagatelles inutiles ; et tout son mérite se borne là ; bien différent en cela d’un honnête homme, etc. » Aussi, dans le passage qui nous occupe, Seleucus, après avoir dit que Chrysante était un homme aimable, un joli homme, ajoute et tam bonus, comme pour corriger la faiblesse du premier éloge.

2 Medicus enim nihil aliud est quam animi consolatio. — Cet axiome de Pétrone, quoique placé dans la bouche d’un fou, est admirable. En effet, le médecin doit commencer sa cure par consoler son patient, par guérir son esprit toujours affecté par la maladie. C’est ce que négligent trop de docteurs dont l’aspect triste, la figure sévère, le ton brusque et tranchant, sont plus propres à intimider le malade qu’à lui donner le courage dont il a besoin.

CHAPITRE XLIII. 1 Qui linguam caninam comedi. — Scheffer s’imagine à tort qu’il est question ici de cette herbe qu’on appelle cynoglosse, ou langue de chien, plante borraginée, narcotique et anodine, qui n’a nullement la vertu de rendre les gens hardis à parler. Linguam caninam est plutôt, selon moi, une allusion à l’effronterie si connue des cyniques. C’est ainsi que Quintilien dit canina eloquentia, style mordant. Dans Homère, Achille irrité appelle Agamemnon œil de chien, et la Fable rapporte qu’Hécube, captive, fut changée en chienne, et le lieu de sa sépulture, près d’Abydos, fut appelé le Tombeau de la chienne, parce que, comme cet animal, Hécube aboyait continuellement contre les Grecs. Cependant lingua canina ne doit pas se prendre ici en mauvaise part, car Philéros ne dirait pas du mal de lui-même, mais dans le même sens que, chez nous, un saint Jean bouche d’or, un homme franc, qui ne déguise en rien sa pensée.

2 Discordia, non homo. — La discorde incarnée, la discorde en personne. Nous verrons plus loin piper, non homo.

CHAPITRE XLIV. 1 Cum quo audacter posses in tenebris micare. — Expression proverbiale chez les anciens pour désigner un homme de bien. « Vous auriez pu sans crainte jouer à la mourre avec lui dans les ténèbres. » La mourre est un jeu qui consiste à lever autant de doigts que l’indique celui qui commande : il exige une grande vivacité dans l’exécution, et en même temps celui qui commande a besoin de ses yeux pour voir si on lui présente le nombre de doigts indiqué. Mais Ganymède dit ici que Safinius était de si bonne foi, qu’on pouvait jouer à ce jeu avec lui au milieu des ténèbres, sans crainte qu’il accusât faux. Ce jeu est très-ancien ; Cicéron en parle presque dans les mêmes termes que Pétrone : Dignus est quieum in tenebris mices ; et livre III, chapitre 3 des Offices : Nullum erit certamen, sed quasi forte, aut micando victus, alleri cedat aller. Calpurnius en fait mention dans sa 2e églogue :

Et nunc alternos magis ut distinguere cantus
Possitis, ter quisque manus jactate micantes.
Nec mora, discernunt digitis : prior incipit Idas.


Saint Augustin rapporte aussi ce proverbe, livre VIII, chapitre 5 de Trin. : Nam ubi id volumus, facile habemus, ut alia omittam, vel micando digitis tribus. Porro cum quo micas in tenebris, ei liberum est, si velit, fallere. Ce jeu est encore fort en usage aujourd’hui en Italie et en Hollande parmi le menu peuple, qui joue à la mourre dans les rues avec des éclats de voix surprenants.

2 Nescio quid asiatici habuisse. — Ce Ganymède qui parle ici était probablement originaire d’Asie, et il profite de cette occasion pour vanter l’inépuisable faconde des orateurs de son pays. Les Asiatiques passaient à Rome pour de grands diseurs de riens sonores, comme le prouve ce passage du chapitre 2 de notre auteur : Nuper ventosa isthaec et enormis loquacitas Athenas ex Asia commigravit. Or, en Asie on exerçait les chanteurs, les comédiens et toutes sortes d’acteurs, à ne point suer ni cracher, pendant qu’ils étaient en scène. C’est à cette coutume que Ganymède fait allusion ; et ce qu’il trouve surtout d’admirable dans Safinius, c’est qu’on ne le voyait jamais ni suer ni cracher, lorsqu’il parlait au barreau.

3 Urceatim pluebat. — Comme nous disons en français, il pleut à seaux.

CHAPITRE XLV. 1 Echion centonarius. — La plupart des éditions portent centenarius : on appelait ainsi les affranchis qui avaient cent mille petits sesterces de rente ; mais j’ai préféré m’en tenir au manuscrit de Trau, qui porte centonarius, qui signifie ravaudeur, chiffonnier, marchand de haillons. Les discours que va tenir Échion, par exemple son allusion au paysan qui avait perdu un porc bigarré, me semblent convenir parfaitement à un homme de cette profession. Cependant on donnait aussi le nom de centonarii à ceux qui fournissaient dans les villes et dans les camps les objets propres à éteindre les incendies ; dans ce dernier sens, Échion serait une espèce de pompier. Ceux qui adoptent centenarius allèguent pour motif, que notre homme paraît très-content de son sort, comme le prouvent ces mots : Non, me Hercules ! patria melior dici posset ; … non debemus delicati esse : ubique melius caelus est… Tu, si aliubi fueris, dices, hic porcos coctos ambulare, etc. ; mais l’expérience prouve que les hommes les plus pauvres ne sont pas toujours ceux qui se plaignent le plus de leur condition.

2 Familia non lanistitia, sed plurimi liberti. — Les maîtres qui instruisaient les gladiateurs portaient le nom de lanistae ; ils achetaient des esclaves ou prenaient des enfants trouvés qu’ils élevaient pour cette profession. On appelait une troupe de ces gladiateurs familia lanistitia, c’est-à-dire cui lanista prœerat. Auguste les chassa de Rome, au rapport de Suétone, dans la vie de cet empereur, chapitre 42 ; Sénèque en parle aussi, de Beneficiis. Les Romains en vinrent à un tel excès de cruauté au sujet des combats de gladiateurs, qu’outre les esclaves sans nombre qu’ils faisaient égorger dans ces affreux spectacles, ils y engageaient encore des affranchis et des citoyens qui jouissaient d’une pleine liberté. Suétone, dans la Vie de Néron, dit que ce prince poussa encore plus loin la barbarie, et qu’il fit paraître dans un amphithéâtre qu’il fit bâtir exprès, non pas des gladiateurs ordinaires ni même des affranchis, mais des chevaliers et des sénateurs romains, au nombre de mille ; et que, non content de cela, il en contraignit quelques-uns des plus considérables à combattre contre les bêtes féroces : il y fit même combattre des femmes. Caligula égala et surpassa même la cruauté de Néron. Claude, l’imbécile époux de Messaline, ayant vu avec un extrême plaisir deux gladiateurs se tuer l’un l’autre en même temps, se fit apporter leurs épées pour en faire deux couteaux de table ! Voyezle même Suétone, Vies de Caligula et de Claude.

3 Non est mixcix. — J’ignore quel est le sens et l’étymologie de ce mot ; peut-être faudrait-il écrire mittix de mittere, c’est-à-dire missio-tiem dare gladiatoribus ; non est mittix, il n’est point homme à ménager ses esclaves, il veut qu’on se batte sans quartier, sine fuga, ut amphitheatrum videat carnarium in medio, pour que les spectateurs jouissent d’un véritable carnage au milieu du Cirque ; ferrum optimum daturus est, il donnera aux gladiateurs du fer bien trempé, et non pas de ces épées au tranchant émoussé comme celles dont on se sert au théâtre. Peut-être faut-il lire simplement mitis au lieu de mixcix ou mittix.

4 Mulierem essedarium. — Juste-Lipse, dans ses Saturnales, traite amplement de ces espèces d’amazones qui montaient des chars armés en guerre. Essedaria de esseda, chariot dont se servaient les Gaulois et les Bretons, et qui avait été inventé chez les Belges.

5 Qui deprehensus est, quum dominam suam delectaretur. — Deprehensus est le terme propre pour dire : surpris en adultère. Horace, satire 2 du livre I :

Deprendi miserum est. .   .   .   .   .   .


Par la loi Julia de l’empereur Auguste, la peine de ce crime n’était que l’exil. Cependant, sous ce même prince et sous ses successeurs, les adultères furent souvent condamnés à mort par plusieurs décrets particuliers, jusqu’à ce que, par les constitutions générales de l’empereur Théodose et ensuite de Justinien, les peines contre tous les adultères fussent rendues capitales. Outre cela, il avait été permis de tout temps au mari qui surprenait un coupable en flagrant délit de le tuer, si c’était un esclave, comme celui dont parle Pétrone.

6 Glyco autem, sestertiarius homo, dispensatorem ad bestias dedit. — Sestertiarius homo, un homme de quatre sous, un homme de rien. Pour comprendre ce passage, il faut bien faire attention à ces mots ad bestias dedit. Cela ne veut pas dire que Glycon a fait jeter aux bêtes son trésorier, mais simplement qu’il l’a condamné aux bêtes.

Ce Glycon, cet homme de rien, n’ayant probablement ni bêtes féroces, ni amphithéâtre pour faire exécuter sa condamnation, a donné, peut-êtrc même vendu cet esclave à Titus, pour que celui-ci le fit déchirer par les bêtes dans le spectacle de gladiateurs qu’il est sur le point d’offrir au public. Ce qui prouve que la sentence n’est pas encore exécutée, c’est qu’Échion ajoute : Ridebis populi rixam inter zelotypos, et amasiunculos. « Vous rirez de voir les spectateurs prendre parti les uns pour le mari jaloux, les autres pour le galant favorisé. » Ce motridebisindique clairement que le supplice n’a pas encore eu lieu. C’est ainsi que nous voyons dans le Martyre de sainte Perpétue : Quia sciebam me ad bestius datam esse, mirabar quod non mitterentur mihi bestiœ. Dans ce passage, datam esse ad bestias ne signifie pas jetée aux bêtes, mais condamnée aux bêtes, et a le même sens que pronunciare ad bestias que nous trouvons dans Tertullien, de Resurre-ctione carnis ; de même, dare ad remum, dans Suétone, condamner aux galères.

7 Magis illa matella digna fuit, quam taurus jactaret. — Matella, un pot de nuit, c’est-à-dire une femme impudique ; quam taurus jactaret, qu’un taureau la fît sauter en l’air. C’était le supplice des adultères. Nodot prétend « qu’on les exposait ainsi à la fureur des cornes d’un taureau pour en avoir fait pousser sur le front de leurs maris. » Ce qu’il y a de certain, c’est que, pour entretenir les taureaux dans cet exercice, on plaçait, dans les amphithéâtres, de gros rouleaux de bois qu’ils ramassaient avec leurs cornes, et qu’ils lançaient, en l’air avec une grande vigueur. Martial, épigramme 21, sur les Spectacles de Domitien :

Namque gravem gemino cornu sic excutit ursum,
Jactat ut inipositas taurus in astra pilas.


Nous trouvons encore dans le Martyre de sainte Perpétue : Puellis ferocissimam vaccam prœparavit : prior Perpetua jactata est ; et Rufin dit, dans son Histoire ecclésiastique : Quum a tauro ferociter instigata fuisset, innumeris ictibus lacessita, et toto arenae ambitu jactata, nihil lœditur.

8 Colubra restem non parit. — Une couleuvre n’engendre pas une corde. C’est un proverbe qui a le même sens que cet autre qu’on trouve dans un ancien poëte :

E vipera rursum vipera nascitur.


C’est l’équivalent, de celui-ci : Bon chien chasse de race.

9 Tertiarius mortuus pro mortuo. — Les anciens, à un gladiateur vaincu, en substituaient, jusqu’à trois l’un après l’autre, pour combattre contre le vainqueur ; on les appelai subdititii ou snpposititii ou tertiarii, en grec ephedroi. Ici Pétrone dit que le gladiateur qu’on substitua à un autre, qui venait de mourir, était lui-même un mort, un cadavre, mortuus pro mortuo, car il avait les nerfs coupés, nervia præcisa. Caracalla, au rapport de Dion dans la Vie de cet empereur, prenait un si grand plaisir à voir répandre le sang des gladiateurs, qu’il en obligea un, nommé Baton, à combattre dans un même jour contre trois autres successivement, jusqu’à ce qu’il l’eût fait tuer ; après quoi il lui fit faire des obsèques magnifiques.

10 Ad summam, omnes postea secti sunt. — La loi des gladiateurs les contraignant à combattre jusqu’à la mort, ceux qui n’avaient pas de cœur, après un combat d’un moment, se blessaient eux-mêmes, et se coupaient quelquefois un bras pour émouvoir la compassion des spectateurs et obtenir qu’on leur sauvât la vie. C’est là le sens de secti sunt : « Ils se firent quelques blessures pour terminer le combat. » Juvénal, dans sa deuxième satire, dit en parlant d’un de ces poltrons :

.   .   .   .   .   Sergiolus jam radere guttur
Cæperat, et secto requiem sperare lacerto.

CHAPITRE XLVI. 1 Cicaro meus. — C’est un terme de tendresse, comme nous disons en français : mon poupon, mon poulet. Horace, satire 3 du livre II, en parlant d’un enfant, l’appelle catellus. Ce qui prouve que Cicaro n’est pas ici un nom propre, mais un surnom d’amitié, c’est que Trimalchion s’en sert dans la suite de cette satire, chapitre 7-1, pour désigner son fils, ou du moins un enfant qu’il affectionnait beaucoup : Ad dexteram pones statuam Fortunatæ meæ, et catellam cingulo alligatam, et Cicaronem meum. Selon Heinsius et Burmann, Cicaro serait mis ici, par corruption, pour Cicero, nom que les anciens donnaient à tous les enfants qui annonçaient de grandes dispositions, comme nous dirions d’un enfant borné : Ce n’est pas un Voltaire. Quintilien, livre X, dit en parlant de Cicéron : Apud posteros id consequutus est, ut Cicero non jam hominis nomen, sed eloquentiæ habeatur. Peut-être est-ce là l’origine du nom de cicerone que l’on donne, en Italie, à ceux qui se louent aux étrangers pour leur montrer et leur expliquer les antiquités de cette contrée.

2 Libra rubricata. — Pour libros rubricutos ; barbarisme grossier, qui indique assez l’ignorance de celui qui parle. C’est ainsi que l’on appelait les livres de droit, parce que les titres en étaient écrits en lettres rouges, ce qui leur fit donner le titre de rubriques. Perse, satire cinquième, dit, en parlant d’un livre renfermant les réponses d’un célèbre jurisconsulte :

Excepto, si quid Mazuri rubrica vetavit.


Ce mot est passé de la jurisprudence dans le langage ordinaire, pour signifier des ruses, des finesses, des détours.

3 Destinavi illum artificium aut tonsorium doceri, aut prœconem, aut certe causidicum. — Admirez la progression dans laquelle cet affranchi place les diverses professions auxquelles son fils peut prétendre, s’il apprend bien le droit : J’ai résolu, dit-il, de lui faire apprendre quelque profession utile, comme celle de barbier, de crieur public, ou tout au moins d’avocat. Et ce n’est pas sans raison qu’il place en première ligne le métier de barbier ; car, sous Néron et ses successeurs, on vit souvent les premières charges de la cour occupées par des gens qui avaient été barbiers ou baigneurs. Ce qui motive encore son estime particulière pour les barbiers, c’est qu’on en vit plusieurs qui l’emportaient en crédit et eu richesses sur tous les patriciens ; comme celui dont parle Juvénal dans sa première satire :

Patricios omnes opibus quum provocet unus
Quo tondente gravis juveni mihi barba sonabat.


Il juge, en outre, que faire de son fils un barbier ou un crieur public, c’est plus que d’en faire un avocat. Il avait vu sans doute plus de gens de cette sorte, que d’avocats, faire fortune à la cour. Ainsi, le même Juvénal dit, satire VII, que si l’empereur ne relevait pas la fortune et l’espérance des poëtes, les plus célèbres allaient se faire ou baigneurs, ou boulangers, ou crieurs publics :

.   .   .   .   .   Quum jam celebres notique poetae
Balneolum Gabiis, Romae conducere furnos
Tentarent ; nec fœdum alii, nec turpe putarent
Prœcones fieri.


Martial, livre V, épigramme 50, donnant des conseils à un de ses amis sur l’éducation de son fils, lui recommande de l’’éloigner de l’étude de l’éloquence, de la poésie, du droit et de toutes les sciences ; et il ajoute : « Veut-il apprendre quelque chose d’utile, qu’il se fasse musicien ou joueur d’instruments :

Fac, discat citharœdus, aut choraules ;


ou, s’il n’a pas assez d’esprit pour ces arts, faites-le crieur public ou architecte, » Et livre VI, épigramme 8, il raconte qu’un vieillard avait refusé sa fille à deux préteurs, quatre tribuns, sept avocats et dix poëtes,

Prœtores duos, quatuor tribuni,
Septem causidici, decem poetœ,


pour la donner à un crieur public.

CHAPITRE XLVII. 1 Petauristarios. — Il paraît, d’après ce passage, que les anciens étaient parvenus à dresser des porcs à différents exercices de voltige et à certains tours d’adresse, ce qui est prodigieux, vu la lourdeur et le peu d’intelligence de ces animaux.

2 Vitulos, aeno coctos. — On servait sur la table, des veaux, des porcs, des sangliers tout entiers. Érasme rapporte le proverbe : Solidos e clibano boves ; et le poëte comique Antiphane, au rapport d’Athénée, livre IV, dit, dans sa pièce intitulée Pélops : Nos pères faisaient rôtir un bœuf entier, un mouton, un cerf. On dit même, ajoute-t-il, qu’un cuisinier (ce qui est monstrueux) fit rôtir et servit au grand roi (le roi des Perses) un chameau tout entier !

3 Ex quota decuria es ? — Chaque corps de métier avait, chez les anciens, ses chefs, qu’on appelait décurions, et chacun d’eux avait plusieurs ouvriers et artisans dans sa décurie, c’est-à-dire sous sa direction. Ces décuries étaient plus ou moins honorables, selon la profession ou l’emploi de ceux dont elles étaient composées ; ce qui faisait que l’on tirait quelquefois un homme d’une décurie pour le placer dans une autre plus distinguée, pour récompenser son mérite ; et quelquefois aussi qu’on le faisait descendre dans une décurie inférieure pour le punir. Ex quota decuria es ? Ces paroles sont pleines de vanité et d’ostentation : par là Trimalchion indique qu’il avait tant d’esclaves, qu’il était obligé de les distinguer par décuries. Or, les Romains avaient trois sortes de valets : les principaux se nommaient atrienses, et ils servaient dans le palais ; viatores étaient les valets de pied, qu’on envoyait de côté et d’autre, et qu’on appelait aussi cursores ; les moins estimés étaient les villici,' 'ou valets de basse-cour.

CHAPITRE XLVIII. 1 Dicitur confine esse Tarracinensibus et Tarentinis. — La première de ces villes est dans la campagne de Rome, et la seconde aux extrémités du royaume de Naples. Ce passage suffirait seul pour prouver que ce n’est pas Néron que Pétrone a eu en vue sous le nom de Trimalchion : cet empereur n’était pas sans doute un érudit, mais il n’était pas non plus d’une ignorance assez grossière pour commettre d’aussi lourdes bévues. Il est donc beaucoup plus probable que notre auteur a voulu peindre ici Tigellin, cet homme sorti de la lie du peuple, qui, à force de bassesses et d’intrigues, parvint à supplanter Pétrone dans la faveur de Néron, et bientôt après à le perdre.

CHAPITRE L. 1 Quum Ilium cuptum est, Annibal, homo vafer, etc. — Cette histoire, ou plutôt ce conte de Trimalchion sur l’origine de l’airain de Corinthe, est parfaitement conforme à son éducation, et offre un trait d’excellent comique. Personne n’ignore combien Annibal fut postérieur à la guerre de Troie. Ce fut l’an de Rome 608, cinquante-sept ans après qu’Annibal eut quitté l’Italie, que les Romains prirent Corinthe et la livrèrent aux flammes. On prétend que, du mélange des métaux qui se fondirent dans l’embrasement de cette ville, se forma le bronze de Corinthe.

CHAPITRE LI. 1 Fuit tamen faber, qui fecit phialam vitream, quæ non frangebatur. — Parmi les découvertes que nous devons aux anciens, il en est peu de plus utiles pour les commodités et les agréments de la vie que l’invention du verre. Cette découverte est due au hasard, et remonte à mille ans environ avant l’ère chrétienne. Pline dit que des marchands de nitre, qui traversaient la Phénicie, s’étant arrêtés sur les bords du fleuve Bélos pour y faire cuire leur nourriture, mirent, à défaut de pierres, des morceaux de nitre pour soutenir leurs vases, et que ce nitre, mêlé avec le sable, se fondit à la chaleur du feu, et forma une liqueur claire et transparente qui, s’étant figée, donna la première idée de la façon du verre.

Il est d’autant plus étonnant que les anciens n’aient pas connu plus tôt l’art de rendre le verre propre à transmettre la lumière dans leurs maisons, et à conserver la représentation des objets, en appliquant l’étain derrière les glaces, que les progrès de la découverte du verre furent chez eux portés fort loin. En effet, quels beaux ouvrages n’ont-ils pas faits avec cette matière ! Quoi de plus superbe, par exemple, que ces colonnes de verre, d’une hauteur et d’une grosseur prodigieuses qui décoraient le temple de L’île d’Aradus ? Mais le plus fameux ouvrage en verre est le théâtre que Seaurus fit construire, pendant qu’il était édile : ce théâtre avait trois étages ornés de trois cent soixante colonnes. Le premier étage était tout de marbre ; le deuxième, tout incrusté de verre en mosaïque, ornement jusqu’alors inconnu, et qui n’a jamais été imité depuis ; le troisième était de bois doré. Les colonnes du premier étage avaient 13 mètres environ de hauteur ; trois mille statues de bronze, placées entre les piliers, rendaient ce théâtre le plus noble et le plus somptueux que l’on ait jamais vu.

Quant à l’histoire racontée par Trimalchion au sujet du verre malléable, elle ne mérite aucune croyance. C’était un conte déjà usé chez les anciens, et dont les hommes instruits se moquaient. Cependant, il paraît qu’on y croyait encore du temps de Pline l’Ancien, qui place cette invention sous le règne de Tibère. Voyez livre xxxvi, chapitre 26, où il assure qu’on se contenta de ruiner la boutique et les instruments de l’ouvrier. D’autres auteurs, comme Dion, livre LVII, et Isidore, livre XVI, chapitre 15. prétendent qu’on fit mourir l’inventeur.

CHAPITRE LII. 1 Quemadmodum Cassandra occidit filios suos. — Cette histoire de Cassandre qui tue ses enfants, et de Niobé enfermée dans le cheval de Troie, est une nouvelle preuve de l’ignorance de Trimalchion, qui, voulant expliquer à ses convives les sujets ciselés sur ses amphores d’argent, brouille, confond les faits et les époques. Qu’est-ce encore que ces combats d’Herméros et de Pétracte ? Je pense que notre Midas veut parler du combat d’Hector et de Patrocle. On voit tous les jours des gens sans éducation commettre de pareilles bévues, lorsqu’ils veulent faire preuve d’érudition. Ce serait donc peine perdue que de chercher à expliquer sérieusement les discours de cet ivrogne.

2 Credite mihi, cordacem nemo melius ducit. — La cordace, danse lascive des Grecs. Athénée, livres IX et XIV, dit qu’il n’y avait que des personnes sans pudeur qui osassent la danser : elle était probablement du genre des boleros espagnols et de la chahut de nos guinguettes. Meursius, dans son Orchestrum, prodigue l’érudition sur cette danse, et cite une multitude de passages empruntés d’auteurs grecs et latins qui en ont parlé ; mais nous n’avons pu faire aucun usage des lambeaux qu’il entasse sans choix et sans ordre, malgré l’extrême envie que nous avions d’offrir à nos lecteurs une description détaillée de cette danse.

Quoi qu’il en soit, elle devait être d’une indécence rare ; puisque Trimalchion veut en amuser l’ivresse de ses convives et la sienne ; et nous croyons pouvoir, sans nous tromper, la ranger dans la classe des danses obscènes. Les Grecs en firent leurs délices, et les Romains l’adoptèrent avec une espèce de fureur, lorsqu’ils eurent pris les mœurs, les arts et les vices de la Grèce.

C’est probablement la cordace qui donna aux Romains l’idée de la danse nuptiale qui offrait la peinture la plus dissolue de toutes les actions secrètes du mariage. La licence de cet exercice fut poussée si loin sous le règne de Tibère, que le sénat fut forcé de chasser de Rome, par un décret solennel, tous les danseurs et tous les maîtres de danse ; mais le mal était trop grand, lorsqu’on y appliqua ce remède extrême, et la défense ne servit qu’à rendre ce plaisir plus piquant. Qui le croirait ? la jeunesse romaine prit la place des danseurs à gages qu’on avait chassés. Le peuple imita la noblesse ; et les sénateurs eux-mêmes n’eurent pas honte de se livrer à cet indigne exercice. Il n’y eut plus de distinction sur ce point entre les plus grands noms et la plus vile canaille de Rome. Enfin l’empereur Domitien, qui n’était rien moins que délicat sur les mœurs, se vit obligé d’exclure du sénat des pères conscrits qui s’étaient avilis au point, d’exécuter en public ces sortes de danses. Cette frénésie de danser était bien éloignée de la modestie des mœurs romaines du temps de Cicéron, qui, dans l’oraison pro Murena, dit que l’on ne pouvait faire à un homme une injure plus grave que de l’appeler danseur : Un homme, ajoute-t-il, ne peut danser, s’il n’est ivre ou fou.

CHAPITRE LIII. 1 Saltuariorum testumenta.Saltuarii, ceux qui étaient chargés de la garde des forêts et des fruits.

2 Trimalchio cum elogio exheredabatur. — Tel était le malheur de ces temps-là, que les empereurs cassaient souvent, les testaments des particuliers pour s’emparer de leurs biens. Dès lors, ceux qui voulaient en conserver une partie à leur famille étaient obligés de faire un legs considérable à l’empereur, pour l’intéresser à maintenir leurs dispositions testamentaires. Quelques-uns s’en excusaient dans leurs testaments, et y expliquaient les raisons qu’ils avaient de ne rien laisser à l’empereur. C’est le sens du mot elogium, qui, dans le droit, se prend ordinairement en mauvaise part, et s’applique aux motifs qu’on alléguait pour exhéréder quelqu’un. Ainsi saint Augustin (in Sermone de vita et moribus clericorum) dit : Ambos exheredavit, illum cum laude, istum cum elogio.

CHAPITRE LIV. 1 Alienum mortuum plorare. — Allusion au métier de ces femmes qu’on louait pour pleurer aux funérailles. Lucilius, satire XXII, dit à ce sujet : Couductœ flent alieno in funere ; Stace, livre V des Silves, vers 245 : Non sua funera plorant ; et Sénèque, de Clementia, livre X, chapitre 6 : Qui a sapiente exigit ut lamentationem exigat et in alienis funeribus gemitus.

CHAPITRE LV. 1 Summa carminis penes Nursum Thracem commorata est. — Quelques critiques veulent que ce Marsus soit le poëte de ce nom auquel Martial (liv. IV, épigr. 29) attribue un poëme sur les Amazones, et dont les ouvrages n’existent plus, à l’exception du quatrain suivant sur la mort de Tibulle, dont il était contemporain, et qui mourut apparemment peu de jours après Virgile :

Te quoque Virgilio comitem non œqua, Tibulle,
Mors juvenem campos misit in Elysios,
Ne foret, aut Elegis molles qui fleret amores,
Aut caneret forti regia bella manu.

D’autres critiques ont substitué Mopsus, poëte tragique, à Marsus. Mais, dit Burmann, on ne voit nulle part que ni l’un ni l’autre soient nés dans la Thrace. D’ailleurs, il est vraisemblable que les convives de Trimalchion, beaux esprits, qui affectaient la grécomanie, qui faisaient à l’envi parade de leur érudition, ont imaginé de citer plutôt quelque poëte ancien de la Grèce, qu’un poëte latin moderne ; et comme l’intention de Pétrone était de les tourner en ridicule, et de mettre dans tout son jour la bêtise de ces fanfarons de science, il n’est pas étonnant qu’ils aient nommé précisément le plus mauvais. J’aime donc mieux croire, ajoute Burmann, que les copistes, pour abréger le mot, ont écrit Morsum pour Morsimum. Morsimus était effectivement un poëte tragique, que Suidas représente comme le plus méprisable des Pradons de la Grèce, et dont Aristophane se moque dans sa comédie des Grenouilles.

2 Quid putes inter Ciceronem et Publium interesse. — Publius Syrus, ainsi nommé parce qu’il était né en Syrie, fut conduit comme esclave à Rome, y acquit dans la suite beaucoup de célébrité par ses comédies, qui lui valurent l’estime et la protection de Jules César. Decius Laberius, qui excellait dans ce genre, appelé mimique par les anciens, venait de mourir. Publius, qui avait été quelque temps son rival, lui succéda, et obtint des succès plus éclatants encore que son prédécesseur. Quelques anciens ont mis les pièces de ce mimographe au-dessus de tout ce que les poëtes tragiques et comiques avaient produit de meilleur. Jules César en faisait un cas infini ; et, après lui, Cassius Severus et Sénèque le Philosophe en jugèrent très-favorablement.

Néanmoins ses pièces n’eurent pas le même succès dans tous les temps : l’empereur Claude en raffolait ; mais, à cette époque, le peuple jadis roi ne partageait pas l’engouement du prince, et frondait au théâtre l’admiration de l’auguste protecteur. Claude prit le parti d’user de rigueur ; et, tandis que Messaline remplissait Rome et l’univers du scandale de ses débauches, plus soigneux de la gloire de Publius que de l’honneur du lit impérial, il ordonnait au censeur de prendre les précautions nécessaires pour forcer les Romains à rire aux comédies de son poëte favori.

Quoi qu’il en soit, Cicéron, très-bon juge en littérature, ou n’aimait pas le genre de Publius, ou méprisait ses talens ; car il écrit à l’un de ses amis qu’il a su se faire assez de violence pour assister sans ennui, pendant les jeux célébrés par César, aux pièces de Publius et de Laberius. Mais, pensât-on différemment sur le compte de ce poëte, le parallèle que fait Trimalchion n’en paraîtra sûrement pas moins absurde au lecteur sensé : car l’auteur des Offices, des Tusculanes, et de tant d’autres ouvrages sérieux et sublimes, ne peut avoir aucun Irait de ressemblance avec un poëte comique, quelles que soient les saillies aimables et spirituelles que celui-ci ait semées dans ses pièces.

3 Ciconia etiam grata, peregrina, hospita. — Avant le règne d’Auguste, on ne s’était pas encore avisé de manger des cigognes ; d’où Horace dit, satire 2 du livre II :

Tutus erat rhombus, tutoque ciconia nido,
Donec vos auctor docuit praetorius.


Ce fut un certain Acinius Rufus qui, le premier, fit servir des cigognes sur sa table, et les mit à la mode ; et comme ensuite il brigua la préture qui lui fut refusée, on fit à ce propos une chanson dont voici le sens : Si ce galant Rufus, qui apprête si bien les cigognes, n’a pas eu les suffrages en sa faveur, c’est que le peuple a voulu venger la mort de ces oiseaux. Les cigognes, d’ailleurs, n’étaient pas bonnes à manger : leur rareté en faisait tout le prix.

4 Æquum est, induere nuptam ventum textilem. — Sénèque, de Beneficiis, lib. VII, dit : « Je vois des vêtements de soie, si l’on peut appeler vêtements ces étoffes qui ne mettent à couvert ni le corps ni la pudeur, et avec lesquelles une femme ne peut dire, sans mentir, qu’elle n’est pas nue. C’est ce qu’on va chercher à grands frais chez des nations inconnues, afin que nos femmes fassent voir au public tout ce qu’elles peuvent faire voir en particulier à leurs galants. » Il n’est pas nécessaire de faire sentir le rapport qui existe entre le passage de Sénèque et les vers de Pétrone :

Æquum est, induere nuptam ventum textilem,
Palam prostare nudam in nebula linea.


Varron appelle ces habits : vitreas togas, des robes de verre. Saint Jérôme, écrivant à Léta sur l’éducation de sa fille, veut qu’elle porte des habits qui la garantissent du froid, et qui ne la laissent pas nue en la couvrant : Non quibus vestita corpora nudentur. Horace, satire 2 du livre I :

 
.   .   .   .   .   Cois tibi paene videre est,
Ut nudam.   .   .   .  


Coae vestes étaient des habits d’une gaze très-fine qu’on faisait dans l’île de Cos, où il y avait une grande quantité de vers à soie (Pline, liv. II, chap. 23).

CHAPITRE LVI. 1 Puerque, super hoc positus officium, apophoreta recitavit. — Les Romains, pendant les Saturnales, et lorsqu’ils donnaient des festins, faisaient des espèces de loteries où l’on tirait des billets qui contenaient toutes sortes de choses dont le maître de la maison faisait présent aux convives. Pour rendre ces loteries plus divertissantes, au lieu de billets blancs, comme dans les nôtres, on y mettait des sentences extravagantes ou des choses de nulle valeur, pour se moquer de ceux à qui ces billets tombaient en partage. Suétone, dans la Vie d’Auguste, chapitre 75, en donne des exemples : « Aux Saturnales, dit-il, et même en d’autres occasions où il voulait se divertir, cet empereur faisait des loteries où il mettait des habits magnifiques, de l’or, de l’argent, quelquefois des médailles ; puis des éponges, des pelles à feu, des pincettes, des tuniques de poil de chèvre, et des lots encore plus bizarres. »

Le même historien dit que Néron faisait en particulier de semblables loteries, et que dans les fêtes qu’il célébra pro œternitate imperii, pour l’éternelle durée de l’empire, il en ouvrit de publiques, où il fut, selon sa coutume dans ces sortes d’occasions, généreux et prodigue à l’excès. Il faisait jeter au peuple mille billets par jour, dont quelques-uns renfermaient des lots assez considérables pour faire tout d’un coup la fortune de ceux entre les mains desquels ils tombaient. Louis XIV donna quelquefois le même divertissement à sa cour ; mais la dignité naturelle du prince n’y admettait que des accessoires convenables à la majesté du trône.

2 Argentum sceleratum ! — L’argent est appelé ici sceleratum, c’est-à-dire : causa omnium scelerum.

.   .   .   .   .   Quid non mortalia pectora cogis
Auri sacra fames ?


a dit Virgile. On donnait à Rome le nom de sceleratus, non-seulement aux personnes qui commettaient des crimes, mais aux choses inanimées. C’est ainsi qu’on appelait porte Scélérate la porte Carmentale, par où étaient sortis les trois cent six Fabiens qui furent tous tués par les Étruriens ; et rueScélérate,celle dans laquelle la femme de Tarquin fit passer son char sur le corps de son père.

3 Seriphia et contumelia ! — Il y a dans ce passage une foule de jeux de mots et de mauvaises plaisanteries dont le sens est souvent inintelligible. Cependant nous avons quelquefois réussi à les comprendre : tel est, par exemple, le rapport de son, intraduisible en français, qui existe entre contumelia, des outrages, et contus cum malo, un croc et une pomme ; le rapport de forme entre porri, des poireaux, et flagellum, un fouet ; entre canalem et pedalem un canal et une mesure d’un pied, et lepus et solea, un lièvre et une pantoufle. Mais entre les mots murœnam et litteram, et murem cum rana alligatum et fascem betœ, le jeu de mots est encore plus facile à saisir : murœna, en effet, renferme, à une lettre près, mus et rana. Pour comprendre l’analogie qui existe entre litteram et betœ, il faut se rappeler que beta, B, est la seconde lettre de l’alphabet grec. Ces niaiseries sont bien dignes de Trimalchion et de ses convives.

CHAPITRE LX. 1 Repente lacunaria sonare caeperunt. — Les Romains étaient si somptueux dans leurs festins, que les lambris de leurs salles à manger se changeaient quelquefois à chaque service, soit en tournant sur eux-mêmes, soit en s’entr’ouvrant. Sénèque, épître 91 : Qui versatilia coenationum laquearia ita coaginentat, ut subinde alia facies atque alia succedat, et toties tecta quoties fercula mutentur, etc. Suétone, dans la Vie de Néron, chapitre 31, décrit de semblables lambris pratiqués dans le palais de cet empereur, et d’où l’on répandait sur les convives des fleurs et des parfums.

2 Coronœ aureœ, cum alabastris unguenti, pendebant. — Athénée, livre xv, nous apprend qu’on apportait pour chacun des convives des couronnes et des parfums, avant de servir le fruit : les Grecs les faisaient descendre du plafond à l’aide d’une machine. Le poëte Alexis raconte que l’on vit paraître dans les banquets des colombes frottées d’essences qu’elles répandaient, en volant, sur la table et sur les convives. Horace, odes 4 et 38 du livre I, demande des couronnes de myrte à l’esclave qui lui verse à boire : il est aussi question, au chapitre 28 d’Isaïe, de ces couronnes dont les buveurs se paraient à la fin des repas, et lorsque le vin les faisait chanceler. Presque toutes ces habitudes de luxe avaient passé des Assyriens aux Grecs, soit par les Égyptiens, soit par les Phéniciens, et s’étaient transmises des Grecs aux Romains. Les couronnes ordinaires des festins étaient de fleurs ou de myrte ; mais celles que Trimalchion fait donner à ses convives sont d’or, ou tout au moins dorées, pour montrer la richesse et la magnificence du maître de la maison.

3 Priapus, a pistore factus. — Comme Priape était le dieu des jardins, il était tout naturel qu’il présidât au dessert. Les pâtissiers faisaient pour ce service des figures de Priape qui, dans le devant de leur robe, car tel est le véritable sens de ces mots sinu satis amplo, offraient aux convives toutes sortes de fruits et de raisins : omnis generis poma et uvas sustinebat. Ces Priapes étaient de pâte cuite, et on pouvait les manger, comme le dit Martial dans l’épigramme 69 du livre XIV :

Si vis esse satur, nostrum potes esse Priapum.

4 Cœperunt effundere crocum. — Sénèque, dans l’épître 91, rapporte que l’on faisait jaillir du safran dans les salles de festin par des tuyaux cachés. On s’en servait surtout dans les fêtes sacrées, et on en parfumait les coussins sur lesquels on posait les statues des dieux.

5 Unum Cerdonem, alterum Felicionem, tertium Lucronem. — Ce sont des noms de divinités, comme celles que saint Augustin tourne en ridicule au commencement de son ouvrage intitulé la Cité de Dieu. Les anciens avaient fini par établir une divinité spéciale pour chaque action et pour chaque objet. — Cerdonem, kerdos, signifie gain, lucre, profit, d’où l’on tire l’étymologie du vieux mot français guerdon, qui veut dire la récompense ou le profit de quelque travail ou service. Polémon, ancien et célèbre historien, écrit, au rapport d’Athénée, livre V, que les habitants de Sparte adoraient un dieu qu’ils appelaient Kerdon. Juvénal appelle cerdones des artisans, des gagne-petit, satire IV, avant-dernier vers. — Felicionem de felix, le dieu du bonheur. — Lucronem de lucrum, le dieu du gain ; le même probablement que Cerdon : ce n’était pas trop de deux divinités de cette nature pour un homme qui avait fait sa fortune par des gains qui n’étaient probablement pas très-légitimes. Arnobe, livre IV, Contre les gentils, leur reproche des dieux qu’ils adoraient sous le même nom, Lucrios deos, qui présidaient aux gains même les plus déshonnêtes et les plus injustes :

CHAPITRE LXII. 1 Intellexi illum versipellem esse. — Les Latins nommaient varios et versipelles ceux qui, comme Protée, changeaient de forme quand il leur plaisait. Plaute, dans Amphitryon, dit en parlant de Jupiter, tantôt taureau, tantôt cygne, tantôt corbeau :

Ita versipellem se facit quando lubet.


Ce mot répond à peu près à notre loup-garou et, au lycanthrope. des Grecs. Pline dit à ce sujet, livre VIII, chapitre 22 : Homines in lupos verti, rursumque restitui sibi, falsum esse, confidenter existimare de-bemus. Unde tamen ista vulgo infixa sit fama in tantum, ut in maledictis versipelles habeat, indicabitur.

CHAPITRE LXIII. 1 Asinus in tegulis. — C’est une expression, proverbiale, pour dire une chose surprenante et incroyable.

2 Nam a puero vitam chiam gessi. — « Car, dès mon enfance, j’ai toujours mené une vie voluptueuse. » Vitam chiam, ainsi appelée de Chio, une des îles de la mer Egée, renommée pour la mollesse de ses habitants. Athénée, livre I, nous apprend que la vie voluptueuse de ce peuple était, passée en proverbe, comme celle des Phéaciens, leurs voisins. Homère, dans l’Odyssée, Horace, épître 15 du livre I, et Junius, dans ses proverbes, font mention de cette île, où les concerts d’instruments, les danses et les festins étaient continuels.

3 Subito strigœ cœperunt.Strigœ ou striges étaient des oiseaux de nuit qui, disait-on, enlevaient les enfants au berceau et leur suçaient le sang : c’est cette espèce de grande chauve-souris que nous appelons vampire. Ovide explique ainsi l’origine de leur nom au livre VI des Fastes :

Nocte volant, puerosque petunt nutricis egentes,
............
Est illis strigibus nomen, sed nominis hujus
  Causa, quod horrenda stridere nocte solent.


On a ensuite donné ce nom aux sorcières, parce qu’elles choisissent la nuit pour faire leurs maléfices. Robert Southey, dans une de ses ballades, fait parler ainsi la Sorcière de Berkeley :

I have suck’d the breath of sleeping babes,
  The fiends have been my slaves ;
I have ’nointed myself with infants’ fat,
  And feasted on rifled graves.


« J’ai sucé le souffle des nouveau-nés pendant leur sommeil ; les démons ont été mes esclaves ; je me suis parfumée de la graisse des enfants, et je me suis régalée de la chair des cadavres sur les tombeaux profanés. »


Apulée, dans l’Ane d’or, livre I, parle amplement de ces sorcières, et dit qu’elles sont surtout friandes de chair humaine. Les lois saliques ordonnent que « si-une sorcière a mangé un homme, et qu’elle en soit convaincue, elle payera 200 écus, » ce qui était une grande somme pour ce temps-là. C’est pour cette raison qu’on gardait anciennement les corps morts avec tant de soin.

4 Salvum sit, quod tango. — C’est une formule de prière pour écarter un fâcheux événement. Le narrateur vient de dire que le Cappadocien perça de son épée une sorcière dans l’endroit qu’il indique sur son propre corps ou sur celui d’un de ses voisins de table, comme le marquent ces mots, hoc loco ; et, pour effacer la fâcheuse impression de son récit, ou la crainte superstitieuse que le geste qu’il vient de faire a pu faire naître soit dans son esprit, soit dans celui du convive qu’il a touché, il ajoute : Salvum sit quod tango : « Que les dieux préservent d’un pareil accident l’endroit que je touche ! »

CHAPITRE LXIV.1 Unum Apelletem. — Apellète était un tragédien qui avait une très-belle voix ; Caligula le fit déchirer à coups de verges, pour avoir balancé à répondre lequel il trouvait le plus grand, de Jupiter ou de lui ; et, tandis qu’Il expirait sous les coups, ce prince, en l’entendant gémir, eut la férocité de dire qu’il lui trouvait la voix charmante en cet instant.. VoyezSuétone, dans laViede cet empereur, chapitre 33.

2 Buccae ! buccœ ! quot sunt hic ? — C’est une espèce de jeu puéril que Lavaur décrit ainsi : « L’un monte à califourchon sur le dos de l’autre ; il le frappe d’une main et lève quelques-uns des doigts de l’autre main, comme ceux qui jouent à la mourre ; puis il demande à celui qui est sous lui combien il a levé de doigts, et continue à le frapper jusqu’à ce qu’il ait deviné. » Chaque pays a un mot particulier pour désigner le patient. Peut-être, au lieu de buccœ, serait-il préférable de lire bucco, sot, imbécile, reproche qui semblerait s’adresser à la lenteur d’esprit de celui qui ne peut pas deviner combien de doigts on lui présente.

CHAPITRE LXV. 1 Insecutœ sunt matteœ. — Les mattées étaient un service composé de mets délicats, hachés et assaisonnés d’épiceries, enfin tel que notre auteur va les décrire ; ce mot est tiré du grec mattun qui vient de mattô, ou massô, pétrir ; hacher. Athénée, vers la fin de son livre XIV, enseigne la manière de faire les mattées ; sa prescription est digne de figurer dans le Cuisinier royal ou le Cordon-Bleu : « Hachez et mêlez ensemble, dit-il, une perdrix, des pigeons gras, des petits poulets gras, et arrosez le tout de vinaigre ou de verjus ; » et, livre iv, il y ajoute des oisons, des tourterelles, des grives, des merles, des lièvres, des agneaux, des chevreaux. C’est une espèce de salmis, ou plutôt d’olla podrida, qu’on mettait ordinairement sur table avant le dernier service. Sénèque, épître 95 ; dit à ce sujet : Piget esse singula, coguntur in unum sapores, in cœna fit quod fieri debet saturo in ventre ; exspecto jam ut manducata ponantur : « On ne se contente plus de manger les mets séparés, on rassemble tous les goûts en un seul ; on fait à table ce qui doit se faire dans l’estomac rassasié ; on en viendra bientôt, j’espère, à servir des viandes toutes mâchées. »

2 Nudos pedes in terram deferre.— On devait cet hommage aux premiers magistrats du pays, et surtout au préteur (qui rendait et faisait rendre la justice), de se lever sur ses pieds, lorsqu’il entrait dans le lieu où l’on était ; et c’est ce qu’Encolpe se disposait à faire, prenant Habinnas pour le préteur, lorsqu’Agamemnon l’avertit de son erreur. Ce passage prouve d’ailleurs évidemment que les anciens se mettaient à table les pieds nus, comme nous l’avons dit précédemment. Quand ils passaient dans la salle du festin, ils prenaient des mules de chambre, qu’ils quittaient au bas des lits, et qu’ils reprenaient en se levant. Ainsi Horace, satire 2 du livre II, dit que le maître de la maison, voulant se lever pour donner quelques ordres, demande ses pantoufles : soleas poposcit.

3 Scissa lautam novemdialem servo suo Misello faciebat. — On nommait sacrum novemdiale le sacrifice que l’on faisait pour un mort, neuf jours après son décès, et qui était suivi d’un festin, auquel on invitait tous les amis du défunt. Cette solennité est indiquée dans la novelle 115 de Justinien, chapitre v, et dans saint Augustin, Questions sur la Genèse, où il se plaint que les chrétiens imitent cette coutume des païens, quod apud Latinos novemdiale appellatur. Les jeux de l’anniversaire de la mort d’Anchise se font au jour de la neuvaine, Enéide, livre V :

Exspectata dies aderat, nonamque serena
Auroram Phaethontis equi jam luce vehebant.

Dans l’Iliade (chant XXIV), Priam demande à Achille neuf jours pour pleurer Hector.

Ordinairement on gardait pendant sept jours le corps du défunt ; on le brûlait le huitième jour, et le neuvième on l’ensevelissait.

4 Quem mortuum manumiserat. — C’était un caprice, dont il est difficile de concevoir la raison, d’affranchir un esclave à l’article de sa mort, à moins que ce ne fût pour ne pas perdre le prix de sa liberté ; c’est ce que les anciens appelaient moribundum manumittere, et non pas mortuum, comme le dit ici Pétrone pour outrer la plaisanterie. Les jurisconsultes ont été plusieurs fois consultés pour savoir si cet affranchissement était valable, et la loi dernière (Digest. de manum. testam. ) dit positivement : Quosdam scribere solitos, stichus quum morietur, liber esto.

5 Coacti sumus dimidias potiones super ossicula ejus effundere. — C’était l’usage chez les anciens de verser du vin sur les bûchers et sur les tombeaux des morts ; ainsi aux funérailles de Misène, livre VI de l’Énéide :

Postquam coliapsi cineres, et flamma quievit,
Relliquias vino et bibulam lavere favillam.


Selon Festus, on appelait ces libations vinum respersum. Le religieux Numa avait cependant défendu de répandre du vin sur les bûchers, par la loi Postumia, qui réglait les funérailles : Vino rogum ne adspergito (Pline, liv. XIV, chap. 2. ).

CHAPITRE LXVI. 1 Scriblita frigida. — Habinnas se moque ici de Scissa, quand il parle de la tarte froide qu’il a fait servir à ses convives : les tartes, chez les anciens, ne se servaient que chaudes, comme le prouve ce passage de Martial, livre III, épigramme 17 :

Circumlata diu mensis scriblita secundis,
  Urebat nimio sœva calore manus.