Scènes de la vie en Ukraine - Un Royaume de Dieu/03

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Scènes de la vie en Ukraine - Un Royaume de Dieu
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 538-565).
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SCÈNES DE LA VIE EN UKRAINE

UN
ROYAUME DE DIEU[1]

DERNIÈRE PARTIE[2]


X. — LA CHANSON DE STENKA BAZINE

On entendit de loin leur musique… Ils arrivaient dans les blés, et au-dessus de la moisson immobile on voyait étinceler les pointes brillantes de leurs lances.

Pressés sur le bord de la mare, les hommes d’un côté et les femmes de l’autre, Juifs et Juives regardaient s’avancer, sur leurs petits chevaux, les magnifiques cavaliers coiffés du bonnet d’astrakan qui les grandissait encore, la lance au poing, le fouet attaché à la selle et laissant traîner jusqu’à terre ses petites boules de plomb, l’air lier et arrogant, la bouche largement ouverte pour lancer la chanson sonore, qui répandait sur le village une pluie de notes étranges, héroïques et joyeuses :

Sur les eaux du large fleuve
Ont apparu les barques peintes,
Les barques peintes des Cosaques
Avec leurs proues en fer de lance…

Maintenant ils passaient la mare. Les cuivres emplissaient de leurs éclats la grand’rue, qui, en fait de fanfare, n’avait jamais entendu que le violon des mariages et les sons de la corne de bélier, lorsqu’au grand jour de Kippour la trompette sacrée annonce que le Seigneur a prononcé son jugement sur les hommes. Et toujours retentissait la chanson de Stenka Ruzine, le chef légendaire des Cosaques du Don, qui dans le temps même où Chmelnicki immolait les Juifs par milliers, massacrait, lui, les Boyards, moulant et descendant les grands Houves et promenant parlant la terreur, de la Mer Blanche à la Perse…


Sur la barque qui s’avance en tête,
Stenka Razine se tient debout
Enlaçant sa Persane.
Il fête ses nouvelles noces, il est gai, il est ivre…


Brusquement, la musique s’arrêta et la chanson aussi. Les cavaliers se formèrent en demi-cercle. Des ordres brefs retentirent. On entendit des bruits de lance, de sabre et d’étrier. Un vague sentiment d’effroi passa sur la foule des caftans et des robes de velours. Et l’on vit alors s’avancer, dans sa houppelande neuve de satin, déjà crottée de boue, Reb Naftali en personne, tête nue, tenant d’une main sa casquette, et de l’autre un plateau d’argent : il venait présenter au Commandant des Cosaques le pain et le sel au nom de la Communauté.

Lorsque le Délégué à la mairie fut arrivé près de lui, le Capitaine se pencha sur le cou de sa monture, qui piaffait d’une façon inquiétante, pour écouter ce que lui disait ce Juif. Et qu’avait-il donc à dire, Reb Naftali, à cet homme tout pareil, son épée nue dans la main, à l’Ange de la Destruction ? Il lui disait tout simplement les dispositions prises pour le loger, lui et ses hommes. Mais ses coreligionnaires ne doutaient pas qu’il ne tint au Commandant des Cosaques quelques propos sublimes sur la Sainte Communauté et les vertus du Zadik.

Pendant ce temps, appuyés sur leurs lances, les soldats regardaient avec étonnement le noir troupeau rassemblé sur la place, car dans leurs villages à eux on ne voit point de Juifs, et ce n’est pas tous les jours que le hasard vous conduit chez un Rabbin Miraculeux… Que de barbus ! que de papillotes ! que de casquettes de satin ! que de caftans déboulonnés au-dessous de la ceinture, laissant voir les longs scapulaires flottant sur les culottes blanches, et les maigres jambes en bas blancs couleur de vieille crème ! Et là-bas, à l’autre bout de la place, que de perruques de satin, que de jupes de velours ! Et ces filles, qui ma foi n’étaient pas laides, comme elles ressemblaient peu, avec leurs robes sombres qui leur montent jusqu’au cou, aux belles filles d’Ukraine, dont la chemise largement ouverte laisse voir si agréablement la poitrine !

Cependant Rabbi Naftali avait terminé son discours. L’officier des Cosaques s’était redressé sur sa selle, et s’adressant à ses hommes : « Mes enfants, leur dit-il, nous ne sommes pas venus ici en expédition punitive. Nous sommes ici en amis. Vous serez bien traités, bien logés, bien nourris. De votre côté, soyez sages ! Que je n’apprenne pas qu’on a rien volé chez l’habitant, ni bétail, ni volaille, ni fourrage. Surtout ne touchez pas aux femmes ! Vous m’avez compris, enfants ! »

Ces mots du Capitaine étonnèrent profondément les soldats. Que venait-on faire chez ces Juifs ? Pourquoi y venait-on en amis ? Mais ce n’est pas l’affaire d’un Cosaque de réfléchir sur un ordre. Le Capitaine a parlé et le Cosaque obéit.

L’officier et cinquante hommes prirent le chemin du château. Le reste du détachement se dirigea vers la cour du Zadik.

Des lits ! Des paillasses ! Des draps ! Et des tables dressées comme pour un banquet de noces, avec des assiettes, des verres et des bouteilles d’eau-de-vie. Les cavaliers du Tsar n’en croyaient pas leur vue ! Qui donc aurait jamais pu croire que ces Juifs avaient du bon ?… On leur servit un festin magnifique ; et quand ils eurent bu et mangé tout leur saoul (sans pourtant venir à bout de tout ce qu’on leur apportait) ils se mirent à déambuler dans l’enclos du Rabbin Miraculeux. Ils trouvèrent un grand plaisir à regarder un petit vieux, habillé de satin noir, en culotte blanche et en bas blancs, passer délicatement sur sa langue, pour en éprouver le fil, un petit rasoir brillant, puis saisir des poulets que lui présentaient des servantes, et leur trancher à demi l’œsophage, sans qu’une seule goutte de sang parût seulement sur la plume… Ils le virent, un moment plus tard, avec la même adresse, passer cette fois sur sa langue un énorme couteau, puis se mettre à genoux devant un bœuf de Tcherkass, prononcer quelques mots magiques, et l’expédier avec autant d’aisance qu’il avait fait des poulets. Le sang jaillit, mais le vieillard s’était prestement relevé, et pas la moindre éclaboussure n’avait souillé ses bas blancs.

Léïbélé, qui ne quittait plus ses nouveaux compagnons, leur expliqua que cet incomparable boucher était le sacrificateur, et que, sous peine de péché mortel, personne dans la Communauté ne pouvait manger d’une bête qui n’eût été tuée par lui. Ce qui faisait bien rire les naïfs enfants de la steppe, habitués à tordre le cou, sans autre forme de procès, à tous les volatiles qui leur tombaient sous la main.

Ils admirèrent aussi beaucoup le verger du Zadik, où travaillaient toujours une demi-douzaine de paysans chrétiens (un Juif ignorant tout à fait l’art de cultiver des légumes et de soigner des arbres fruitiers). En ce moment, comme chaque matin, les membres de la Communauté sainte s’y promenaient en grand nombre, l’air soucieux, préoccupé, en tirant de leurs pipes d’énormes bouffées de fumée. Ils allaient et venaient dans la grande allée du jardin, avant la prière de midi, pour activer par une heure d’exercice le travail de la nature, car le Talmud prescrit de n’arriver à la prière qu’avec des intestins dégagés. Et cela encore, comme on pense, amusait fort les Cosaques, qu’il fallût faire tant de cérémonies pour quelque chose d’aussi simple.

Mais ce qui les surprit plus que tout, ce fut la prière elle-même ! Trois cents Juifs, trois cents caftans noirs, la tête sous une écharpe blanche, une petite boîte carrée sur le front, des lanières de cuir au bras, et qui se dandinaient, agitaient tout leur corps en avant et en arrière, toujours et toujours plus vite, comme s’ils rivalisaient ensemble à qui serait le plus rapide, à qui hurlerait le plus fort, ou bien levaient les bras en l’air et se mettaient à claquer des doigts en sautant d’un pied sur l’autre !… Pressés devant la porte qu’ils avaient entr’ouverte, ou se faisant la courte échelle pour regarder par les fenêtres, les Cosaques contemplaient avec stupeur cette scène extravagante, qui faisait dire à Alexandre II entrant un jour, pour la première fois, dans une synagogue de ces Juifs orientaux : « Mais, c’est une maison de déments ! » Sous le regard de ces païens, toute la synagogue se sentait mal à l’aise. Cependant, aucun des Juifs n’osait aller pousser la porte, ni seulement tirer la ficelle pour fermer la fenêtre au nez des impudents.

L’après-midi, après avoir de nouveau bu et mangé, comme sait boire et manger un Cosaque, les soldats se répandirent dans la rue. En petite tenue d’été, tête nue, la veste de toile serrée à la ceinture, le knout enroulé au poignet, ils avaient l’air moins redoutables que sous leur grande tunique et leur bonnet d’astrakan, avec le sabre et la lance. La plupart ne dépassaient pas la mare et le cabaret d’Isrolik. Quelques-uns cependant, s’aventuraient jusque dans le village des paysans chrétiens. Mais les paysans ne connaissent guère les Cosaques que pour avoir subi quelques expédition punitive, et ceux de Schwarzé Témé, bien que pareille mésaventure ne leur fut jamais arrivée, ne témoignaient aucun désir de faire plus ample connaissance. D’ailleurs, à cette heure de la journée, presque tous étaient aux champs. Les chiens aboyaient dans les cours, et les femmes et les filles se cachaient le visage derrière les pois de géranium et d’œillet. Aussi, les grands garçons ne s’attardaient guère en ce lieu, où rien ne pouvait les distraire, pas même un cabaret ; et vite ils s’en allaient rejoindre, sur l’autre rive de la mare, leurs camarades attablés chez Isrolik — lequel, pour la première fois de sa vie, remplissait jusqu’au bord le verre de ses clients, sans leur faire payer un kopeck !

Chassés des bois par la faim, les chiens qui avaient échappé au harpon des forçats, recommençaient de se montrer, plus silencieux, plus effacés, plus humbles encore que d’habitude. Les soldats s’approchaient d’eux, les flattaient de la main, leur adressaient de petits mois d’amitié comme on en dit à des chiens ordinaires. Et sans doute, entre chiens errants, parle-t-on encore dans les bois de cette extraordinaire aventure, car si les malheureuses bêtes savaient bien qu’à Schwarzé Témé il y avait, chaque année, un jour fatal où beaucoup ne revenaient pas du village, aucun d’eux ne se souvenait d’y avoir reçu des caresses.

À cinq heures, la trompette sonna l’appel dans la cour du Rabbin Miraculeux. La petite ville juive reprit son aspect accoutumé. Les femmes, sur le pas des portes, échangeaient leurs impressions, et trouvaient que ces démons, ces dépendants de Chmelnicki, n’étaient pas aussi terribles qu’on aurait pu le redouter. Leïbélé, à la synagogue, s’abandonnait avec délices au flot de ses souvenirs militaires, et tout le monde l’écoutait maintenant à l’égal d’un prophète. Il les connaissait bien, ces Cosaques, pour avoir passé trente et un mois avec eux, du temps où il était dans l’infanterie montée ! Des bandits, des gens féroces, cela était certain ! Mais quels charmants garçons, quand ils n’étaient pas de service ! Ils dansaient, c’était un rêve ! De véritables chérubins ! et quels cavaliers, Dieu juste ! Et quel buveurs incomparables ! Avant qu’un Cosaque se sôule, il faut une mer d’eau-de-vie. Mais quand il est sôul, par exemple, vingt Juifs, que dis-je ! cinquante Juifs n’en viendraient pas à bout !

La voix du Chantre qui entonnait marew, interrompit les propos du Soldat, et ramena la synagogue à des pensées moins frivoles. Dehors, dans la cour du Zadik, quelques accordéons commençaient de gémir, et les Cosaques excités par l’excellent repas et tout le vin et l’eau-de-vie qu’ils avaient bus dans la journée, s’étaient remis à chanter :


Sur les eaux du large fleuve,
Ont apparu les barbues peintes,
Les barques peintes des Cosaques
Avec leur proue en fer de lance…


Et d’une façon bien insolite le chant guerrier se mêlait au vieux cantique de David :


L’homme est semblable au néant.
Ses jours passent comme l’ombre fugitive…


Dehors, les cent Cosaques, groupés autour de leurs accordéons, faisaient avec leurs voix puissantes un chœur qui remplissait la nuit :


Sur la barque qui s’avance en tête,
Stenka Razine se tient debout,
Enlaçant sa Persane.
Il fête ses nouvelles noces, il est gai, il est ivre !

Autour de lui ses compagnons murmurent :
Il nous oublie pour une femme.
Une seule nuit passée avec elle
L’a rendu au matin pareil lui-même à une femme…


En vain le ministre officiant, en vain toute la synagogue s’efforcent de dominer la chanson. La chanson des cent Cosaques couvre tout de sa clameur ! On dirait que l’accordéon est là dans le Saint Lieu et que mille démons avinés rugissent là, sur l’almémor :


Murmures et railleries,
Sont arrivés jusqu’aux Oreilles de l’Ataman farouche.
Alors lui, de son bras puissant,
Il enlace la belle Persane.

Ses yeux se sont remplis de sang,
Ses noirs sourcils se sont froncés,
Voici l’orage qui approche…


Et à mesure que le chant se développe, il semble que sans cesse des voix nouvelles, accourues de partout, se mêlent à ce chant démoniaque, et que maintenant ils sont dix mille, tant le fracas va grandissant !… Alors, accablé par la tempête, le malheureux Hazën, d’un geste de la main, arrête la prière, ne voulant pas répandre plus longtemps les paroles divines dans un air profané par ces hurlements sauvages. Et dans la synagogue, plongée dans une stupeur profonde, les Juifs écoutent en silence la chanson forcenée qui, s’ils avaient pu la comprendre, les aurait consternés d’horreur.


Déjà de son bras vigoureux,
Stenka Razine soulève la Persane,
Et dans le flot qui vient à lui
Il la lance par-dessus le bord.

Et très loin, sur les deux rives,
On entend sa voix qui résonne :
Volga, Volga, fleuve mère,
Reçois dans tes eaux la Belle !

Volga, Volga, mère chérie,
Volga, Volga, fleuve mère, t’a-t-on jamais fait un cadeau,
Un cadeau pareil à celui que te fait aujourd’hui
Le cosaque du Don ?…

Et vous là-bas, les diables, pourquoi donc cet air abattu ?
Danse donc, Filka le démon !
Et nous autres, mes frères, entonnons la chanson hardie,
En mémoire de son âme…


Et comme la bourrasque d’hiver, poussant la porte mal fermée, jette le vent dans la maison, un ouragan de voix emplit tout le Saint Lieu :


Sur les eaux du large fleuve
Ont apparu les barques peintes,
Les barques peintes des Cosaques
Avec leur proue en fer de lance !


Puis tout à coup, silence. Rien que l’accordéon qui continue doucement de gémir. Devant la sainte armoire, le Hazën tout tremblant reprend l’office interrompu. Et avec lui, tous les pieux Juifs entonnent de nouveau le vieux psaume, que jadis le roi David accompagnait sur la harpe :

L’homme est semblable au néant.
Ses jours passent comme l’ombre fugitive…

A défaut de la harpe, l’accordéon geignard semble accompagner le cantique. Une fois de plus, la victoire reste aux enfants d’Israël, une fois de plus la voix divine survit au chant des démons.


Abaisse tes deux, ô Seigneur !
Que ta droite touche les montagnes,
Et qu’elles s’évanouissent en fumée.
Que ta foudre retentisse,
Et que nos ennemis se dispersent !…


A quels ennemis pensaient-ils, les Juifs de Schwarzé Témé, en récitant le psaume venu du fond des âges ? Aux vieux adversaires de David, aux Philistins, aux Moabites, aux gens de l’Idumée ? ou bien aux Poltavtsé, aux massacreurs de Smiara ? ou simplement à ces Cosaques qui, dans la cour du Rabbin Miraculeux, faisaient gémir l’accordéon ?… Tant que dura la prière, cela pouvait rester obscur au fond de leurs esprits. Mais quand ils eurent regagné leurs logis, et qu’ils se furent étendus dans leurs lits, et qu’ils se dirent qu’enfin on allait pouvoir dormir, dormir sans cauchemars, sans risquer de s’éveiller sous le couteau des assassins, personne alors, personne dans la Communauté sainte, n’eut l’idée de confondre les Cosaques sauveurs avec l’Amalécite ou bien les Poltavtsé.

Seul, dans sa chambre, le vieux Zadik, entendant le chant es soldats qui se réveillait de fois à autre comme un feu mal éteint, et le bruit des chevaux qui hennissaient, piaffaient et se mordaient dans la sainte souka, le vieux Zadik sentait son cœur se remplir d’une profonde amertume. Avait-il eu raison d’appeler ici ces païens ? Avait-il obéi à une inspiration divine ? Dans sa bonté le Seigneur avait-il résolu de protéger la Communauté sainte (non certes à cause de ses mérites, mais à cause des mérites des ancêtres ? ) Ou bien l’Eternel Sabaoth avait-il voulu éprouver son serviteur, et voir s’il mettait plus de confiance dans un secours profane que dans la miséricorde divine ?… Interrogations redoutables, qui demeuraient, hélas ! sans réponse. Et puis d’ailleurs, pourquoi interroger sans fin ? N’est-ce pas le plus grand des crimes de chercher à pénétrer les secrets de l’Eternel ? Obscurs sont les desseins de Dieu. Malheur à l’imprudent qui tente de vouloir les connaître ! Et sur cette pensée rassurante, le Zadik souffla sa bougie et s’enfonça dans les ténèbres.


XI. — LES SORCIERS DE LA LUNE

Les Cosaques avaient fait savoir, par l’entremise de Leïbélé, qu’ils feraient, cet après-midi, des exercices à cheval, et que, pour remercier les Juifs de leur hospitalité, ils les conviaient à ce spectacle.

Grand émoi à la synagogue ! Enflammés par les récits du Soldat, tous les Juifs de Schwarzé Térné brûlaient d’aller dans la prairie pour voir les tours des Cosaques. Mais qui donc eût osé avouer une curiosité si profane ?… Cette fois encore Reb Mosché, qui lisait à livre ouvert dans le cœur de ses coreligionnaires, et qui de plus était possédé, comme on sait, d’une passion immodérée pour tout ce qui touchait aux chevaux, prit hardiment la parole : « Sans doute, dit-il en s’adressant d’une façon plus particulière aux Instruments de Sainteté, ces courses de chevaux ne sont un plaisir pour personne. Mais en eux-mêmes de pareils exercices, s’ils n’ont rien que de barbare, ne sont cependant pas indécents. Allons-nous contrarier des gens qui font preuve à notre égard de dispositions excellentes ? Comprendraient-ils que nous n’ayons que du mépris pour des jeux dont ils tirent, eux, tant d’orgueil ?… »

Et voici comment, si étrange que, cela puisse paraître, hommes, femmes, enfants (le mélamed[3] avait donné congé à ses élèves), tous les fidèles de la Communauté sainte, quittant maison, boutique et synagogue, se trouvaient, à cette heure, rassemblés dans le grand pré qui borde l’enclos du Zadik.

Pour la première fois de sa vie, Leïbélé n’avait pas menti. Ces sauvages enfants du steppe étaient vraiment des diables prodigieux. Sans bride ni selle, montés à cru sur leurs petits chevaux à la crinière ébouriffée, l’un après l’autre ils s’élançaient du fond de la prairie, n’ayant pour guider leurs montures que la voix et les jambes. Puis, arrivés à la hauteur des Juifs, ils se laissaient glisser sous le ventre du cheval, se retenant d’une main à l’encolure, on ne sait par quel prodige, et toujours ventre à terre, la tête rasant presque le sol, ils ramassaient de leur main libre un rouble déposé dans l’herbe.

Dès que le cavalier s’était redressé sur sa bête par un étonnant tour de reins, tous les Juifs se précipitaient pour aller voir si le rouble était encore sur le pré. Et chaque fois, se bousculant et criant, ils devaient bien constater que la pièce avait disparu ! Beaucoup n’étaient pas loin de croire, à quelque tour diabolique. D’autres, dans une vision rapide se reportant aux jours d’autrefois, songeaient avec un frisson que les malheureux ancêtres avaient dû en voir de dures avec de pareils démons ! Et à la place de la monnaie d’argent, ils se représentaient un pauvre Juif étendu dans la prairie, et le farouche cavalier, penché sur son cheval, lui faisant sauter un œil du bout de la lance ou du sabre… D’autres dénigraient à plaisir le mérite de ces barbares qui, au lieu de passer une studieuse jeunesse à l’école, n’avaient jamais vécu qu’en compagnie de leurs chevaux, avec lesquels en vérité ils ne faisaient plus qu’une bête. Mais au fond, tout le monde était émerveillé. Depuis deux heures bientôt, les Juifs ne se lassaient pas plus de poser des pièces dans l’herbe que les Cosaques de les rafler au galop. A lui seul, Reb Mosché avait bien mis dans la prairie, ou fait porter par ses enfants, plus de cinquante roubles ; et certes à cette minute, il ne songeait guère aux ancêtres massacrés par Chmelnicki, ni au pauvre rabbin Eliézer rendant le dernier soupir sur les Thora profanées… Pas un Juif, si pauvre qu’il fut, qui n’y allât de sa pièce d’argent, pour le plaisir de la voir s’évaporer sous le ventre du cheval, comme la goutte d’eau sur une pelle brûlante. Même Rabbi Zélek, le petit usurier, qui mangeait dans sa cour, les soirs de lune, pour économiser les frais d’une bougie, ne put résister au désir de faire comme les autres. Or justement, cette fois-là, le cavalier manqua son coup. Rabbi Zélek s’élança, revit avec bonheur son rouble qu’il avait bien cru perdu, le ramassa, le fit sauter dans sa main, et sans vergogne le remit dans sa poche au milieu des quolibets.

La fin du jour arriva vite. Juifs et Cosaques regagnèrent le village, forts satisfaits de leur journée. Les fidèles de la Communauté sainte se rendirent à la synagogue pour leurs pieux exercices. Et sur les neuf heures du soir, après la prière de marew, non sans surprise les Cosaques les virent arriver dans la cour du Rabbin Miraculeux, tenant tous à la main une bougie allumée.

Ces Juifs voulaient-ils, à leur tour, leur offrir quelque divertissement ? Ils le crurent quand, sur un ordre d’un petit vieux rabougri qui semblait être leur chef (c’était le vénérable Hazën), tous les Juifs, levant les yeux vers la lune, se mirent à entonner une sorte de chanson sur un air assez lugubre, et à sautiller drôlement sur la pointe de leurs pieds. Etait-ce là chanter et danser ? Que racontaient-ils à la lune ? Qu’avaient-ils à la regarder avec ces regards amoureux, tandis que le suif des bougies dégouttait sur leurs caftans et leurs doigts ?… Après un moment de stupeur, les soldats s’étaient mis à rire et, sans y mettre de malice ni soupçonner, un instant, que ces Juifs se livraient là, sous leurs yeux, à l’un des rites religieux les plus antiques du monde, ils trépignaient, frappaient des mains et faisaient de leur mieux pour encourager les danseurs.

Cela dura environ vingt minutes. Puis, toujours sur un ordre du petit vieillard rabougri, ils soufflèrent sur leurs bougies, et sans plus s’occuper des Cosaques que s’ils n’existaient pas, ils s’engouffrèrent dans la maison du Zadik, où de plus belle ils se remirent à chanter.

C’est un vieux chant magnifique qu’en ces soirs de néoménie, les Juifs d’Ukraine et de Pologne s’en vont ainsi chanter chez leur Rabbin Miraculeux, en buvant des verres d’eau-de-vie accompagnés de friandises et de petits gâteaux secs. Mais les Cosaques étaient trop occupés à bavarder entre eux de cette bizarre aventure, pour faire attention à ce chant, malgré leur goût de la musique. Pourquoi diable ces Juifs étaient-ils partis brusquement, sans dire bonsoir à personne, pour s’en aller chanter ailleurs ? Les aurait-on fâchés par hasard ? Certes, ils chantaient fort mal et dansaient plus mal encore ! Pourtant, on les avait applaudis… Et ils en étaient là de leur étonnement, quand Leïbélé apparut sur le perron du Zadik.

Aussitôt on l’entoura. Mais il aurait fallu être Reb Alter lui-même et posséder ses trésors d’érudition théologique, pour expliquer à de tels ignorants l’antique usage de la Prière à la Lune. Le Soldat leur dit bien que chez les Juifs, les jours, les mois et les années se réglaient, non pas sur le soleil, mais sur l’astre des nuits, et que c’était en son honneur qu’on chantait et qu’on dansait… Cette explication trop simple ne satisfit point les Cosaques. Ils accablaient le malheureux de leurs questions saugrenues, l’accusant de vouloir leur cacher la vérité, et lui tiraient sans bienveillance la barbe et les papillotes. Dans les propos de Leïbélé, une seule chose leur paraissait claire : ces Juifs adoraient la lune ! Et aussitôt revenait à leurs esprits tout ce qu’on raconte dans la campagne russe sur les maléfices des Juifs, leur commerce avec le diable et les génies malfaisants de la nuit, et ces meurtres d’enfants chrétiens qu’ils font, au moment de leur Pâque, pour préparer le pain maudit !… Alors, à ces pensées, se réveillait en eux la sourde haine séculaire contre ces dangereux magiciens. Et oubliant, les ingrats ! les roubles, les canards, le vin et l’eau-de-vie et l’énorme ripaille qu’ils faisaient depuis deux jours, ils se disaient l’un à l’autre que ce serait pain béni de purger la sainte Russie de tous ces sorciers de la lune !

Fort heureusement pour Leïbélé, la soirée étant finie, on vit sortir par petits groupes les invités du Zadik. Mettant à profit le moment où la curiosité des Cosaques se détournait de lui, le Soldat s’empressa de déguerpir, moins satisfait de ses nouveaux amis qu’il ne l’était d’habitude. Quant aux Cosaques, ils auraient vu les Juifs sortir de la maison du Rabbin Miraculeux par les fenêtres ou par les cheminées, à la manière des sorciers et des sorcières, qu’ils n’auraient pas été étonnés. Même, ce qui les surprenait le plus, c’était justement de les voir s’en aller si paisiblement à travers la grand’rue, comme si rien n’était arrivé et qu’ils n’eussent pas invoque tout à l’heure, devant eux, toutes les puissances de l’enfer !

Le lendemain, tout était oublié. La journée se passa pour les Cosaques le plus agréablement du monde à festoyer et à courir sur le pré pour faire la cueillette des roubles. Puis, sur les huit heures du soir, cuivres, flûtes, tambours, accordéons et balalaïka se déchaînèrent tout à coup sur la campagne endormie, avec la fureur imprévue d’un orage de printemps. C’étaient les Cosaques qui dansaient, autant pour leur plaisir que pour montrer à ces Juifs que danser, ce n’était pas sautiller d’un pied sur l’autre comme ils faisaient hier au soir.

Au bruit de la musique, Juifs et Juives accourant de la grand’rue envahirent l’enclos du Zadik. Sous les fenêtres du Rabbin Miraculeux, l’orchestre faisait rage. Un groupe de chanteurs mêlait ses voix aux sons des instruments, tandis que les danseurs bondissaient, tournaient, pivotaient, s’élevaient dans les airs, ou bien, presque accroupis sur le sol, lançaient leurs jambes en tous sens avec une vitesse incroyable. De fois à autre, un des soldats s’approchait d’une Juive pour l’entraîner avec lui. Mais vivement Esther, Rachel ou Hannélé se rejetait en arrière avec des cris d’effroi, et les Juifs, malgré leur terreur de faire la moindre offense à leurs hôtes, agitaient désespérément les bras pour faire comprendre aux ravisseurs que cela était défendu, et qu’il fallait laisser les filles, et même les vieilles femmes tranquilles.

Pendant ce temps, les airs de danse, passant au-dessus de la mare, entraient joyeusement par toutes les fenêtres dans les isbas des paysans. Or jamais fille d’Ukraine n’a entendu un air de danse sans être aussitôt transportée. Vite, la chemise des dimanches et la jupe d’indienne a fleurs et la ceinture brodée et le collier de verre multicolore ! Dans les belles nattes noires, les fleurs de la journée ne sont pas encore flétries. Et les voilà parties en petits groupes qui se tiennent par la main, suivies de frères et de galants assez peu satisfaits de les voir quitter le village pour aller chez les Cosaques. Mais il n’y a plus, ce soir, de Cosaques. Il y a des jeunes gens qui dansent et des filles qui veulent danser.

Hurrah ! hurrah ! crient les soldats en les voyant entrer dans la cour du Rabbin Miraculeux. Et aussitôt ils les saisissent, ils les enlèvent, ils les emportent. La musique redouble d’ardeur, et ces fous de garçons, en ivres de sentir des femmes dans leurs bras, semblent ne plus tenir à la terre. Au milieu du cercle noir des Juifs, c’est un tourbillon rapide de grands corps qui bondissent, d’épaules découvertes, de jupes qui s’envolent, de jambes nues qui ne touchent plus le sol et de nattes qui tournoient. Devant ces Chrétiennes perdues qui montrent sans pudeur leurs jambes, leurs bras et leurs poitrines où les Cosaques s’en vont effrontément chercher les grains de tournesol grillés, dont elles ont toujours une ample provision entre la chemise et la peau, comment ne pas songer aux anathèmes qu’Ezéchiel lance à la femme prostituée. Rapidement, toutes les Juives s’étaient retirées de la cour. Mais qu’importaient aux Cosaques ces vieilles perruques de satin et toutes ces filles d’Israël enfermées dans leurs robes sombres et qu’on ne pouvait pas approcher ! Quant aux Juifs, ce qui les retenait au bord de cette danse impudique, ce n’était pas du tout la vue des belles paysannes, ni le plaisir des mouvements gracieux et des bondissements, mais la satisfaction amère d’être offensés par ces Chrétiens, en même temps que la joie intérieure de mépriser ces gens-là.

Sur les onze heures du soir, la lune ayant abandonné la fête, il fallut bien s’arrêter de jouer de la musique, de chanter et de danser. S’arrachant aux bras des garçons, les jeunes paysannes regagnèrent leur village, remplissant de leurs rires énervés la grand’rue, où les matrones d’Israël, depuis longtemps au lit, les écoutaient passer avec indignation et dégoût. Les Juifs aussi avaient quitté la cour et les Cosaques réintégré la bâtisse qui leur était réservée. Seul, Reb Jossel le Lithuanien, attardé dans l’enclos, reniflait avec délices cette odeur de scandale qui montait, depuis deux jours, de la Communauté sainte. Tous ces fidèles du Zadik, si fiers de leur vertu, se montraient-ils assez lâches devant ces bandits de Cosaques ! Ils se traînaient à leurs pieds. Le Rabbin leur donnait sa cour. Il logeait leurs chevaux dans la sainte souka. On jetait sous les sabots de leurs bêtes l’argent de la Communauté ! Qu’en pensaient là-haut, dans le ciel, les ancêtres martyrisés par les grands-pères de ces joyeux garnements ?…

Tout en ruminant ces pensées, il aperçut, par la fenêtre d’une chambre éclairée, une casquette et un caftan au milieu des Cosaques. Ce n’était que Léibélé. Mais que faisait-il à cette heure, ce héros, ce Bar-Corhebas, ce Judas Macchabée, parmi les soldats avinés ? Il s’ivrognisait avec eux ! Et sans doute le vin qu’il buvait était du bon vin juif, foulé par les pieds d’Israël et fourni par le Zadik. Mais le meilleur vin devient impur dès l’instant qu’un Chrétien a jeté sur lui les yeux, car, dans la vieille pensée juive, un païen ne peut voir une coupe de vin sans aussitôt, mentalement, la consacrer à ses dieux… Reb Jossel regarda son coreligionnaire porter la santé des Cosaques, choquer son verre avec le leur.. Et riche de ce nouveau scandale, il regagna son logis.


XII. — L’ORAGE DANS LA SYNAGOGUE

Reb Eliezer, le rabbin de Smiara, que Leïbélé avait vu de ses yeux rendre le dernier soupir sur les Thora profanées, Reb Eliezer n’était pas mort ! Il écrivit lui-même au Rabbin Miraculeux, pour le mettre au courant des événements déplorables qui s’étaient déroulés, le jour de Schabouoth, dans sa pauvre Communauté. Et ces nouvelles, pour affligeantes qu’elles fussent, étaient infiniment moins tragiques que les récits du Soldat.

Oh ! sans doute, la chère synagogue avait terriblement souffert. Tous les bancs, tous les pupitres avaient été brûlés. Et combien de chers taliss qui avaient couvert la tête des ancêtres, combien de schalos tchivot et de mahzors[4] de fête, sur lesquels étaient écrites les grandes dates de la vie des familles, tant de naissances de chers petits Moïse, tant de morts de Rebecca, de Judith, d’Esther, de Jacob et d’Abraham, combien de ces vieux livres, vieux patriarches eux-mêmes, avaient péri dans l’incendie avec les bancs et les pupitres, ajoutant à la cendre la cendre des pieux souvenirs ! L’almémor, où tant d’ancêtres étaient montés pour faire la lecture de la Loi, où le Sofer, à tant d’années nouvelles, avait fait retentir la corne de bélier, était lui aussi devenu cendres. Fracassée l’armoire aux Thora ! Jetés au ruisseau, à la boue les rideaux de velours brodés des deux lions de Juda, qui décoraient le tabernacle ! Et, chose affreuse à dire, les Thora elles-mêmes, calligraphiées avec une piété infinie et un art prodigieux, sans faute et sans péché, le saint troupeau béni avait subi des outrages que la plume se refusait à décrire !

Tout compte fait, dans la bagarre, six Juifs avaient perdu la vie : le bedeau de la synagogue, assommé sur l’almémor d’un coup de chandelier ; un des jeunes sacrificateurs massacré dans des circonstances restées encore mystérieuses ; et quatre artisans, menuisiers, véritables héros, qui, en défendant une impasse, avaient exterminé plus de trente bourreaux avant de succomber à leur tour ! À cette liste, il fallait ajouter Reb Josué le mélamed, âgé de quatre-vingt-dix ans, et qui n’avait pu résister à l’émotion de ces heures infernales.

En s’excusant de parler de lui-même après de si grandes misères, Reb Eliezer disait encore qu’on lui avait coupé la barbe et les papillotes, et qu’un grand nombre de bons Juifs, dont il citait les noms, avaient subi le même affront. D’innombrables maisons et boutiques avaient été dévastées, les meubles jetés à la rue, les marchandises dérobées et toutes les caves vidées par les voyous de Poltava. Mais si dure qu’eût été l’épreuve, elle eût pu être plus effroyable encore. Reb Eliezer remerciait l’Eternel d’avoir imposé des limites aux excès des Poltavtsé ; et, voyant là un des effets des prières du Rabbin Miraculeux, il le félicitait de ce nouveau miracle, qui s’ajoutait à tous ceux que lui et ses ancêtres avaient fait, et faisaient tous les jours, pour la gloire et le salut d’Israël…

Cette lettre du Rabbin de Smiara, dont Reb Mosché donna lecture après la prière du matin, déçut beaucoup l’Assemblée. Une belle persécution, un beau massacre, une belle injustice flattent toujours le goût d’Israël pour le gémissement et la plainte. Or, il fallait bien reconnaître que le pogrom de Smiara n’avait rien de l’effroyable tuerie qu’avait décrite Leïbélé. Sans doute les Thora avaient été profanées, mais enfin, grâce au ciel, il y a encore des parchemins et des sofers[5] pour en copier de nouvelles ! Six Juifs avaient perdu la vie, mais il en restait encore plus de vingt mille à Smiara ! Reb Eliezer et quelques autres bons Juifs avaient eu la barbe coupée, mais la barbe cela repousse ! Des maisons, des boutiques avaient été pillées, mais qu’est-ce là quand on s’était imaginé tout à feu et à sang !… Naturellement, ces pensées restaient enfouies au fond des cœurs. A qui serait venue l’idée de diminuer publiquement la grandeur du péril auquel on avait échappé ? Il ne vint même à l’esprit de personne de reprocher au Soldat ses racontars. Tout le monde a sa place aurait vu les événements sous la même couleur que lui. Et de son côté Leïbélé ne témoignait d’aucune gêne, parce qu’il est sous-entendu là-bas que dans une conversation c’est à chacun de ramener toute chose à ses proportions véritables.

Cependant, sous l’impression de la lettre de Reb Eliézer, des sentiments que la crainte avait jusqu’alors étouffés, commençaient de se donner libre cours. Un grand cercle s’était formé autour du Chantre et du Grand Usurier, qui se disputaient avec aigreur, comme c’était leur habitude ; et des murmures d’approbation accompagnaient ces paroles du Hazën : « La cour du saint Zadik allait-elle devenir un lieu de prostitution et de débauche ? Est-ce que ces chiens et ces chiennes allaient continuer tous les soirs à profaner le nom de Dieu par leurs abominations ? Est-ce que les chants de ces brutes sauvages et le bruit de leurs accordéons troubleraient longtemps la prière ? Est-ce qu’on verrait longtemps encore apparaître leurs faces damnées aux fenêtres de la synagogue pendant les pieux exercices ? Etait-ce un plaisir digne d’un Juif de regarder, pendant des heures, ces diables voltiger sur leurs chevaux ? Dans les théâtres et les cirques ne fait-on pas aussi des choses merveilleuses ? et cependant un Juif qui se respecte met-il jamais les pieds dans ces endroits de perdition ? N’était-ce pas de la folie de jeter à profusion des roubles, quand il y a tant d’orphelins dans la sainte Communauté ? Rien qu’avec cet argent si follement répandu dans l’herbe, quelles Thora magnifiques aurait-on pu offrir à la pauvre armoire de Smiara qui en a, hélas ! tant besoin !… Convenez avec moi, Reb Alter, que les scènes qui se passent ici, sous les yeux de nos enfants et de nos femmes, ne peuvent durer plus longtemps. C’est un chapitre d’Ezéchiel que nous vivons tous les jours. C’est à se demander vraiment, et je me le demande en-effet, si l’arrivée des gens de Poltava eût été un plus grand fléau que l’invasion de la Communauté par tous ces chiens du steppe… » Et du doigt le Hazën désignait la fenêtre, par où arrivait de la cour l’éternelle musique de l’accordéon des Cosaques, et la stupide, l’exaspérante chanson :


Sur la barque qui s’avance en tête
Stenka Razine se tient debout…

La beauté de la parole, la force de l’argumentation, et plus que tout, le sentiment que les dangers courus par la Communauté avaient été grossis considérablement dans les imaginations, inclinaient tout le monde à applaudir le Chantre. Mais déjà le sourire dédaigneux de l’Usurier montrait une telle certitude de réduire à néant les arguments de son rival, que les mouvements d’approbation s’arrêtèrent presque aussitôt. D’une voix quî dépassait à peine le susurrement onctueux qu’il avait, quand, prenant à part un de ses créanciers dans un coin de la synagogue, Reb Alter le persuadait qu’il y allait de son salut, dans ce monde et dans l’autre, de lui rembourser une dette ou d’en payer les intérêts :

— Ne craignez-vous pas d’être ingrat, dit-il, mon vénérable ami ? Parmi ceux qui vous applaudissent, j’en ai vu beaucoup, l’autre jour, alors qu’on ignorait encore si les Cosaques allaient venir, qui montraient moins d’enthousiasme. J’en ai vu dont l’appétit faisait vraiment peine à voir, le jour de Schabouoth ! J’ai cru entendre des sanglots dans un moment où Israël ne doit penser qu’à la joie… La lettre de Rabbi Eliézer n’est peut-être pas étrangère à ce réveil des courages qu’autour de moi je constate avec plaisir. Sans doute, et j’en bénis le ciel ! le sang n’a pas coulé à flots dans les rues de Smiara. Mais est-ce aux catastrophes humaines que nous devons être sensibles ? Cinquante Thora profanées, cinquante rouleaux dans la boue, souillés d’une façon indicible, n’est-ce pas là le plus grand malheur qui puisse atteindre une Communauté sainte ? Remercions donc l’Eternel de nous avoir envoyé son Ange de Salut sous telle forme qui a pu lui plaire…

Et pour renforcer l’argument qui déjà était sans réplique, il fit intervenir la personne sacrée du Rabbin Miraculeux. Car enfin si les Cosaques étaient là, c’était le Zadik lui-même qui les avait appelés. Et, quoi qu’il pût arriver dans sa cour, tout n’était-il pas purifié par son pouvoir miraculeux ?

— Ah vraiment, Reb Alter, vous trouvez qu’il n’y a pas de mal ! s’écria dans l’auditoire une voix remplie d’aigreur. (C’était la voix du Lithuanien qui crevait sur l’assemblée comme une poche de fiel.) Vous trouvez qu’il n’y a pas de mal, et qu’il n’y a qu’à fermer les yeux pour que tout se passe sans péché dans la cour du Zadik. Eh bien, si ! Il y a du mal ! Et si dans la Communauté il y a des gens qui n’ont pas d’yeux pour voir, moi j’ai vu, malheureusement pour moi. Et se tournant vers Leïbélé, qui se tenait au premier rang des curieux :

— Qu’il dise donc, ce chégetz-là ! qu’il ose affirmer ici, devant le saint tabernacle, qu’il n’a pas bu de vin, tous les soirs, en compagnie des Cosaques, et mangé avec eux de la viande défendue !

Tous les regards se portèrent sur le Soldat.

Que le fait fût vrai ou non, ce n’était pas le moins du monde ce qui intéressait l’assemblée. Personne d’ailleurs ne doutait que le Lithuanien n’eût dit vrai, car d’un « soldat » on pouvait tout attendre ! Mais que ce Reb Jossel, cet étranger, cet hérétique, que chacun haïssait comme il haïssait tout le monde, prit aujourd’hui l’avantage de faire rejaillir sur la Communauté entière la faute d’un de ses membres indignes, cela révoltait tous les cœurs. Chacun espérait bien que, par un mensonge effronté, le chégetz allait confondre l’exécrable Lithuanien, et que le calomniateur recevrait sur-le-champ trente-neuf bons coups de pantoufle, punition ordinaire de ceux dont les propos ont offensé dans un de ses fidèles la dignité du Zadik.

Or, il arriva que le Soldat habitué à mentir dans toutes les circonstances de la vie, fut tellement abasourdi par ce coup imprévu qu’il en perdit la parole. Et le Lithuanien aussitôt, craignant qu’il se reprit :

— Eh bien ! maintenant que tu avoues, qu’as-tu à dire pour ton excuse ?

— J’ai bu, bien sûr, je ne le devais pas, répondit piteusement Leïbélé. J’ai mangé, je ne le devais pas. Mais est-ce ma faute, si depuis une semaine, dans l’intérêt de tout le monde, je suis forcé de vivre en compagnie de ces chiens-là ?

Ah ! ce n’était plus le Leïbélé faraud des derniers jours ! Il ne brillait guère à cette heure, le héros de la Communauté sainte. Et c’était justement de cette contrition et de cette humilité qu’on lui en voulait, l’imbécile !

Apres ce beau coup de théâtre, le Lithuanien, d’un air modeste, était rentré dans la foule, sentant bien que toute parole ne pouvait qu’affaiblir le coup qu’il venait de porter. Mais tout de suite le Hazën, saisissant l’occasion inespérée de reprendre sur les esprits l’ascendant que Reb Alter lui avait ravi un moment, bondit sur le scandale, avec un zèle qui témoignait d’une satisfaction profonde, bien que son visage ne laissât voir que la plus morne tristesse.

— Avec toute la Communauté, commença-t-il d’un ton lugubre, je regrette que Reb Jossel soit venu nous apporter, pour appuyer mon opinion, un fait qui jette la honte sur tout le troupeau d’Israël. Devant ce fait monstrueux (fasse le ciel qu’il n’y en ait pas beaucoup d’autres de cette sorte qui nous soient restés ignorés ! ) qu’avez-vous à dire, Reb Alter ?

Mais qui écoutait maintenant les deux redoutables jouteurs ? Tout le monde parlait à la fois. On n’entendait plus résonner que les noms de Reb Jossel et de Leïbélé, comme les gros sous agités au moment de la quête dans la tirelire du quêteur, et aussi les mots de « nace’h » et de « tréffé », qui veulent dire vin souillé et viande impure. Au milieu de ce tumulte, assailli de tous côtés par des Juifs qui lui reprochaient, les uns son manquement à la Loi, les autres de s’être laissé si niaisement confondre, l’infortuné Leïbélé n’était guère plus à son aise parmi ses coreligionnaires, que, l’autre soir, dans la foule des Cosaques après la prière à la lune. Son père, le cocher du Zadik, qu’un ami plein de zèle avait couru chercher à l’écurie, arriva sur ces entrefaites. S’approchant de ce fils qui, après l’avoir enorgueilli quelques jours, l’accablait de nouveau de honte, il lui administra deux gifles qui retentirent fortement dans le Saint Lieu malgré le tapage de voix, et, le poussant de la main et du pied, l’expulsa de la synagogue.

Mais qu’importait en cette affaire la personne du chégetz ! Son expulsion passa presque inaperçue dans l’agitation des esprits. L’intervention du Lithuanien avait mis le Grand Usurier et ses arguments en déroute ; et dans la synagogue il n’y avait plus qu’un sentiment unanime : le Hazën avait raison, la présence de ces Cosaques faisait la honte de la Communauté ! Les gens de Poltava ne l’auraient pas déshonorée davantage ! Sans compter les énormes frais qu’entraînait la présence de tous ces garnements auxquels, toute la journée, il fallait emplir le ventre de vin, d’eau-de-vie, de volailles, à telle enseigne que, si leur séjour se prolongeait une semaine encore, il n’y aurait plus un poulet dans toute la Communauté, plus une oie, plus un canard dans la mare !

Échauffés par leurs discours, et perdant toute hypocrisie et leur prudence habituelle, les plus trembleurs finissaient par reconnaître que leurs terreurs avaient été follement exagérées. Mais n’était-ce pas encore Leïbélé qui avait dit qu’à Smiara tout était à feu et à sang et toute la campagne en révolte ? Mensonges, ces histoires de paysans qui lui barraient la route avec leurs faux et leurs fourches ! Mensonges, la mort de Reb Eiiézer et de Baruch le poissonnier ! Et toutes ces femmes qu’il avait vu violer sous ses yeux, et tous ces enfants massacrés comme au temps de Chmelnicki !…Et dire qu’on l’avait attendu, sur ce cheval blanc, comme on n’attend pas le Messie ! Aussi pourquoi l’avait-on écouté ? Une parole de vérité pouvait-elle jamais sortir de la bouche de ce menteur, de cet ivrogne, de ce soldat ?

Et tandis que la tempête faisait rage dans la synagogue, chargé d’opprobre et solitaire, Leïbélé se promenait sous les arbres fruitiers du Rabbin, réfléchissant avec tristesse à ce qui venait de se passer. S’il avait eu quelque connaissance de l’histoire, il aurait pu se dire que bien d’autres Juifs avant lui, des plus illustres, des plus grands, avaient été, eux aussi, expulsés de la synagogue avec ignominie. Il aurait pu se dire que, pour s’être enivré, d’une autre liqueur, il est vrai, que du vin des Cosaques, l’âpre Uriel Acosta et le sage Baruch Spinoza avaient connu les sarcasmes, les malédictions et les coups de leurs Communautés en délire. Mais Spinoza ni Uriel Acosta n’étaient des figures familières à l’esprit de, Leïbélé. Et sous les poiriers du Zadik, il se disait ingénument qu’il est toujours stupide de dire la vérité, et que si une fois de plus il avait eu le bon esprit de mentir, il ferait encore dans le village une belle figure de héros.


XIII. — BÉNI SOIT L’ÉTERNEL !

Le comte Zavorski causait avec le Commandant du détachement des Cosaques, qui logeait au château, quand on vint lui annoncer que Reb Mosché demandait à lui parler. Ce fut pour l’officier un vif étonnement de voir son hôte se lever aussitôt et le quitter, en s’excusant, pour aller recevoir ce Juif-La première pensée du Comte fut que ces grands, enfants de Cosaques, malgré les consignes données, avaient dû faire quelque esclandre dans la Communauté sainte. Reb Mosché le détrompa tout de suite.

— Non, non, Pani Zavorski, ils se conduisent fort bien au contraire ! Toute la Communauté est remplie de reconnaissance… Nous n’oublierons jamais ce que vous avez fait pour nous dans ces moments difficiles, et de quels maux vous nous avez protégés !

— Et maintenant, demanda le Comte, vous sentez-vous plus rassurés ?

— Reb Eliézer nous a écrit, dit le fils du Rabbin Miraculeux avec un peu d’embarras. Les pauvres gens de sa Communauté ont eu beaucoup à souffrir. Mais, grâce au ciel, il semble qu’aujourd’hui les esprits soient bien apaises.

— Tant mieux, tant mieux ! fit le Comte, qui savait parfaitement à quoi s’en tenir sur les événements de Smiara et les périls qu’avaient courus les Juifs de Schwarzé Témé.

Et bien que son hôte n’eût laissé voir aucune ironie dans ses paroles, Reb Mosché était trop subtil pour ne pas en sentir dans sa pensée.

— Eh bien ! oui, Pani Zavorski, reprit-il vivement en abandonnant tout à coup ses habiletés inutiles. Les Juifs de Schwarzé Témé sont aujourd’hui rassurés, et c’est le secret de ma visite ! Croyez bien que j’en sens le ridicule, et qu’après vous avoir tant importuné, ces jours-ci, pour faire venir les Cosaques…

— Vous voulez maintenant qu’on les rappelle au plus vite, acheva le Comte en riant.

— Eh ! vous connaissez nos Juifs, Pani Zavorski. Ils ne sont jamais satisfaits. C’est leur naturel ! Il ne faut pas leur en vouloir !…

Et avec cette liberté d’esprit qui frappait toujours le Comte quand il causait avec le fils du Rabbin Miraculeux, Reb Mosché se mit à lui faire un tableau tout à fait plaisant des sentiments par lesquels avait passé la Communauté sainte depuis la venue des Cosaques : l’enthousiasme des premières heures, et puis le désenchantement, les danses dans la cour, la chanson de Stenka Razine, la musique de l’accordéon qui troublait la prière, et la lettre de Reb Eliézer qui, en rassurant tout le monde, avait fait éclater la sourde irritation longtemps réprimée par la peur ; enfin l’histoire de Leïbélé, — tous ces événements puérils, où s’exprimait cependant l’âme de plusieurs millions d’hommes… Sentant qu’il amusait le Comte, il poussait son récit à la caricature, avec ces nuances de malice que seul un Juif sait trouver en parlant d’autres Juifs. Et tout en l’écoutant, le vieux seigneur se disait à part lui : « Encore un Juif qui se renie ! et qui dit devant un Chrétien des choses que certainement il oserait à peine penser au milieu de ses coreligionnaires. » En quoi il se trompait, car les Juifs ont entre eux, lorsqu’il s’agit de se railler eux-mêmes, une liberté sans borne.

— Ainsi, vous le voyez, Pani, poursuivait Iieb Mosché, comme je vous le disais tout à l’heure, les Cosaques n’ont rien fait de répréhensible chez nous. Mais ils sont là ! Et pour un Juif tout ce que peut faire un Cosaque est une abomination et le blesse jusqu’au fond du cœur. Aussi, toute la Communauté m’envoie vous supplier avec des larmes de lui rendre la tranquillité d’autrefois et de la délivrer des cavaliers du Tsar.

— Ce qui sera plus facile, je pense. que de les faire venir, conclut le Comte, fort satisfait lui-même de les voir partir bientôt, car il en avait assez, le vieux seigneur polonais, de déjeuner et de dîner tous les jours en tête à tête avec un commandant de Cosaques !


Cependant trois jours passèrent. Les Cosaques étaient toujours là, et plus que jamais les danses, les chansons et l’accordéon faisaient rage dans la cour du Rabbin Miraculeux. On ne s’abordait plus qu’en disant : « Que font-ils donc à Kiew ? Qu’attendent-ils pour rappeler ces maudits ? » Car si habitués que fussent les gens de Schwarzé Témé à être rebutés par les fonctionnaires russes, ils ne pouvaient se faire à l’idée que leur Communauté n’était pas le centre du monde, et qu’à cette heure toutes les pensées, tous les regards du Gouvernement n’étaient pas braqués sur l’enclos du Rabbin Miraculeux.

Quant aux Cosaques, ils continuaient de se trouver enchantés de leur séjour chez les Juifs. La nourriture et la boisson étaient également abondantes ; et s’il n’y avait plus aujourd’hui que les gamins du village pour jeter sous les pieds de leurs chevaux quelque menue monnaie de cuivre, en revanche ils n’avaient qu’à se féliciter du succès toujours plus vif de leur musique et de leurs danses près des Chrétiennes du village. Aucun d’eux n’était pressé de rentrer à la caserne, ou de s’en aller ailleurs donner des verges aux paysans.

Or, un soir, c’était, je crois, le dixième ou le onzième jour qu’ils passaient à Schwarzé Témé, un domestique du château se présenta chez Reb Mosché un peu avant l’heure de minha. La rumeur s’en répandit aussitôt, soulevant l’émotion qu’on imagine, car personne ne doutait que le domestique n’apportât la nouvelle si impatiemment attendue. Profonde fut la déception lorsqu’à la synagogue Reb Mosché déclara que le comte Zavorski lui faisait simplement savoir qu’aucun ordre n’était encore arrive, et qu’il fallait prendre patience. C’était donc pour l’éternité qu’on avait ici ces Cosaques ! Les gémissements recommencèrent de plus belle. Et la prière elle-même ne semblait plus qu’un appel au Seigneur pour qu’il éloignât ces païens.

Après dîner, quelques notables se rendirent, comme à l’ordinaire, chez le fils du Rabbin Miraculeux, pour bavarder et boire le thé. Sous les fenêtres, dans la cour, les Cosaques menaient leur train habituel. Vers minuit le bruit cessa, et l’on n’entendit plus que le piaffement des chevaux dans la sainte souka et le ronflement des hommes qui remplissait la nuit d’été. Alors, Reb Mosché se levant, alla fermer les deux fenêtres qui donnaient sur l’enclos, et tirant de son caftan la lettre qu’il avait reçue du Comte, il la traduisit à ses hôtes. Béni sois-tu, Maître du Monde, elle annonçait que le lendemain, à six heures du matin, le détachement quitterait la Communauté sainte. Mais le Commandant ordonnait de tenir secrète la nouvelle, par crainte que ses hommes, dans l’excitation du départ, ne se livrassent à des réjouissances dont les Juifs de Schwarzé Témé pourraient avoir à souffrir.

Pour célébrer l’heureux événement, Reb Mosché avait fait chercher du vin dans la cave de son père ; et qui l’eût vu, au milieu de ces caftans crasseux et de ces barbes jamais peignées, réciter sur la coupe d’argent, qu’un serviteur avait posée devant lui, l’antique bénédiction du vin, et trinquer d’un air joyeux avec le vénérable Hazën dont la main tremblait de bonheur ; qui l’eût vu, à cette minute, le fils du Rabbin Miraculeux, aurait eu peine à reconnaître dans ce Juif tout pareil aux autres, ce Reb Mosché qui, l’autre jour, confortablement installé dans un fauteuil du château, un cigare entre les doigts, s’entretenait si librement sur ses coreligionnaires, avec le vieux seigneur polonais.

Il était une heure du matin quand ses hôtes quittèrent son logis. A cette heure, on ne courait plus le risque de donner l’éveil aux soldats par quelque parole imprudente. Tout dormait dans la cour. Aux fenêtres du bethamidrash brillaient seulement quelques lumières. Le Hazën et ses compagnons poussèrent la porte entrebâillée. A la lueur de leur bougie, plantée dans une brique trouée, quatre ou cinq Juifs lisaient les Psaumes ou le Livre de la Splendeur. Ils furent les premiers avertis. Et Dieu leur devait bien cela, en récompense de leur pieuse veillée !

Alors, dans la grand’rue, sous la lune brillante, le petit groupe des Juifs noctambules, allant de maison en maison, frappait du poing à chaque porte. Brusquement réveillés, les dormeurs demandaient avec effroi qui heurtait à cette heure tardive, et les cœurs n’étaient pas encore si rassurés que l’image de quelque péril ne se présentât aussitôt. Mais au travers de la porte une voix joyeuse répondait : « Reb Amram, ou Reb Aaron, dites vite la bénédiction de celui qui apprend une heureuse nouvelle. Les chiens partent demain, à six heures ! » Et aussitôt les portes s’entr’ouvraient, et de joyeux « Salem Aleïchem, » « Que la paix soit avec vous ! » s’échangeaient sur les seuils, comme au grand soir de Pâques, quand après le festin rituel les convives prennent congé les uns des autres dans la nuit, en se jetant la parole de la plus belle espérance : « L’an prochain, à Jérusalem ! ».


Vers quatre heures du matin, le Rabbin Miraculeux était plongé dans sa prière : « Je me confesse, moi, Seigneur, devant toi… » ou plutôt dans l’extase où le jetaient ces deux mots affrontés : — Moi, ce rien, ce vers de terre. Toi, la toute-puissance infinie, le Créateur de tous les Univers ; — et sa fine tête d’oiseau écrasée sous les ailes de son vaste chapeau s’égarait dans ce vertige, lorsqu’il entendit, dans la cour, plus de tapage encore qu’il n’était accoutumé.

Alors, au fond de son esprit perdu dans la supputation de l’immensité divine, revint le souvenir que, la veille, son fils l’avait en effet averti que les Cosaques quitteraient, ce matin même, à six heures, la sainte Communauté. Mais à cette minute, que lui importaient les Cosaques ? De quel poids était ce bétail dans les pensées de Dieu ? L’Eternel les avait jetés une minute ici, et d’une autre chiquenaude il les précipitait ailleurs. Que sa volonté soit faite !… Et le vieillard, une seconde distrait par les piaffements des chevaux, le bruit des mors, des étriers, des lances et les cris des soldats s’interpellant d’un bout à l’autre de la cour, détourna son esprit de ces rumeurs infâmes, pour se plonger tout entier dans l’insondable « Moi, Seigneur, devant Toi !… »

Pendant ce temps, tous les fidèles de la Communauté se dirigeaient vers la place de la mare, où devaient se rassembler les soldats. Ils étaient tous dans cet état d’excitation fébrile que produit toujours sur eux le moindre événement. Et, Dieu merci, celui-là n’était pas de mince importance ! Certainement, les paysans de Monsieur Krouchewski, au bout de quinze jours de la terrible expédition punitive, n’avaient pas éprouvé plus de soulagement à voir s’éloigner leurs bourreaux, que n’en ressentaient, en ce moment, tous ces Juifs du départ de leurs sauveurs ! Et je ne parle pas de ce que pouvaient penser les femmes et les filles, rassemblées dans un coin, car ce que peut penser une Juive de Schwarzé Témé d’un Cosaque d’Ukraine s’imagine sans peine. Et d’ailleurs cela n’a pas d’importance.

Sur les passerelles de bois jetées au-dessus de la mare, arrivaient par petits groupes les filles du village chrétien, toujours gracieuses, court vêtues et reflétant dans l’eau qui brillait au soleil, leurs jambes et leurs bras nus. Dans la cour du Rabbin Miraculeux retentissaient les trompettes sonnant le boute-selle. Au loin leur répondaient les chants et les fanfares des cavaliers du château, qui s’avançaient sur la route.

Les deux troupes se rejoignirent sur la place, où les chevaux se rangèrent en bon ordre, sous le regard du Commandant. Alors, comme au jour de l’arrivée, Reb Naftali, se détachant du groupe des notables, s’avança vers l’officier, sa casquette de soie à la main, pour lui dire, au nom de tous, quels sentiments de gratitude éternelle les Juifs de Schwarzé Témé garderaient du passage des Cosaques. Et pendant qu’il développait sa harangue, en surveillant du coin de l’œil tous les mouvements du cheval que ce discours semblait impatienter, l’officier contemplait, du haut de sa monture, le singulier spectacle qu’offrait en ce moment la place, et maintes choses que lui avait dites, quand ils causaient ensemble, le comte Zavorski, lui revenaient à la mémoire. Au milieu de ces campagnes du Dnieper, où les passions sont si ardentes, les filles si voluptueuses et les garçons si prompts à la jalousie et au meurtre, ces quelques centaines de mètres carrés, occupés par la communauté juive, ne connaissaient ni volupté ni amour ! Ici, la seule idée d’un meurtre passionnel était incompréhensible. Et pourtant, il en avait vu des femmes juives à Kiew, à Moscou et ailleurs ! Quel tempérament, quel feu ! De véritables Orientales, des femmes d’Espagne et d’Italie ! Des parfums trop violents, qu’on ne pouvait longtemps soutenir et qui les annonçaient de très loin. Un excès de bijoux qui, dans les réunions, aurait suffi à les faire reconnaître, si déjà leurs toilettes trop voyantes ne les avaient dénoncées. Et c’était d’un ghetto pareil à celui-ci que ces Juives-là étaient sorties ! Leurs mères ou leurs grand’mères avaient toutes été une de ces bonnes femmes en robe noire, en perruque feuille morte, qui paraissaient si effacées malgré le bel éclat de leurs yeux… Alors, comment expliquer cette ardeur, ce goût du luxe et des bijoux, et ce fou désir de paraître ?… Et l’image de son dentiste se présenta à son esprit, non certes comme une réponse, mais comme une interrogation de plus. Ainsi, lui aussi, Levinhson, arrivait en droite ligne d’ici ! Un homme si propre, si soigné ! Et Isaac Latnik, le premier avocat de Kiew ! Et Brandstein, le grand sucrier, l’homme le plus riche de la Russie ! Eux aussi d’ici, d’ici !…

Cependant, Rabbi Naftali avait fini son compliment, et s’étant courbé jusqu’à terre, il regagnait à reculons les Instruments de Sainteté, ayant plus parlé en cinq minutes qu’il ne parlerait désormais dans tout le reste de l’année. Maintenant, Dieu soit loué, il allait retrouver son prestige et sa vieille autorité ! Il redevenait l’appui, le refuge, le sauveur de tous les membres de la Communauté sainte dans toutes les affaires où les enfants d’Israël seraient aux prises avec des Chrétiens ; et ce n’était pas en discours inutiles qu’il allait gaspiller cet esprit ingénieux qui lui était si nécessaire dans ces combats quotidiens.

Le Commandant avait tiré son sabre pour donner le signal du départ. Il le tint levé quelques secondes, pendant lesquelles, dans un éclair, ayant jeté les yeux une dernière fois sur cette foule juive, il crut voir tout à coup, au milieu de ce troupeau, Latnik, Brandstein, son dentiste, réellement en chair et en os, et dans tous les yeux des femmes, fixés sur lui sous les perruques, le regard, le même regard des belles Juives sous les pierreries !… Il abaissa son sabre. Tous les chevaux se mirent en marche, toutes les trompettes éclatèrent, toutes les flûtes, tous les instruments de cuivre. Et d’un coup, comme l’eau s’échappe de la vanne d’un étang, la chanson de Stenka Razine jaillit de toutes les poitrines :


Sur les eaux du large fleuve,
Ont apparu les barques peintes,
Les barques peintes des Cosaques
Avec leur proue en fer de lance…


Le détachement franchit la mare. Maintes œillades de regret furent échangées au passage entre les fiers cavaliers et les belles filles d’Ukraine, debout sur les passerelles de bois ; et comme le Cosaque a l’âme prodigieusement tendre, plus d’un œil se mouilla.

Quant aux fidèles de la Communauté sainte, ils regardaient s’éloigner les cavaliers avec plus de bonheur encore, si cela est possible, qu’ils ne les avaient vus venir. Béni soit Dieu ! après une pareille épreuve, on allait donc reprendre la chère vie d’autrefois ! Et les longs doigts passaient avec satisfaction dans les barbes épaisses, et les lèvres faisaient cette aspiration sifflante d’une bouche qui gobe un œuf, par laquelle Israël exprime, mieux encore qu’avec des mots, ses satisfactions secrètes.

A perte de vue dans la plaine, la récolte déjà haute étincelait sous le soleil. Peu à peu, soldats et chevaux disparaissaient parmi les herbes mouvantes, s’enfonçant dans la moisson comme des nageurs dans la mer. La musique et les chansons retentissaient encore, et déjà on ne voyait plus que les pointes des lances pareilles à des épis d’argent. Cette mince ligne elle-même sombra dans les vagues du blé… Les Cosaques étaient partis ! Les chiens des bois eux-mêmes ne les regrettèrent pas, car s’ils leur donnaient des caresses, ils ne leur laissaient que des os où il n’y avait plus rien à ronger.


JEROME ET JEAN THARAUD.

  1. Copyright by Jérôme et Jean Tharaud, 1920.
  2. Voyez la Revue des 1er  et 15 mai.
  3. Maître d’école.
  4. Livres de piété.
  5. Copistes de la Loi.