Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le Grand port aux œufs

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LE GRAND PORT AUX ŒUFS.


Il y a déjà quelques années, après avoir employé le printemps à étudier les mœurs des passereaux émigrants et autres oiseaux de terre que je voyais arriver en troupes nombreuses dans le voisinage de Camden (New-Jersey), je me préparai à visiter les rivages maritimes de cet État, pour y continuer le cours de mes observations. C’était au mois de juin ; on jouissait d’un temps délicieux, et le pays semblait sourire dans l’attente des beaux jours et des fraîches brises. Des pêcheurs passaient journellement entre Philadelphie et les différents petits ports, avec des wagons à la Jersey, chargés de poisson, de volailles, de provisions et autres articles indispensables aux familles de ces hardis bateliers. C’est avec l’un d’eux que je fis marché pour me conduire moi et mon bagage jusqu’au grand Port aux œufs.

Une après-midi, comme le soleil allait se coucher, un véhicule fit halte à ma porte, et le conducteur me donna de suite à entendre qu’il était très pressé de repartir. En conséquence, sans perdre de temps, je mis sur la charrette une malle, deux fusils avec les autres choses nécessaires en pareil cas ; puis j’y montai moi-même. Le conducteur n’eut qu’à siffler, et ses chevaux partirent au bon trot par-dessus les sables épais et mouvants qui, dans presque toutes les parties de cet État, forment le fond des routes. Nous marchions depuis un certain temps, lorsque nous rattrapâmes toute une caravane de véhicules semblables au nôtre et qui suivaient la même direction. Quand nous fûmes près d’eux, nos chevaux se mirent au pas ; et étant tous deux descendus de voiture, nous nous trouvâmes au milieu d’un groupe de joyeux charretiers en train de se raconter leurs aventures de la semaine (on était alors au samedi soir). L’un faisait le compte des têtes de mouton qu’il portait à la ville ; l’autre parlait des courlis qui restaient encore sur les sables ; un troisième se félicitait d’avoir ramassé tant de douzaines d’œufs de râle, etc., etc. À mon tour, je demandai si les faucons pêcheurs étaient abondants aux environs du grand Port aux œufs : à cette question un individu d’un certain âge ne put s’empêcher de rire, et me demanda à moi-même si j’avais jamais vu le weak fish, au long de la côte, sans l’oiseau dont je lui parlais ? Ne sachant quel animal il entendait par là, j’avouai mon ignorance ; alors toute la bande poussa de grands éclats de rire auxquels je fus le premier à me joindre.

Il pouvait être minuit, lorsque nous arrivâmes à une sorte d’auberge où nous prîmes quelques instants de repos. De cet endroit divergeaient plusieurs routes, et les charrettes se séparèrent, une seulement devant continuer son chemin avec nous. La nuit était noire, mais le sable nous indiquait suffisamment la voie. Tout à coup un galop de chevaux frappa mon oreille ; nous nous retournâmes et reconnûmes que notre attelage était dans un danger imminent : mon conducteur sauta à bas de son siége et tira précipitamment ses chevaux de côté ; il n’était que temps, car les fuyards passèrent tout à côté de nous, ventre à terre, mais sans pourtant nous toucher. Derrière eux courait leur maître hors d’haleine : ils avaient été, nous dit-il, effrayés par un bruit venant des bois, mais sans doute ils ne tarderaient pas à s’arrêter. Il achevait à peine de parler, que nous entendîmes un fort craquement, après quoi il y eut quelques minutes de silence. Bientôt, en effet, le hennissement des chevaux nous apprit qu’ils avaient brisé leurs traits. En arrivant sur le lieu, nous trouvâmes la charrette renversée et, quelques mètres plus loin, les chevaux paissant tranquillement sur le côté de la route.

Le lever de l’aurore, dans les Jerseys et surtout au mois de juin, est digne d’un pinceau plus brillant que le mien ; aussi me contenterai-je tout simplement de vous dire que, du moment où les rayons du soleil commencèrent à dorer l’horizon, nous entendîmes monter vers le ciel les notes joyeuses de l’alouette des prés. De chaque côté de la route s’étendaient des bois clairsemés, et sur la cime des grands arbres j’apercevais de temps à autre le nid d’une orfraie, au-dessus duquel, tout là-haut dans les airs, l’oiseau à la blanche gorge déployait ses ailes, en prenant son essor vers la mer, dont j’aspirais avec délices les âpres parfums. Après une demi-heure de marche, nous nous trouvâmes au centre même du grand Port aux œufs.

J’eus la satisfaction d’être reçu dans la maison d’un vieux pêcheur qui, propriétaire d’un agréable cottage situé à quelques centaines de mètres du rivage, avait en outre le bonheur de posséder une excellente femme, et d’être père d’une charmante enfant, joueuse comme une petite chatte, mais sauvage comme une mouette de mer. En moins de rien, j’étais installé dans leur demeure et pouvais déjà me regarder comme appartenant à la famille. Nous consacrâmes le reste de la journée à des exercices pieux.

Les huîtres, quoique la saison en fût passée, me parurent aussi bonnes et tout aussi fraîches que si on les eût prises à l’instant même sur leurs bancs. J’en fis mon premier repas, et jamais je n’en avais mangé de plus belles ni de plus blanches. Rien qu’à les voir ainsi sur une table amie, ayant à côté de moi une famille industrieuse et honnête, j’éprouve toujours une jouissance que les festins les plus somptueux ne peuvent me procurer. Notre conversation était simple autant qu’innocente, et le contentement brillait sur tous les visages. À mesure que la connaissance devenait plus intime, j’avais à répondre à diverses questions relatives à l’objet de ma visite. Mon digne hôte se frotta les mains, quand je parlai de chasse et de pêche et des longues excursions que je projetais à travers les marais du voisinage. C’était alors, et c’est maintenant encore, je l’espère, un homme de haute stature, aux os saillants, très musculeux, avec un teint brun et des yeux perçants comme ceux de l’aigle de mer. C’était aussi un rude marcheur, se riant des difficultés et sachant manier l’aviron comme le meilleur marin. Quant au tir, je ne sais vraiment à qui donner la palme, de lui ou de M. Egan, le pilote de l’île Indienne. Ce que je puis dire, c’est que rarement je les ai vus l’un ou l’autre manquer le but.

Nous fûmes debout avec l’aube et prêts à nous mettre en route. Moi, j’avais mon fusil à deux coups en bandoulière ; mon hôte s’était armé d’une longue canardière et, en plus, de deux avirons et d’une paire de pinces pour les huîtres, tandis que sa femme et sa fille s’étaient chargées d’une seine. Le bateau était bon, la brise favorable ; et nous nous en allions naviguant ainsi sans fatigue, le long des étroites passes, vers des retraites bien connues de mes compagnons. Pour les naturalistes qui ont la faculté d’observer nombre d’objets à la fois, le grand Port aux œufs fournit un champ d’étude aussi abondant et aussi varié qu’aucune autre partie de nos côtes, si j’en excepte les clefs de la Floride. On y trouve des oiseaux de toute espèce, aussi bien que des poissons et des animaux à coquilles. Les forêts abritent une foule de plantes rares, et jusque sur les arides bancs de sable habitent des insectes aux teintes les plus brillantes. Cependant notre principal objet était de nous procurer certains oiseaux qu’on appelle ici des avocettes[1] ; et pour y parvenir, nous suivîmes pendant plusieurs milles une passe tortueuse qui nous conduisit dans l’intérieur d’un vaste marais où, après quelques recherches, nous finîmes par trouver non-seulement ces oiseaux, mais encore leurs nids. Notre filet avait été tendu en travers du canal ; et quand nous revînmes, la marée, en se retirant, y avait laissé quantité de beaux poissons dont plusieurs furent cuits et mangés sur place. J’en réservai un qui me parut curieux et que j’envoyai au baron Cuvier. Notre repas fini, nous étendîmes le filet pour le faire sécher, et continuâmes nos recherches jusqu’au retour de la marée. Après avoir fait un assez riche butin, nous reprîmes les avirons et ne nous arrêtâmes qu’en face la maison du pêcheur, où nous traînâmes plusieurs fois la seine et toujours avec grand profit.

Je passai, de cette manière, plusieurs semaines, sur ces rivages salubres et délicieux : tantôt m’enfonçant au travers des bois et des marécages, retraites préférées des hérons ; tantôt prenant plaisir à écouter le cri retentissant des râles ; ou bien encore portant la destruction parmi les blanches mouettes ; d’autrefois m’amusant à pêcher, dans quelques remous près du bord, le poisson qu’on appelle tête de mouton, et suivant enfin du regard le sterne rapide qui faisait ses évolutions au sein des airs ou plongeait après quelque menu fretin. Là aussi j’ai fait plus d’une esquisse et j’ai vu s’écouler plus d’un heureux jour. Avec quel plaisir j’irais revoir encore l’honnête famille et la petite maison que j’habitais avec elle !



  1. Lawyers. Ce nom d’avocette, ou avocat, leur a été donné, remarque Wilson, parce qu’ils ont la langue bien pendue et crient continuellement ; mais là, ajoute-t-il, s’arrête la comparaison, car l’avocette est simple, timide et incapable de faire aucun mal.