Scènes de la Vie et de la Littérature américaines/03

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Scènes de la Vie et de la Littérature américaines
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 606-639).


III.

LE CAPITAINE NÉGRIER.


Captain Canot, or thirty Years of an African Slaver, by Brantz Mayer ;
Londres et New-York, 1854.


Le pittoresque s’en va, gémissent à l’envi les dilettanti, les touristes, les partisans de l’art pour l’art et les amateurs de curiosités. Plus la moindre petite monstruosité à contempler, plus de fétiches bizarres, de superstitions cruelles, de costumes extravagans ! Une teinte uniforme s’étend sur l’univers entier. Oui, le pittoresque s’en va, et si sa disparition peut donner lieu à bien des regrets légitimes, elle peut également donner aux âmes morales bien des sujets d’honnête satisfaction. Il ne s’agit que de s’entendre.

Jadis le monde était plein d’originalité, et les brigands eux-mêmes étaient des êtres fort romanesques. L’aventurier d’autrefois, l’homme en quête d’émotions violentes, qui montait un navire et courait les mers plutôt pour chercher des aventures que pour faire fortune, l’homme qui sacrifiait non-seulement les préjugés humains, mais même les idées les plus élémentaires de la morale, à l’accomplissement de ses fantaisies, qui se moquait d’être criminel, pourvu qu’il fût héroïque, et qui semblait croire que le courage lave toutes les fautes, ce personnage n’existe plus. C’en est fait de l’écumeur de mer et du pirate, et cette disparition n’est certes pas fort regrettable. Le brigand poétique et chevaleresque, protecteur du pauvre, redresseur de torts, — le galant Cartouche, le sentimental Schinderhannes, — a également disparu. Le crime a perdu son aristocratie et végète, comme la société elle-même, en pleine démocratie. Les brigands ont de nos jours des allures fort peu poétiques, et n’ont point les goûts des dandies. Ils sont peu aventureux d’ailleurs, aiment le repos, sont rangés, et ne courent ni les bois ni les grandes routes. Tout s’en va, hélas ! et le chevalier d’industrie lui-même, le coquin, n’est plus ce qu’il était, autrefois. Où êtes-vous, escrocs du dernier siècle ? ô Casanova ! ô Cagliostro ! ô Morande ! hommes de tant de ressources, vous qui aviez élevé la friponnerie à la hauteur d’un art ! Et vos dupes elles-mêmes, où sont-elles ? Où sont le sénateur Bragadini, la marquise d’Urfé, le cardinal de Rohan ? Allons, tout s’est abaissé ; il faut en prendre son parti.

Jadis aussi il existait des nations entières qui étaient fort pittoresques, — la Turquie, l’Inde, la Chine. Le Turc était un être bien bizarre avec son turban, ses pantalons flottans, ses pipes et son harem ; mais le sultan Mahmoud est venu, et tout a disparu. L’Inde est finie à jamais ; les sutties ont été abolies, les veuves ne se brûlent plus aux funérailles de leurs époux, et il y a déjà près de vingt ans que le dernier bûcher a été allumé. On n’y sacrifie plus même secrètement de victimes humaines aux idoles à deux têtes et à dix bras ; le dieu Jaggernaut n’y trouve plus de martyrs ; la protestante Angleterre a trouvé bon de mettre fin à ces excès de pittoresque et de couleur locale. Il restait deux pays fermés et inaccessibles, — la Chine et le Japon, — et la civilisation, sans pitié et sans honte, s’est attribué le droit d’y pénétrer par la force et par la ruse. Il est fini, ce monde oriental, jadis foyer de lumières, depuis des siècles foyer pestilentiel, antique réceptacle des vieilleries sanglantes, des superstitions homicides, de la fainéantise philosophique, de la lâcheté machiavélique. L’empire de l’activité libre étreint et enserre de toutes parts l’empire du fatalisme. Il disparaît d’heure en heure, ce monde horriblement poétique, dernière ressource des arts qui n’ont plus rien à faire et pays de prédilection des esprits qui n’ont rien à dire. Puisse-t-il ne jamais plus revivre, et puissent ses populaces, qui se comptent par millions, s’élever à une civilisation qui ne semble point faite pour elles ! C’est le seul vœu que nous puissions raisonnablement et charitablement faire pour le pays des pagodes et des mosquées, des dragons volans et des peintures sans perspective, dont la perte ne nous causera aucun regret. Le dernier droit que ce vieil Orient ait à faire valoir, c’est le droit à un musée dans lequel on conservera des échantillons de son habileté puérile, de ses splendides enfantillages et de ses luxueuses sénilités. Qu’on le lui accorde, et qu’il ne soit plus question de lui !

Il y a bien encore le monde des sauvages, les peaux rouges d’Amérique, les naturels de l’Australie ; mais ces excentriques enfans de la nature sont soumis à la domination de la plus réaliste et de la moins poétique des races. Les Anglo-Saxons refoulent de plus en plus dans des déserts, qui bientôt n’existeront plus eux-mêmes, ces débris de races enfantines ou décrépites. Avec le désert, qui se rétrécit de jour en jour et se transforme en terres labourables et en prairies, s’évanouira son habitant naturel, le sauvage. Ils ne sont plus, les temps où les aventureux colons français chassaient la bête fauve avec l’enfant des bois du Canada ou des savanes de la Louisiane. La race moins sociable d’orgueilleux marchands qui s’est établie sur le continent américain, de la Nouvelle-Ecosse aux frontières du Mexique, repousse cette fraternisation indulgente et étourdie avec une race inférieure. Elle n’a pas plus d’égards pour le sauvage que pour le désert. Ses lois et ses mœurs le rejettent, sa religion le condamne, ses aventuriers le traquent et le tuent. Encore un deuil à porter pour les amis du pittoresque, et ce ne sera point le dernier !

Rien de tout cela n’est bien regrettable. Les pleurnicheries artistiques n’ont jamais excité beaucoup nos sympathies. Le monde ne perd rien en perdant tous ces débris monstrueux de civilisations décrépites ou de races condamnées. Il y a plus, ce n’est que de notre temps qu’on s’est avisé de trouver ces excentricités humaines nécessaires aux arts et a la poésie ; ce n’est que de nos jours que les peintres et les poètes se sont tournés vers l’Orient et l’Afrique, et qu’ils se sont mis à regretter la perte de toutes les anomalies exceptionnelles de nos vieilles civilisations. Est-ce que les arts ont jamais été autre chose que l’expression de la vie nationale et des sentimens universels de l’humanité ? Les grands poètes d’autrefois ont-ils jamais songé à l’Orient ou à l’Afrique ? Ces pays lointains et inconnus étaient-ils pour eux autre chose qu’une terre vague et flottante, pleine de fantômes et de rêves ? Qu’exprimaient les peintres italiens, sinon la vie idéale de l’Italie ? Qu’exprimèrent les peintres espagnols, sinon le fanatisme catholique ? Qu’exprimèrent ceux de la Hollande, sinon la vie de famille et les sentimens protestans ? Ils n’attachaient aucun prix à des mœurs qui n’étaient pas les leurs, et ne cherchaient pas à comprendre des sentimens qui ne faisaient pas battre leurs cœurs. Les horizons de l’Italie, les paysages de l’Angleterre, les ménages de la Hollande leur suffisaient. Ils se croyaient poétiques et pittoresques, ils n’allaient pas chercher la poésie dans quelque faquir stupide, dans quelque sachem radoteur, dans quelque négresse difforme, ou dans quelque derviche abruti. Ils n’auraient point donné leurs femmes pour toutes les Circassiennes du sérail, et leurs enfans leur semblaient plus beaux que les petits singes malpropres qui font l’espoir de la race sémitique. Encore une fois, ce n’est que de nos jours que, cette préoccupation du pittoresque, cherché en dehors de la vie nationale, a hanté les cerveaux des artistes et des poètes. On me dit que les arts disparaîtront, si toutes ces anomalies disparaissent. Je n’en sais rien ; mais s’il faut, pour fournir des sujets à des tableaux qui ne me rappellent aucun paysage connu et chéri, ou à des poésies qui ne me disent rien de ma vie et de celle des compatriotes auxquels je serre la main chaque jour, conserver précieusement la phalange de laideurs morales que nous avons passée en revue ; s’il faut encore engendrer des pirates, produire des voleurs de grands chemins et admirer des Chinois, nous souhaitons aux arts un bon voyage, et nous les verrons partir sans regret.

L’opinion que nous émettons peut sembler excentrique, et surtout de notre part. Nous nous sommes plaint maintes fois de la teinte d’uniformité qui se répandait sur le monde, et nous nous en plaignons encore. Oui, le monde devient ennuyeux ; mais ce ne sont pas les civilisations monstrueuses et les anomalies sociales qui peuvent le rendre plus gai. Le monde devient ennuyeux, parce que l’âme humaine s’est affaiblie. Le vrai pittoresque, la véritable originalité, résident dans l’âme et dans le caractère. Nous pourrions être très poétiques, même avec nos habits noirs, si nous avions plus de ressources morales. Le dernier pays qui ait eu une civilisation sui géneris, l’Angleterre, l’a prouvé. Au premier aspect, rien n’est moins original que l’Anglais proprement vêtu, fraîchement rasé, gauche de manières, taciturne et silencieux. Et pourtant ce pays de la respectabilité et du cant, de l’habit noir et des mentons dénudés, a produit plus d’originaux, voire d’excentriques, que tous les autres pays de l’Europe depuis cent cinquante ans. Pour ma part, je ne vois pas, dans l’histoire de notre siècle et du précédent, d’hommes plus originaux que John Wesley, qu’Edmond Burke, que lord Clive, que Warren Hastings, que Wilberforce, que Cobbett, que lord Byron. Je ne crois pas qu’il y ait eu rien de plus curieux, de plus intéressant, de plus émouvant, que les péripéties des sectes de l’Angleterre, de ses entreprises coloniales, de son commerce et de son industrie. Ses marchands eux-mêmes sont des personnages originaux. L’Angleterre a prouvé que l’originalité pouvait très bien se rencontrer dans l’honnêteté, la vertu et le dévouement au devoir ; que l’esprit d’aventure, avec toute sa dramatique poésie, ne se rencontrait pas seulement chez les pirates et les voleurs de grand chemin, et, comme le reconnaissait lord Byron lui-même (ce père de toutes nos admirations dépravées), qu’une flotte bien commandée, un commerce immense et actif, entretenu par des institutions de crédit, des billets de banque et des valeurs fictives, sont plus poétiques que le canot du sauvage et l’échange en nature des sociétés barbares. C’est un mérite qui est tout à fait propre à l’Angleterre, et qu’on ne saurait assez lui reconnaître, car elle a constaté ainsi que nous ne sommes pas aussi déshérités que nous paraissons l’être, et que, si nous le voulions, nous pourrions, sans tomber dans l’admiration des monstruosités, échapper à ce réseau de vulgarités qui nous enserre de toutes parts.

Les aventures du capitaine Théodore Canot sont certainement très amusantes, et néanmoins les pensées que nous venons d’exposer n’ont cessé de nous tourmenter pendant toute notre lecture et de nous gâter une partie du plaisir qu’elle nous procurait. Bon gré, mal gré, la conscience proteste. Le métier de marchand d’esclaves est certes très aventureux, les mœurs de ces populations nègres, — Mandingues ou Foullahs, — sont fort divertissantes, et paraîtront telles, nous l’espérons. Pourquoi donc tout ce grotesque nous inspire-t-il la plus profonde tristesse ? Les trafiquans sont gens fort curieux pour le moraliste ; il est impossible d’arriver à plus de sans-façon dans la cruauté, à plus de sans-gêne dans l’immoralité. Il est évident que jamais les remords ne les tourmenteront et ne les ont tourmentés, et qu’ils accomplissent leurs crimes plaisans avec une parfaite sécurité de conscience. La population dont ils abusent est extrêmement comique. Le vice, le crime, les bas instincts de l’humanité, qui sont partout des choses fort laides à contempler, prennent chez elle les formes les plus bouffonnes : la promiscuité, le vol, le meurtre, gambadent à la manière des singes, l’ont des grimaces et tirent la langue comme des enfans mal élevés. Oppresseurs et opprimés sont également dépourvus de tout sentiment moral. Les oppresseurs n’ont jamais songé à leur infamie ; les opprimés n’ont jamais songé à mettre en question la légitimité des abus dont ils souffrent. On ne rencontre jamais, ni chez les uns, ni chez les autres, une velléité ou un commencement de réflexion. Le monde moral est parfaitement voilé, et ne laisse tomber aucun de ses rayons sur ces horribles populations. N’y a-t-il pas là de quoi motiver bien des tristesses ? Lire trois cents pages très compactes, où n’apparaît aucun des sentimens humains, trois cents pages gonflées de descriptions, de détails, de tableaux qui pourraient facilement trouver leur place dans un livre d’histoire naturelle, — quel supplice et quelle horreur ! Je ne sais qui a dit qu’il donnerait un brevet de mauvais cœur à celui qui ne lirait toute sa vie que des parodies, et le mot est profondément juste. Nous aussi, nous donnerions un brevet du même genre à celui qui nous dirait qu’il a pu lire sans tristesse les horreurs bouffonnes et les divertissantes immoralités dont ce livre est rempli.

Ces superstitions, ces fétiches, cette exploitation, bien réelle cette fois, de l’homme par l’homme, peuvent être très pittoresques ; mais nous sacrifierions de bon cœur tous les tableaux, toutes les poésies, tous les romans que ce pittoresque a enfantés et enfantera pour qu’il n’existât pas. Il n’est pas gai de contempler la scandaleuse et navrante infériorité de tout un tiers de la race humaine, non plus que l’abus de la supériorité chez la race dominatrice et civilisée. Oh ! quand donc auront disparu de la surface du globe ces turpitudes si pleines de couleurs et ces contrastes qui prêtent tant à l’image ! Ce jour-là, tous les honnêtes esprits pourront entonner le cantique de Siméon.

Les aventures du capitaine Canot sont l’œuvre d’un Américain du sud, M. Brantz Mayer, qui a naguère exercé des fonctions diplomatiques à Mexico. Dans une préface adressée à un littérateur célèbre, Nathaniel Parker Willis, l’auteur prétend n’avoir fait que mettre en ordre les confessions du trafiquant d’esclaves, sans y avoir ajouté ni retranché. La préface est pleine de demi-intentions de philanthropie. Quelle est l’opinion de l’auteur sur l’esclavage ? Il est assez difficile de la découvrir. Il ne blâme ni n’approuve, esquive la question et se rabat sur les colonies de noirs libres, qui avec le temps doivent créer une civilisation africaine. Mais la race noire est-elle, par elle-même, susceptible d’arriver à la civilisation ? Le mahométisme, qui presse l’Afrique et au nord et au sud, est-il capable de faire disparaître cette antique servitude, qui date des premiers âges du monde ? L’auteur ne répond pas à ces questions, et insiste particulièrement sur les colonies de noirs libres. Il faudrait en conclure alors que les nègres n’arriveront à la civilisation que par l’esclavage, qu’en un mot ils ne sont susceptibles du développement moral nécessaire aux sociétés civilisées qu’après avoir passé sous la domination du planteur et le fouet de l’overseer.

C’est en effet un problème intéressant que celui de rechercher si la race noire est susceptible d’arriver à la civilisation, et quels moyens peuvent l’y conduire. Le mahométisme est certainement un grand progrès sur le fétichisme, mais je doute qu’il puisse jamais élever la race nègre au degré de civilisation auquel il a élevé la race sémitique. Le mahométisme est trop près des instincts de la race noire, il ne les contredit pas, il ne leur fait pas violence. Les roitelets nègres peuvent sans scrupule continuer à faire des guerres cruelles et à vendre leurs sujets aux Européens et aux Américains sans violer aucun des préceptes du Koran. Les idées du mahométisme sur l’esclavage et sur les femmes peuvent très parfaitement s’accorder avec la traite et la grossière promiscuité africaine. La civilisation mahométane, qui est déjà énervante pour des races sensuelles, mais intelligentes, peut être désastreuse pour une race plus sensuelle encore que les races sémitiques, et qui n’a pas l’intelligence et l’élévation d’âme de ces dernières. Le nègre n’a que des instincts, et ces instincts sont tellement féroces, qu’ils demandent absolument à être combattus. Il est donc évident que la civilisation africaine, si jamais elle existe, ne pourra être que le produit de la force et de la violence. Cette question se présente avec ces deux alternatives : ou la civilisation africaine sera l’œuvre de la race caucasique, et alors elle sera le lent produit de l’esclavage, — ou elle sortira de l’Afrique elle-même, et alors il faut admettre l’hypothèse d’un Pierre Ier chamitique qui fera pour sa race ce que le grand tsar a fait pour la Russie. Ce ne serait pas trop de l’énergie indomptable, de la force physique étonnante, de l’esprit de justice, de la barbare grandeur d’âme, du dévouement cruel du géant russe, pour faire quelque chose de ces tribus éparses sur le sol africain, et dont nous allons retracer les mœurs. Il est trop probable que ce tsar nègre se fera longtemps attendre ; mais ce n’est que par un tel homme et les moyens énergiques dont il se servirait que l’Afrique peut cesser d’être une terre muette et un scandale dans l’univers. Cependant, ainsi qu’on le verra, on ne peut nier, dans une certaine mesure, l’heureuse influence du mahométisme sur ces populations.

Le capitaine Théodore Canot naquit, dans les premières années de l’empire, d’un père français employé dans les armées de Napoléon et d’une mère italienne. Avec un peu de bonne volonté, on pourrait retrouver dans son caractère les qualités et les vices des deux peuples. Il est dégourdi comme un Français et possède ce laisser-aller, cette légèreté dans l’immoralité qui caractérise notre nation. En même temps, et comme contraste, il possède ce fonds inné d’humanité et d’honnêteté qui nous distingue aussi, et qui a fait dire très bien par Duclos que le Français était le seul homme dont l’esprit pût être corrompu sans que le cœur fut atteint. Il a fait la traite, mais sans essayer de se convaincre qu’il faisait un acte indifférent : il sait parfaitement qu’il se rend coupable, et ne s’excuse pas le moins du monde en bâtissant des théories sur l’infériorité de la race nègre et la supériorité de la race caucasique, comme l’aurait fait un Américain ou un Anglais. Il ne se laisse pas non plus aller aux vices de la profession qu’il a embrassée ; l’habitude et le spectacle fréquent de scènes odieuses et de marchés infâmes n’ont pas endurci son cœur. Il n’est devenu ni rapace, ni avare, ni cruel, comme un Espagnol le serait devenu à sa place. Sauf une certaine dose de sensualité italienne, le Français domine en lui, et nous le félicitons de son humanité et de sa moralité relatives. Elles lui font honneur, et font en même temps honneur à notre nation.

Tout jeune, il fit connaissance avec la mer, visita l’Italie, l’Espagne et les États-Unis, eut par le plus grand des hasards une entrevue avec lord Byron, vécut à Paris de la vie de Bohême, et partit de la capitale du plaisir ruiné par la roulette et le Palais-Royal, en laissant à son hôtelier une malle vide en paiement. Après quelques voyages insignifians, il fit voile pour La Havane, où l’attendait la première des aventures sérieuses de sa vie. Presque en vue de Cuba, le vaisseau qu’il montait fut attaqué par des pirates ; un terrible combat se livra pendant la nuit sur le pont du navire, et notre jeune héros, pour échapper au massacre, se jeta à l’eau et gagna péniblement le rivage. Au point du jour, il monta sur un arbre, et de là put contempler les débris de son navire, que les pirates débarrassaient activement de sa cargaison. Cependant, réduit à se cacher, obligé de se couvrir de sable pour échapper aux insectes, il était en danger de mourir de faim, si le hasard, plus prudent que lui, ne l’avait pas remis aux mains des brigands auxquels il essayait de se dérober. Un de ces chiens énormes dont les Espagnols se servaient naguère pour faire la chasse aux Indiens, et dont les planteurs se servent encore pour faire la chasse aux esclaves, vint, en bondissant et grognant, tomber près du jeune aventurier, qui n’eut que le temps de grimper sur un arbre pour échapper à ses griffes et à ses dents redoutables. Théodore Canot fit contre fortune bon cœur, se rendit, et suivit les pirates à leur demeure.

La société des pirates était divisée en deux bandes, sous le commandement de deux chefs distincts, et dans l’un de ces chefs Théodore Canot trouva un protecteur. Ce bienveillant pirate, que la bande nommait don Rafaël, Français d’origine, qui avait fait la guerre de l’indépendance mexicaine avec un oncle de Canot, et que l’ingratitude du Mexique avait contraint au métier de brigand, sauva le jeune Théodore d’une mort certaine en le réclamant comme son neveu. Il avait cru reconnaître sur le visage du jeune homme les traits de son vieux compagnon en condottiérisme, et s’était intéressé à lui. Les pirates consentirent à garder parmi eux le neveu improvisé de don Rafaël Mesclet, et relevèrent à la dignité d’aide-marmiton du chef de cuisine Gallegos, bon cuisinier, solide pirate et parfait coquin. Théodore vécut quelque temps avec les bandits, non sans péril, malgré ses pacifiques fonctions de marmiton, car il lui fallait veiller sur Gallegos et tenir toujours la main sur son cuchillo (petit poignard). Plusieurs fois il faillit être sa victime ; mais enfin Gallegos, dénoncé par lui comme voleur des biens de la communauté, subit un supplice terrible. Il fut condamné à être enchaîné à un arbre et abandonné à l’action des élémens, jusqu’à ce qu’il fût mort de faim. « Je demandai que la sentence fût adoucie, mais on se moqua de ma pitié enfantine, et on m’ordonna de retourner au rancho. La sentence fut exécutée, et le malheureux fut abandonné a sa terrible destinée. Un des pirates, par compassion, déposa à portée de sa main plusieurs bouteilles de gin, soit pour égayer ses derniers instans, soit pour le rendre insensible ; mais sa fin fut rapide. Le lendemain, l’homme de garde le trouva mort avec six bouteilles vides à ses côtés. On refusa la sépulture à ses restes, et on laissa pourrir au soleil son corps, rongé par les insectes engendrés par sa propre putréfaction. » Telles étaient les mœurs des pirates entre les mains desquels Théodore Canot était tombé. Du reste excellente cuisine, vie joyeuse, noces et festins, aventures émouvantes, bonnes prises, rien ne manquait de ce qui peut faire agréablement passer le temps à un désœuvré, rien, si ce n’est la crainte permanente de la justice humaine et de la potence.

Enfin don Rafaël mit un jour dans la main de Théodore cent vingt-cinq dollars. « Prenez cet argent, lui dit-il ; il n’a pas été acheté au prix du sang. Allez à Régla ; je vous ai recommandé à un ami ; faites fortune, et que Dieu vous aide ! » Théodore partit avec empressement, et, en sortant de la compagnie des pirates, alla presque immédiatement s’embarquer sur un navire négrier qui se rendait à la côte d’Afrique, où il arriva après avoir eu à lutter contre la révolte d’une partie de son équipage. Aussitôt après son débarquement, il se rendit à la résidence d’un trafiquant d’esclaves et autres denrées africaines, dont le vrai nom était M. Ormond, mais que les naturels du pays désignaient sous celui de Mongo-John.

M. Ormond ou Mongo-John devait le jour à l’accouplement d’un riche marchand d’esclaves de Liverpool et de la fille d’un chef nègre des bords du Rio-Pongo. Son père, qui adorait ce rejeton de ses amours africaines, l’avait fait élever avec soin en Angleterre. Après la mort de son père, le jeune Ormond, laissé sans fortune, était revenu en Afrique revendiquer ses propriétés, dont il prit possession sans difficultés et où il s’établit. Son influence devint bientôt toute-puissante, et il acquit le titre de mongo ou chef de la rivière. En peu d’années, Ormond devint non-seulement un riche marchand, mais un mongo très populaire parmi les tribus foullahs et mandingues. Les petits chefs dont le territoire bordait la mer lui donnaient le titre de roi, et, connaissant ses goûts mormoniques, avaient soin de fournir à son harem leurs plus belles filles, comme le gage le plus précieux de leur amitié et de leur fidélité. À l’époque où Théodore Canot le visita, Ormond était engourdi par la sensualité et la prospérité ; il était devenu si voluptueux, qu’il ne pouvait se résoudre à faire ses comptes ni souffrir qu’on lui en parlât. Sa riche maison était au pillage, et le mongo se laissait voler avec une parfaite insouciance. Il vivait, au milieu de sa demeure, plongé dans un assoupissement intellectuel que rien ne venait troubler, tout semblable à une voluptueuse bête fauve blottie dans une tanière choisie, tapissée de mousse fraîche et ornée de fleurs éclatantes. La volupté et la richesse n’avaient point engendré chez lui l’insolence du nabab indien ou la férocité froide et despotique du chef asiatique opulent ; elles avaient engendré cette chose qui semble propre à l’Afrique, la bestialité, et cette espèce d’hébétement crapuleux qui suit l’abus des plaisirs purement physiques. Tel était Mongo-John, le plus riche marchand de Dangalang, premier échantillon des mœurs africaines offert aux regards de Théodore Canot, qui put l’étudier tout à loisir, car il entra immédiatement dans sa maison en qualité de secrétaire et de commis.

Mongo-John reçut Théodore avec toute la politesse d’une brute, l’invita à dîner, à boire et à visiter son harem ; mais les nombreuses bouteilles vidées ne permirent pas au mongo de pousser la politesse jusqu’au bout : il s’endormit avant la fin du repas, et Canot profita de ce sommeil pour visiter seul le harem. Il essaya discrètement de contempler sans être surpris le troupeau bigarré de négresses, de mulâtresses et de quarteronnes qui composaient le serait d’Ormond. Une jeune mulâtresse coquettement coiffée d’un turban, et qui, ainsi que l’apprit plus tard Canot, occupait le numéro deux dans les affections d’Ormond, aperçut le curieux et le désigna à ses compagnes, qui aussitôt se levèrent, s’élancèrent vers lui avec l’agilité de jeunes singes et se mirent à parler toutes à la fois comme une bande de perruches. Désireuses sans doute de fêter la bienvenue de l’étranger, elles exécutèrent devant lui leurs danses nationales au son du tam-tam. Canot, échauffé par le vin et étourdi peut-être aussi par la bizarrerie de ce spectacle, voulut rendre à ces dames politesse pour politesse. Saisissant la plus jolie de toutes les négresses et semi-négresses qui égayaient ses regards, il l’entraîna dans une valse qui se termina à sa honte et à celle du sérail tout entier par l’apparition du mongo, que le bruit des rires et de l’éclatante musique du tam-tam avait réveillé. « Par Jupiter ! don Théodore, s’écria-t-il, vous flairez les cotillons aussi bien qu’un limier un esclave fugitif ! Il n’y a pas de mal à danser, seulement j’espère qu’une autre fois vous vous livrerez à ce plaisir d’une façon moins bruyante. » Tels furent les joyeux débuts de Canot dans la vie africaine.

Théodore ne tarda pas à voir qu’il devait se débarrasser au plus vite du petit bagage d’idées européennes qu’il avait apporté avec lui. Certes la vie qu’il avait menée jusqu’alors, son séjour chez les pirates, avaient dû fortement entamer les quelques principes de moralité qu’il pouvait posséder ; cependant il lui en restait encore trop. Ainsi il était persuadé qu’il était mal de s’approprier le bien d’autrui, et qu’un commis devait veiller aux intérêts du maître qui le payait : il s’aperçut bientôt que ces étranges notions de morale scrupuleuse ne serviraient qu’à le faire tuer et chasser, ou l’empêcheraient de profiter des avantages de la société africaine. Quelque temps après son entrée en fonctions, la vieille surintendante du serait d’Ormond, Unga Golah, vint trouver Canot et lui demanda par signes la clé de l’appartement où étaient entassées les étoffes. Canot la lui remit sans défiance et ne comprit les motifs de sa demande que lorsqu’il vit la vieille femme s’emparer de plusieurs mesures de calicot. La fureur de la négresse ne connut plus de bornes, lorsque le secrétaire lui eut fait entendre qu’elle devait aller trouver le mongo lui-même. Elle se retira en murmurant des paroles que Canot ne put comprendre, mais qui contenaient certainement d’épouvantables menaces. Cependant le secrétaire, poussant l’honnêteté jusqu’au bout, alla confier au mongo la conduite de la vieille négresse. L’insouciant Ormond se moqua de lui. À dater de ce jour, Canot n’eut garde d’empêcher la vieille de voler tout à son aise, surtout lorsqu’il eut appris de la belle Esther (une quarteronne qui s’était sentie prise pour lui d’une tendre sympathie) que la vieille avait juré de lui faire connaître le goût de la cuisine de Bangalang. Canot, craignant pour sa vie, s’empressa de se faire une amie d’Unga Golah, qui, en retour, lui permit de communiquer tout à son aise avec la belle quarteronne, dont notre héros parle avec tendresse, mais presque en rougissant. On dirait qu’il n’ose avouer l’amour qu’il a porté à cette Africaine, et qu’il n’ose cependant traiter cette aventure comme une affaire de pure sensualité. Excellent capitaine Canot ! ce respect humain est un dernier reste de vos scrupules européens, et ce n’est pas le plus honorable. Pourquoi vouloir nous faire croire que dans les caresses échangées entre vous et la quarteronne, il y avait de votre part plus de reconnaissance que de passion ? Capitaine Canot, homme dépourvu de préjugés, pourquoi cette hypocrisie européenne, et pourquoi rougir d’avoir aimé une quarteronne comme un dandy parisien soupçonné d’aimer une grisette ?

Puisque nous en sommes sur ce chapitre du beau sexe, disons en passant quelques mots sur la manière dont les Africains comprennent la jalousie et les sentimens amoureux. Hélas ! le bouffon, l’horrible, l’obscène, dominent dans cette passion comme dans toutes les autres et lui impriment une forme repoussante et bestiale. Le capitaine Canot vit un jour une éthiopienne jeter au feu son enfant, parce que son maître et seigneur préférait l’enfant d’une autre épouse. Lorsqu’Ormond faisait à son sérail des distributions de colliers, de bracelets et d’autres brimborions aimés des filles de Cham comme des filles de Japhet, le désordre était à son comble : chacune se croyait lésée. « J’étais un jour dans le magasin avec Ormond, dit Canot, lorsqu’une des femmes entra furieuse, s’approcha de son maître et brisa à ses pieds un miroir qui venait de lui être donné. Elle en voulait un plus large, les miroirs qui avaient été donnés à ses compagnes étant d’un demi-pouce plus grands que le sien. Lorsque Ormond était à jeun, il avait assez de force et d’orgueil pour ne pas se laisser molester par ses femmes. Il se tourna donc tranquillement vers la virago et lui ordonna de sortir du magasin ; mais la belle dame n’était pas assez timide pour se laisser apaiser ainsi. — Ah ! cria la mégère en arrachant le mouchoir qui lui couvrait le sein et en se dépouillant successivement de tous ses vêtemens, ah ! mongo, suis-je donc assez laide pour mériter un pareil traitement, et ne suis-je pas digne d’avoir un miroir semblable à ceux des autres ? — Comme le mongo restait silencieux, elle s’approcha de moi pour savoir mon opinion, que j’évitai de donner en me cachant, ronge de honte, derrière le comptoir. »

Les dames du sérail d’Ormond ne brillaient pas précisément par leur fidélité, et il arrivait parfois que les caprices de deux d’entre elles se contrariaient mutuellement : en ce cas, les deux dames réglaient leurs comptes à coups de grilles ; mais rien au monde, pas même le singulier point d’honneur des Japonais, ne vaut un duel entre deux rivaux africains. Les deux antagonistes, accompagnés de leurs témoins, se rendent au lieu désigné pour le combat, armés d’un bon fouet. Une fois arrivés, ils se déshabillent et tirent au sort pour savoir lequel recevra les premiers coups. Celui que le sort a désigné comme victime présente le dos et reçoit sans mot dire un nombre déterminé de coups de fouet. Le flagellant devient à son tour le flagellé, et reçoit avec la même constance le même nombre de coups, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’enfin un d’entre eux se déclare vaincu, ou que les témoins désignent l’un des champions comme le martyr le plus stoïque. Assez sur ce sujet pourtant, et passons à un autre. Puisque nous sommes condamnés à contempler des horreurs bouffonnes, donnons-nous au moins le plaisir de la variété.

Lorsque la saison des pluies fut passée, les caravanes parties de l’intérieur de l’Afrique commencèrent à affluer sur la côte, et on annonça bientôt l’arrivée d’Ahmah de Bellah, le fils d’un puissant chef foullah. Ormond avait envoyé ses crieurs (barkers² à sa rencontre pour inviter la caravane à venir traiter avec lui. Canot nous fournit à cette occasion des détails assez curieux sur la manière dont les trafiquans d’esclaves établissent leurs communications avec l’intérieur. Aussitôt qu’ils ont avis de l’approche d’une caravane, ils envoient des mulâtres, connus sous le nom de barkers, qui sont chargés d’exalter la puissance, la richesse et le crédit du marchand qui les emploie, et qui s’acquittent généralement de leur mission avec autant d’activité et de véracité que les faiseurs de réclames européens. Quelques jours après le départ des barkers d’Ormond, des coups de feu répétés, signal de l’arrivée de la caravane, se firent entendre, et bientôt on vit surgir d’un nuage de fumée le puissant Ahmah de Bellah, précédé de chanteurs qui disaient sur un rhythme barbare les mérites du jeune chef et suivi de son escorte. Cette escorte était composée d’une manière fort originale. Par derrière le chef venaient les trafiquans avec leurs esclaves chargés de leurs produits africains, peaux, cire, ivoire, riz, poudre d’or, puis quarante captifs noirs les mains enchaînées par des liens de bambous, une trentaine de bœufs, et un troupeau de moutons et de boucs. Une superbe autruche apprivoisée, trottant d’un pas grave et solennel, fermait la marche. Tous défilèrent devant Ormond, déclarèrent la quantité et la valeur des marchandises qu’ils portaient avec eux et les déposèrent dans les magasins du mongo. Pendant que les trafiquans vendent à vil prix leurs marchandises au mongo, donnent une livre d’ivoire pour un dollar, une livre de riz pour un sou, il faut nous arrêter un instant auprès de l’intéressante figure de cet Ahmah de Bellah, fils du puissant roi Ali-Mami de Footha-Yallon.

Ahmad était musulman, et, dit plaisamment notre auteur, pouvait être regardé comme un assez remarquable échantillon du parti de la jeune Afrique. Toute sa personne indiquait un Africain de race supérieure, dégrossi par une éducation princiers (ce fait a son importance, même en Afrique), par l’habitude du commandement et par la lecture du Koran. Ses lèvres n’avaient rien de cette grossière sensualité caractéristique de la race nègre. C’était la première fois qu’il commandait une caravane, et on ne sera peut-être pas fâché de savoir comment se forme une caravane dans l’intérieur de l’Afrique. Le chef qui obtient du roi cette permission part, au commencement de la belle saison, avec une faible escorte sur laquelle il a droit de vie et de mort. Chemin faisant ; il envoie de petits détachemens occuper les défilés des forêts et des déserts, pour traquer les trafiquans et les marchands qui se rendent sur la côte avec leurs esclaves et leurs produits, et qui sont ainsi obligés d’aller, bon gré, mal gré, grossir la caravane du chef. Il est inutile de dire que les petits trafiquans font tous leurs efforts pour se soustraire à ces moyens despotiques qui établissent en Afrique une assez curieuse hiérarchie d’esclavage. Personne n’y échappe, comme on le voit, pas même le propriétaire de l’esclave. Le mahométisme lui-même ne sert qu’à resserrer les chaînes dans lesquelles l’Afrique s’occupe depuis des siècles à se garrotter. Malheur au délinquant sujet d’un souverain musulman qui conserve la religion de ses fétiches, et joint à ses délits celui d’adorer avec trop de ferveur le Mumbo-Jumbo ! Il est vendu sans pitié comme esclave, tandis que le délinquant mahométan en est quitte pour une bastonnade. L’esclavage est l’unique peine pour tous les crimes ; il est à lui seul la base de toutes les institutions de l’Afrique, la loi de la guerre, le soutien de la hiérarchie, le fondement du commerce, le régulateur des poids et mesures. Il sert à tous les usages de la vie, il est le rémunérateur de toutes les passions et de toutes les cupidités de l’âme humaine. La seule monnaie africaine, c’est l’homme. L’homme vaut tant de livres de poudre, la femme tant d’aunes d’étoffe de Manchester, l’enfant tant de bouteilles d’eau-de-vie. S’il ne peut pas être vendu, il n’est bon qu’à tuer. Quant aux prisonniers de guerre que le chef vainqueur ne peut vendre, leurs têtes roulent, et leur sang rougit le sable de cette terre, mère des monstres et des crimes. — Mais cet état, dira-t-on, existe depuis des siècles ? Sans doute, et le seul point que nous voulions faire ressortir, c’est l’impuissance du mahométisme à modifier cet état de choses. Au contraire cette religion donne une sanction à. toutes ces horreurs. La seule modification que le mahométisme ait apportée dans l’esclavage, c’est de le faire servir comme de punition légale. En réalité, il en a élargi encore la sphère, car il est évidemment bien loin de vouloir condamner l’esclavage des femmes et l’esclavage des païens qui refusent de reconnaître la puissance d’Allah et la gloire de son prophète. Nous devons dire pourtant, à l’honneur du mahométisme, que les nègres musulmans qui exercent les fonctions de magistrats ou de chefs ne laissent échapper aucune occasion d’arracher à l’esclavage leurs coreligionnaires ; mais qui ne voit que cette exception cesserait bientôt, si toute l’Afrique était musulmane ? Rien, nous le répétons, ne peut modifier profondément l’Afrique, rien si ce n’est une religion qui ferait violence à ses instincts.

Ahmah de Bellah était bon musulman, Théodore Canot était assez mauvais chrétien, par conséquent ils ne tardèrent pas à s’entendre. Ils se virent souvent, et conversèrent ensemble par l’intermédiaire d’un interprète qui n’était ni juif, ni chrétien, ni musulman. Ahmah se prit d’une si belle amitié pour Canot, qu’il entreprit de le convertir, et Canot essaya, de son côté, de le convaincre de la rotondité de la terre. Ils ne réussirent ni l’un ni l’autre. Ahmah en fut pour ses frais de prédication et d’exhortation religieuse. Ces conférences édifiantes étaient souvent entremêlées d’incidens d’un genre moins édifiant. Ainsi, sur les quarante esclaves qu’avait amenés la caravane, le mongo en refusa huit ; Ahmah consentit à en reprendre sept, mais insista pour que le huitième fût embarqué, parce que, dit-il, on ne pouvait ni le tuer, ni le ramener dans son royaume de Footha-Yallon. Canot s’étant montré curieux de savoir quel crime avait commis ce malheureux, Ahmah lui répondit qu’il avait tué son fils, et que, le Koran ne contenant aucune pénalité applicable à un tel crime, les juges l’avaient condamné à être vendu comme esclave aux chrétiens. Une autre fois Canot aperçut deux femmes dont le cou était entouré de chaînes : c’étaient des sorcières condamnées par la loi à être brûlées ; mais le père d’Ahmah avait à ce moment un tel besoin de poudre, qu’il avait préféré les vendre plutôt que d’exécuter la lettre stricte du jugement. Ce manque de poudre avait fait bien du tort au puissant Ali-Mami de Footha-Yallon. Les esclaves ne composaient que la plus petite partie des marchandises de la caravane. Heureusement Ahmah allait en rapporter de quoi remplir l’arsenal de son auguste père, qui comptait engager une grande guerre contre les petites tribus avoisinantes et se munir ainsi d’esclaves pour une future caravane. On voit combien les intérêts, les passions et les habitudes de la race noire neutralisent les minces bienfaits de la religion musulmane. Un crime n’a-t-il pas été prévu par le Koran, l’esclavage se présente naturellement à l’esprit comme la punition légitime. Un crime est-il puni d’un autre châtiment, le chef élude la loi, s’il y a profit pour lui à vendre le condamné comme esclave.

Les scènes du marché aux esclaves sont de vraies scènes de champ de foire. L’homme est absolument assimilé à l’animal ; les marchands ont, pour faire passer leur denrée avariée, les mêmes ruses que les maquignons normands. Ainsi Canot vit une fois, à son grand étonnement, le momgo refuser un esclave d’une stature superbe et d’une apparence athlétique. L’œil expérimenté d’Ormond avait découvert aisément que cette apparence de santé était due à certaines drogues, et cette peau brillante à un mélange de poudre et de jus de citron. Lorsqu’un esclave devient vieux, infirme ou malade, et qu’il ne peut plus rendre aucun service à son maître, on l’engraisse pour le marché comme un vieux bœuf, et il faut alors savoir reconnaître, à la couleur de l’œil ou à la chaleur de la peau, la maladie interne. Ormond était passé maître dans cet art et se connaissait en hommes comme un maquignon en chevaux. Il inspectait soigneusement toutes les parties du corps, tâtait chaque muscle, sondait la poitrine et prenait des précautions si minutieuses, que lorsqu’un esclave sortait de ses mains, on aurait pu lui donner sans crainte un brevet de longue vie.

Ahmah de Bellah et Canot se séparèrent bons amis et échangèrent leurs présens. Canot reçut un Koran à demi usé, et Ahmah un superbe fusil. L’aventurier européen accompagna pendant une partie de son voyage ce représentant de la jeune Afrique, à qui le Koran avait donné non pas des idées d’humanité, de civilisation et de charité plus hautes que celles de sa race, mais une supériorité individuelle marquée, une remarquable dignité de caractère, et cette demi-vertu qui contraste si profondément avec la servilité africaine, l’orgueil. En quittant Canot, Ahmad lui fit promettre d’aller visiter les états de son père à la prochaine belle saison, promesse que Canot faillit ne pouvoir tenir, car, à son retour, il tomba dangereusement malade et fut guéri par la médecine nègre.

Quelque temps après, Canot, s’étant brouillé avec Ormond, s’associa avec un ancien ami du mongo, Anglais d’origine, nommé Edward Joseph, et fit sa première grande affaire, c’est-à-dire qu’il expédia sa première cargaison. Notre aventurier déclare solennellement avoir pris toutes les mesures d’humanité nécessaires pour garantir la santé de ses esclaves. Nous le croyons sans peine et nous admettrons volontiers avec lui qu’à de très rares exceptions près, toutes les cruautés qu’on raconte des négriers sont autant de fables. Personne ne consent de gaieté de cœur à sa ruine. Voici quelques détails sur les opérations de l’embarquement et le régime auquel on soumet les esclaves à bord d’un vaisseau négrier. Il faudrait avoir l’âme bien sensible ou l’esprit bien mal fait pour protester contre un commerce conduit d’une manière aussi humaine. Nous confessons néanmoins que nous sommes une de ces âmes sensibles et un de ces esprits mal faits, et que pour nous l’immoralité de la traite et de l’esclavage consiste moins dans certaines cruautés exceptionnelles que dans le l’ait même et, pour dire toute notre pensée, dans l’avilissement de la race blanche.

Deux jours avant l’embarquement, les chevelures de tous les esclaves mâles et femelles sont soigneusement coupées et rasées ; puis on marque les nègres de l’initiale de leur propriétaire. Cette opération s’accomplit au moyen d’un petit instrument en argent ou d’un petit fer chauffé à point, de manière à marquer sans brûler la peau. Le jour de l’embarquement arrivé, ils sont complètement dépouillés, — précaution indispensable pour la santé et la propreté, — et conduits dans cet état de parfaite nudité, les hommes dans la cale, les femmes dans la cabine, les enfans sur le pont. À l’heure des repas, on les distribue par groupes de dix. Naguère, alors que le commerce des esclaves était autorisé par l’Espagne, les capitaines négriers, en bons catholiques qu’ils étaient, faisaient dire le benedicite aux nègres avant le repas et les grâces après. Aujourd’hui on se contente de leur faire pousser le cri de viva la Habana ! Hélas ! tout dégénère, même l’hypocrisie. Ce cri patriotique une fois poussé, on place devant chaque groupe un plat de riz ou de fèves, et afin d’éviter les inconvéniens qui résulteraient du trop grand appétit ou de la gourmandise de certains esclaves, un employé se tient près de chaque groupe, indiquant par ses signes la minute où tous les nègres doivent à la fois prendre une portion égale du plat. Les bouchées sont ainsi comptées à chacun, et tous les appétits soumis au même niveau. Quelquefois un nègre refuse de manger, alors on stimule son appétit au moyen du fouet. Par manière de distraction, on leur permet de fumer ; mais comme on ne peut fournir une pipe à chaque esclave, des mousses parcourent les rangs avec des pipes allumées, permettent à chaque esclave de tirer un nombre fixe de bouffées, et passent à un autre. La régularité la plus mécanique règne à bord du navire négrier. Trois fois par semaine on fait rincer la bouche aux noirs avec du vinaigre, afin d’éviter le scorbut. Une fois par semaine, on les rase et on leur coupe les ongles. Cette dernière précaution n’est pas seulement une mesure de propreté, elle a aussi pour but d’empêcher que les nègres endommagent leur peau d’ébène dans ces batailles nocturnes si fréquentes, où les malheureux se disputent un pouce de la planche étroite sur laquelle ils sont couchés. De temps à autre, dans les beaux jours, on leur permet de se réunir sur le pont et de divertir l’équipage par le spectacle de leurs danses nationales. On met rarement les fers aux esclaves, au moins lorsqu’ils sont de Bénin ou d’Angola, douces populations peu portées à la révolte, et qui n’ont pas la férocité et les passions belliqueuses des populations du Cap ou de certaines parties de la côte d’Or ! Certes ce régime n’a rien d’inhumain, et il serait parfait s’il s’agissait de bœufs ou de moutons !

Canot se défit très avantageusement de sa cargaison à Cuba, où, comme on sait, l’Angleterre surveille activement le commerce de la traite. Cependant, malgré toute sa surveillance et malgré les conventions, Cuba est encore un des pays où la traite se fait avec le moins de scrupules. Il ne se passe guère d’années où les représentans de l’Angleterre n’aient quelques démêlés avec les autorités espagnoles, souvent même le capitaine-général a été soupçonné d’avoir laissé s’opérer le débarquement moyennant quelques rouleaux de louis et quelques menus cadeaux pour son secrétaire. L’an dernier encore, des démêlés de cette nature éclatèrent à La Havane, et firent un moment diversion aux mauvaises chicanes des États-Unis. Mais revenons à l’Afrique et à l’heureux capitaine Théodore Canot, qui est en train de devenir un puissant mongo, et dont les chefs nègres commencent à rechercher l’alliance.

Le prince Yungee en particulier lui proposa sa propre fille en mariage. Canot recula. La vie africaine ne l’avait pas encore assez bestialisé, et il restait accessible à ce sentiment tout européen, la crainte du ridicule. Son associé, Edward Joseph, moins scrupuleux, prit sa place, et le mariage fut célébré selon les rites africains. Le nouveau marié semble avoir eu une de ces âmes saugrenues qui voient toutes choses sous un jour faux, et qui ont un goût prononcé pour l’absurde. Il admirait l’Afrique avec candeur et sincérité. Le peuple nègre était son peuple idéal, comme pour d’autres le peuple grec ou le peuple italien. Les femmes lui semblaient belles, la cuisine délicieuse, la musique le jetait dans l’extase. Edward Joseph était devenu tellement amoureux, qu’il en perdait le sommeil, et tel était son amour pour la civilisation nègre, qu’il exigea que son union avec la princesse fût célébrée avec toute la splendeur de la vie élégante et princière de l’Afrique. Il envoya donc, selon l’habitude, une ambassadrice suivie d’une escorte féminine pour demander en mariage la belle Coomba. Les présens se composaient de deux cruches de rhum pour le peuple du prince Yungee, d’une pièce d’étoile de coton bleu, d’un baril de poudre et d’une cruche de rhum pour le prince, enfin de dons symboliques, tels qu’une mesure de riz blanc, un mouton blanc, un voile blanc, et d’articles de toilette pour la fiancée. L’ambassadrice ; revint et annonça à Joseph que sa demande était acceptée, que le fétiche avait été consulté et qu’il avait permis que la fiancée fut remise à son seigneur le dixième jour de la nouvelle lune.

Au jour prescrit, Joseph, Canot et leur suite, protégés par de larges sombreros et de larges parasols, se rendirent au bord de la rivière pour attendre la fiancée. Les bateaux qui la portaient ne tardèrent pas à paraître ; mais dès que l’escorte fut débarquée, un murmure bizarre, semblable au babillage d’une troupe de singes, se fit entendre. La raison de ce murmure fut bientôt découverte ; le fiancé avait oublié de faire étendre des tapis tout le long du chemin qui conduisait du rivage à la maison nuptiale, afin que le pied virginal de la mariée ne foulât point la terre nue. Joseph s’excusa de son mieux, allégua son ignorance des usages du pays : rien n’y fit, l’escorte s’obstina à exiger les tapis. Joseph trancha habilement la question en disant que, puisque l’ambassadrice avait négligé de l’informer de cet usage, elle devait réparer la faute en transportant la princesse sur son dos. À ces mots, les applaudissemens éclatèrent, et la procession se mit en marche au son ou plutôt au bruit du tam-tam et des cornes. La princesse Coomba fut déposée dans la demeure de son époux, dépouillée de son vêtement blanc et livrée à l’admiration des spectateurs, puis, lorsque toutes ces cérémonies plus ou moins indécentes furent achevées, le public se retira, les portes furent closes ; une longue perche fut plantée devant la demeure des époux, et sur cette perche le vêtement blanc de la mariée, flottant comme un drapeau, indiqua aux populations avoisinantes que les hôtes de la maison exigeaient du silence, de la solitude et de la discrétion.

Pendant que tous ces incidens se passaient, la belle saison était venue, et Canot vit arriver un ambassadeur d’Ahmah de Bellah, qui venait lui rappeler sa promesse de visiter les états de son père. Canot partit sans délai pour ce voyage dans l’intérieur de la Sénégambie. Un beau voyage certes, mais plein de périls ! Des pionniers, la hache et le fusil en main, marchaient devant les voyageurs pour leur ouvrir le chemin à travers les monstrueuses ronces et les énormes bruyères de cette terre trop féconde, et les avertir du voisinage des nids de reptiles et des gigantesques fourmilières. Notre héros cependant ne tarda pas à être familiarisé avec tous ces périls, et ce fut en chantant et en plaisantant avec son compagnon de route qu’il arriva à Kya, la capitale du chef mandingue. Ibrahim-Ali, mahométan rigide, qui était occupé à faire ses dévotions lors de l’arrivée des voyageurs. Ibrahim reçut avec courtoisie Canot, qui déclare avoir mangé chez lui un des meilleurs dîners qu’il ait jamais faits en Afrique, où il en fit souvent de fort étranges, composés de côtelettes d’alligator ou de singe rôti. À la fin du dîner, d’où le vin, selon les recommandations du Koran, avait été sévèrement exclu, Canot voulut se donner le plaisir d’enivrer ses hôtes, et exhiba une bouteille d’eau-de-vie, qui fut suivie de plusieurs autres. Toute la société fut bientôt sous l’influence de la liqueur chérie des Africains, et se réveilla le lendemain en proie aux remords, aux coliques et aux maux de tête, Canot aussi bien que ses hôtes, qui lui prescrivirent pour remède d’avaler un vase d’eau dans lequel on avait mis infuser un verset du Koran.

La caravane reprit sa route à travers les déserts et les forêts. Chemin faisant, les voyageurs s’emparèrent de quelques esclaves fugitifs, qui les supplièrent de ne pas les rendre à leur maître et de leur sauver la vie. Ils y consentirent, en firent leur propriété, et trouvèrent ainsi le moyen de concilier l’humanité avec leur propre intérêt. Ils eurent aussi à combattre contre le chef d’un village mandingue, insolent parvenu qui, s’étant permis d’insulter le chef foullah qui accompagnait Canot dans l’intérieur et de refuser obéissance à son supérieur mandingue, qui faisait également partie de l’escorte, fut condamné séance tenante à recevoir cinquante coups de fouet et à voir ses établissemens démolis, avec défense de les rebâtir. Après quelques aventures du même ordre, ils arrivèrent à Tamisso, la capitale du roi Mohamedoo. Les voyageurs firent prévenir le souverain, qui s’empressa d’envoyer à leur rencontre son propre fils avec une douzaine de femmes chargées de friandises nègres. Ils entrèrent dans la ville en triomphe, au son de la musique et au bruit des armes à feu. Des chanteurs, entourant Canot, beuglaient de leur mieux les louanges du puissant mongo blanc, dont un bouffon du roi s’obstinait à conduire le cheval.

Canot fut pendant son séjour à Tamisso le lion du moment. Le roi Mahomedoo, vieux nègre à tête rasée et à barbe blanche, le reçut étendu sur une couche faite de peaux de léopard. Le puissant roi fit pourtant la grimace, lorsqu’on lui apprit que Canot étant l’hôte du chef foullah Ali-Mami, il avait droit de voyager sans payer aucun des impôts de passage établis par les chefs nègres. Cependant la nouvelle que Canot voyageait dans l’intention d’acheter des esclaves et les présens qui lui furent remis dissipèrent bientôt sa mauvaise humeur, et il ordonna que les meilleurs appartemens de son palais fussent mis à la disposition du mongo. Canot eut à subir la curiosité des dames du harem, qui persistèrent, malgré ses instances, à vouloir contempler l’homme blanc faisant ses ablutions, et qui reculèrent d’horreur lorsqu’il découvrit à leurs regards la couleur de sa peau : la plus vieille, plus hardie que ses compagnes, s’approcha néanmoins, tâta la poitrine du voyageur, puis, regardant ses doigts avec une expression de dégoût, s’empressa de les essuyer contre la muraille. Les ablutions faites, notre aventurier alla s’asseoir à la table de Mohamedoo, où il eut le plaisir de dîner avec une cuillère d’argent qui provenait d’un voyageur européen mort quelques années auparavant. Dans toute sa vie, le roi n’avait vu que quatre hommes blancs.

Les voyageurs européens qui s’aventurent dans ces régions sont si rares, que Canot faisait événement partout où il passait. À Jallica, ville placée sous le commandement du chef Suphiana, les gardes refusèrent de le laisser entrer, et lui fermèrent les portes au nez en déchirant l’air du cri de furtoo, furtoo (l’homme blanc) ! Il n’était pas seulement un objet d’étonnement, il était un objet d’horreur et de dégoût. À Jallica, tout le monde s’éloignait de lui malgré la réception amicale que lui avait faite Suphiana, et la seule distraction nouvelle qu’il eut dans cette ville inhospitalière fut la musique nègre, exécutée sur des instrumens baroques, et les danses d’une Taglioni africaine couverte de la tête aux pieds de petites clochettes d’argent.

Enfin la caravane arriva près des frontières du royaume d’Ali-Mami ; là elle rencontra Ahmah de Bellah et son escorte. Le prince musulman fit mettre genou en terre à ses gens ; tous les yeux se tournèrent vers l’orient, et Ahmah, élevant les bras au ciel, entonna un cantique d’actions de grâce à Allah, qui avait conservé les jours de son frère. À Timbo, capitale d’Ali-Mami et ville africaine considérable, il fut fait à Canot une réception splendide. Jamais roi européen visitant un de ses frères n’a été reçu avec plus d’empressement et de politesse. On le logea dans une maison spécialement bâtie pour lui, meublée à l’européenne, et où il trouva tous les objets nécessaires à un homme civilisé. « Ces marques d’attention étaient d’autant plus délicates, ajoute Canot, que beaucoup des meubles et des objets qui avaient été placés dans ma demeure ne sont pas employés par les musulmans. — J’espère, lui dit Ahmah de Bellah avec une politesse digne d’un vrai musulman du bon temps de l’islamisme, que vous pourrez comparativement vivre à l’aise tant qu’il vous plaira d’habiter avec votre frère à Timbo. Vous n’avez point à me remercier de ne pas vous avoir traité comme un musulman, car, lorsque j’étais votre hôte, vous avez été indulgent pour toutes mes petites habitudes nationales. Qu’Allah soit loué pour vous avoir conservé la vie ! Ainsi, frère, reposez-vous en toute sécurité dans le royaume d’Ali-Mami votre père. » Néanmoins cette civilisation musulmane n’était pour ainsi dire chez Ahmah de Bellah qu’à fleur de peau ; la nature africaine reprenait le dessus à la première occasion. Ainsi, Canot lui ayant offert une belle robe de chambre pour laquelle il avait manifesté de l’admiration, il faillit devenir fou de joie. « Il me serra dans ses bras, dit Canot, une dizaine de fois avec l’étreinte d’un tigre, et m’aurait embrassé avec tout autant de férocité, si je ne l’avais supplié de mettre un terme à ces ébullitions d’une reconnaissance par trop sensible. »

Ali-Mami, le père d’Ahmah, avait environ soixante ans et se faisait remarquer, comme son fils, par la beauté relative de sa physionomie et la noblesse de ses manières. Il était bon musulman, mais sa dévotion avait une tournure pacifique plutôt que belliqueuse. Il était scrupuleux observateur des préceptes du Koran et savait s’arracher à la conversation la plus amusante ou à l’affaire la plus importante, si l’heure de la prière ou de l’ablution le surprenait dans ces occupations. Son intelligence, pas plus que celle de son fils Ahmah, n’était très forte ; il ne parvint jamais à comprendre qu’un vaisseau put contenir des provisions pour six mois, et prononça, en présence de Canot, cette mémorable parole : « La mer est un mystère que Dieu et un homme blanc peuvent seuls résoudre ! » Toute cette famille semblait possédée d’ailleurs d’une sorte de monomanie religieuse. Un autre des fils d’Ali-Mami, Abdulmomen-Ali, fut présenté aux voyageurs comme un très profond théologien, et pendant son séjour le pauvre Canot eut à subir constamment les sermons des deux frères, qui luttaient de zèle pour le convertir à leur foi.

Ce beau zèle religieux n’empêchait point les princes musulmans de vendre leurs sujets comme esclaves, et le principal objet du voyage de Canot étant la traite et non le Koran, on pensa à des affaires plus importantes. Dès que le bruit se répandit parmi les tribus foullahs que Canot était venu pour acheter des esclaves, une terreur panique s’empara d’elles, et partout elles s’enfuyaient sur le passage de l’aventurier et de ses illustres hôtes, laissant derrière elles leurs repas à demi préparés dans leurs cabanes. Il fallut faire la chasse aux nègres. Des détachemens armés, commandés par Sulimani-Ali, un des fils du roi, allèrent traquer dans les bois et les sentiers les fugitifs de deux ou trois villages voisins, et revinrent quelques heures après avec une riche capture. Alors la frayeur que Canot avait d’abord excitée se changea en haine. Les pauvres gens le regardaient comme le diable incarné. Plusieurs fois il vit les femmes lancer contre lui de la poussière et des cendres en murmurant une prière du Koran, et il partit de Timbo parfaitement exécré et impopulaire.

La peinture que trace l’auteur des mœurs de la cour de Timbo et des tribus foullahs peut nous renseigner parfaitement sur l’influence civilisatrice du mahométisme. Il est incontestable que le Koran a donné à ces populations des mœurs plus douces, plus régulières et plus industrieuses. Canot raconte qu’il n’a jamais vu à Timbo un homme ou une femme étendu au soleil, selon l’habitude africaine, et prenant plaisir à ne rien faire. Timbo compte environ dix mille habitans, qui se livrent aux industries civilisées, qui tissent le colon, forgent le fer, travaillent le cuir, labourent les champs. Les riches ou les gens aisés du pays passent leur temps à lire et à écrire ; les femmes travaillent constamment, sont généralement plus chastes que celles des autres tribus, s’habillent avec plus de goût. Telles sont quelques-unes des vertus que ces populations doivent au mahométisme. Voici le revers de la médaille. Les sujets païens d’Ali-Mami sont, non pas convertis, mais vendus comme esclaves, et l’esclavage ne menace pas seulement les païens ; il peut atteindre aussi les musulmans, selon le caprice du prince. Aussitôt après son retour sur les bords du Rio-Pongo, Canot reçut un message d’Ahmah de Bellah, qui l’informait que sa sœur, la princesse Beljie, allait être conduite dans son établissement et remise entre ses mains pour être vendue comme esclave. Canot vit en effet arriver, quelque temps après, la princesse chargée de chaînes. La jeune fille avait été mariée contre son gré à un vieux chef nègre qui était non-seulement accusé de cruauté envers ses femmes, mais, crime plus impardonnable, convaincu d’avoir un goût prononcé pour les viandes impures proscrites par le Koran. Elle s’était vengée à sa manière ; en excitant la révolte dans le serait de son époux et en se livrant à des violences qui lassèrent la patience du chef. Il la renvoya à ses parens avec un message injurieux. Ali-Mami, pour la punir de sa rébellion, ne trouva rien de mieux que de la vendre comme esclave aux chrétiens. La sœur d’Ahmah de Bellah fut sauvée par Canot, non sans difficulté, et vécut ignorée dans un petit village mandingue de la côte, d’où, quelques années plus tard, elle rejoignit secrètement son frère, lorsque ce dernier fut devenu roi de Timbo.

Ces tribus foullahs sont cependant les plus civilisées de toutes celles dont nous entretient le capitaine négrier. Elles sont plus honnêtes que les Mandingues et sont exemptes, au moins en partie, de superstitions ridicules et barbares. Elles ont des mœurs moins douces que les Bagers, mais elles ont une religion qui manque à ces socialistes pacifiques de l’Afrique. Cette dernière peuplade, qui vit à part de ses voisins, possède un gouvernement fondé sur les principes de la république d’Andorre et une philosophie qu’on dirait volée à nos modernes communistes. La tribu est gouvernée par le vieillard le plus avancé en âge. Les Bagers vivent frugalement des produits de l’agriculture, et n’entretiennent aucun commerce avec leurs voisins. Ils sont hospitaliers pour les blancs et détestent mortellement les mœurs de leur race. Le vol est inconnu chez eux. Les produits du travail y sont également divisés entre les membres de la communauté. La polygamie y est autorisée, mais n’exclut pas des mœurs pures. Ils n’adorent pas de fétiches, mais ils n’ont en revanche aucune espèce de religion, ne croient pas en Dieu et considèrent la mort comme une annihilation complète de l’individu. Telle est cette tribu, qui serait mieux nommée une secte, et qu’on dirait avoir été établie par quelque sage de couleur noire, grand partisan de la morale naturelle et inventeur, à son insu, des doctrines de Lycurgue, de Diderot et de Mably.

Ces vénérables communistes forment avec les Foullahs une véritable exception parmi les tribus nègres. Toutes les autres, Mandingues, Soosoos, font pitié ou horreur. Mais si vous voulez connaître la barbarie africaine dans toute sa perfection, descendez vers le sud, dans le royaume de Dahomey par exemple, que visita le capitaine Canot plusieurs années après son voyage dans l’intérieur de la Sénégambie. Là, les absurdes et cruelles superstitions des antiques Égyptiens et des tribus idolâtres de l’ancien monde subsistent encore, aggravées de tout ce que la puérilité nègre peut engendrer d’étrange et de sanglant. Les bons et les mauvais esprits habitent, selon les croyances du Dahomey, dans le corps des iguanes, reptiles adorés à l’égal des crocodiles et des ichneumons du Nil. Les sacrifices humains y sont fréquens, et quels sacrifices ! Jamais les superstitions de l’Inde, du Mexique, de Carthage, des Celtes druidiques et des enfans d’Odin n’ont produit rien de semblable. Ces sacrifices ne sont pas seulement des cérémonies religieuses et des conséquences de la guerre, ils sont des divertissemens nationaux. Ils n’ont pas seulement pour but d’apaiser la colère des dieux, mais encore d’apaiser la soif de sang des rois morts. Canot et ses compagnons furent invités par le roi de Dahomey à assister à une cérémonie de ce genre qui eut lieu à Abomey, capitale de son empire. On donna aux étrangers les meilleures places, afin qu’ils pussent tout à leur aise contempler cette affreuse cérémonie. Le 6 mai 1830 (un tel spectacle est en effet une date pour l’homme qui en a été témoin) commença ce grand divertissement, qui devait durer cinq jours, et qui avait été retardé faute de victimes. dès le matin, deux cents amazones de la garde royale (l’aimable souverain possède une garde composée de femmes qui ne le cèdent pas en cruauté au Cafre le plus féroce), nues jusqu’à la ceinture, ornées de bijoux et de colliers, armées de coutelas énormes, apparurent sur la place où devait s’accomplir le sacrifice. Cet espace était entouré de pieux de neuf pieds de haut environ et garnis de ronces gigantesques. À l’intérieur, cinquante captifs liés à des poteaux attendaient la mort. À un signal du roi, cent de ces amazones s’élancèrent en poussant leur cri de guerre et en brandissant leurs coutelas par-dessus la palissade, et revinrent déposer leurs cinquante victimes hurlantes aux pieds du roi. Leur visage et leurs membres, déchirés par les ronces et les pieux, ruisselaient de sang. Le roi appela l’amazone qui avait franchi la première la palissade, saisit un sabre qui brillait à ses côtés, et trancha la tête de l’une des victimes. L’amazone, se tournant alors vers les blancs spectateurs de cette scène, leur offrit le sabre sanglant en les engageant à se procurer le plaisir que le roi venait de goûter ; mais aucun des spectateurs n’acceptant cette politesse, les amazones se mirent à l’œuvre, et l’une après l’autre les cinquante têtes tombèrent, jusqu’à ce qu’enfin, vers midi, les viragos, lasses de carnage et soûles de sang et de rhum, se retirèrent sous leurs tentes. Pendant cinq jours consécutifs, les rues d’Abomey retentirent des cris de ces furies et des hurlemens des victimes. Le sixième, la ville reprit sa physionomie habituelle, comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé les jours précédens.

Ailleurs heureusement on ne rencontre pas le même amour du meurtre, mais en revanche les prêtres ont pour le sang des vierges une affection toute particulière, et à Lagos Canot fut témoin d’une scène qui ressemblait à un sabbat de nécromanciens. Au mois de novembre, le roi annonce par édit à ses sujets que son juju ou grand-prêtre commencera les jours suivans sa ronde annuelle autour de la ville, et que défense est faite au peuple de rester dehors après le coucher du soleil. À minuit, le juju sort, vêtu d’un costume qui le fait ressembler moitié à un spectre et moitié à un sorcier, et, sous cet accoutrement calculé pour augmenter l’effroi et le respect de ses imbéciles coreligionnaires, parcourt les rues de la ville. La victime, le plus souvent choisie d’avance, est toujours la plus belle fille du pays ; mais, afin d’inspirer une terreur plus grande encore, le juju fait semblant de la chercher longtemps, entre dans une maison, puis dans une autre, commet quelquefois un meurtre de propos délibéré, et répand ainsi une panique universelle. Enfin la victime est saisie, enlevée et cachée. Il est interdit aux parens de pousser un soupir, de verser une larme et de ne pas être satisfaits du sort réservé à leur fille. Deux jours se passent ; le troisième, la victime, qui n’est plus vierge, est conduite sur les bords d’un fleuve, dans un état de parfaite nudité, par le grand-prêtre, qui doit la décoler en présence du roi. On l’enveloppe alors d’un long voile, on lui attache les pieds et les mains ; le grand-prêtre lève les bras au ciel comme pour appeler sur le peuple la bénédiction de je ne sais quelle sotte divinité, et la tête de la jeune fille roule dans le fleuve. Voilà quelques traits des mœurs africaines. Franchement nous comprenons les anathèmes que l’honnête de Foë poussait à chaque instant contre l’anthropophagie et la superstition ; nous ne sommes point du tout porté à trouver ridicules les lamentations des missionnaires qui s’indignent contre de telles horreurs, et nous avouons que s’il nous citait absolument prouvé que l’esclavage est nécessaire pour y mettre un terme, nous trouverions parfaitement légitimes tous les coups de fouet qui se sont distribués et se distribueront encore du Maryland à Rio-Janeiro.

Revenons en Sénégambie, où Canot, de retour de son voyage dans l’intérieur, est prêt à lancer à la mer une superbe cargaison. Une occasion magnifique venait de se présenter. Un navire négrier français, commandé par le capitaine Brûlot, se chargeait des sujets d’Ali-Mami. Ormoud et Canot ouvrirent des négociations avec le capitaine, un bon vivant très gai, très français, ainsi qu’on va le voir, qui invita poliment les deux marchands d’esclaves à venir déjeuner à bord. Les mets étaient excellens, les vins meilleurs encore, et les convives enchantés, lorsque tout à coup quatre hommes, se dressant comme par enchantement derrière Ormond et Canot, leur mirent en un clin d’œil les fers aux pieds et aux mains. Alors le capitaine, s’approchant du mongo lui demanda s’il se rappelait une certaine fourberie commise au détriment de son frère, qui, quelques années auparavant, avait laissé à sa garde deux cents esclaves, qu’il avait par deux fois refusé de rendre. En vérité, la conduite de ce négrier français ne nous déplaît point ; elle met bien en lumière une des manières de résistance du caractère national. À coquin coquin et demi, c’est une des devises favorites du Français. Si le mongo avait cru pouvoir venir à bout d’un Marseillais ou d’un Normand par une fourberie, il s’était trompé, ainsi que le lui prouva le capitaine Brulot. Sa dupe était prête à rendre quatre fourberies pour une, afin de remettre la main sur sa propriété. Du reste, le capitaine se montra d’une politesse toute française, et veilla à ce que les prisonniers ne manquassent de rien. « Monsieur le mongo doit savoir, dit-il à Ormond, que la loi n’a guère de force sur la côte d’Afrique ; par conséquent monsieur le mongo, ayant déjà manqué à sa promesse, ne sera pas étonné s’il reste prisonnier tant qu’il n’aura pas rempli ses engagemens. » Il fallut céder. Ormond descendit à terre en laissant Canot comme otage, et il avait déjà envoyé une partie des deux cents esclaves réclamés, lorsque tout à coup un négrier espagnol apparut. L’alarme fut donnée, Canot délivré de force et le navire de Brulot pillé. « Adieu, mon cher, lui dit Canot en emportant la caisse du navire ; c’est la fortune de la guerre. » Telles sont les notions morales des trafiquans d’esclaves ; le plus honnête et le plus spirituel de tous ceux qui figurent dans ce récit, l’ingénieux capitaine français, fut complètement ruiné par trop de probité et de politesse. Il n’est pas bon d’avoir de la morale, même à dose très minime, dans un commerce où il faut à chaque instant tuer pour sauver sa vie, mentir pour cacher sa marchandise, et voler pour éviter d’être volé.

Le métier de trafiquant d’esclaves a des périls de plus d’un genre, ainsi que put s’en apercevoir don Théodore Canot. Quelque temps après cette aventure, il fit voile pour Cuba avec une cargaison, et fut surpris en mer par un croiseur anglais. Les Anglais firent feu, l’équipage de Canot répondit, et un combat sanglant s’engagea ; mais les hommes du vaisseau négrier lâchèrent bientôt pied et refusèrent d’aller à une mort inévitable. Canot fit des prières désespérées, promit à chacun deux onces d’or et la valeur d’un esclave à la fin du voyage. L’avarice rendit du cœur à l’équipage, qui se fit vaillamment massacrer. Cependant le bruit du canon avait donné l’alarme, un nouveau navire anglais accourut au secours du croiseur qui avait engagé l’action, et Canot, voyant qu’il allait inutilement sacrifier son équipage, consentit à se rendre prisonnier au capitaine anglais, qui, en admiration de son courage, ordonna de le déposer avec quelques-uns de ses hommes sur une île voisine, en lui souhaitant meilleure chance pour l’avenir.

« Quelle anxiété que celle qui dévore le commandant, d’un navire négrier pendant la traversée ! s’écrie Canot. Des esclaves au-dessous de vous, un soleil brûlant au-dessus, la mer bouillonnante tout autour, une atmosphère desséchante, des matériaux de mort entassés à vos côtés, un fantôme de croiseur toujours à votre poursuite derrière vous, l’évasion impossible, l’incertitude partout, voilà dans quel milieu doit agir un esprit fiévreux, tourmenté de doutes et de responsabilités, prêt cependant à tous les actes de désespoir que l’occasion rendra nécessaires. C’est un cauchemar vivant dont l’âme aspire violemment à être affranchie. » Ajoutez à cela les incidens inattendus, les révoltes possibles d’esclaves, les révoltes probables de l’équipage, l’espionnage des représentans diplomatiques de l’Europe, les dénonciations malicieuses des ennemis. Le capitaine Canot a connu tout cela, et il se relève néanmoins toujours, grâce à sa nature énergique et élastique : il rebondit comme une balle après chaque malheur et chaque perte, et continue infatigablement à remplir ce tonneau des Danaïdes qui s’appelle la fortune d’un aventurier. Ses pertes n’étaient point d’ailleurs de celles que l’on peut aisément réparer. Lorsque sa cargaison était perdue ou saisie, ce n’était point ce qu’on appelle dans le langage des affaires un accident à inscrire au chapitre des profits et pertes, ou une spéculation malheureuse ; c’était la ruine d’une véritable fortune. Sa première cargaison, la seule sur laquelle il nous donne des chiffres certains, avait une valeur de 81,000 dollars, somme dans laquelle les profits entraient pour 41,000. Le malheur semblait poursuivre Théodore Canot. Un jour, sa poudrière saute, renverse ses établissemens, et la ruine de fond en comble. Le lendemain, il reprend la mer. Son équipage est sur le point de se révolter ; la trahison est découverte, les six coupables principaux sont punis par le fouet, le meneur en chef déposé sur une île déserte avec des provisions pour trois jours. Il refait une fortune, engage douze mille dollars sur un navire négrier prêt à partir de La Havane, et, au moment de mettre à la voile, apprend que le navire est arrêté, et qu’il doit s’enfuir au plus vite, s’il ne veut pas être fait prisonnier. Une autre fois, le consul de France à Cuba, sur la dénonciation d’un matelot, demande l’arrestation de Théodore Canot, citoyen français. Puis sa cargaison se révolte à son tour, et pour la réduire à l’obéissance, il faut tuer et laisser avarier une partie de cette marchandise humaine. Il passe à travers tous ces dangers, comme les paladins des romans de chevalerie au milieu des armées ennemies, et n’en est que plus gai ou plus actif, lorsqu’il a perdu sa fortune ou joué sa vie.

Pendant ce temps-là, il se passait de singulières choses à Bangalang, dans l’établissement d’Ormond. Ses sujets s’étaient révoltés contre lui à l’instigation des femmes de son harem, qui le traitaient comme un Cassandre imbécile, affaibli par la vieillesse et abruti par le vice et l’ivrognerie. Ormond voulut se venger, et, s’armant d’un pistolet, entra dans son harem pour tuer les deux femmes qui avaient donné le signal de la révolte. Ne les trouvant point et éprouvant le besoin de se venger sur quelqu’un, il se choisit pour victime et expia convenablement, par un suicide absurde, une vie misérable et déshonorée. Sa mort fut le prétexte de réjouissances et de divertissemens. On enterra le corps à l’ombre d’un bosquet africain, et comme aucun livre de prières anglicanes ne se trouvait sous sa main, le catholique Canot se souvint fort à propos de son Pater et de son Ave Maria, et dépêcha avec ces prières élémentaires l’âme d’Ormond vers les royaumes du diable. Aussitôt que Canot eut achevé, un pandémonium commença. Un dîner monstre fut préparé et dévoré par le peuple du mongo, dans la demeure où celui-ci avait régné si longtemps, et cette maison, théâtre de ses orgies solitaires, retentit des cris et des chants de la colonie tout entière. Après ces noces de Gamache, une petite guerre, conduite selon les règles de la tactique nègre, commença ; puis à cette représentation succédèrent les danses, et l’orgie continua ainsi jusqu’à ce que le rhum fut épuisé et que les forces des joyeux convives les eurent complètement abandonnés.

Cependant ce pauvre Ormond, coupable seulement d’imbécillité et de bestialité, ne pouvait être comparé avec certains trafiquans que notre aventurier eut l’occasion de fréquenter dans ses voyages. Le señor da Souza, mulâtre natif de Rio-Janeiro, célèbre parmi les populations du Dahomey sous le nom de Cha-Cha, le dépassait de beaucoup. Tout jeune, il avait déserté le service militaire de son pays ; mais dès qu’il eut touché le sol de l’Afrique, une carrière inattendue s’était ouverte devant lui. Souza avait abordé à sa terre promise. C’était un de ces êtres pour qui la civilisation est un insupportable fardeau, qui ne sont à l’aise qu’au sein des pratiques barbares qui favorisent leurs instincts féroces et des superstitions qui se prêtent à leurs passions cruelles. La sauvagerie semblait son élément naturel. Dans le fait, elle fournissait à ses penchans plus de satisfactions que n’eût jamais pu le faire la société civilisée la plus décrépite et la plus infâme. Sa demeure était encombrée d’un luxe barbare. Des vins exquis remplissaient ses caves, des mets délicats et étrangers à l’Afrique lui étaient envoyés de Paris et de Londres ; les plus belles femmes du pays étaient autant de proies pour son harem. Lorsqu’il sortait, il était escorté à la manière d’un roi du moyen âge et d’un triomphateur romain. Un fou se tenait à ses côtés, et derrière lui des chanteurs faisaient retentir l’air des louanges du féroce nabab. Sa demeure était à la fois un bazar d’esclaves, un lieu de prostitution et une maison de jeu. Tant pis pour les riches marchands qui se laissaient prendre à ses grossières amorces ! Ils revenaient plumés, ivres et contens. Cette remarquable incarnation de la bestialité humaine est morte en l’année 1849. Des funérailles somptueuses, à la façon du Dahomey, furent celébrées en l’honneur de son infâme cadavre. Un jeune garçon et une jeune fille furent décapités sur son tombeau. Trois hommes furent en outre offerts en sacrifice pour apaiser ses mânes avides de sang. Ses funérailles, commencées en mai, dit un témoin oculaire, n’étaient pas encore terminées en octobre. Ce misérable, rebut de la nature humaine, mériterait de vivre dans l’histoire comme un des plus grands criminels qui aient déshonoré la terre. Heureusement il avait pris pour théâtre de ses exploits le royaume du Dahomey, il choisissait ses victimes dans la race la plus abjecte du monde et ses dupes dans l’écume de la société civilisée.

Bien différent par sa naissance et son caractère était le tout-puissant trafiquant de Gallihas, don Pedro Blanco, auprès duquel la fortune et le hasard conduisirent un moment Théodore Canot. Celui-ci était une véritable putréfaction d’une race patricienne. L’orgueil caractéristique de sa nation était toujours le mobile de ses cruautés. Une fois il avait tué un matelot qui avait osé lui demander du feu de son cigare. Une autre fois il avait ajusté un nègre coupable de lui avoir refusé la complaisance pour laquelle il avait mis à mort le matelot. Il faisait fouetter de verges tous les domestiques qui osaient s’aventurer sur le seuil de son harem. Cependant, sa générosité était proverbiale, et il rendait aux nègres eux-mêmes une justice impitoyable, mais après tout équitable. Du reste, toujours Castillan et catholique malgré sa vie abandonnée au vice et au crime, don Pedro était capable de réciter ses prières en latin sans trébucher sur un seul mot. Tel était ce roi de la traite, dont la destinée ultérieure nous est inconnue, et qui peut-être vit encore en ce moment dans quelque villa somptueuse de la Suisse ou de l’Allemagne. Homme bien fait, par le mélange de vices et de qualités qui le caractérisait, pour être autre chose qu’un simple marchand d’esclaves, c’est un aventurier taillé de la sorte qu’il faudrait pour forcer à la civilisation les tribus africaines. Un aventurier capable d’être en Europe un bon colonel de zouaves ou de corps francs ferait certainement un excellent empereur du Dahomey ou du Soudan, et don Pedro Blanco était un tel homme.

L’âge mûr de Théodore Canot ne fut pas aussi heureux que sa jeunesse. Les années de la restauration avaient été pour lui des années de bonheur et de prospérité : deux ou trois fois il avait fait fortune ; mais à partir de cette époque il ne lui fut plus possible, malgré tous ses efforts, de se relever. Pris par un navire français, condamné à la prison par les autorités du Sénégal, envoyé en France, à Brest, où il fit connaissance avec des voleurs philosophes qui avaient trop lu M. de Balzac, il revint en Afrique, et, sous les auspices de don Pedro Blanco, essaya de fonder divers établissemens. Prisonnier des Russes, prisonnier des Anglais, dupe des naturels du pays, il perdit dans des entreprises déshonorantes des efforts dignes d’une meilleure cause et d’un meilleur mobile. Le sentiment de justice et d’humanité qui fait l’unique gloire de notre siècle s’était éveillé partout ; tous les gouvernemens prenaient l’un après l’autre des engagemens solennels contre le trafic barbare si longtemps toléré. Une fortune devenait difficile à faire dans de telles conditions, et une fortune faite, plus difficile encore à accroître et à conserver. Cependant la ruine de Canot, commencée dès 131 par le gouvernement français, ne fut achevée qu’en 1847 par le gouvernement anglais, qui détruisit ses établissemens, et l’obligea, au milieu de sa carrière, à chercher un moyen de fortune moins lucratif peut-être, mais à coup sûr plus honnête, quel que soit celui qu’ait choisi depuis cette époque le brave capitaine. Une telle existence emporte après elle sa morale, morale directe et brutale comme celle qui ressort de l’existence d’un voleur ou d’un assassin. Vaut-il la peine, lorsqu’on n’est pas une brute sensuelle comme Ormond, ou un scélérat par nature comme Da Souza, de se couvrir de crimes pour n’aboutir qu’à la ruine et au déshonneur ? Cette vie d’aventures étranges pouvait-elle au moins compenser, sous le rapport de l’expérience, ce qu’elle avait dû nécessairement faire perdre en moralité à celui qui l’avait menée ? Hélas ! non. Qu’avait-il vu et contemplé dans la vie ? Des horreurs monotones, des cruautés puériles, des scènes qui soulèvent le cœur plus qu’elles n’inspirent l’effroi, des drames devant lesquels pâlissent les attentats les plus mémorables des sociétés civilisées. Quelle existence pour un Européen et un chrétien élevé dans des principes d’humanité ! Le plus misérable des vagabonds ne voudrait pas de la fortune à ce prix, et cependant c’est la vie que le négrier Canot avait menée pour ne trouver, après bien des fautes, des péchés et des actions qui frisent le crime, qu’une vieillesse souillée et malheureuse. La vie de cet homme, qui aurait pu faire un admirable sous-officier ou un solide contre-maître, prouve une fois de plus cette vérité, qu’il est bon de rappeler : que la vertu est, même à prendre les choses au simple point de vue mondain, infiniment plus spirituelle que le vice, et que si nos passions nous donnaient le temps de réfléchir, le vice serait l’unique partage des sots.

Le capitaine Canot a renoncé à cette existence périlleuse et immorale, et depuis sa ruine il a cherché dans un commerce honnête les moyens de relever sa fortune. Il a abandonné l’Afrique pour l’Amérique du Sud. À quel genre d’industrie se livre-t-il aujourd’hui ? L’éditeur du livre ne nous l’apprend point. M. Brantz Mayer, à qui il fut présenté par le docteur Hall, fondateur et premier gouverneur de la colonie du cap des Palmes, nous le dépeint comme un homme parfaitement honorable et d’une incontestable intégrité, doué d’une intelligence saine, que le commerce odieux auquel il s’est livré n’a point entamée. C’est de la bouche même de Canot que M. Brantz Mayer a recueilli le récit des aventures à travers lesquelles nous venons de suivre le négrier. L’intérêt que le capitaine Canot inspira à M. Brantz Mayer n’est pas difficile à expliquer. Tous les faits qui peuvent jeter quelque lumière sur la question de l’esclavage ont pour l’Américain un bien plus grand attrait que pour l’Européen. La nature, la destinée future de la race nègre ne sont pas pour l’Américain des questions purement abstraites. Elles touchent à des intérêts plus immédiats et plus positifs, et selon qu’elle seront résolues dans tel ou tel sens, elles maintiendront ou modifieront le fondement de la société américaine. Aussi nulle part ne recueille-t-on avec plus d’avidité tous les renseignemens qui touchent à l’Afrique, et nulle part n’a-t-on fait plus de spéculations métaphysiques soit pour, soit contre la race de Chain. Nous ne savons à quel parti appartient M. Brantz Mayer, et s’il a voulu donner à son livre un but politique : mais à coup sûr la lecture de ces récits a dû mettre à l’aise la conscience de plus d’un planteur du sud et de plus d’un éleveur de la Virginie. — Après tout, ont-ils pu se dire, nous traitons mieux les noirs qu’ils ne se traiteraient entre eux, et nous sommes à notre insu les pionniers de la civilisation africaine. C’est nous qui formons sous nos fouets ces noirs qui vont peupler Libéria, c’est nous qui introduisons dans le sein du christianisme cette race qui dans son pays résiste même au mahométisme. Allons ! sans l’esclavage, l’Afrique aurait continué jusqu’à la fin du monde à sacrifier des victimes humaines et à adorer des fétiches !

Quant aux populations parmi lesquelles Canot a passé la meilleure partie de sa vie, nous les abandonnerons bien volontiers ; mais nous tenons à ajouter encore quelques traits au tableau que nous avons présenté, afin de guérir nos lecteurs de l’exagération des manies philanthropiques, si communes de notre temps, et qu’ils partagent peut-être. L’esclavage est certainement une institution détestable, mais il faut le condamner au nom des principes de justice abstraite plutôt que par amour pour la race sur laquelle il pèse, race légitimement condamnée s’il en fut jamais. La barbarie dans laquelle les nègres sont plongés n’est pas une excuse, car chez quels barbares des temps anciens et modernes, chez quels Tartares asiatiques et chez quelle tribu américaine trouvera-t-on jamais des faits comparables à ceux que nous allons raconter ?

Deux tribus avaient épousé là querelle de deux familles puissantes de la côte d’Afrique, la famille d’Amarar et la famille de Shiakar. La lutte durait depuis un temps infini, soigneusement entretenue par les blancs, qui la chauffaient à point et la modéraient à propos, sans prendre ouvertement parti pour aucun des deux combattans, mais qui en revanche achetaient, avec un esprit de louable impartialité, les prisonniers de l’un et de l’autre camp. Cependant la fortune sembla vouloir abandonner Amarar. Depuis plusieurs mois, il était bloqué derrière ses grossières fortifications par son ennemi. Une sortie était nécessaire pour renouveler les approvisionnemens épuisés. Amarar appela son devin, et lui demanda quel serait le moment convenable pour opérer cette tentative. Après un nombre indéfini d’incantations et de momeries, le devin répondit que la tentative serait couronnée de succès dès qu’Amarar aurait baigné ses mains dans le sang de son propre fils. Le sauvage saisit un de ses enfans âgé de deux ans à peine, et lui écrasa la tête. La sortie fut heureuse, et le sorcier reçut un esclave pour récompense de sa prédiction. Quelque temps après, il assiégeait une des forteresses de son ennemi, et il était inquiet sur le résultat de l’attaque. Il consulta de nouveau le sorcier, qui répondit que la ville ne serait prise que lorsque Amarar serait retourné dans le ventre de sa mère. La nuit suivante, Amarar visita sa mère, et, pour accomplir cette obscure prophétie, commit le plus criminel des incestes. Il fut vaincu par son ennemi, décapité, et sa tête encore saignante fut jetée dans les entrailles palpitantes de sa mère, éventrée par son sauvage vainqueur.

Une querelle à peu près semblable à celle d’Amarar et de Shiakar avait éclaté à Digby entre deux cousins qui se partageaient la ville, et qui avaient longtemps vécu en bonne harmonie. Un des adversaires, ennuyé de voir la guerre traîner en longueur, appela à son aide un célèbre bandit des environs nommé Jen-Ken, et renommé par sa férocité. Jen-Ken et ses compagnons étaient cannibales et ne manquaient jamais, toutes les fois qu’ils allaient à une expédition, de se faire accorder le droit de revenir du carnage chargés de provisions destinées à leur garde-manger. Une nuit, l’alarme est donnée vers trois heures du matin, et bientôt les cris des femmes et des enfans se mêlent au bruit des coups de feu qui retentissent de toutes parts. Jen-Ken et sa bande assiégeaient la ville. Lorsque l’aurore se leva, elle éclaira un des plus abominables spectacles que la terre ait jamais vus. Chacun des compagnons de Jen-Ken tenait à ses côtés le corps mutilé et saignant d’une victime. Les captifs blessés et vivans encore étaient entassés pêle-mêle au milieu du groupe de ces sauvages ivres de leur triomphe. Tout à coup une musique barbare retentit, et une longue procession de femmes nues, compagnes des bandits, vint se joindre à leur cercle sinistre. Chacune d’elles était armée d’un couteau et portail, dans sa main un trophée de chair humaine. La femme de Jen-Ken arriva, traînant après elle le corps d’un enfant. Les affreux époux poussèrent en se regardant un cri de joie ; l’enfant fut lancé en l’air et reçu sur la pointe d’une pique. Une horrible boisson, composée de rhum, de poudre et de sang, servait de rafraîchissement à cette bande de démons, qui se livra sur les cadavres amoncelés aux mutilations les plus criminelles. Canot, qui fut témoin de cette scène, n’eut pas le courage de la contempler jusqu’à la fin. Il fut contraint de se retirer, en proie à une horreur très explicable, après avoir vu la femme du chef vaincu empalée vivante et les cannibales envelopper précieusement dans des feuilles de bananier les restes de leur orgie, pour les envoyer en présens à leurs pareils et amis du désert et de la forêt, d’où ils étaient sortis eux-mêmes.

Certes voilà du pittoresque, de l’énergique, de l’émouvant ! Voilà des réalités qui laissent bien loin derrière elles les imaginations les plus dépravées des romanciers et des poètes ! Quelles scènes à retracer pour un écrivain coloriste à outrance ! Quelle superbe occasion de décrire les paysages plantureux au milieu desquels s’accomplissent ces crimes, les rivières regorgeant de monstres, les forêts fourmillantes de reptiles, les déserts asile de bêtes féroces moins sanguinaires que l’homme ! Quel pays que celui où tous les rêves criminels ne sont que de plates, vulgaires et habituelles réalités, où le meurtre est un divertissement, un jeu, une action naturelle, sanctionnée par le temps et la tradition ! Mais, encore une fois, quand donc plaira-t-il à Dieu de délivrer le monde de ces mœurs par trop pittoresques ?

Depuis six mille ans, le monde existe, et depuis six mille ans les mêmes scènes se répètent dans cette Afrique, qui n’a pour toute histoire que des crimes monotones toujours semblables. Les mêmes atrocités que Canot a contemplées se passaient à l’époque où les patriarches faisaient paître leurs troupeaux dans les plaines de l’Arabie et de la Judée. Les peuples les plus immobiles ont subi des révolutions innombrables, le monde fataliste de l’Asie a été remué jusque dans ses fondemens ; l’Afrique n’a ressenti aucune secousse. Trois grandes religions ont passé sur le monde, l’Afrique n’en a rien su. Protégé dans ses instincts féroces par un climat aussi meurtrier que son âme, par des déserts inaccessibles, par des fleuves pestilentiels, l’Africain s’est livré sans contrainte à ses goûts dépravés et à sa bestialité sanglante. Ce n’est que depuis quelques années à peine que ce monde commence à être entamé. L’islamisme, qui tombe partout en dissolution, commence seulement à y fleurir. De temps à autre, quelques volées de coups de feu d’un navire européen ou américain apprennent aux habitans de la côte que l’heure suprême de cette tranquillité séculaire sonnera bientôt. L’Afrique est le dernier asile de la couleur locale et des mœurs pittoresques. Que les poètes qui ont des loisirs se liaient de la chanter pendant qu’il en est temps encore. Combien de siècles s’écouleront avant que l’Afrique soit devenue une terre, non pas civilisée, mais seulement habitable ? Beaucoup sans doute ; mais le XIXe siècle aura toujours l’honneur d’avoir, par les armes de l’Angleterre, par la condamnation de la traite, par l’établissement de Libéria, surveillé et ouvert pour la première fois ce monde plus fermé que ne l’a jamais été la Chine par sa muraille et ses routines traditionnelles. Le monde chrétien se doit à lui-même de ne pas laisser subsister plus longtemps toutes ces superstitions monstrueuses. En vérité, il s’acquitte fort bien de cette tâche à son insu. Toutes ses entreprises, si pacifiques qu’elles soient, sont tellement contraires aux instincts de ces vieilles races, qu’elles ne manquent jamais de faire tomber quelqu’une de ces barrières qui s’opposent à la civilisation. Cette œuvre de démolition, commencée par notre siècle, n’est pas encore fort avancée, mais elle s’accomplira fatalement, et un jour viendra où l’on n’entendra pas plus parler, nous l’espérons, des tribus mandingues et foullahs, du roi de Dahomey et des sacrifices humains, que nous n’entendons parler aujourd’hui des pirates d’Alger.

Il y a encore bien des conquêtes à accomplir sous le soleil, bien des victoires à remporter sur la barbarie, bien des sociétés criminelles à abolir, et ce serait la gloire de notre siècle de tenter ces conquêtes, de remporter ces victoires. Un instant on a pu croire que ce serait contre ces seuls ennemis que l’Europe tournerait désormais ses armes. La France s’était chargée de l’Algérie, l’Angleterre de l’Afrique méridionale, de l’Inde et de la Chine, l’Amérique du Japon, la Russie des tribus tartares de l’Asie septentrionale. Le monde barbare était enserré de toutes parts, et déjà on pouvait entendre les craquemens de ces vieux édifices, lorsqu’une lutte fratricide, nécessitée par une ambition funeste et un esprit de domination interdit aux nations chrétiennes, a armé les uns contre les autres les peuples européens. Puisse Dieu terminer promptement cette lutte et rendre l’Europe à des guerres plus légitimes et même plus profitables, à prendre les choses au simple point de vue de l’intérêt matériel ! Le royaume du roi de Dahomey serait une si belle conquête à entreprendre, et une guerre contre ce monarque serait si peu dangereuse pour l’équilibre européen et les intérêts des dynasties !


ÉMILE MONTÉGUT.