Scènes de la vie militaire en Italie

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Revue des Deux Mondes tome 16, 1876
Marc-Monnier

Scènes de la vie militaire en Italie


SCENES
DE LA
VIE MILITAIRE EN ITIALIE

La Vita mililare, Bozzetti di Edmondo de Amicis, Firanze 1876.


I

On dit généralement beaucoup de bien de l’armée italienne. Ce qui la recommande à la sympathie des esprits sérieux, ce ne sont pas des batailles gagnées : il est rare que les triomphateurs inspirent beaucoup d’affection ; c’est bien plutôt le devoir pacifique et civil qu’elle n’a cessé de remplir. Maintenant que le péril est passé, il n’y a plus d’imprudence à le reconnaître : l’Italie a traversé de mauvais momens. Elle a grandi trop vite, et l’on sait que les brusques croissances donnent des maladies de langueur. L’unité nationale, précipitée par la force des choses, a produit en plus d’un endroit l’effet d’une révolution ou d’une invasion. Après les premiers transports d’enthousiasme, on vit surgir quantité d’intérêts lésés, d’espérances déçues ; les partis vaincus revinrent à la charge, les émeutiers déconfits se mirent en fureur. Ceux qui avaient perdu, au change et ceux qui n’y avaient rien gagné poussèrent à la révolte ; les mains vides, firent le poing, les prêtres soulevèrent les femmes, les marguilliers sonnèrent le tocsin, réveillant les haines de clocher ; les bourbonniens dispersés se rallièrent en bandes de voleurs : ceux qui commandaient de Turin ne savaient où donner de la tête. Dans presque toutes les provinces, depuis des siècles, le mot de gouvernement était devenu le synonyme d’oppression et de corruption ; il ne fut pas difficile de prouver aux simples gens que le nouveau régime qui, lui aussi, maintenait l’ordre et levait des impôts, n’était pas moins oppresseur, pas moins corrompu que l’ancien. De là une coalition d’habiles et de naïfs, de cléricaux et de radicaux, de fabricans ruinés qui protestaient contre la liberté du commerce, de grenouilles qui réclamaient contre le dessèchement des marais, de camorristes et de brigands qui ne voulaient pas être gênés dans leur industrie, de plébéiens qui trouvaient la vie chère et qui ne voulaient pas apprendre à lire, enfin (il faut le dire) d’honnêtes gens révoltés contre les abus persistans de l’administration. On ne pouvait balayer en un jour des bureaux où, des siècles durant, tant de régimes crottés avaient accumulé leur boue.

Pour combattre tant d’ennemis coalisés, qui l’auraient disloquée en fort peu de temps, l’Italie n’eut guère qu’une force à sa disposition, l’armée. L’armée eut affaire à la fois aux Autrichiens, aux brigands et aux émeutiers : ce fut une rude besogne. Contre les Autrichiens, elle eut moins de succès que de bonheur : c’est par des revers que l’Italie gagna Mantoue et Vérone, Padoue et Venise. Ce fut pour elle une double chance ; on dit que la victoire gâte les meilleures gens et congédie la liberté. Contre les brigands, la guerre fut longue, acharnée, souvent héroïque, riche en exploits obscurs qu’un Arioste eût illustrés sérieusement. C’est surtout dans sa conduite contre les émeutiers que l’armée mérita tous les éloges. Elle devait se faire aimer des populations qu’elle était forcée de contenir ; il lui était enjoint de rétablir l’ordre sans violence, de supporter même les affronts avec patience et de ne répondre qu’aux voies de fait. On verra comment l’armée s’acquitta de cette tâche ingrate. Dans les guerres civiles, plus furieuses que les autres, quoi de plus rare et de plus beau que la charité dans la répression ?

Voilà ce que l’armée fit de ses fusils ; mais elle eut beaucoup d’autres choses à faire. On peut dire que, pendant bien des années, elle représenta seule l’unité nationale, qui était dans les lois, mais non encore dans les mœurs. Ce fut elle qui rallia les hommes de toutes-les provinces, rapprocha le Sicilien du Piémontais et le Calabrais du Lombard : elle agit sur le peuple et sur la jeunesse. Elle devint une école où les plus illettrés, les plus arriérés apprirent d’abord l’Italie et l’italien, puis l’alphabet et la grammaire, la propreté, la discipline, le respect de soi et des autres, du mien et du tien, un peu de droit, beaucoup de morale, la différence qui existe entre le mal et le bien, les avantages de la justice et la beauté de l’honneur. Tout cela était de l’hébreu pour les montagnards, qui voyaient dans le malandrin Crocco un grand homme. Les années de service expirées, ces paysans dégrossis retournaient dans leurs hameaux avec des idées nouvelles, avec des goûts de lecture et même (chose inouïe jusqu’alors) avec des habitudes de travail. Il se nouait au camp des amitiés entre égaux, et même entre supérieurs et subalternes, qui devaient durer jusqu’à la mort ; nous pourrions donner de touchans détails sur les relations des officiers avec leurs soldats d’ordonnance. Dans les petits endroits où des garnisons étaient établies, c’étaient elles, qui, aux jours de péril ou de désordre, faisaient la besogne de la police et de l’administration, arrêtaient les voleurs, éteignaient les incendies, balayaient les rues, secouraient les indigens, soignaient les malades, enterraient les morts : tels furent « les abus commis (disaient les cléricaux) par une ignoble soldatesque. » C’est ainsi que « les infâmes baïonnettes » établirent l’ordre, et en même temps la liberté, chez des populations qui n’en voulaient pas.

Les journaux nous avaient dit tout cela ; mais le public est devenu défiant et ne croit plus tout ce que les journaux lui disent. Les sceptiques ont pu prendre ces assertions pour des argumens en faveur de l’unité italienne ; il leur fallait un livre qui montrât l’armée à l’œuvre, et donnât des faits au lieu de phrases, des tableaux réels au lieu de vagues considérations. Ce livre existe ; il est peut-être le plus populaire de tous ceux que là littérature italienne a produits depuis dix ans. L’auteur, très jeune encore, est un Génois, M. Edmondo de Amicis, qui fut officier dans l’armée et fit la campagne de 1866 ; depuis lors il a pendu l’épée au croc pour prendre la plume. Il a parcouru l’Europe et en a rapporté des livres pleins d’instruction et de bonne humeur[1] ; ajoutons qu’il aime la France et qu’il nous a défendus, pendant et après la guerre, avec une affection vaillante et fidèle. Sa Vie militaire est un recueil, d’études vivantes, écrites de verve, d’après nature, par un homme d’esprit et de bonne foi. Il dessine vite et bien, d’un crayon alerte et juste, par des procédés hâtifs qui à la longue fatigueraient peut-être, mais en le lisant, il ne nous laisse jamais le temps de nous ennuyer.- Le lecteur français pourra trouver du plaisir et du profit dans la traduction ou plutôt dans la réduction de deux ou trois de ces esquisses. Il manque à notre littérature une plume militaire qui soit à la fois populaire et bien taillée comme celle de M. de Amicis. Cet écrivain a eu le bonheur d’entendre juger une de ses nouvelles par un soldat et par un homme du peuple. « Après l’avoir lue, disait l’homme du peuple, je serais allé serrer la main au premier soldat que j’aurais rencontré dans la rue. — C’est une histoire qui vous console, disait le soldat, et qui vous met un peu de bonne volonté au cœur. »

Confessons cependant un regret : ces récits ne sont pas écrits pour nous et par conséquent nous paraissent manquer un peu de couleur locale. Ce mot d’Italie nous enivre ; dès que nous l’entendons prononcer, nous voyons des marines éclatantes, des paysages historiques, de grandes plaines semées de tombes et des bois de citronniers en fleurs. Rien de tout cela ne frappe les Italiens, aussi n’est-ce pas eux qui ont décrit leur pays avec le plus de charme. Ils y sont faits et n’admirent pas autant que nous leur beau ciel, car il n’y a pas d’admiration sans étonnement. Même regret pour les figures ; elles ne se distinguent pas assez, pour nous du moins, de ce que nous rencontrons chez nous. On s’imagine volontiers qu’en Italie l’armée doit se composer de belles têtes bronzées par le soleil, de corps souples et fins comme ceux qui tirent les filets sur la plage de la Chiaia pour réjouir les yeux des peintres. On voit en rêve ces pêcheurs revêtus d’uniformes bariolés, et l’on voudrait que pour eux le maniement du fusil ne fût que l’occasion de déployer de pittoresques attitudes. Or il n’en va pas ainsi sous le régime constitutionnel : la liberté ne veut pas de soldats qui posent dans les ateliers ; elle est avare de panaches et de pompons, et impose à tous les conscrits la capote grise ; il n’est guère que certains corps d’élite qui aient quelque souci de l’élégance et de l’agrément. On aime aussi les bersagliers, qui trottent si crânement en faisant ondoyer leur plume de coq, au bruit allègre de leurs trompettes ; mais le gros de l’armée n’est point fait à souhait pour le plaisir des yeux. Quant à la vie militaire, elle ressemble singulièrement à la nôtre. M. de Amicis nous peint des camps qu’il aurait pu placer à Satory. Il a vu, dans le pays des orangers et des pins, des cantines improvisées qui n’offraient guère de différence avec celles du nord : deux ou trois planches servaient de tables, une porte d’armoire, posée sur les plus hauts tonneaux, faisait l’office de comptoir, la femme du cantinier trônait sur le tonneau le plus large. D’une petite corde graisseuse, tendue entre deux rayons de roue, pendaient certaines choses noires, longues, qui auraient bien voulu se donner pour des saucissons et faire croire qu’on les pourrait mâcher et avaler sans péril de mort. Le cantinier avait mis en vue, pour allécher les soldats, une paire de paniers contenant les meilleurs herbages, un grand plat de poulets maigres et déplumés, tfn gros morceau de mauvaise viande crue, une rangée de fiasques, de bouteilles et de verres, des cigares imbibés d’huile et des feuilles de papier à lettres parfumé, Dieu sait de quoi. — En avant ! garçons, ici l’on festoie ! — La foule s’entasse autour des tables, encombre tous les bancs ; on mange, on boit, on porte des toasts, on choque les verres, on joue à la morra, les têtes s’échauffent ; tout le monde cause, pérore, vocifère et chante, hélas ! à la fois. Passe un officier, profond silence ! L’officier a passé, le tintamarre éclate de plus belle. Deux processions opposées viennent du camp ou y retournent en passant devant le comptoir du cantinier ; elles forment deux queues tumultueuses et interminables. Ceux qui viennent ont le bidon vide et le tendent avec impatience en poussant des imprécations. Ceux qui s’en retournent en criant : Place ! ont le bidon plein et vomissent des blasphèmes contre les fâcheux qui ne se hâtent pas de s’écarter. Malheur aux passans si une goutte de vin est perdue ! Autour de la cantinière marivaude un cercle de jeunes caporaux ; tous les yeux font feu sur elle, et elle répond quelquefois du coin de l’œil. Le mari s’en doute et voudrait bien protester, mais les affaires ! La cantinière attire les pratiques ; il ne convient donc pas d’être jaloux.

Aussi plusieurs de ces croquis n’ont-ils d’autre intérêt pour nous que le talent du dessinateur ; on sent qu’il a vu et bien vu ce qu’il crayonne si vivement : les groupes de soldats se disputant les prix de saut, suspendus aux lèvres des virtuoses ou paradant devant les spectateurs, tandis que d’autres, les solitaires, assis au bord du fossé, tourmentent la vase ou le gravier du fond avec une verge de saule, ou couchés ventre à terre, le cou dans l’herbe, la joue dans la main, plongent leurs yeux avec extase dans le bleu du ciel. Il y a aussi les épistoliers, car tout le monde apprend à écrire à l’armée ; ils s’asseoient dans l’herbe, le havre-sac sur leurs genoux, déploient une feuille de papier illustrée, non d’un chiffre, qui ne serait pas compris, mais d’une petite image figurant un soldat qui part pour le champ d’honneur, ou d’un grand cœur transpercé d’une flèche. Ils prennent une vieille plume rouillée et la pressent contre l’éponge d’un encrier à sec. Après quoi, lorsqu’ils ont passé et repassé la paume de la main sur le papier blanc, allongeant et retirant le cou à plusieurs reprises, ils gribouillent de grands mots tordus, tirent de longs jambages qui serpentent, non sans lever les yeux de temps en temps, comme pour demander au ciel l’inspiration de telles paroles, de telles phrases qu’ils ne se rappellent plus, mais qu’ils ont lues pour sûr (ils le jureraient) dans un livre imprimé, ils ne savent plus lequel.

La Marche nocturne que décrit M. de Amicis n’a rien de particulièrement italien ; elle intéresse pourtant par l’exactitude et la gaîté des détails. Il souffle une acre bise d’automne ; le régiment aligné, l’arme aux pieds, attend le signal du départ. Les soldats courbés, frileux, la mine aigre et rechignée, les mains dans les poches, laissent tomber leurs fusils sur leurs bras. Au lieu du babil ordinaire, si vif et si allègre, on n’entend que des chuchotemens rares et hargneux ; on ne voit que les petites lumières pendues aux fusils et éclairant quatre ou cinq figures pleines de sommeil. Le tambour a roulé, le régiment s’ébranle : les lanternes vont deux à deux sur la route et se fondent au loin en deux bandes lumineuses, ondulant et serpentant comme deux longues rênes de feu agitées par la queue de la colonne. On entend d’abord un bourdonnement de voix qui s’éteint peu à peu dans un profond silence interrompu par des commandemens. Si les lanternes s’espacent ou se serrent trop, des voix grondent : « A vos places ! » Puis plus rien, sauf le brait monotone des pieds qui se traînent et des gamelles qui marquent le pas. Le sommeil envahit le régiment taciturne. Voici un officier au milieu de la route ; il lutte depuis une heure, mais ses paupières se ferment irrésistiblement, ses genoux plient, sa tête, soulevée avec effort, retombe lourdement sur sa poitrine. Par momens, il croit voir se dresser au milieu de la route un grand obstacle, et, pour l’écarter, il étend et secoue ses deux bras dans le vide. Parfois il rêve et pense être ailleurs, dans sa maison peut-être et parmi les siens, mais, réveillé en sursaut par le bruit des pieds, le cliquetis des gamelles, il voit où il est, bâille longuement, se remet au pas, et, un moment après, se rendort. Un de ses compagnons l’accoste, lui donne le bras ; tous deux cheminent alors de compagnie, épaule contre épaule, côte contre côte, se soutenant l’un l’autre, et ils vont assez droit dix ou vingt pas devant eux, mais bientôt ils ondoient ensemble, leurs épaules se touchent, leurs côtes se frottent, leurs têtes penchent l’une vers l’autre et se cognent violemment. Ils crient ensemble et se séparent. Et toujours le silence, les ténèbres, les deux files de lanternes, le cliquetis des gamelles dont chacune marque un pas différent. Quelle marche !

Halte ! la trompette a sonné. À ce bruit, tout le régiment s’affaisse comme un corps mort. On reste où l’on tombe : sur les pierres de la route, dans les épines de haies, dans la boue du fossé. Si la lune écartait les nuages, elle verrait comme un monceau de cadavres jetés là confusément sur le dos, sur le ventre, l’un étendu tout de son long, l’autre recroquevillé comme un ver de terre ; quantité de mains et de pieds sortant de bras et de jambes auxquels ils n’ont jamais appartenu ; c’est un tel fouillis qu’il faudrait bien du travail pour reconstruire membre à membre tout le corps d’un homme. On entend d’abord une respiration forte et fréquente, qui s’interrompt bientôt, s’affaiblit, s’assourdit en une sorte d’enrouement plaintif : tout le monde ronfle ; mais la trompette pousse un nouveau cri. Il faut se remettre en marche. Les dormeurs n’ont rien entendu d’abord, et le ronflement continue ; les officiers ont fort à faire à secouer cette masse inerte. Un bras s’étend, une tête branle, un tronc se tord, comme il arrive dans un écheveau de couleuvres qui se débrouille et se dévide lentement au lever du soleil. On s’assied, on se frotte les yeux, chacun cherche à rassembler son fusil, son sac, son képi, sa gourde, ses membres épars, et la marche recommence. Ce ne sont là que les petites misères de la vie des camps. Il en est d’autres que le peintre agile nous dessine avec le même entrain, la marche d’été par exemple, aggravée par la soif, la poussière et les implacables ardeurs du beau soleil d’Italie, qu’on admire tant, mais surtout de loin. Il y a encore les ennuis de la caserne, le sommeil agité de l’officier qui doit faire la route de nuit et qui a la faiblesse de s’endormir en attendant l’heure fatale. Il y a des épreuves plus dures, la guerre par exemple, qu’on ne peut éviter dans un livre qui raconte la vie du soldat ; toutefois M. de Amicis a cela de bon qu’il ne fait pas de stratégie. Il ne raconte que ce qu’il a vu. Ses souvenirs de Custozza font penser aux Souvenirs de Waterloo, par Stendhal ; mais le romancier français tient trop à m’étonner, et je ne peux l’écouter sans défiance. Le narrateur italien, moins soucieux de l’effet qu’il veut produire, obtient avec moins d’efforts plus de crédit. Il se suppose dans un salon, où on lui demande le récit de la bataille. Il consent à le faire, à la condition de s’en tenir aux incidens qui se sont passés devant ses yeux. Selon sa coutume, il décrit d’abord le paysage.


II

Une colline large et haute, à courbe régulière, ferme l’horizon à vingt minutes de nous : elle est, en grande partie, sans arbres ni maisons, rasée, battue par le soleil. Derrière nous s’éparpillent beaucoup de soldats, tout un bataillon, debout, assis, couchés sous les arbres, dans les buissons, dans les fossés et dans les vignes, les uns tête nue, les autres l’habit déboutonné, le fusil à terre ou sur les genoux, muets et graves. Les officiers font cercle et parlent bas, en mots brefs, ou par signes. Ils regardent souvent autour d’eux, mais plus souvent et plus longuement là-haut, au sommet de la colline, comme si quelque chose devait s’y passer. En effet, d’un massif d’arbres à gauche sort une tache noire qui s’allonge et remue, s’avance lentement, pareille à ces traînées d’ombre que promènent sur le terrain de petits nuages isolés en passant devant le soleil. Cela marche toujours et s’allonge encore ; c’est une colonne de soldats qui, vus d’où nous sommes, ont l’air de n’être point pressés et de faire peu de chemin : illusion produite par la distance. En réalité, ils vont très vite ; voyez où ils sont déjà. Par-dessus cette ombre mouvante, ondoie d’un bout à l’autre un éclair : ce sont les baïonnettes. Les soldats approchent, on les voit plus distinctement : ils ont le fusil sur l’épaule. Derrière nous, les nôtres ne disent rien et ne bougent pas ; les bouches sont entr’ouvertes, les yeux fixés sur cette troupe et sur ces fusils : on entendrait voler une mouche. « Là, là, de l’autre côté ! » crie une voix palpitante. Tous regardent à droite, sur un point de la colline où s’élève une petite maison : une autre bande plus large, plus profonde, hérissée aussi de baïonnettes qui étincelaient au soleil, marchait contre la première. Entre les deux troupes, l’espace diminuait de seconde en seconde et nous le mesurions en frémissant. Les deux colonnes marchaient sans interruption l’une vers l’autre, et l’espace qui les séparait diminuait toujours. Tout à coup, presque en même temps, à droite et à gauche, nous vîmes briller, puis descendre et s’éteindre une vive lueur : les uns et les autres avaient baissé leurs baïonnettes. Aussitôt après, tous se mirent au pas de course : un cri qui dut être formidable arriva bien assourdi jusqu’à nous. Les troupes s’étaient heurtées : l’une d’elles plia, s’élargit, se brisa, s’éparpillant à droite et à gauche ; elle était en fuite. Un nouveau cri, cette fois un cri de joie, tomba jusqu’à nous, et nous y répondîmes tous ensemble d’un seul cœur.

La troupe victorieuse s’arrêta un instant, puis se remit en marche, poursuivant les fuyards et s’éloignant derrière eux ; s’amoindrissant à vue d’œil, elle ne fit plus qu’un point noir et disparut. — À nous autres maintenant ! — cria le major de sa voix tonnante. Aussitôt tous se levèrent et se mirent en rang, l’arme au bras ; nos hommes paraissaient tranquilles et joyeux, le drapeau ne bougeait pas, tenu d’une main ferme. Ces gens-là mourront ou verront les épaules des ennemis. — En avant ! dit le major ; — en avant ! — répètent les officiers, et le bataillon gravit la colline. La compagnie qui est en tête s’arrête un moment devant une haie qui lui barre le chemin ; les compagnies qui suivent se tassent derrière elle ; la lourde colonne se serre, oscille sur le terrain inégal, s’élargit, s’amincit tour à tour, s’ouvre et se referme, se disperse et s’agglomère à pas inégaux, avec des élans et des arrêts subits, par bonds et par secousses : on se coudoie, on se heurte sans cesse, l’un poussant l’autre en arrière ou en avant. Haut les jambes, voici une haie ! Voici un fossé, qu’on le saute ! un tertre, qu’on y grimpe sans se débander ! Un fouillis de branches vous fouettent les yeux : écartez-les des mains, baissez vos têtes ! Une vigne vous arrête, un coup de sabre, et la vigne à bas ! Les herbes, les haies, les arbustes, les sillons, les sentiers, tout se déforme et disparaît sous ce poids, ce piétinement, ce débordement d’hommes. Le terrain se venge ; il devient pierreux, escarpé ; courage ! On s’aide des mains et des genoux, on s’appuie sur la crosse des fusils, on se retient aux mottes d’herbe, aux tiges de plantes, aux racines ; on rampe, on s’accroche, on se cramponne où l’on peut ; les forces s’épuisent, le soleil cuit, les poitrines brûlent, quantité d’hommes sont tombés et tendent les bras. N’y prenez pas garde et regardez là-haut ; encore un bon coup de collier : il reste peu de chemin à faire. Nous y voilà ; mais l’ennemi nous a vus. Un long et aigre sifflement passe sur la tête de la colonne, et tous les fronts se baissent avec un frémissement involontaire, comme des épis sous un coup de vent. — Haut les têtes ! gronde le major, après le sifflement, il n’y a plus rien à craindre. — Tous les hommes sont debout ; un second sifflement, tous à terre. — Debout, par Dieu, reprend le major, regardez la mort en face ! N’ayez pas pour ! — Un troisième sifflement, un quatrième, toujours plus longs, plus, aigus, plus mordans, déchirent nos oreilles ; personne n’est touché. Nous voici en sûreté, nous sommes sur la crête. — Halte ! — Attendons. Tous regardent, émerveillés : quelle plaine ! L’air, très pur, permettait à nos yeux de franchir des distances énormes. D’un côté, à perte de vue, des montagnes échelonnées regardaient les unes par-dessus les autres ; de l’autre côté se déroulait une plaine qui ne finissait pas. Des lignes blanches indiquaient les routes que nous avions parcourues : on y voyait ramper des nuages de poussière qui dénonçaient la marche d’autres bataillons italiens. Au-dessous de nous se taisait Villafranca, comme une sentinelle avancée ; ailleurs se montraient les ennemis, comme des taches noires sur un pré vert, et la lueur intermittente de leurs baïonnettes allant de droite à gauche et avançant, reculant tour à tour, trahissait chez eux une grande circonspection et une certaine incertitude. Plus près de nous, toujours dans la plaine, quatre ou cinq canons autrichiens tiraient continuellement, mais avec lenteur. Du côté opposé tiraient les canons des nôtres, continuellement aussi, mais avec plus de lenteur encore. Derrière nous, sur la pente d’un coteau voisin, un feu de file crépitait dans une fumée blanche. — C’est tout ce qu’il me souvient d’avoir vu, dit l’officier qui raconte ce combat. Nous attendions, en admirant le spectacle. Parfois, dans les momens d’extrême surexcitation, une affection étrange nous passe par le cœur ; c’est ainsi qu’en voyant alors un clocher lointain, je pensai en moi-même : « C’est aujourd’hui dimanche ; il y a là des villageois qui ont mis ce matin leurs habits de fête, et sont allés à l’église, puis à leurs plaisirs. C’est pour eux un jour comme un autre : savent-ils seulement ce qui arrive ici ? Il y a pourtant des mères qui ont des fils à la guerre. » M’enfonçant alors dans cette imagination, je voyais l’église pleine de femmes à genoux et j’épiais leurs visages, a Celle-là, pour sûr, me disais-je, est la mère d’un soldat, » et à chaque coup de canon je la voyais pâlir.

Un sergent, assis près de moi, se leva tout à coup, et tendant le bras : — Regardez, enfans, cria-t-il, voyez-vous tout là-bas ces tours et ces maisons ? C’est Vérone. — Vérone ! Vérone ! — répétèrent les soldats, et le bruit, en un éclair, se répandit dans tout le bataillon qui accourut en criant : — Vérone !

Ecco apparir Gerusalem si vede,
Ecco additar Gerusalom si scorge,
Ecco da mille voci unitamente
Gerasalemme salutar si sente[2].

Les quatre bataillons, tout le régiment se réunit sur la colline. — A vos places ! Baïonnette au canon ! — crièrent les officiers. Survint à cheval l’aide-de-camp du colonel ; il s’approcha du major et lui dit quelques mots à l’oreille. — En avant ! — Le bataillon s’ébranle, franchit la crête et descend la pente qui dévale vers l’ennemi. J’allongeai le cou, mais je ne pus rien voir : la première compagnie bouchait la vue ; je regardai en arrière, les autres bataillons nous suivaient lentement. Tout à coup, la dernière compagnie se trouvant sur un pli de terrain, j’aperçus fort loin, dans les arbres, un mouvement et une lueur. Au même instant, un terrible éclat de coups de sifflet partit à droite, à gauche, à mes pieds, sur ma tête ; des cris déchirans bruirent à quelques pas de moi. Devant nous roulait un gros nuage de fumée blanche. — A la baïonnette ! — gronda la voix de tonnerre que nous connaissions, et aussitôt après : — Savoie ! — Savoie ! Savoie ! — répondaient mille voix frémissantes, et le bataillon, au pas de charge, se jeta dans la fumée qui nous aveuglait. Une nouvelle éruption de sifflemens augmenta le tumulte, mais la voix de tonnerre répétait toujours : — En avant ! en avant ! — puis : — Halte ! — Où sommes-nous, où est l’ennemi ? que fait-on maintenant ? quelle fumée ! Le bataillon était dispersé. Une maison se dessina vaguement dans le brouillard : on tirait sur nous des fenêtres. — A la baïonnette ! — criaient des voix assourdies par la fusillade. On s’élança vers la maison, mais par où entrer ? On trouva la porte à tâtons, on se jeta dans la cour où flottait un drapeau entouré d’hommes et de baïonnettes baissées qui attendaient sans remuer. Courons-leur sus, baïonnette contre baïonnette ! Le choc fut rude et fit tomber quelques hommes ; d’autres, derrière eux, restèrent debout. Alors commença une tempête de coups qu’on entendait sans les voir ; les fusils se croisaient, se heurtaient avec un bruit aigre, et grinçaient en se brisant. La mêlée devint horrible ; les combattans formaient un groupe confus de contorsions violentes, de têtes nues qui saignaient, de baïonnettes empoignées, de gorges serrées, de bras et de jambes entrelacées ; les visages semblaient collés l’un à l’autre ; on entendait des hurlemens étouffés, entrecoupés de râles ; à chaque instant, une face devenait livide et se renversait en arrière avec les yeux retournés. Celui qui portait le drapeau reçut une baïonnette dans la poitrine. — A toi ! — dit-il en tombant à un camarade, qui prit le drapeau à la main. Cependant on se battait dans toutes les parties de la maison ; les planchers tremblaient, les portes se brisaient, les assiégés au désespoir se cachaient derrière les meubles et jusque dans les cheminées. Surpris par les assaillans et entraînés de force, ils rayaient de sang les parquets et les escaliers. — Rendez-vous ! — criait-on aux défenseurs du drapeau. Ils répondaient : Non ! d’une voix étranglée. — Mort ! mort ! — Un grand cri sortit de la mêlée et fit retentir toute la maison. Un soldat s’élança dehors, déchiré, saignant, mais la tête haute et rayonnante : il tenait au poing le drapeau ennemi. Une longue acclamation monta de la cour et tomba de toutes les fenêtres. Ce fut alors qu’on entendit la trompette sonner. — La retraite ? que s’est-il donc passé ? qu’y a-t-il ? La retraite ? C’est impossible ! — Silence ! dirent ceux qui commandaient. — La trompette sonna encore, et l’on entendit une voix sinistre qui prononça très distinctement : — Retraite ! — Nous étions sortis de la maison et nous vîmes le geste du major indiquant la route que nous venions de prendre. Plus de doute ; les autres bataillons étaient en marche. Éternel Dieu ! Nous nous retirions. — Mais, capitaine, au nom du ciel ! capitaine, pourquoi revenir en arrière ? — Le capitaine, sans dire un mot, étendit un bras vers la plaine, et je vis une colonne ennemie se déroulant à perte de vue et s’avançant derrière nous. — Mais les autres corps, les autres divisions, où sont-elles ? Qui les empêche de venir ? — Mah ! répondit le capitaine, enfonçant la tête dans ses épaules. — Nous avons donc perdu 1 m’écriai-je avec un accent désespéré. — Il paraît, fit le capitaine. — Je regardai mes soldats, je regardai la colonne ennemie, je regardai Villafranca, cette grande et riche plaine lombarde, ces hautes montagnes et ce beau ciel. — O mon pauvre pays ! murmurai-je alors les mains jointes. — Et je pleurai comme un enfant.

Tel fut, en résumé, le récit de l’officier à qui l’on demandait une histoire de bataille. — Racontez-nous maintenant la retraite, lui demanda-t-on de tous les côtés. — Il reprit ou à peu près, car on ne peut ici tout écrire :

— Ma division commença de quitter le camp peu après le coucher du soleil. Les corps arrivaient à pas accéléré sur la grande route de Villafranca. On rompait les rangs ; les régimens se mêlaient dans le plus complet désordre. Une tourbe tumultueuse se ruait dans la ville, inondant la grande rue, la place, les ruelles et les cours. Consumés par une soif qui les avait tourmentés bien des heures, les hommes couraient aux fontaines avec des cris sauvages : on en voyait trente à la fois autour d’un seul puits, se disputant la corde et le seau, se gourmant du coude et du genou ; il y en eut plus d’un qui tira la baïonnette. Bien des soldats dispersés, au lieu d’entrer à Villafranca, s’étaient portés tout droit sur Goito, si bien qu’il ne restait guère plus que le noyau des corps : le colonel, le porte-enseigne, une bonne partie des officiers et peu de soldats. Les routes étaient encombrées, les officiers avaient fort à faire à prendre leurs hommes par le bras pour les ramener autour du drapeau ; les estafettes à cheval et les aides-de-camp se démenaient pour se frayer un chemin sans écraser personne. Au centre de la place s’étaient groupés les colonels et les officiers d’état-major, qui s’interrogeaient anxieusement, donnant des ordres qu’il révoquaient aussitôt pour en donner d’autres. Tous échauffés, haletans, plusieurs abattus, abîmés dans une consternation qui faisait peur. Enfin, suivi d’une trentaine de soldats qui durent défiler un à un entre une colonne de voitures et les dernières maisons de Villafranca, je pus gagner la campagne. Sur la route de Goito, je finis, non sans peine, par rejoindre mon bataillon, réduit à deux cents soldats ; la nuit devint sombre, et la voie était encombrée de prolonges d’artillerie et de munitions qui s’arrêtaient à chaque pas. Il fallait du bonheur pour ne pas se fendre la tête contre un timon ou ne pas se rompre les jambes sous des roues. A chaque pas, des bornes ou des monceaux de pierre, des chars renversés au milieu du chemin, des havre-sacs ouverts ? des hardes ou des provisions dispersées ; de loin en loin, la voiture d’un cantinier surmonté d’un falot, arrêté sur la route et enveloppé de soldats qui barraient le passage aux survenans. De temps en temps, un canon de fusil vous entrait dans les yeux, ou un cavalier vous donnait un coup de genou dans les épaules. Les artilleurs vociféraient contre les charretiers ahuris qui obstruaient la chaussée ; les officiers tonnaient contre les soldats qui, loin de se rallier, montaient et descendaient continuellement de la route aux champs et des champs sur la route, quand ils ne roulaient pas sous les véhicules et dans les fossés.

La fatigue et les émotions de la journée avaient épuisé mes forces, j’étais comme mort. J’avisai une place vide sur un char d’artillerie ; les artilleurs se rangèrent un peu, je m’assis entre eux et je m’endormis. Je m’éveillai à l’aube du jour ; il pleuvait, et j’avais mes habits mouillés ; le ciel était voilé d’un grand nuage égal qui nous promettait la pluie pour toute la journée. La campagne était couverte de soldats qui marchaient lentement, tête basse, les yeux à terre. Un grand nombre d’entre eux, pour se défendre contre la pluie, s’étaient drapés dans la toile de leurs tentes ; beaucoup d’autres, qui avaient perdu leur havre-sac, s’abritaient sous la toile de leurs camarades, et ces pauvres gens marchaient ainsi deux à deux, enveloppés dans le même manteau. Plusieurs, qui n’avaient plus de képi, s’étaient coiffés d’un mouchoir ; d’autres portaient leur bagage pendu à leur baïonnette. Tous marchaient à grand’peine, boitant et trébuchant à chaque pas. De loin en loin, un homme accablé s’arrêtait, s’appuyait contre un arbre ou se couchait à terre, puis se relevait, non sans effort, et se remettait en chemin. Je traversai le pont de Goito (ce fut de 1859 à 1866 la limite entre l’Italie et l’Autriche) et je m’engageai dans la grande rue de la ville. A droite et à gauche, le long des murs, sous les gouttières, à l’entrée des boutiques et des maisons, partout des soldats exténués par la fatigue et par le jeûne : les uns debout, le dos au mur ; les autres accroupis, les mains sur les genoux et le menton sur les mains, les yeux égarés et pleins de sommeil ; ceux-ci dormant à terre, la tête sur le havre-sac, celui-là grignotant une croûte de pain dur et la serrant entre ses deux mains, non sans regarder les passans avec défiance, comme s’il craignait qu’on ne vînt lui arracher des dents son trésor. Un autre refaisait son sac et lustrait ses armes avec un pan de sa capote. La rue fourmillait de soldats qui se dirigeaient sur la route de Cerlungo et qui marchaient avec une sorte d’effarement farouche, tandis que leurs camarades s’arrêtaient au pied d’un mur et se laissaient tomber sur leurs sacs, comme s’ils allaient expirer. Quelques boutiques étaient ouvertes et voyaient défiler sans interruption une procession d’affamés qui s’arrêtaient devant la porte en demandant un morceau de pain : du pain qu’ils comptaient bien payer, car ils tenaient à la main des pièces de monnaie. — Non, jeunes gens, répondait le boutiquier avec un air de compassion : il n’y a plus rien ! — En passant devant le café, on voyait quantité d’officiers endormis, la tête posée sur les bras, les bras croisés sur les tables. Quelques-uns, accoudés, regardaient la rue avec une sorte d’hébétement. Tous ces visages semblaient sortir de l’hôpital. Passèrent lentement quelques batteries d’artillerie : les lourdes roues faisaient trembler les vitres ; les artilleurs demeuraient pensifs, sérieux, enveloppés dans leurs grands manteaux blancs : on eût dit un convoi funèbre. Suivaient quantité de voitures qui transportaient les officiers blessés et roulaient lentement derrière l’artillerie, s’arrêtant chaque fois que la colonne s’arrêtait : malgré cette foule et le bruit des chars, Goito faisait l’effet d’une ville muette et inhabitée.

Je rejoignis le campement de mon régiment, établi sur la gauche de la route de Cerlungo. Je courus à ma tente et je m’assis sans rien dire auprès de mes compagnons, qui étaient là depuis plus d’une heure. Entre nous pas un salut, pas une parole, pas même un regard échangé ; nous ne nous connaissions plus ; on eût dit que nous avions perdu la mémoire. Un grand cri partit tout à coup à quelques pas de la tente, un second cri plus loin, un troisième plus près, un millier de voix éclatèrent d’une extrémité du camp à l’autre, et l’on entendait en même temps un bruit de pas précipités : tout notre régiment courait vers la route, et non-seulement le nôtre, mais plusieurs autres encore campés autour de nous. Je suivis la vague. Tous ces hommes, écrasés tout à l’heure, battaient des mains, riaient des yeux, avaient des ailes. Deux carabiniers à cheval passèrent sur la chaussée, le sabre nu ; derrière eux roulait une voiture. Toutes les têtes se découvrirent, tous les bras se levèrent, toutes les bouches poussèrent un seul cri. La voiture passa, les soldats revinrent ; mais l’aspect du camp avait changé : tous les cœurs s’étaient repris à croire, à espérer, aucun de nous ne resta sous la tente, et la vie allègre et tapageuse se ranima partout à la fois. Les fanfares jouèrent les marches connues et rendirent à nos cœurs les enthousiasmes, les palpitations des jours précédens. — Ah ! disions-nous, l’on se battra encore. — Celui qui avait passé dans cette voiture était Victor-Emmanuel.

On le voit, les Italiens sont vite consolés, vite relevés ; ils parlent de Custozza comme nous ne parlerions pas de Sedan. Cependant le narrateur ne s’arrête pas trop sur les souvenirs de 1866. Il a des faits plus heureux à nous raconter, et qui montrent bien l’œuvre morale accomplie par l’armée italienne. Voici une histoire intitulée la Médaille : tâchons de l’abréger sans trop la mutiler.


III

« Toujours cet air nuageux, cet air farouche ! pensait un jour un capitaine après avoir passé l’inspection de sa compagnie. Mais pourquoi donc ? Que lui ai-je fait ? » Il pensait à un soldat abruzzais qui, pendant l’inspection, l’avait regardé de travers. Le jour où cet homme était entré au régiment avec les autres conscrits, portant encore leurs habits de paysans ou d’ouvriers, le capitaine l’avait toisé du haut en bas avec un air de curiosité railleuse, et avait dit à l’oreille d’un lieutenant : — Regardez-moi cette figure prohibée ! — Le conscrit avait retenu ce sourire ; après quoi, conduit au vestiaire, il s’était affublé de la première capote venue, et le capitaine, en le voyant ainsi fagoté, les bras dans des manches qui pendaient un bon palme au-delà des mains, et les jambes perdues dans de longs pans qui tombaient jusqu’à terre, le capitaine rit très fort et dit très haut : — Tu as l’air d’un sac de chiffons. — L’Abruzzais répondit à cette facétie par un regard de bas en haut, qui partit comme un coup de pierre. Une autre fois, sur la place d’armes, pendant qu’on enseignait aux conscrits le pas d’école et qu’on les faisait sortir des rangs un à un, et marcher seul au bruit du tambour, avec des mouvemens de jambes bien raides et bien lents, comme ceux des marionnettes, le conscrit décontenancé ne put faire un pas sans osciller, trébucher ou prendre des attitudes grotesques dont ses compagnons s’amusaient fort. Survint le capitaine, qui lui dit : — Vous êtes le plus vilain soldat de la compagnie. — Des fillettes, qui assistaient aux exercices, se mirent à rire aux éclats. L’Abruzzais devint rouge jusqu’à la racine des cheveux, et rentra dans les rangs en grinçant des dents comme un chien enragé.

Un jour, dans la rue, le soldat causait avec une fille. Il ne vit point passer le capitaine, qui, se figurant sans doute que l’homme n’avait pas voulu le saluer, lui lava la tête devant la fille et beaucoup de gens qui étaient là. Le pauvre homme en fut si honteux qu’il alla se cacher et ne se montra plus dans la rue. De là une rancune qui grossit, s’aigrit de jour en jour et qu’il devint impossible de dissimuler. Le capitaine grondait-il un homme, l’Abruzzais se mettait à tousser et à frotter du pied la terre pour faire un bruit irritant, puis il levait les yeux au ciel, comme pour suivre les nues, quand le capitaine agacé le regardait. Si le capitaine avait soif et qu’un soldat lui tendit sa gourde, l’Abruzzais se mettait à ricaner et, prenant le soldat à part, lui chuchotait à l’oreille : — Imbécile ! — Quand le capitaine l’interpellait, l’Abruzzais faisait semblant de ne pas entendre, roulait les yeux comme un fou, hochait la tête ou lançait de ses paupières mi-closes un éclair de rire malin, en tordant la bouche et en avançant la lèvre inférieure ; puis toujours ce visage sombre et ces yeux regardant de travers.

Un soir sur la place d’armes, pendant les exercices, un major adressa tout haut un reproche au capitaine, qui regarda aussitôt les figures de ses hommes ; celle de l’Abruzzais était dans la jubilation. — Canaille ! — cria l’officier hors de lui, qui marcha droit au subalterne trop allègre, et lui mit ses deux poings sous le nez. Le soldat pâlit, et, se tournant vers son voisin, il murmura : — Un jour ou l’autre… — puis, après quelques mots dits à voix basse : — … aussi vrai que je suis Abruzzais. — Rentré au quartier, il jeta contre le mur son sac et sa gamelle. Survint le capitaine. — Sergent, cria-t-il, mettez-moi cet homme en prison 1 — Le soldat mordit ses draps en rugissant et se donna des coups de poing à la tête. Deux ou trois de ses camarades, se jetant sur lui, le saisirent et le retinrent : — Mais que fais-tu ? Qu’as-tu donc ? Est-ce que tu deviens fou ?

Il existe, dans la vallée du Tronto, un passage fort étroit entre deux montagnes qui, montant très haut, croulent en petites vallées, en escarpemens très raides, en ravins obscurs et profonds, et poussent leurs pentes rocheuses jusqu’au bord du torrent. Entre l’eau et la pente, le terrain, est tout gravier, cailloux ou roches énormes tombées du sommet : plus haut commence une confusion de bois épais, de grands trous et de précipices où l’on arrive par des montées sans chemins : tout au plus quelque sentier s’accroche et grimpe à force de coudes et de zigzags et va se perdre dans les broussailles. De loin en loin se montre une maison tapie dans les roches ; partout ailleurs la nature vierge, dans toute sa sauvagerie et sa crudité. Un soir d’automne, sous une pluie fine, une patrouille s’était engagée dans ce passage ; les soldats marchaient l’un derrière l’autre, montant, descendant et serpentant selon les mouvemens du terrain, avançant avec précaution, sans dire un mot, la tête baissée et le fusil sous l’aisselle. Tout à coup, le soldat qui marchait devant et qui précédait d’une quarantaine de pas son camarade le plus proche, vit pointer trois têtes par-dessus une roche et au même instant luire trois fusils et trois éclairs. Il sentit son képi quitter son front et entendit siffler deux balles à ses deux oreilles. Aussitôt après trois brigands tombèrent sur lui. Le soldat déchargea son arme ; un des bandits tomba en avant en poussant un cri. Le soldat courut au second, dont il écarta d’une main la carabine, tandis que de l’autre il lui plongeait une baïonnette dans le ventre. Restait le troisième, qui, prenant l’offensive, empoigna d’abord le fusil du soldat et leva sur lui un poignard ; mais, abandonnant son arme, le bon fusilier ne perdit pas la tête. Saisir de la main gauche le poing armé du malandrin, lui entourer le cou du bras droit, s’enlacer à lui comme un serpent et lui déchirer des dents l’oreille fut l’affaire d’un seul mouvement : le mordu poussa un cri de bête fauve. Alors commença une lutte à faire peur. Les deux hommes s’étaient pris à bras le corps et cherchaient à se renverser l’un l’autre : un faux pas eût été mortel, un grand espace de terrain, battu par leurs piétinemens, n’était plus que trous et bosses, les cailloux jaillissaient de tous côtés sous leurs coups de talon. Les lutteurs s’étreignaient, se secouaient violemment, se quittaient pour se reprendre avec une rapidité que le regard ne pouvait suivre ; ils se frappaient du poing, du coude et du genou, se déchiraient des dents et des ongles, haletant, s’ébrouant, avec des grognemens de rage qui n’avaient plus rien d’humain, les yeux dilatés et enflammés, la bouche écumante et saignante, ouverte et tordue par les contractions convulsives des mâchoires qui grinçaient. Enfin le brigand s’affaissa comme une lourde masse ; le soldat était sur lui, le genou plié, et des deux mains lui serrant la gorge ; il reçut du poing armé qui s’était dégagé pendant la chute une profonde entaille au bras gauche, mais en même temps il soulevait la tête du bandit et la fit retomber violemment contre une pierre, en aggravant le choc de toute sa force et de tout son poids. L’homme étourdi lâcha son arme et la reçut aussitôt dans la gorge. Un flot de sang lui sortit de la bouche avec un râle qui fut son dernier cri. — Bravo ! bravo ! — acclamèrent, accourant tous à la fois, les autres soldats de la patrouille. Ils avaient été attaqués eux-mêmes par d’autres brigands qui s’étaient sauvés après avoir déchargé leurs carabines, et ils avaient perdu quelque temps à courir derrière eux. Ils se pressèrent donc autour de leur camarade, l’assaillant de questions impatientes, tandis que, le visage blanc, le souffle court, l’œil stupide, le pauvre homme regardait tour à tour à ses pieds le brigand mort et dans sa main le couteau rouge qui fumait.

Le soldat fut guéri au bout de peu de jours. La première fois qu’il reparut à la revue, le capitaine s’arrêta devant lui et le regarda dans les yeux en lui disant : — C’est bien ! — Il t’a dit : C’est bien ! chuchota le voisin de l’Abruzzais, tu vois donc qu’il ne t’a pas pris en grippe. — Mais l’Abruzzais répondit en ricanant et en hochant la. tête : — Il ne pouvait faire autrement. — Trois mois après, le régiment fut transféré dans Ascoli, qui est une ville des Abruzzes. Au bout de huit jours, le colonel ordonna que tous ses hommes fussent en tenue de parade et réunis sur la place, pour assister à une solennité militaire : on devait donner la médaille à un soldat. — Si vite ! pensa le capitaine, qui courut aussitôt dans la chambre du fourrier. — Avez-vous entendu l’ordre ? lui dit-il. Avez-vous tout préparé ? — Tout, depuis trois jours. — Ah ! je respire. — Le capitaine s’assit devant une table, et le fourrier se mit à dessiner sur une feuille blanche certaines rues et certaines maisons en parlant à voix basse. — Troisième maison à droite, seconde porte ? demanda le capitaine. — Troisième maison à droite, seconde porte, répondit le fourrier.

Une heure après, le capitaine était à cheval sur la route d’Acquasanta, petit endroit au bord du Tronto, à mi-chemin, je pense, entre Ascoli et Arquata. Il atteignit Acquasanta au coucher du soleil. Avant d’entrer dans le village, il déboutonna sa tunique, pour cacher le nombre des boutons, et releva les bords de son bonnet. Au bruit du cheval, quelques villageois sortirent des premières maisons, d’autres se mirent aux fenêtres ; des enfans coururent sur la route et se mirent en contemplation, le nez en l’air. Après un moment d’hésitation, le capitaine se dirigea vers une porte où était un groupe de femmes qui se rangèrent timidement contre le mur et ouvrirent de grands yeux stupéfaits. — Bonnes femmes, qui me donne un verre d’eau ? — demanda le capitaine en arrêtant son cheval et en prenant un air de lassitude. — Moi, — dit vivement une des femmes qui disparut un moment dans la maison, et revint, sans perdre une seconde, un verre d’eau à la main. — Ce doit être celle-là, — pensa le capitaine. Et tout en buvant à petites gorgées, il la considérait attentivement. La femme, de son côté, ne tenait pas ses yeux tranquilles. Elle mesurait le cavalier, l’inspectait dans tous les sens, pliait la tête, penchait tout son corps à droite et à gauche et se levait sur la pointe des pieds, cherchant à découvrir le numéro du régiment. Elle se dandinait, se trémoussait, se frottait les mains et ne pouvait rester un moment en place. La tension, la vivacité de son regard, le frémissement de sa bouche laissaient voir un contentement timide et anxieux, un désir inquiet qu’elle ne pouvait se résoudre à exprimer : c’est du moins ce que crut voir le capitaine. Il rendit le verre et dit avec un air d’indifférence : — y a-t-il une de ces femmes qui ait un fils soldat ? — Moi, répondit vivement celle qui avait apporté l’eau fraîche. J’en ai un, fit-elle en levant le pouce, qu’elle tint en l’air, et elle attendit, droite comme un piquet. — Dans quel régiment ? — demanda le capitaine. La femme indiqua le régiment, puis, avec un grand flux de paroles : — Où est-il, monsieur le colonel ? Le connaissez-vous ? L’avez-vous vu ? — Moi, non, mais comment se fait-il que vous ne sachiez pas où il est ?

Ici la femme fit un long discours plein de jérémiades contre l’administration, contre les facteurs qui ne distribuent pas les lettres des pauvres gens, contre les officiers qui tolèrent ces injustices. La philippique finit par se noyer dans un torrent de larmes. Le capitaine baissa le bord de son bonnet et montra le numéro de son régiment. — Votre fils est tout près d’ici, dans Ascoli, dit-il à la bonne femme. Il vous attend, vous le verrez demain.

Le lendemain matin, le soldat d’ordonnance, qui avait reçu les ordres du capitaine, alla se poster à l’angle d’une rue qui débouchait sur la grande place. Il vit venir à pas lents une vieille femme en habit de gala : deux grandes boucles en or aux oreilles, un gros chapelet de corail autour du cou et la jupe peinte de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Elle marchait en regardant autour d’elle avec un air de curiosité, de bonne humeur et de vive surprise. Dès qu’elle fut abordée par le soldat, elle abonda en paroles : « Et mon fils ? n’est-il pas ici ? Où est-il ? Pourquoi n’est-il pas venu à ma rencontre ? Ne lui a-t-on pas dit que je viendrais ? Dites-moi vite où il est, mon bon jeune homme. Menez-moi tout de suite auprès de lui. — Eh ! un moment ! dit le soldat, un peu de patience ! Il faut attendre une demi-heure. D’ici là, vous verrez, une parade que doit faire ici le régiment. — Une demi-heure, Dieu bon ! comment ferai-je pour attendre une demi-heure ? — Il le faut bien, nous causerons en attendant. — Jésus, Marie ! une demi-heure ! mais, dites-moi, les soldats doivent venir ici, sur cette place ? — Assurément. — Je le verrai donc tout à l’heure, je pourrai lui parler. — Cela ne se peut pas, ma bonne dame. — Mais il y a deux ans que je ne l’ai vu ! — Je comprends cela ; mais personne ne peut parler à un soldat dans les rangs : c’est la consigne. — On entendit un roulement de tambours. — Voici le régiment, — dit le soldat, qui dut retenir la bonne vieille par le bras, car elle allait prendre sa volée. — Vous voulez donc, s’écria-t-il, le faire mettre en prison ? Il faut pour cela peu de chose. Il suffit de tourner sa tête à gauche quand on doit la tourner à droite. Un quart d’heure encore ! Vous avez bien attendu deux ans.

La pauvre mère leva les bras au ciel, poussa un gros soupir et tint ses yeux fixés à l’entrée de la rue où battait le tambour. Le bruit approcha, la foule s’ouvrit en deux haies ; les sapeurs se dressèrent, passa la musique, puis le colonel sur son grand cheval. — Et les soldats ? demanda la vieille. — Un moment, de grâce. Entre le colonel et les simples fusiliers, il y a toujours une dizaine de pas. Tenez, les voici. — La paysanne voulut encore s’élancer, il fallut la retenir par sa robe. Enfin le régiment se mit en ligne. — Je l’ai vu ! je l’ai vu ! cria-t-elle en battant des mains ; regardez là-bas. — Ce n’est pas celui-là, je vous l’assure ; vous ne pouvez le reconnaître d’ici, nous sommes trop loin. — Alors c’est cet autre. — Non, vous dis-je ; vous ne pouvez le voir, il est au second rang. — Au second rang ? qu’est-ce que cela veut dire ? — Et quand on le lui eut expliqué : — Sainte patience ! — s’écria la vieille en se passant la main sur le front et en extirpant de ses entrailles un nouveau soupir. Puis elle reprit : — Qu’est-ce qu’on va faire ? — Ne le voyez-vous pas ? répondit le cicérone. Le colonel s’est mis en face du régiment pour faire un discours ; écoutez-le donc. — Je n’entends rien : qu’est-ce qu’il dit ? — Voici le fait. Un soldat a été assailli par trois brigands qui firent feu tous trois sur lui, mais sans l’atteindre. Il n’eut pas peur, tua d’une balle un des assassins, éventra l’autre d’un coup de baïonnette, arracha un poignard au troisième et le lui planta dans la gorge… Eh bien ! qu’en dites-vous, n’est-ce pas une belle action ? À ce soldat, on va maintenant donner la médaille. — Pauvre jeune homme ! Il doit être content. — Je le crois bien : voyez tout ce monde aux fenêtres.

Le colonel appela le soldat, qui sortit des rangs et se plaça en face du régiment ; la bonne vieille ne put voir son visage. — C’est là le soldat ? demanda-t-elle. Et qu’est-ce qu’il fait ? — Ne le voyez-vous pas ? Le colonel lui met la médaille sur la poitrine. — Sainte Vierge ! le cœur me bat pour lui. Comme il doit être content, pauvre jeune homme ! Et qu’est-ce qu’ils vont faire maintenant ? — Tout le régiment va lui présenter les armes. — Oh ! quel honneur, dit la paysanne en étendant ses deux bras et en demeurant sans bouger dans cette attitude. — Présentez armes ! — cria le colonel de toute sa voix. La bonne femme sentit un frisson dans tous ses membres et se blottit contre le soldat, comme si elle avait peur. Les quatre chefs de bataillon répétèrent le commandement, et d’un seul mouvement, comme s’ils étaient tenus par un seul bras, douze cents fusils se levèrent de terre et, frappés par douze cents mains, sonnèrent à la fois. Tous les visages étaient immobiles, tous les yeux fixés sur le soldat, les officiers saluèrent du sabre, la foule battit des mains, la musique entonna une fanfare. — Mais quel est donc ce soldat ? dit la vieille mère étourdie, attendrie, fascinée par ce spectacle. — C’est votre fils.

La pauvre femme poussa un cri, demeura un moment pétrifiée, les yeux grands ouverts, la bouche béante, puis plongea ses mains dans ses cheveux blancs, avec des sanglots et des éclats de rire, puis chancela, s’affaissa, comme si elle ne pouvait porter tant de bonheur. Quand elle revint à elle, le régiment avait disparu, et son fils la tenait dans ses bras. — Mais comment es-tu là ? qui te l’a dit ? — demanda l’heureux garçon. La mère raconta la visite du capitaine en s’écriant : — Quel saint homme ! Il voulait me faire une surprise, et le soldat était d’accord avec lui ; mais comment a-t-il fait pour savoir où j’étais ? Pourquoi tenait-il tant à me donner ce bonheur ? Il ne me connaissait pas même. Dis, fils, pourquoi ? — Le fils restait pensif, et la mère continuait : — Mais où est-il, cet officier, cet homme ? Je veux le voir, je veux baiser son habit, je lui dois la vie. Je veux aller vers lui, sais-tu, fils ? Mène-moi tout de suite où il est ! — Tout de suite ! — s’écria le soldat, qui prit le bras de sa mère. Ils traversèrent la place en suivant le chemin de la caserne, et, quand ils la virent devant eux, ils s’arrêtèrent à une centaine de pas de la porte devant laquelle se trouvaient réunis presque tous les officiers, qui attendaient le grand rapport. La paysanne avait planté sur eux ses yeux avides. — Cherche bien, mère, disait le soldat. — Je ne le vois pas encore. — Cherche mieux, je t’en prie, cherche donc. — C’est celui-là, regarde, qui s’appuie contre le mur ; non, ce n’est pas lui, c’est plutôt cet autre qui est en train d’allumer son cigare. Attends qu’il se retourne. Non, ce n’est pas lui. — Mais qui est-ce donc ? — Ah ! le voilà ; cette fois je n’ai plus le moindre doute. C’est celui qui a mis la main sur l’épaule de son voisin. — Quoi ! celui-là ? — Celui-là même. — Mère, je t’en prie, regarde bien. Tu es sûre de ce que tu me dis ? — Comme de la lumière du jour.

Le soldat attacha ses yeux sur le capitaine et demeura longtemps immobile, comme s’il avait une vision. Cependant la paysanne avait pris la médaille entre ses doigts, et, l’approchant de ses yeux,, s’était mise à l’examiner en détail, admirant le champ, l’exergue, la face et le revers, l’inscription et la légende ; puis, avec un de ces mouvemens de coquetterie maternelle qu’on n’a pas besoin d’apprendre dans les salons, elle souleva de toute la longueur du ruban la pièce d’argent si bien gagnée, et dit au soldat, qui demeurait toujours immobile : — Je gage qu’en ce monde, après ta mère, ce que tu aimes le mieux, c’est cela. — Non, dit le jeune homme. — Non ! dis-tu ? Qu’aimes-tu donc le mieux au monde après ta mère ? — Le soldat tendit un bras vers le capitaine : — C’est cet homme-là.


IV

Les récits précédens nous ont montré l’armée italienne en face des Autrichiens et en face des brigands ; nous allons la voir maintenant en face de l’émeute. Ici nous pouvons contrôler par nos propres souvenirs ceux du narrateur italien, et affirmer non-seulement qu’il est resté dans le vrai, mais encore qu’il n’a pas dit tout ce qu’il aurait pu dire. Il n’a voulu faire de peine à personne, et, dans l’intérêt de sa cause, il a prudemment agi. Nous avons assisté après 1860, dans une grande ville de la péninsule, au rétablissement de l’ordre et de la loi ; ce ne fut pas une petite affaire. Le peuple, tout à coup débridé, croyait que la liberté, c’était le droit de faire du bruit, de manger sans travail, de courir les rues en processions tapageuses, de secouer des drapeaux en poussant des acclamations et des imprécations, de désarmer les gardes nationaux et de rosser les gendarmes. Cette agitation était l’œuvre des partis extrêmes : le radicalisme, dupe ou complice de la réaction, poussait au désordre et au tumulte, criait à la plèbe qu’elle mourait de faim. L’ancienne police n’existait plus, la nouvelle n’existait pas encore ; l’armée seule pouvait empêcher les émeutes quotidiennes de grossir en insurrection ; mais l’uniforme, déconsidéré par l’ancien régime, ne pouvait plus imposer que par la terreur. Or Victor-Emmanuel ne voulait pas de coups de canon dans les rues, en quoi il se montra aussi habile que galant homme ; on n’eût pas manqué de dire, s’il avait eu recours à l’artillerie, que les souverains se suivent et se ressemblent, que le roi d’Italie ne faisait que continuer le roi Bomba. Une extrême douceur fut donc commandée aux garnisons ; mais les émeutiers prirent cette douceur pour de la faiblesse. Ils dirent au peuple : — Les soldats ont peur ! — On comprend maintenant la situation tragique de l’armée, et l’on pourra s’expliquer les scènes que nous allons raconter d’après M. de Amicis.

C’est le soir : sur les places et dans les carrefours, devant les cafés, sur les marches des églises, des groupes stationnent et parlent bas, regardant autour d’eux avec un air d’humeur et de défiance ; on sent dans l’air une émotion insolite ; des poignées de gens traversent les rues suivis de gamins qui s’amusent à siffler. Les boutiques se ferment, les voitures roulent lentement ; les cochers prient qu’on veuille bien s’écarter et montrent une politesse qui n’est pas dans leurs habitudes ; les marchands de journaux sont assaillis et enveloppés d’acheteurs. Il y a des lecteurs officieux qui chuchotent l’article de fond sous les lanternes. On s’attroupe autour d’eux, puis on court à l’entrée d’une rue où luisent quatre ou cinq canons de fusils portés par quatre ou cinq hommes de mauvaise mine qui brandissent avec un air de triomphe, au milieu des applaudissemens, ces armes conquises, puis se jettent dans une ruelle, où ils ont bientôt disparu. Ces héros ont désarmé une patrouille de garde nationale. On voit arriver les gardes honteux et confus, les habits déchirés, la tête nue, les cheveux en désordre ; quelques bonnes âmes les plaignent et veulent bien les emmener. — Place ! place ! — Qu’arrive-t-il ? — La foule recule et se fend en deux haies : une compagnie de bersagliers la traverse au pas de course ; les plumes de coq ont toujours inspiré beaucoup de respect. Nouvelle rumeur sur un autre point : deux chapeaux de carabiniers se dressent par-dessus la cohue, qui s’écarte et applaudit. Il en sort un homme pâle, essoufflé, mal en point ; on lui fait place, et il se sauve. — On voulait lui mettre les menottes, bougonne une voix avec un air de satisfaction, mais on n’y a pas réussi. De bons drilles s’y sont opposés. Ah ! nous en verrons de belles.

La foule s’est mise en marche, mais voici qu’au détour d’une rue la tête de la colonne s’arrête et fait reculer le centre, que la queue repousse en avant. Que se passe-t-il donc ? C’est une compagnie de soldats, la baïonnette au canon, qui barre le passage. Des clameurs s’élèvent : — A bas les prépotens ! Nous ne voulons pas de prépotence ! A bas les fusils ! — Tout à coup la foule tourne le dos et se sauve à toutes jambes, en laissant le pavé couvert de pauvres diables que la bousculade a fait tomber. Elle envahit en un clin d’œil les rues latérales, les cafés, les allées et les cours des maisons : les soldats ont baissé leurs baïonnettes.

— Au large ! au large ! — cria-t-on sur un autre point. On venait d’entendre un piétinement de chevaux et un cliquetis de sabres : on vit bientôt luire les casques, et la foule se jeta confusément à droite et à gauche contre les murs des maisons. L’escadron passe, silence général ; il a passé, le tumulte recommence. Un coup de sifflet en fait partir vingt autres, suivis de grognemens et de huées ; des écorces de citron, des trognons de choux vont lapider les derniers chevaux. L’escadron s’arrête, les derniers chevaux se cabrent et rebroussent ; la foule tourne le dos et recule d’une centaine de pas ; mais une nouvelle rumeur éclate, une éruption d’injures, un bruit de bâton qui frappe, un cri perçant, puis une plainte sourde, puis un bourdonnement qui se prolonge, enfin le silence de la peur. Qu’est-ce donc ? Ce n’est rien : quatre doigts de stylet plongés dans le dos d’un garde de sûreté publique. La foule se range avec un peu d’inquiétude : un carabinier sans chapeau traverse la rue, les deux mains dans ses cheveux, chancelant et titubant comme un homme ivre. Qu’est-ce qu’on lui a fait ? Pas grand’chose : un coup de bâton sur la tête, voilà tout. — Sur la place ! — crie une voix de stentor. — Sur la place ! — répète un chœur déjà rauque d’hommes enroués. Et tout ce tumulte ambulant se jette sur la place.

Tout cela se passait, il y a peu d’années, dans une des plus grandes villes de l’Italie. Une escouade composée de huit soldats, d’un caporal et d’un sergent, traversait l’émeute pour aller relever une autre escouade qui gardait un édifice public. Les soldats, qui avaient l’œil ouvert et le promenaient continuellement de droite à gauche, passèrent devant un attroupement de figures sinistres, de celles qu’on n’a jamais vues et qui sortent certaines nuits on ne sait d’où. Certaines bouches hargneuses péroraient à grand bruit au milieu d’un cercle d’adultes qu’entourait une nuée de bambins ; le bruit baissa quand on aperçut la patrouille ; mais un homme la montra du doigt et dit à mi-voix : — Regardez ! les voilà ceux qui ne manquent pas de sortir quand le peuple veut faire valoir ses raisons. Leur raison, à eux, c’est la crosse du fusil. Les baïonnettes sont faites pour trouer le ventre à ceux qui ont faim. La pagnotta (le petit pain blanc) ne leur manque pas, à eux ; qu’est-ce que cela leur fait que les autres crèvent ? Il y a de bonnes cartouches dans les gibernes pour ceux qui s’avisent de crier ;

Les soldats s’éloignaient sans se retourner, l’attroupement se mit à les suivre, protégé par les bambins qui formaient l’avant-garde, et prit de y audace en voyant que la patrouille allait tout droit son chemin. Un homme se met à tousser, un autre éternue, un autre tousse plus fort, un quatrième crache bruyamment, et de rire. Les enfans sifflent, et, poussés par les adultes, s’approchent peu à peu des soldats qui vont toujours sans tourner la tête et sans faire semblant de rien voir. Les gamins enhardis pressent le pas et marchent à côté de la troupe, en levant la tête en l’air et en regardant ces hommes armés au visage, avec une grimace de moquerie et de défi. Un mioche singe en bouffonnant le pas d’école, et crie du nez : — Une, deux ! une, deux ! — avec une persistance agaçante ; un autre contrefait la fatigue du soldat se courbant et boitant sous le havre-sac ; un troisième, soulevé par un grand, tire le manteau du caporal et se sauve. Le caporal se retourne une main en l’air : — Hé ! crie la foule ; à un enfant ! Quelle honte ! Le temps des Croates est passé ; qu’on essaie encore ! — À ces mots, un soldat se mordit les doigts et sentit en même temps sa gamelle frappée d’un coup de poing. Le sang lui monta au visage, et, tendant le bras, il bourra l’épaule du marmot qui l’avait frappé. — Voilà ! voilà ! cria la tourbe. Voilà les prépotens ! Pires que les Croates ! pires que les sbires ! Nous en verrons de belles. Race de chiens, tu le paieras ! Quelle honte ! Frapper un enfant désarmé ! — Et les gamins, grisés par la rage des grands et par la certitude de l’impunité, allaient fourrer leur tête entre les capotes des militaires en piaulant de leurs plus aigres voix : — Vilains troupiers ! Prépotens ! Sbires ! Mangeurs de pain par trahison ! Crève, crève ! — Et la foule : — Quelle honte ! frapper un enfant désarmé !

Enfin l’on arriva au corps de garde. Les nouveaux venus pendirent au croc les gourdes, posèrent sur les tables les havre-sacs. Les émeutiers étaient arrivés à une cinquantaine de pas du poste et provoquaient de loin les soldats, qui faisaient semblant de ne point prendre garde à eux. Les meneurs, de guerre lasse, allaient battre en retraite quand on reconnut dans le soldat en faction celui qui avait frappé un marmot dans la rue. Alors la bande se rapprocha, se mit en ligne à trente pas du factionnaire et le regarda méchamment avec des yeux louches : il ne bougea pas.

Un garçon fort mal vêtu se détacha du rassemblement, le chapeau sur l’oreille, un bout de cigare à la bouche, les mains dans les poches et fredonnant un air narquois ; il alla se planter à quinze pas devant le factionnaire, et croisa les bras, secoua la tête, comme. pour lui dire : — A nous deux, si tu n’as pas peur ! — Le soldat tressaillit, la bouche serrée, et soupira longuement. Il vit tomber à ses pieds un bout de cigare. C’était une nouvelle provocation de l’émeutier en herbe, qui, après ce bel exploit, avait reculé de dix pas, craignant que l’ennemi ne lui sautât à la gorge. La sentinelle trembla, pâlit, leva les yeux au ciel, serra les poings et grinça des dents. Un trognon de chou, lancé avec force, rasa la terre et en ricochant lui rejaillit aux jambes. — Dieu ! cria-t-il avec désespoir en se couvrant d’une main la figure et en attachant ses yeux sur l’autre main qu’il tenait appuyée sur la bouche de son fusil, je perds la tête, je n’en puis plus, je vais me brûler la cervelle ! — Sur quoi, avec un cri déchirant, il laissa tomber son arme et porta ses deux mains à sa figure ; puis on le vit chanceler et il tomba au pied de sa guérite : une pierre venait de le frapper au front. Ses camarades accoururent, et il fut porté au poste, où entra bientôt après, chassé par d’autres soldats, un homme livide, les cheveux dans les yeux, l’habit et la chemise en lambeaux. On venait de l’arrêter et il avait résisté avec rage. A l’entrée de cet homme, le soldat blessé se jeta sur lui et l’accula contre le mur : il fallut l’arracher de ses mains. L’officier ayant appris ce qui s’était passé, dit à l’émeutier qui tremblait de tous ses membres : — Que ferais-tu, toi, si l’on t’avait lancé une pierre à la tête ? Mais sois sans crainte : on ne veut te faire aucun mal. Ce n’est pas le soldat qui se venge. Tu vois celui-ci (il montra le blessé), si tes compagnons voulaient te « faire cadavre, » cet homme se jetterait entre eux et toi, et gagnerait un autre coup de pierre à te défendre. — Sur quoi l’officier fit un discours adressé à la fois au prisonnier et aux curieux de sa bande, qui l’avaient suivi de près et qui écoutaient à la porte. Ce discours faisait l’éloge du soldat qui défend le peuple non-seulement contre l’étranger, mais aussi contre les brigands ; non-seulement contre les brigands, mais même contre les épidémies. À ces paroles (voilà qui est bien italien), le jeune radical fondit en larmes et tomba aux pieds du soldat qu’il avait offensé. Il faut de l’éloquence aux âmes naïves. Ce bon mouvement lui valut sa grâce, et la foule, qui écoutait à la porte, battit des mains. L’émeute était réprimée.

« Même contre les épidémies » disait l’officier, et il avait le droit de le dire : les souvenirs de 1867 étaient encore récens. En 1867, le choléra s’était abattu sur la Sicile avec une épouvantable fureur. La superstition, la misère, semblaient d’accord avec le fléau dont elles secondaient les ravages ; les syndics (les maires) et presque tous les officiers civils quittaient leurs postes ; les villages se vidaient à la première alarme ; les riches déménageaient tous ensemble, comme à l’approche d’une invasion, et tous ceux qui pouvaient vivre quelques jours sans travailler se dispersaient par les campagnes. Les précautions recommandées par l’administration étaient regardées comme inutiles ; les populations, hébétées par la peur, refusaient de s’y soumettre ; quantité de villages étaient livrés à eux-mêmes, dépourvus de médecins et de pharmaciens. Une disette avait affamé le pays l’année précédente, et les maigres récoltes du dernier été n’avaient pu réparer le mal. Les bestiaux, frappés aussi d’une épizootie, tombaient comme les mouches aux premières pluies de l’hiver ; des milliers de familles n’avaient plus pour se nourrir que de l’herbe et des figues d’Inde. Il s’était répandu dans le peuple cette étrange superstition, que les cholériques paraissaient morts, mais ne l’étaient pas réellement ; qu’au bout de peu de temps ils revenaient à la vie. Aussi résistait-on à l’autorité, qui voulait enlever les cadavres ; on les recelait frauduleusement dans les maisons, on les jetait dans les puits. On ne les laissait porter au cimetière qu’à la condition qu’ils n’y fussent pas enterrés dans des fosses : il fallait les y déposer seulement et les y laisser découverts. Ajoutons les bruits répandus par les bourbonniens et par les prêtres : à les entendre, tout ce qui était soldat, carabinier, percepteur, tout ce qui de près ou de loin touchait à l’administration ou à la force publique, était capable d’empoisonner les gens ; les Siciliens le croyaient, car depuis les siècles bien reculés où ils ont cessé de s’appartenir, ils ont toujours dit : « Notre ennemi, c’est notre maître. » Certains villageois et même beaucoup de citadins trouvaient suspects tous les Italiens du continent ; d’autres regardaient de travers même les Siciliens étrangers à leur commune. Dans certains endroits, les hommes qui regrettaient François II, affichaient des proclamations séditieuses ; aussitôt après accouraient des campagnards armés de faux, de piques et de fusils : les casernes étaient attaquées, les maisons communales envahies, les drapeaux arrachés, les registres brûlés ; on mettait au pillage les maisons des médecins et les boutiques des pharmaciens, non pour voler les médicamens, mais pour les détruire : les apothicaires étaient regardés comme des complices et des agens du pouvoir. La chasse aux empoisonneurs était la grosse affaire du moment ; les haines politiques et les haines privées y trouvaient leur compte. On vit des familles entières massacrées, sous prétexte qu’elles répandaient le choléra. Les gens du peuple, surtout dans les pays où il fait chaud et où le sang monte à la tête, n’hésitent jamais à croire le mal ; il n’est pas d’infamie qui ne leur paraisse très probable. Chaque jour des pauvres d’esprit trouvaient une pierre, un chiffon, un objet quelconque qu’ils croyaient empoisonné : ils le portaient aussitôt chez le syndic et faisaient venir des médecins, des experts intimidés dont ils violentaient les témoignages. Les suspects étaient forcés de se barricader chez eux, et augmentaient par là les soupçons. Les syndics débordés laissaient faire. Un jour la population d’une commune imposait un cordon sanitaire qu’elle faisait retirer quelques jours après, parce que le commerce n’allait plus ; l’épidémie sévissait alors et le cordon sanitaire était rétabli en toute hâte. Les campagnes étaient couvertes de mendians et de malades ; on y trouvait même, comme sur un champ de bataille, quantité de cadavres étendus. Le brigandage, qui gagne à tous les fléaux, sévissait avec un redoublement de fureur et d’audace. La Sicile, en un mot, présentait l’aspect d’une société en dissolution où il n’y aurait plus ni foi ni loi, ni autorité civile, ni frein moral. Qui donc la sauva des plus affreux désordres, et (on pouvait alors tout craindre) d’un irréparable bouleversement ? Ce fut l’armée italienne.

En ce temps-là, les soldats ne dormaient pas deux nuits de suite dans une caserne : ils faisaient en même temps la guerre aux brigands, aux émeutiers et aux fugitifs, même aux campagnards pour les forcer à enterrer leurs morts. Ils remplaçaient les médecins, les pharmaciens, les infirmiers absens ; ils faisaient au besoin l’office des aumôniers et des missionnaires. Envers leurs camarades et leurs supérieurs, ils montrèrent un dévoûment admirable. Un jour l’épidémie avait attaqué une caserne ; un officier était malade et avait communiqué la maladie (on la croyait contagieuse) au soldat d’ordonnance qui le soignait. — Qui de vous veillera cette nuit l’officier ? demanda un sergent en entrant au dortoir. — Moi ! moi ! s’écrièrent les soldats exténués qui allaient dormir ; et toutes les mains se levèrent.

Un jour, sur la pente du mont Pellegrino, près de Palerme, six ou sept compagnies du 55e régiment d’infanterie, se tenaient debout, rangées en bataille ; les exercices étaient terminés. Le colonel et un major, tous les deux à cheval, allèrent se placer devant la compagnie du centre, et le colonel fit signe qu’il voulait parler. Ayant obtenu le silence, il exposa l’état misérable de Palerme, où l’épidémie faisait rage et où les hôpitaux n’avaient plus d’infirmiers : — Je ne vous impose pas un devoir, dit-il, je vous exhorte à un sacrifice ; vous êtes tous libres de répondre oui ou non. Mesurez vos forces. Cet office est dangereux ; il faut le refuser ou l’accepter avec beaucoup d’affection et de courage. Songez-y bien et décidez-vous promptement. Qui veut être infirmier ? Genou, terre ! — Toute la ligne de bataille se mit à genoux d’un seul mouvement. Ce dernier trait n’est point arrangé pour l’effet théâtral : la chose se passa comme on vient de le dire. Une autre fois un sergent entra dans une salle de la caserne et vit la chambrée assise à terre en rond et causant avec toute la gaîté possible en ce temps de misère : — Un moment d’attention ! — demanda le sergent ; et le silence se fit aussitôt. — Hier matin, dans ce pays, six petites filles sont restées sans père ni mère. Qui de vous veut donner quelque chose pour ne pas les laisser mourir de faim ? — Les soldats se regardaient l’un l’autre sans dire un mot, avec un air de tristesse et de moquerie. Que pouvaient-ils donner ? Ils n’avaient rien et mangeaient tout juste. Un soldat, s’étant levé, montra un sou dans la paume de sa main. — Le voulez-vous ? — dit-il avec un air tout honteux d’offrir si peu de chose. — C’est toujours cela, fit le sergent. y a-t-il autre chose ? — Oh ! s’il ne s’agit que d’un sou, repartit un soldat, je l’ai aussi. — Un sou suffit ? voici le mien, ajouta un troisième. — Voici le mien, répétèrent les autres, et tous mirent leur pièce de cuivre dans la main du sergent. — Braves garçons ! s’écria celui-ci, mais il faut encore autre chose. — Bah ! quoi donc ? — Du pain. — Du pain ? N’est-ce que cela ? Nous en avons de reste. — Chaque soldat coupa une tranche de son pain noir et l’on piqua toutes ces tranches à une baguette de fusil. Mais qui portera l’offrande ? — Le plus beau de la chambrée, proposa une voix. — Mais cette beauté, où est-elle ? demanda un critique difficile. — Moi ! s’écria un Napolitain qui passait pour l’homme le plus laid du régiment. Il prit la monnaie, les tranches de pain et sortit au milieu des applaudissemens et des éclats de rire.

Les conseils municipaux de Sicile offraient quelquefois des récompenses aux garnisons qui, pendant l’épidémie, montraient le plus de dévoûment. La commune de Licata, vers la mi-août, donna 100 francs à la 9e compagnie du 57e. On alla porter cette bonne nouvelle aux soldats réunis dans le dortoir et on leur annonça que le partage se ferait le lendemain. — Capitaine, murmura une voix timide. — Que voulez-vous ? demanda l’officier. — Je voulais dire que… pour moi… pour nous… un sou de plus, un sou de moins n’est pas grand’chose,… et il vaudrait mieux… au moins je le crois… — Allez donc ! — Il y a des pauvres à Licata, — dit le brave homme. Les soldats de la compagnie applaudirent avec un murmure unanime d’approbation. — Écoutez, reprit le capitaine. Je veux que vous me disiez tous, bien sincèrement, ce que vous pensez. Je ne voudrais pas qu’un seul de vous, pour me faire plaisir, refusât l’offre du municipe. Je ne veux même pas que les plus nombreux imposent aux autres leur bonne action. Cet argent, vous ne l’avez pas volé ; vous avez travaillé, combattu, souffert, vous avez fait du bien ; il est juste que vous y gagniez quelque chose. Je vous dis même, tout net et franc, que, si vous acceptez, vous ferez bien. Courage donc, parlez à cœur déboutonné ! S’il est quelqu’un parmi vous qui ait besoin de sa part d’argent, qu’il me le dise sans crainte et sans honte, comme il le dirait à un ami. Je n’estimerai pas moins celui qui accepte que celui qui refuse. Je veux qu’on me parle sincèrement. y a-t-il quelqu’un qui veuille accepter ? — Personne, répondit toute la compagnie. — Pas même un ? — Pas même un ! — Braves garçons !

Tous ces faits et cent autres pareils se sont passés dans un pays où les soldats étaient suspects ; toutes les populations, ou presque toutes habituées par les anciens régimes à exécrer tout ce qui tient au gouvernement, excitées d’ailleurs par les partis hostiles, étaient convaincues que l’uniforme italien ne pouvait cacher qu’une légion d’empoisonneurs. A Catane, par exemple, les soldats n’osaient pas sortir seuls ; ils allaient par bandes, ou pour le moins trois à trois, prenaient toujours les rues principales, évitaient les ruelles et les quartiers écartés ; il leur était formellement défendu d’aller se promener hors de la ville. On les regardait partout de travers, les groupes se dispersaient à leur approche, les passans faisaient de longs détours pour les éviter, les habitans des maisons fermaient leurs portes et même leurs volets aussitôt qu’ils voyaient passer une capote grise. Les mères appelaient leurs enfans qui jouaient dans la rue, ou couraient les prendre et les emportaient dans leurs bras.

Un jour, un soldat d’ordonnance sortait d’un restaurant, tenant d’une main une fiole de pharmacie, et de l’autre les quatre coins d’une serviette qui contenait le maigre repas de son lieutenant. Il traversait une ruelle pauvrement habitée, et tout le monde le regardait attentivement. Quelques hommes cauteleux le suivaient à une certaine distance ; quatre ou cinq femmes l’arrêtèrent en lui demandant : — Que portes-tu là ? — Il eut la mauvaise idée de répondre une sottise ; aussitôt la fiole, les plats, la serviette, furent sous les pieds d’une foule qui jaillit, comme par enchantement, de tout le sous-sol d’alentour. Le pauvre trabant eut à peine le temps de se sauver à toutes jambes. Une autre fois, trois soldats mal avisés sortirent de la ville, et passèrent devant un groupe de maisons ; l’un d’eux s’arrêta pour regarder un enfant qui creusait avec ses mains une petite fosse. — Le bel enfant ! dit-il, en se penchant vers lui et en lui faisant une caresse : — Vite, vite ! cria une femme qui était là. — Vite, vite ! Il y a des soldats qui tuent ton fils ! — Un cri aigu sortit de la maison, une porte s’ouvrit avec violence ; une autre femme en sortit, hurlant comme une lionne à qui l’on viendrait enlever ses petits ; elle se rua sur l’enfant, l’étreignit dans ses bras, rentra comme la foudre, poussa la porte derrière elle, reparut à une fenêtre, et avec le geste d’un bras qui lancerait une pierre, elle cria au soldat, d’une voix étranglée : — Malédiction !

A Bocco di Falco, petit village près de Palerme, on soupçonnait et même on désignait par leurs noms bon nombre d’empoisonneurs, entre autres un pauvre marchand forain qui, tous les deux ou trois jours, traversait le pays pour se rendre à la ville. Ce malheureux portait des cheveux longs, des vêtemens étranges, avait un air un peu farouche et disait peu de paroles ; en temps ordinaire, on l’aurait pris tout bonnement pour un jettateur. Des bandes de loqueteux, armés de bêches et de triques pour donner la chasse aux débitans de poison, rencontrèrent l’infortuné colporteur et, lui barrant le chemin, lui crièrent : — Combien en as-tu tué aujourd’hui ? — Dix, répondit l’homme, qui se moquait d’eux, mais sans rire. — Il n’en fallut pas davantage pour amener des voies de fait. Un coup de pied fit voler en l’air la cassette où le marchand ambulant serrait sa mercerie, : — Voilà pour commencer, dit l’homme qui venait de porter ce premier coup. Montre-nous à présent avec quoi tu assassines. — Moi ? répliqua le malheureux. Mais c’est vous qui m’assassinez ! — Aussitôt il reçut au menton un coup de poing qui lui remplit la bouche de sang ; une main le prit aux cheveux, une autre à la gorge ; toutes les triques, les bras et les pieds frappaient sur lui furieusement. Sa tête alla donner si violemment contre un mur, que le mur en devint rouge. Des ongles lui entraient dans les joues et dans le cou. — Nomme tes complices ! criaient ces forcenés, nomme tes complices ! — En ce moment, un nouveau tumulte éclata de l’autre côté de la rue ; c’était un second empoisonneur qu’on venait de reconnaître et d’assaillir : on lâcha le premier pour tomber sur l’autre. Le colporteur put se jeter dans une maison dont il referma la porte sur lui ; il entra dans une chambre dont la fenêtre était ouverte, mais grillée ; il y trouva une femme qui avait assisté à la scène et qui, en le voyant, devint folle de terreur. Elle lui sauta à la gorge et, se cramponnant à lui, se mit à le mordre et à l’égratigner avec des gémissemens de chienne enragée ; ils tombèrent ensemble, et dans une lutte brutale, roulant l’un sur l’autre, ils cherchaient à s’étrangler ou à s’écraser mutuellement. La foule était revenue et, ne pouvant enfoncer la porte, agitait dans la chambre, à travers des barreaux de la fenêtre, des poings fermés et des bras furibonds. La porte allait céder quand on entendit crier tout à coup : — La troupe ! — Quelques minutes encore, et le colporteur eût été massacré.

Mais le plus rude métier qu’eussent à faire les soldats était celui de fossoyeurs. Ici les faits surabondent ; mais, si nous voulions les citer tous, la fin de cette étude serait d’une monotonie lugubre. Tenons-nous à un seul récit, qui est riche en détails et d’une irréfragable authenticité ; il nous est permis de citer un nom propre et des dates précises. Le 22 juin 1867, à Sutera, petit endroit de la province de Caltanissetta, se trouvait un peloton du 54e régiment de ligne, commandé par le sous-lieutenant Edoardo Cangiario. Un paysan hors d’haleine entra de bonne heure à la caserne et dit au sous-lieutenant : — Venez à notre secours, je vous en conjure. Ici près, à Campofranco, a éclaté le choléra ; la moitié de la population est en fuite, les rues sont pleines de morts. Il n’y a pas de médecins, il n’y a pas de fossoyeurs, il n’y a pas même de quoi manger. C’est une désolation épouvantable. Ceux qui ne mourront pas du choléra mourront de faim. — Le paysan parlait encore que le peloton était sous les armes, un avis était donné au syndic, une dépêche envoyée au commandement militaire de Caltanissetta, un avertissement au sergent, qui resta au pays avec une poignée d’hommes ; sur quoi l’on partit à grands pas pour Campofranco. Le soleil brûlait ; les soldats ruisselaient déjà de sueur en sortant de Sutera. Ils allaient l’un derrière l’autre en longue file, et avaient pris une allure qui tenait le milieu entre la marche et la course, l’oreille tendue vers le paysan, qui racontait à bâtons rompus les misères du pays. — Courage ! disait le lieutenant, on ne fait rien avec des lamentations. Il faut mettre la main à la besogne. — Ainsi parlant, il hâtait le pas, et les soldats allaient aussi plus vite, tant et si bien qu’ils se mirent tous à courir. On aperçut bientôt des hommes, des femmes, des enfans, qui erraient au hasard par les champs, s’arrêtaient, se faisaient des signes, se montraient du doigt les soldats, couraient derrière ou devant, s’appelaient à haute voix, se ralliaient et se dispersaient, comme des gens que la pour a rendus fous. A mesure que la troupe approchait du village, les fuyards croissaient en nombre, l’agitation et le tapage grossissaient ; des familles entières rôdaient à travers champs, traînant leur bagage après elles ; quelques-uns, qui avaient posé leurs paquets à terre pour se reposer, les reprenaient en toute hâte à la vue des capotes grises et s’éloignaient en se retournant de temps à autre avec des regards effrayés. Plusieurs tombaient exténués, d’autres se relevaient, un grand nombre de ceux qui étaient à distance poussaient de hauts cris contre la troupe et agitaient leurs bras avec des gestes de malédiction. — Ah ! monsieur l’officier, gémissait le paysan, ceci n’est rien encore ! — Cela ne fait rien, répondait Cangiano, nous sommes prêts à tout.

Apparurent les premières maisons et l’entrée de la grande rue. Des fuyards en sortaient par bandes : du plus loin qu’ils aperçurent les soldats, ils tournèrent le dos et rentrèrent dans le village, courant et hurlant comme s’ils reculaient devant une irruption de brigands. Beaucoup d’autres se jetaient dans les champs à droite et à gauche. Sur le seuil de la première maison gisaient deux corps abandonnés : la maison était déserte. A peine entrée, la troupe ne rencontra plus un vivant, les habitans se sauvaient chez eux, s’évaporaient derrière des portes et des volets fermés à grand bruit ; les enfans pleuraient, les femmes hurlaient ; au fond, sur la place, il se forma un attroupement qui disparut aussitôt, en pleine déroute. — Vite ! cria Cangiano ; que dix hommes courent le pays et arrêtent les fuyards. — Dix soldats se détachèrent du peloton et enfilèrent une rue latérale. Les autres continuèrent à marcher devant eux, et les villageois, hébétés par l’effroi, s’enfermaient toujours à leur approche. — Nous ne voulons faire de mal à personne, criait Cangiano ; nous sommes venus vous prêter secours. Nous sommes vos amis, bonnes gens ; sortez sans crainte ! — Quelques portes, quelques fenêtres, osèrent enfin s’ouvrir ; quelques personnes eurent le courage de se montrer en plein vent derrière la troupe. Dans l’intérieur des maisons, on entendait des voix rauques à force de gémir ; devant les portes étaient étendus beaucoup de malheureux exténués par la faim ou attaqués par la maladie, engourdis, inertes et comme morts. Çà et là s’amoncelaient des hardes et des meubles abandonnés au milieu de paille pourrie et de balayures qu’on n’avait pas eu le cœur d’enlever ; chacune des ruelles latérales qui allaient aux champs était barrée par plusieurs cadavres, à peine couverts d’un peu de terre, ou de paille, ou de linge, qui laissaient voir leur peau noirâtre et leurs membres gonflés. Il y avait des corps jetés à travers la porte, ou couchés moitié dans la maison, moitié dehors., — Regardez, monsieur l’officier, disait le paysan d’une voix lamentable. — Courage ! répondait Cangiano : nous pourvoirons à tout.

En ce moment, la foule des fuyards, ramenée par les soldats, arrivait en tumulte. — En rang ! — cria le sous-lieutenant aux dix hommes qui fermèrent la rue, tandis qu’il arrêta la tourbe à dix pas de lui. C’étaient de pauvres gens en haillons, aux faces livides, n’ayant plus que les os et la peau, roulant des yeux égarés, à la fois abîmés et endurcis par de longues souffrances et montrant une sorte d’abattement farouche. — Nous voulons nous en aller ! cria l’un d’eux, et ce cri fut répété par les autres ; la foule ondoya comme la mer qui va se soulever. — Pourquoi vous en aller ? — demanda Cangiano d’une voix résolue, mais sans dureté, sans colère. Il faut s’entr’aider, résister ensemble aux malheurs communs ; vous les aggravez quand chacun ne pense qu’à soi, ne fait rien pour les autres. Nous sommes venus vous secourir. — Nous voulons nous en aller ! — reprit la foule qui devint menaçante, ceux qui étaient derrière poussant les autres deux ou trois pas en avant. — Allons ! reculez ! dit Cangiano avec le plus grand calme, et suivez mon conseil. Que les femmes et les enfans rentrent dans les maisons, que les hommes restent avec mes soldats pour les aider à enterrer les morts ! — Nous ne voulons pas mourir ! — répondit impérieusement la multitude, et, poussant une clameur confuse, elle se mêla encore et oscilla comme pour prendre son élan et se jeter contre les soldats. — Vous le voulez ? Soit ! cria l’officier. — Et, se tournant, il cria : — En joue ! — Les fusils s’abaissèrent, et la foule, en jetant un cri d’effroi, disparut en un clin d’œil dans les rues latérales. Les dix soldats qui étaient derrière rejoignirent les premiers.

— Il faut ici de la fermeté et du courage, reprit Cangiano : il s’agit d’enterrer sur le champ les morts. Que la moitié d’entre vous battent la campagne et ramènent de force autant d’hommes qu’ils pourront ; que les autres demeurent ici avec moi. — Ainsi fut fait : ceux qui restèrent, après avoir fouillé tout le village en quête de bêches, de pieux, de planches, de charrettes, de tout ce qui pouvait servir à leur tâche funèbre, allèrent creuser des fosses dans le cimetière voisin. D’autres balayaient les rues et en écartaient les monceaux de rebuts fétides qui gênaient la circulation et soulevaient le cœur. Pendant ce temps, Cangiano cherchait une maison qui pût servir d’hôpital, et tout en la cherchant, il adressait aux passans de chaudes prières et de bonnes paroles. La maison trouvée, il la fit vider d’abord, puis la remeubla de tous les lits qu’il put ramasser dans les habitations abandonnées. Sur quoi il alla lui-même, suivi de quatre soldats, frapper à toutes les portes en demandant qu’on lui laissât enlever les malades, en promettant de les faire soigner, de secourir leurs familles : on lui répondit partout qu’on ne voulait pas. Il s’épuisa en prières, en menaces, il offrit même de l’argent : tout fut inutile. Alors il dut faire de la charité militairement. Deux soldats entraient de force dans chaque maison où il y avait un cholérique et l’enlevaient en dépit de toutes les protestations ; deux autres soldats, avec leurs baïonnettes, repoussaient les parens et les voisins : il y eut des luttes tragiques et il y en eut de grotesques. Des femmes, debout devant leurs portes, refusaient de s’écarter et pensaient défendre héroïquement leurs malades. Il fallait heurter ces malheureuses, les repousser chez elles, ou même les enlever à bras le corps.

Cependant la troupe, qui était allée chercher du renfort, ramenait de vive force une bande de paysans ; Gangiano distribua entre eux le travail, et peu à peu, le bon exemple aidant, bien plus contagieux que l’épidémie, les morts furent enterrés, les rues balayées, l’hôpital se remplit ; les fuyards revenaient peu à peu, regardaient de loin, se rapprochaient à petits pas, se pressèrent enfin autour du lieutenant avec un peu moins de terreur, bien qu’avec un reste de défiance et l’écoutèrent parler avec un commencement de bon vouloir. — Sus donc ! leur disait-il, ne restez pas là sans rien faire ; donnez un coup de main à ces pauvres gens qui travaillent pour vous ; allez chercher ceux qui courent la campagne, remettons un peu d’ordre dans le pays. Le syndic reviendra, puis les messieurs qui vous apporteront de l’argent, puis les boulangers ; on vous enverra des médecins, j’attends des secours de la ville. Courage ! nous sommes tous frères, travaillons tous ! — Il y eut un murmure d’approbation ; bien des villageois avaient déjà mis la main à la tâche. Les plus malheureux accablaient l’officier de supplications : — Nous mourons de faim ; il n’y a plus de pain dans le village. — Je le sais, bonnes gens, un peu de patience ! Le pain arrivera. J’enverrai mes soldats à Sutera ; nous vous donnerons tout ce que nous avons. Mais il faut travailler avant tout, enterrer les morts, soigner les malades, nous aider les uns les autres. — Alors ces pauvres gens remerciaient de toute leur âme, puis se remettaient à pleurer, à se plaindre, à demander du pain.

Sur ces entrefaites arriva en courant un soldat qui prit le lieutenant à part et lui dit quelques mots à l’oreille. Il restait une dernière épreuve à subir, la plus dure de toutes. Il fallait beaucoup de prudence et avant tout une extrême discrétion. Cangiano ordonna d’abord à ceux qui étaient présens d’aller attendre les secours sur la route de Caltanissetta ; puis il prit avec lui quinze soldats avec leurs fusils, fit marcher devant vingt paysans avec leurs bêches et se dirigea avec eux vers l’extrémité du village où s’élevait une petite église abandonnée. Il en fallut enfoncer la porte ; mais, l’opération faite, tout le monde recula avec un cri de dégoût et d’horreur. Au milieu de l’église, à peine plus vaste qu’une salle ordinaire, gisait un monceau de corps putréfies. — En avant ! cria l’officier ; les soldats obéirent au commandement, les paysans reculèrent. — En avant ! — cria de nouveau Cangiano ; les paysans ne remuèrent pas. Il fit un pas vers eux ; les pauvres gens se sauvèrent, les soldats durent s’élancer à leur poursuite et les ramener violemment, les tirant par les bras, les poussant à grands coups d’épaule et les menaçant même de leurs fusils. Au moment d’entrer, les campagnards se débattirent des pieds et des mains, comme si on les traînait au supplice. — Abaissez les baïonnettes ! — commanda le lieutenant, qui en même temps saisit un homme par le milieu du corps et le jeta dans l’église. Les soldats avaient abaissé leurs baïonnettes : — Vous voulez donc nous faire mourir ! — hurlaient les villageois désespérés. — Nous mourrons tous ! répondaient résolument les capotes grises. — Les corps étaient dans un tel état de décomposition, qu’on ne pouvait songer à les relever avec les bras ; il fallut casser les bancs de l’église, glisser deux petites planches sous chacun des cadavres et soulever ainsi ces poids fétides en retournant la tête, car un fossoyeur de profession n’aurait pu les regarder. On fit un grand bûcher avec tout ce qu’on put trouver de bois dans les maisons : quantité de tables, de chaises, de volets y passèrent. Après cette crémation forcée, il ne resta plus un seul cadavre dans le village : plus de soixante morts étaient enterrés ou brûlés. Arrivèrent bientôt après des vivres, des médicamens, de l’argent et tous les secours possibles ; le soir même, l’aspect de Campofranco était changé ; les fuyards étaient revenus, le conseil communal fut bientôt à son poste. Voilà donc un village sauvé par la troupe italienne : on en pourrait citer beaucoup d’autres ; mais il est temps de s’arrêter. Est-il nécessaire de faire ressortir tout ce que ce simple récit nous apprend sur l’état politique, économique, social et moral du pays ? On voit ce que les anciens régimes avaient fait d’une île qui fut longtemps le grenier de l’Italie, et d’un peuple qui peut défier aujourd’hui par la fierté, la chaleur, le courage et même par l’activité littéraire les mieux doués du continent. Tenons-nous à un dernier fait qui établit l’authenticité de tous les autres. On sait que les Siciliens ont horreur de la conscription ; on comptait autrefois ceux qui n’étaient pas réfractaires. Ils se présentèrent presque tous à la levée après le choléra de 1867. Cependant, lors de l’épidémie, l’opposition interpellait le gouvernement sur l’armée colossale qu’il tenait sur pied aux frais du peuple et contre le peuple. — Croit-on par hasard, pérorait un orateur, civiliser le pays avec des baïonnettes ? Et ne vaudrait-il pas mieux transformer en hôpitaux toutes ces casernes de fainéans ?


MARC-MONNIER.


  1. Voici, outre la Vita militare, les ouvrages de M. de Amicis : Ricordi del 1870-1871, Florence 1873 ; — Novelle, Florence 1872 ; — Pagini Sparse, Milan 1874 ; — Spagna, 3e édition, Florence 1875 ; — Olanda, 2e édition, Florence 1875. — J’entends dire que le fécond écrivain prépare en ce moment un ouvrage sur le Maroc.
  2. « Voici Jérusalem, et les yeux la découvrent ; voici Jérusalem, et les bras sont tendus vers elle, et l’on entend mille voix crier ensemble : Jérusalem ! Jérusalem ! (Jérusalem délivrée du Tasse, III, 8.)