Scientia, poème

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SCIENTIA.
POÈME.
À la Mémoire de M. Sallentin,
ANCIEN PRINCIPAL DU COLLÉGE D’A***.


Dans une ville, au nord, au-dessous des remparts
(Car un large fossé l’enclot de toutes parts),
Près des murs de la ville il est un vieux collège ;
Ses cours durant trois mois sont couvertes de neige ;
Mais l’air de la campagne, en passant sur les murs,
Vous apporte, l’été, l’odeur des pavots mûrs,
Des trèfles, des colzas, et de toutes les graines
Dont ces hommes du nord ensemencent leurs plaines ;
Vous entendez au loin les danses des faubourgs,
Tout le long des remparts les fifres, les tambours ;
Et ces odeurs, ces bruits se mêlant à l’étude,
Ne sont pas sans douceur dans cette solitude.
Aussi, lassé du monde, un jour je voulus voir
Les toits du vieux collège, et la cour, le parloir,
Où, jeune et haletant sous ce ciel de fumée,
Je vins, enfant breton, de ma lande embaumée ;

Ces lieux où j’arrivai jeune et rempli d’effroi,
J’y revenais chercher ce qu’ils gardaient de moi.

En deux jours s’accomplit ce voyage facile.
Aussitôt je montai vers les murs de la ville,
Et là, dès le matin, assis sur le gazon,
Je regardai long-temps mon ancienne maison :

Au-devant de la vie allons avec courage,
M’écriai-je ; acceptons les devoirs d’un autre âge ;
Que l’enfant devienne homme et marche à l’avenir ;
Mais de ce long trajet sachons nous souvenir :
Celui-là vit deux fois de qui l’ame naïve
Des âges tour à tour garde une empreinte vive,
Et sous ses blancs cheveux, dans sa voix, son regard,
Montre à la fois l’enfant, l’homme mûr, le vieillard.
Ainsi puissè-je vivre, et depuis mon enfance,
Joindre l’âge qui fuit à l’âge qui s’avance,
Dans ma pensée unir ma tombe et mon berceau,
Sans qu’à toute la chaîne il manque un seul anneau !
Quel vieillard désolé, qui, fouillant dans son ame,
La croyait pour jamais éteinte à toute flamme,
Bien loin dans sa jeunesse enfin n’a retrouvé
Un reste de chaleur sous la cendre couvé ;
D’une douce amitié quelque vive parcelle ;
Un amour tiède encore ; et de leur étincelle
N’a senti s’animer un sang stérile et vieux
Et des éclairs de joie illuminer ses yeux ?

Moi-même, à ces pensers, sentant ma force accrue,
Du collège en courant je pris l’étroite rue ;
Et bientôt j’entendais les chansons du portier
Et l’affreux grincement des dents de son métier,
Lorsqu’au bruit de mes pas quelqu’un poussa la grille,
Et je fus entouré de toute la famille.
Dans la loge, parmi ces gens gais et dispos,
Ce furent entre nous bien des joyeux propos ;

Pourtant j’étais pensif, car midi sonnait l’heure
Où les jeux animaient jadis notre demeure,
Et la cour restait vide, et les bruyantes voix,
Les cris n’éclataient pas dans l’air comme autrefois.
Mais en regardant bien, devant les vitres sombres
Je voyais deux à deux passer de grandes ombres,
Des lignes se croiser et des fantômes blancs
Dans les angles des murs s’enfoncer à pas lents ;
Et lorsque j’écoutais, au bas de la fenêtre,
Des bruits qu’on eût en vain tâché de reconnaître,
Des soupirs étouffés, des plaintes et des toux
De moment en moment s’élevaient jusqu’à nous.
Troublé, j’ouvris la porte ; une odeur douce et fade,
Telle que sur son lit en exhale un malade,
Me saisit tout à coup ; près de me trouver mal,
Je vis que le collège était un hôpital.

Hideux et tout perclus, courbés sur leurs béquilles,
Vêtus de bure grise et de noires guenilles,
Plus de trente vieillards usés d’ame et de corps
Autour des bâtimens erraient comme des morts ;
Étendus au soleil d’autres tremblaient les fièvres,
Ou cherchant un peu d’air ouvraient leurs pâles lèvres ;
Et d’autres n’ayant plus de force pour souffrir,
Semblaient à cette place être venus mourir ;
Un sifflement aigu sortait de leur narine,
Et leur front chauve et creux tombait sur leur poitrine.
Malheureux, épuisés de jeûnes, de travaux,
Semblables par leur sort à ces pauvres chevaux
Qui, sous l’équarrisseur, mornes, la tête basse
Attendent qu’on leur donne enfin le coup de grace.
C’était dans cette enceinte un silence pareil,
En attendant le coup qui mène au long sommeil :
Si bien qu’en s’appelant, les deux enfans, mes guides,
Que n’épouvantaient plus ces figures livides,
Seuls firent plus de bruit dans cette triste cour
Que les trente vieillards qui rôdaient à l’entour.

Quelques-uns pour nous voir soulevèrent la tête,
Et par beaucoup d’efforts redressant leur squelette,
Arrêtèrent sur nous un regard sans clarté,
Mélange de souffrance et de stupidité :
Toute leur vie était dans ce regard sincère ;
Mais une histoire, hélas ! si pleine de misère,
Que mes yeux ne pourraient jamais pleurer assez
Sur tant de maux présens, sur tant de maux passés.

Voilà ce qu’on voyait dans cette cour étrange,
Et comment, jeune encor, j’appris comme tout change.
On m’ouvrit la maison. En montant l’escalier,
Je me mis à songer à mes jours d’écolier,
À cet âge où l’on rit, à cet âge où l’on joue,
Quand les cheveux à l’air et le feu sur la joue,
Ici je grandissais, et par quels habitans
Nous étions remplacés après si peu de temps.
Le monde m’apparut dans toute sa tristesse.
Moi, loin de mon enfance et loin de ma vieillesse,
Ainsi qu’un voyageur entre deux sommités,
Je mesurais la vie à ses extrémités ;
Et voyant tant de force autrefois dépensée,
De science aujourd’hui sans profits amassée,
Je cherchais dans mon cœur ce qu’on ne pourra voir
Ensemble réunis, la force et le savoir.
Alors l’un des vieillards, l’aumônier, sage prêtre,
Qui, d’après quelques mots, me devina peut-être,
Me dit en souriant : « Si vieillesse pouvait !
— Ah ! repris-je, à mon tour, si jeunesse savait ! »
Ainsi, de ce vieux mot de l’humaine sagesse
Tous les deux nous sentions la sévère justesse,
Lui, chargé d’un savoir inutile aujourd’hui,
Moi, qui courais sans frein au même but que lui.

Cependant m’abreuvant à cette amère source
Et d’un pas résolu je reprenais ma course,

Comme un homme nourri de fiel et de dégoût,
Mais ferme et qui s’obstine à vivre jusqu’au bout ;
Et, seul, je visitai les Études, les Classes,
L’endroit où l’on jouait durant le temps des glaces,
Et ce n’étaient partout que sombres ateliers,
Que malades errant de paliers en paliers,
Les infirmiers de loin montraient leur face pâle,
Et la maison semblait en deuil et toute sale.

Après bien des détours, dans un grand corridor,
Dernier coin habité qu’il fallait voir encor,
J’arrivai : cette chambre autrefois fut la mienne ;
J’en reconnus la porte et la serrure ancienne ;
Mais au-dedans, hélas ! on n’avait rien laissé ;
Mon nom sur la muraille était même effacé ;
Mes plus chers souvenirs, mes cartes, mes estampes,
Ce gracieux portrait de Vierge aux belles tempes,
Et qui, me souriant avec sérénité,
M’enseignait combien douce et calme est la beauté,
Tout avait disparu ! dans ma chambre, ô mystère !
Sur son lit, devant moi, gisait un grabataire !
Le mal avait noué ses jambes et ses doigts,
Et desséché son corps tel qu’un morceau de bois ;
On l’eût dit sans oreille et sans langue ; sa bouche
Bavait hideusement sur le bord de sa couche ;
Dans la force du mal seulement ses deux yeux,
Ses yeux chargés de pleurs se tournaient vers les cieux,
Et cherchaient une image aux lambris étendue : —
On y voyait dans l’air une croix suspendue,
Et sur terre un martyr à sa claie attaché,
Qui regardait le Christ dans un ciel bleu penché ;
Or, le sang répandu par la divine plaie,
Comme un baume, arrosait le martyr sur sa claie,
Et le front de l’apôtre et le front du Sauveur
Tous deux resplendissaient d’amour et de ferveur.

Ô malheureux perclus ! Vieillard sans espérance !
C’était là ton recours dans ta dure souffrance !

Comme le saint martyr, toi, cloué sur tes draps,
Tu voulais voir le Christ qui te tendait les bras !
Par tes sourds râlemens, par tes larmes, sans doute,
Du sang miraculeux tu cherchais une goutte !
Et tu disais : Seigneur, penchez-vous par ici !
Jésus, ayez pitié de moi, je souffre aussi ! »

— Assez, assez de cris, de tortures, de larmes !
Sortons de cette chambre, à présent j’ai mes armes.
Je puis, sans trop pâlir, marcher contre le sort.
Mon cœur est aussi bon, mon esprit est plus fort.
J’ai touché dans la vie à chaque point extrême.
Le monde m’est connu, je me connais moi-même.

Sortons de cette chambre ! assez, assez de pleurs !
L’ame mûrit bien vite à ces grandes douleurs.

Hélas ! de ce collège où commença ma vie,
Pour la seconde fois je faisais ma sortie,
Mais j’avais l’air plus grave et le pied moins léger,
Car je ne rentrais pas au monde en étranger.

Et je dis en partant : L’homme est, à son aurore,
Un tout harmonieux qui cependant s’ignore ;
Il suit son innocence avec sécurité,
Et s’en va plein de foi, de douceur, de gaîté ;
Mais l’ombre vient, la route à ses regards s’efface,
Et de son conducteur l’enfant quitte la trace.
À travers les détours de ce voyage obscur
Il cherche un autre ami moins riant et plus sûr ;
Long-temps il erre seul ; enfin sa conscience
Comme un guide éprouvé lui donne la science ;
Et son cœur, sa pensée et ses sens à la fois
Forment un nouveau tout et qui comprend ses lois.
Bien heureux désormais, quand l’épreuve est finie,
Et que son être entier n’est plus qu’une harmonie,
S’il se complaît lui-même en sa tranquillité,
Et s’il ne brise plus cette triple unité !


L’auteur de Marie.